Éditions Édouard Garand (35p. 73-78).

XVIII

LE JOUEUR DE FIFRE.


Le tapage créé par l’arrivée de Flambard à l’auberge de « La Cloche d’Argent. » avait joliment bouleversé les esprits. Le gouverneur lui-même s’était trouvé décontenancé. Le geste de bravade et de maître à la fois accompli par notre héros n’avait pas laissé que de choquer la dignité de M. de Vaudreuil : mais homme d’esprit et reconnaissant qu’il avait par son message à M. de Lévis donné à ce dernier tous les pouvoirs dans les choses de la guerre, il avait donc dû accepter et se soumettre à une situation qui l’avait humilié. Néanmoins, il ne pouvait en garder rancune à Flambard dont il connaissait le dévouement presque fanatique à la cause royale, et dont il savait le caractère bouillant, l’esprit ferrailleur, mais dont il reconnaissait surtout l’étrange prestige auprès du roi Louis XV. Mais ce prestige ne l’étonnait pas outre mesure, car il savait que les rois avaient souvent exprimé quelque admiration et eu certaines complaisances pour certains de leurs sujets issus de la plèbe, qui, par leur dévouement à la monarchie, leur fidélité, leur bravoure et leur audace, avaient réussi à se créer une autorité populaire que ces rois s’étaient plu à reconnaître et à supporter. Et combien de ces héros populaires ont été parmi les peuples plus admirés et plus estimés que maints chefs de nations ! Caprice de foule médusée ? Peut-être !… N’empêche que ces héros continuent de vivre dans la mémoire des peuples avec plus d’éclat que les plus grands politiques et les plus grands bienfaiteurs de l’humanité !

Dans le cas présent, si M. de Vaudreuil s’était trouvé humilié et choqué, c’était de voir son autorité combattue à la face même du peuple. Et pour ne pas subir plus longtemps la supériorité que prenait sur ce peuple le spadassin, il partit aussitôt pour la rivière Jacques-Cartier où, comme Flambard le lui avait annoncé, se dirigeait en toute hâte M. de Lévis.

De son côté Bougainville avait reçu ordre de Lévis de se tenir prêt à joindre l’armée lorsque, dans trois ou quatre jours, elle reviendrait pour marcher au secours de Québec, et il était parti en même temps que le gouverneur pour retourner à son camp du Cap Rouge !

Il ne resta plus à l’auberge que Péan et sa femme, nos amis Jean Vaucourt et Héloise de Maubertin, Flambard et les deux grenadiers Pertuluis et Regaudin, et quelques paysans et villageois.

Flambard, certain que la ville ne serait pas rendue avant le retour du chevalier de Lévis, vu qu’il tenait les deux traîtres, décida d’attendre le général à la Pointe-aux-Trembles, malgré qu’il eût un message pour M. de Ramezay. Mais notre héros voulait veiller sur ses prisonniers, certain qu’ils étaient en possession d’un faux message, et les voulait confondre en la présence du nouveau général.

Péan et sa femme avaient été renfermés de nouveau dans leur appartement, et derrière leur porte Flambard avait aposté deux serviteurs de la maison qu’il avait armés de pistolets avec cette recommandation :

— Si, mes amis, ces deux prisonniers tentaient de s’échapper, tirez et ne les manquez pas !

Et Péan et sa femme avaient entendu et compris cet ordre.

Puis, le soir étant tout à fait venu, la paix s’était faite de toutes parts : l’auberge demeurait presque silencieuse et, dehors la place était déserte.

La nuit fut tranquille. Outre les deux serviteurs placés contre la porte des prisonniers, Pertuluis et Regaudin furent chargés de veiller leurs fenêtres dehors à tour de rôle.

Le lendemain, 16 septembre, la température avait pris un air maussade. Le firmament était nuageux et au-dessus du fleuve planait un épais brouillard. Il faisait un froid d’automne humide, un de ces froids qui pénètrent jusqu’aux moelles et glacent. Et dans ce décor sombre l’image de la Nouvelle-France présentait un aspect de désolation qui comprimait le cœur.

Dès les huit heures de cette matinée, et malgré le brouillard et la froidure, des paysans et des villageois, hommes, femmes, enfants, accoururent à l’auberge où les attirait fort curieusement la personnalité de Flambard. Mais au lieu de se poster sur la place de l’auberge que balayait un grand vent de l’est, ils envahirent la salle commune dans laquelle régnait une réjouissante chaleur. L’animation fut vite à son comble et l’entrain, conduit par Flambard et ses deux grenadiers, y prit une allure fantastique. Mais Flambard était surtout le point de mire des paysans et villageois. On s’amusait énormément à ses vives réparties, ses jurons, ses gestes de matamore, et surtout à son franc-parler lorsqu’il discutait les affaires du pays. Et il n’y allait pas de main-morte quand il s’agissait de répartir la justice, de rendre à chacun son dû, de blâmer ou louanger. Son air jovial, son sourire confiant, sa désinvolture plaisaient. Il trouvait un énorme plaisir à bavarder avec les plus humbles et les plus ignorants. Et grand seigneur, il offrait tournées et tournées toujours à la santé de la France et du roi.

À neuf heures l’auberge était toute remplie d’une foule joyeuse et bruyante.

Maître Hurtubise et ses serviteurs ne suffisaient pas à servir les eaux-de-vie et les vins commandés par le spadassin. Et encore s’il eût été seul à faire de telles libéralités ? Mais non, il avait près de lui deux rudes concurrents, Pertuluis et Regaudin.

— Ventre-de-roi ! amis et camarades, hurlait Pertuluis, il importe que nous nous rattrapions un tantinet !

Et, frappant la table de son poing énorme il vociférait :

— Vingt carafons, maître Hurtubise !

Lui et Regaudin jetaient avec ostentation des poignées de pièces d’or dont s’émerveillait la paysannerie. Ah ! si le père Raymond et sa pauvre vieille étaient sortis de la tombe pour voir ainsi rouler leur fortune amassée avec tant de peine !

Flambard lui-même commençait à s’étonner des largesses des deux grenadiers et à se demander où diable ils avaient bien pu déterrer leur trésor.

Une fois il s’écria en riant largement :

— Par ma foi ! amis grenadiers, auriez-vous par hasard soufflé sa caisse à ce cher Monsieur de Péan de la Péanterie.

Demi ivres Pertuluis et Regaudin éclatèrent d’un rire formidable.

— Monsieur Flambard de la Flambarderie, répondit Regaudin avec une politesse exagérée, nous avons peut-être oublié de vous instruire du fait que nous avons hérité d’un pauvre vieux mendiant de la Mendianterie qui, riche à foison, le fripon, nous a appelés à son chevet lors de sa dernière agonie, et nous a priés de nous faire ses généreux héritiers et légataires, ce à quoi nous n’avons pu nous soustraire, tout modestes que nous sommes !

Il y avait tellement d’humour et d’ironie joyeuse dans cette répartie que tout le monde se mit à rire aux plus grands éclats. Et naturellement, tout le monde aussi parut se contenter de cette explication relative à la provenance de tant de louis d’or, qui ruisselaient entre les doigts des deux grenadiers comme des lingots en fusion.

Le moins heureux n’était pas Maître Hurtubise qui, depuis trois jours faisait des affaires à le rendre malade. M. de Vaudreuil, à lui seul avant son départ, avait jeté sur une table et sous les yeux éblouis de l’aubergiste une bourse si lourde et si carillonnante qu’il pensa faire un rêve. De son côté Bougainville avait remis à Maître Hurtubise une autre bourse qui n’était pas loin de rendre des points à celle de M. de Vaudreuil, car l’auberge avait dû pourvoir aux besoins de ses cinquante cavaliers et leurs chevaux…

Enfin, Jean Vaucourt, avait dit à l’aubergiste :

— N’épargnez ni les soins ni les attentions à l’égard de Madame Vaucourt, le tout vous sera largement rétribué.

Les Péan eux-mêmes s’étaient montrés d’une belle générosité.

Or, après tout cela, voici que Flambard et les grenadiers Pertuluis et Regaudin se plaisaient à faire couler de vrais ruisseaux d’or. Décidément comme le pensait l’heureux aubergiste, la vie avait encore quelque chose d’attrayant, bien que les Anglais fussent tout près de là, comme une menace terrible à la prospérité d’un chacun et de tous !

Vers les midi, au moment où tout le monde s’apprêtait à prendre place à une immense table que Flambard avait fait dresser dans la salle commune, afin qu’il fût joyeusement festoyé à l’honneur de M. de Lévis, le nouveau chef de l’armée, et que d’avance on se réjouit à la victoire prochaine dont on rêvait déjà, dehors, sur la place déserte, froide et nuageuse, résonnèrent soudain les sons clairs et joyeux d’un fifre.

Toute l’auberge se précipita aux fenêtres, et l’on put voir un pauvre vieux sauvage, vêtu de peau de cerf, à très longs cheveux blancs, jouer du fifre près de la véranda. Les airs qui en sortaient, gais et sonores, étaient inconnus à toute l’auberge ; mais ils étaient si harmonieux et parfois si doux que tout le monde se prit à écouter avec un religieux silence.

Lorsque ce joueur de fifre inconnu eut rendu trois ou quatre airs, Flambard le fit mander pour qu’il se restaurât et continuât à jouer de son instrument dans la salle même de l’auberge.

Mais le vieux sauvage refusa cette invitation. Tout en faisant entendre une langue inconnue, il branla sa tête en signe de négation, et montra sur la rampe de la véranda une sébile qu’il y avait posée. On comprit. Aussi, après le dîner, que la musique du fifre avait égayé tout autant que le vin ruisselant, chacun des convives défila devant la sébile pour y laisser tomber son obole. Et sous la largesse des trois grenadiers la sébile se trouva comble à déborder.

Pour manifester sa joie le sauvage lança un air si endiablé que tout le monde, rentré dans l’auberge, se mit à sauter bruyamment par la place. Et plus le fifre allait, plus la sauterie allait. Ce fut étourdissant. Flambard, juché sur un bahut, battait la mesure de sa rapière. Pertuluis rendait des accords effrayants en tapant du poing le cul d’une cuvette de fer-blanc, et Regaudin heurtait à tour de bras deux gamelles d’étain. Mais le fifre dominait quand même. Sur la place paysans et paysannes, villageois et villageoises, serviteurs et servantes tournaient, retournaient, viraient, frappaient du pied, puis s’enlaçaient, voltigeaient, se bousculaient, s’entrechoquaient et riaient à en perdre l’haleine. Ce fut une sarabande et un chahut à briser les têtes les plus solides.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pendant ce temps-là, le joueur de fifre, ne se voyant nullement observé, levait de fois à autre un regard inquiet vers la terrasse.

Tout à coup, au moment où le charivari menaçait de faire crouler l’auberge, une porte-fenêtre s’ouvrit sur la terrasse, et une femme enveloppée de fourrures marcha rapidement vers la balustrade, tandis que dans l’ouverture ouverte demeurait, pâle et anxieuse, la figure de Péan. Or cette femme, qui traversait ainsi la terrasse, c’était la belle Mme Péan. Elle se pencha sur la balustrade. Au même instant le joueur de fifre leva les yeux.

Leurs regards se rencontrèrent. Mme Péan esquissa un sourire terrible et triomphant à la fois, en entendant ces trois mots monter de la bouche du vieux sauvage :

— Je porterai message !…

Elle avait reconnu Foissan.

Rapidement elle tira de son corsage le faux message que nous connaissons et le laissa tomber.

Sans discontinuer de jouer de son fifre Foissan, puisque c’était lui, ramassa vivement le papier et le glissa sous ses vêtements.

Et, sûre de la victoire maintenant, Mme Péan s’était empressée de regagner son appartement, c’est-à-dire sa prison.

Oh ! si elle avait su que sa manœuvre avait été surprise !

En bas, dans la salle de l’auberge, on commençait pourtant à se lasser, on ouvrait toutes grandes portes et fenêtres tant on avait chaud. Ce que voyant, le joueur de fifre crut le moment opportun de tirer l’échelle, Il saisit la sébile pleine, tourna les talons et décampa à toute vitesse vers les bois du voisinage où il disparut.

Le bal cessa comme par enchantement, et comme tous les regards cherchaient le musicien, on découvrit, non sans étonnement, qu’il s’était évanoui.

Flambard jeta un rire énorme.

Il s’imaginait que le vieux sauvage avait usé d’un truc et de son talent de musicien pour faire riche moisson de pièces d’or et d’argent, et il n’eut pas le moindre soupçon qu’il venait d’être savamment roulé.

Et nul autre dans l’auberge ne se serait douté que la trahison venait de jouer ses cartes.

Aussitôt après le bal Flambard monta à l’appartement de Jean Vaucourt et de sa femme pour s’y reposer.

Héloïse était seule avec son enfant. Mais dans une pièce voisine le capitaine écrivait.

Depuis le soir précédent Vaucourt et sa femme occupaient l’appartement qui avait été mis à la disposition du gouverneur. Il était spacieux et donnait sur la partie est de la terrasse. Il se trouvait séparé de l’appartement des Péan par un couloir transversal. Héloïse jouait avec son petit lorsque le fifre se fit entendre pour la première fois. Surprise et amusée, elle conduisit l’enfant à une fenêtre pour lui permettre de mieux entendre cette musique qui l’impressionnait. Puis, en bas le bal commença. Héloïse demeurait toujours à la fenêtre avec son enfant, bien qu’elle ne pût voir le joueur. Aussi vit-elle avec surprise Mme Péan aller jeter un papier quelconque en bas de la terrasse. Pourtant la jeune femme ne s’étonna pas autrement, croyant que Mme Péan essayait un moyen de communiquer avec des amis du dehors dans l’unique but de recouvrer sa liberté. Elle ne songea donc pas à déranger son mari, qui se trouvait dans la pièce voisine. Mais quand Flambard lui parla du joueur de fifre et de sa soudaine disparition, alors Héloïse crut opportun d’instruire Flambard de ce qui s’était passé sur la terrasse.

Flambard se sentit pris d’inquiétude à cette nouvelle. Il appela le capitaine à qui il confia le geste de Mme Péan, ajoutant, soucieux :

— Diable ! capitaine, je me demande si ce vieux sauvage, ce joueur de fifre ne serait pas ce Foissan, ce gueux, ce piffre, ce chipotier, cette racaille de racaille ? Car n’a-t-il pas joué, comme je me le rappelle à présent, des airs italiens ! Par les deux cornes…

Il s’interrompit devant Héloïse qui le regardait avec inquiétude.

— De sorte, dit Jean Vaucourt, qu’il y aurait connivence entre Foissan et les prisonniers.

— Je pense, émit Héloïse, que les prisonniers cherchent un moyen d’échapper à leur captivité.

— C’est ce qui n’arrivera pas, déclara Flambard avec fermeté, car de suite je vais aposter des sentinelles sur la terrasse.

Et sans plus il alla donner des ordres, et deux domestiques furent chargés de demeurer en permanence sur la terrasse.

Le jour obscurci par les nuages fuyait plus tôt, et bientôt Maître Hurtubise fit allumer ses lustres et ses lampadaires.

À ce moment, la porte de l’auberge s’ouvrit sous une poussée violente, une femme parut, suffoquée, hors d’haleine et cria :

— Sus aux traîtres !

Flambard, qui venait de descendre dans la salle, lança ce nom avec un accent fort surpris :

— Rose Peluchet !

L’entrée de la servante de la mère Rodioux produisit une sensation.

Flambard bondit jusqu’à la jeune fille, qui venait de se laisser choir sur un siège, comme pour lui porter secours.

Pertuluis s’élançait aussi avec un carafon à demi vidé, et disait :

— Ventre-de-grenouille ! il faut la rechimauder, elle expire, la bochette !

Regaudin versait du vin dans une coupe, et disait :

— Mademoiselle, quelques larmes de ce nectar, ça vous remontera la chambranle !

Les deux grenadiers titubaient à faire peur.

La jeune fille accepta de boire quelques gorgées.

Tout le monde l’entourait maintenant en gardant un grand silence. Elle, reprenait vent peu à peu, et son sein en tumulte s’apaisait de moment en moment.

Elle sourit à Flambard et aux deux grenadiers, et prononça faiblement :

— Je me sens plus forte !…

— Tant mieux, dit Flambard. On a assez mangé d’espace, à ce que je vois, pour qu’on en laisse tomber à présent quelques aunes ?

— Ah ! on voit bien que vous ne savez pas ce qui se passe, vous autres qui riez ! fit la Pluchette en jetant un regard circulaire autour d’elle.

— Ah ! ça, s’écria Flambard, vous n’allez toujours pas nous dire que vous avez vu le Drapeau Blanc ?

— Non… mais j’ai vu le gueux qui le fera hisser !

— Le gueux ? demanda Flambard dans un grondement terrible, qui ça ?

— Eh oui ! répondit Rose Péluchet encore haletante, ce traître, ce ribaud, ce lâche, ce Foissan…

— Foissan ! cria Flambard en pâlissant.

— Et c’est clair, reprit la Pluchette. Le forgeron venait d’achever de rafistoler notre berline. On s’embarquait, moi, ma sœur et mon beau-frère. Le père Croquelin venait de monter sur le siège. Mais voilà que surgit comme un ouragan une douzaine de gardes commandés par Foissan. Ce fut vite fait : le père Croquelin alla rouler dans la poussière du chemin, nous fûmes saisis et jetés, à notre tour par les portières. Encore un coup, et pan ! la berline décampe vers Québec, Foissan dans la boîte, et deux gardes sur le siège du cocher. On n’a plus vu qu’un tourbillon de poussière, on n’a plus entendu qu’un roulement de tonnerre dans le lointain. Une seule chose, le père Croquelin, qui ne perd jamais la tête, a sauté sur les ressorts d’arrière de la voiture qui l’a emporté dans une course d’enfer. Alors, moi, j’ai couru ici !

Mais Flambard n’avait pas écouté jusqu’au bout le récit de Rose Peluchet. Une idée terrible, un soupçon plutôt l’avait frappé rudement : Foissan courait vers la capitale pour délivrer le faux message à M. de Ramezay.

De suite il avait rugi :

— Un cheval, maître Hurtubise… le meilleur… au galop, hop !

Des valets se précipitèrent vers l’écurie.

Et Flambard disait à Rose avec inquiétude :

— Pourvu que je puisse les rattraper !

— Faut pas oublier que le père Croquelin est là, s’il n’a pas dégringolé de la bagnole.

— Oui, dit Flambard, le père Croquelin fera tout en son pouvoir pour faire rater la trahison. N’importe ! il faut que je rattrape les traîtres !

L’auberge était déjà toute remplie de cette rumeur effrayante :

— Trahison ! trahison !… on va hisser le Drapeau Blanc !

Vaucourt accourait au moment où Flambard sautait en selle.

— Capitaine, dit le spadassin, veillez sur les prisonniers. Si j’arrive et que le Drapeau Blanc a été arboré, je l’arrache et vais le jeter à la face du grand traître… Bigot !

Il éperonna violemment sa monture et partit dans un galop de tonnerre.

Tandis que retentissait encore le galop du spadassin, deux personnages sur la véranda tenaient le colloque suivant :

— Ventre-de-grenouille ! Regaudin, et notre magot ?

— C’est vrai, Pertuluis, notre coffre, biche-de-bois ! Si on livre la ville, on livre aussi notre trésor !

— Faut aller à son secours !

— Même s’il nous faut passer sur la panse des Anglais !

— Enfourchons ! suggéra Pertuluis.

— Ah ! que non pas, dit Regaudin. Oublies-tu que notre coffre est trop lourd pour l’accrocher à nos selles ?

— Tiens ! tu as raison, Regaudin, répondit Pertuluis avec découragement.

— Oui, mais, reprit Regaudin, on a encore notre Monaut, notre bon Monaut, notre vieux Monaut !…

— Et notre berlingot, ajouta Pertuluis. Au galop donc !

— À Monaut !

— Au cabriolet !

Il ne fallut que quelques minutes aux deux grenadiers pour atteler et partir à toute vitesse sur la route de Québec, à l’insu des gens de l’auberge. Les deux grenadiers entendaient encore le galop qui emportait Flambard.

— On sera pas loin derrière ! dit Pertuluis, dont la voix tremblait aux cahotements du cabriolet.

— Oui, dit Regaudin, si on ne le rattrape pas !

Il asséna deux rudes coups de fouet sur la croupe du cheval, disant :

— Allons ! allons, mon p’tit Monaut, il n’y a pas à regimber, si on veut pas que les Anglais nous escamotent notre coffre… hop donc !…

Le cabriolet s’évanouit sur la route et dans la nuit qui tombait rapidement.

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Après la joie, la douleur ! Après le calme, l’orage ! Une sorte de funèbre pressentiment pesait sur les hôtes de l’auberge après le départ du spadassin. Les conversations animées et bruyantes, s’étaient changées en murmures et en chuchotements sur chaque visage on lisait l’inquiétude et la crainte. Plusieurs des villageois et paysans avaient à pas étouffés et timides regagné leurs foyers ; d’autres n’avaient pas eu ce courage qu’ils n’eussent eu des nouvelles rassurantes. Toute cette nuit fut passée dans l’attente d’une joie ou d’une catastrophe. Ceux qui espéraient, c’étaient ceux qui gardaient à l’esprit l’image de Flambard qui, seul pouvait faire échouer la trahison. Chez d’autres, la vision d’un Drapeau Blanc au-dessus de la capitale, et les trois coups de canon qui l’annonceraient à l’ennemi, détruisaient à demi la confiance et l’espoir.

Dans le gris du matin suivant, le peuple faisait masse sur la place de l’auberge, les yeux tournés vers la Capitale, avec l’espoir d’y voir venir un courrier de bonne fortune, ou la crainte d’entendre les trois coups de canon fatidiques. Le curé de la paroisse faisait entendre à tous sa parole d’encouragement et d’espoir. Mais les esprits demeuraient tendus, ils redoutaient quand même le malheur qui planait sur toutes les têtes.

Là-haut, dans les appartements du Capitaine Vaucourt, la même tension d’esprit régnait. Héloïse de Maubertin et Rose Peluchet, agenouillés devant un crucifix, priaient avec ferveur. Le petit Adélard s’amusait silencieusement près de la cheminée avec des jouets quelconques. Quant au capitaine, il arpentait fiévreusement la pièce, et sans cesse son oreille demeurait attentive aux bruits du dehors.

Chez les Péan, l’inquiétude régnait aussi.

— Ah ! disait parfois, Mme Péan le sein agité, que je souhaite que Foissan soit arrivé à temps !

— Il arrivera, assurait Péan. Il avait tant d’avance sur Flambard…

Onze heures sonnèrent aux horloges de l’hôtellerie.

Un choc soudain fit trembler les hôtes de l’auberge et le peuple sur la place : dans le grand et lourd silence qui tombait sur la terre, les échos apportèrent à quelques secondes d’intervalle les trois coups de canon qui annonçaient que tout était consommé.

Non… Flambard n’était pas arrivé à temps !

Vaucourt tomba sur un siège, écrasé de chagrin et de rage impuissante.

Péan et sa femme s’embrassèrent dans leur triomphe infernal.

Dehors, le peuple parut s’anéantir… il s’éclipsa silencieusement comme peut s’effacer l’ombre d’un spectre dans les voiles d’une nuit mystérieuse.