Éditions Édouard Garand (35p. 32-39).

— VII —

LES FAUSSAIRES


Aussitôt après le départ de Flambard, l’aubergiste et le postillon étaient en toute hâte rentrés dans l’auberge, laissant la place dans la plus complète obscurité. Croyant avoir affaire à des détrousseurs. l’aubergiste s’était bien gardé d’ouvrir ses portes pour défrayer les villageois et paysans, il ne voulut pas prendre le risque de voir sa maison prise d’assaut par des brigands que, pensait-il, l’arrivée de la malle-poste avait attirés dans l’espoir d’y moissonner un riche butin. Et puis, après que se fut perdu dans la nuit le galop du coursier de Flambard, un autre galop s’était fait entendre comme arrivant de Saint-Augustin ; mais, celui-là, c’était le galop d’une troupe de cavaliers. Si c’étaient d’autres bandits qui venaient donner main-forte à leurs camarades ? Non, maître Hurtubise n’allait certainement pas ouvrir ses portes qu’il avait solidement barricadées.

La troupe de cavaliers qui s’approchait n’était autre que celle de Foissan et de ses six gardes.

Mais avant de poursuivre la suite des événements de ce récit, il importe, croyons-nous, de faire connaître à notre lecteur le maître de « La Cloche d’Argent ».

Ancien fantassin de l’armée du roi de France, puis garde-forestier, maître Hurtubise était venu en Nouvelle-France en 1740 pour s’y établir comme aubergiste. Il s’était d’abord installé à Batiscan, autre point de commerce non moins important que la Pointe-aux-Trembles. Durant une couple d’années il avait fait de très belles affaires en troquant de l’eau-de-vie contre les pelleteries que lui apportaient les trappeurs indiens. Maître Hurtubise se livrait à ce commerce, bien que strictement défendu depuis 1660, alors que Mgr de Laval et Monsieur d’Argenson avaient émis à ce sujet les édits les plus sévères. Depuis, ces édits n’avaient pas cessé de demeurer en vigueur.

Le négoce de maître Hurtubise ayant été dénoncé à M. de Beauharnois, qui gouvernait le pays à ce moment, celui-ci infligea au trafiquant clandestin une lourde amende et le menaça, en même temps de déportation s’il recommençait. L’aubergiste se le tint pour dit. L’amende payée, plus que la menace de déportation, avait fait sur le pauvre diable une salutaire correction. Mais les Indiens, qui ne voulaient reconnaître aucune autorité, s’étant vu refuser de l’eau-de-vie par l’aubergiste, lui en gardèrent rancune. Par une nuit fort noire de l’automne de 1742, ces Indiens rancuniers pénétrèrent dans le village de Batiscan et incendièrent l’auberge de maître Hurtubise et les dépendances. Presque ruiné l’aubergiste alla se fixer aux Trois-Rivières où, pendant quelques mois, il ne s’occupa que du commerce régulier des fourrures. Sa bonne conduite, ajoutée au malheur qui l’avait si fortement atteint, émut M. de Beauharnois qui lui fit faire remise de l’amende payée six mois auparavant, et maître Hurtubise, se trouvant inopinément à la tête d’un nouveau capital, alla établir auberge à la Pointe-aux-Trembles.

Maître Hurtubise était donc bien connu dans la contrée, tant des Canadiens que des Français et Indiens, et avec ces derniers il avait peu à peu repris son ancien commerce. Mais cette fois son commerce se trouvait hautement protégé par l’influence du sieur Cadet à qui il revendait les pelleteries acquises des Indiens à vil prix.

Foissan arriva devant l’auberge obscure et silencieuse et sonna violemment la cloche d’argent. En même temps il cria :

Par le diable ! maître Hurtubise, est-ce qu’on se musse à présent à l’heure des moines ? Holà ! holà !

Expliquons qu’à cette époque les auberges tenaient portes ouvertes la nuit comme le jour, et, naturellement, le voyageur harassé ne manquait pas d’exprimer son étonnement ou sa colère en trouvant fermé un établissement de ce genre.

La voix de Foissan fut entendue du survivant des gardes de Bigot et des soldats de Vergor qui demeuraient cachés dans les brousses à quelques pas de l’auberge. Ils s’approchèrent, vivement des cavaliers.

— Qui va là ? demanda Foissan en voyant ces ombres humaines marcher dans les ténèbres.

— Gardes de l’intendant ! répondit le garde en s’arrêtant près de Foissan.

— Ah ! diable, veux-tu me dire ce que tu fais ici, toi ? Et ces gens ?

Il indiquait les soldats de Vergor arrêtés à deux pas.

Le garde lui narra la scène qui venait de se passer sur la place de l’auberge.

— Par la faim et la peste ! hurla Foissan, veux-tu me dire que ce damné Flambard nous échappe tout à fait ?

— Et aussi que rien nous sert de le rattraper, car il aura atteint le Fort Richelieu avant nous !

— Le Fort Richelieu ? fit Foissan sans comprendre.

— Oui, monsieur, expliqua le garde, il paraît que Monsieur de Lévis est depuis hier au Fort Richelieu, et que, tout probablement, il est en route pour Québec.

— Oh ! potence d’enfer ! vociféra Foissan tout à fait hors de lui à cette nouvelle ; qu’allons-nous faire à présent ?

— Peut-être bien, émit le garde confus, qu’on pourrait arrêter Flambard à son retour, car il reviendra.

— Oui, il reviendra fort probablement, gronda Foissan ; mais une chose plus probable encore, c’est qu’il aura remis à Monsieur de Lévis ce message que nous voulions empêcher de lui parvenir.

Avec rage Foissan se mit à tirer à tour de bras la corde de la cloche d’argent qui fit entendre un carillon étourdissant.

— Que fait, veux-tu me dire, cette brute d’aubergiste ? demanda Foissan au garde.

— Monsieur, maître Hurtubise s’est barricadé comme si cent mille Anglais avaient envahi le village.

— Eh bien ! nous allons enfoncer la barricade.

Et plus rageusement que jamais il fit sonner la cloche à toute volée.

— Hé ! dites donc, vous, cria tout à coup du premier étage de la maison une voix courroucée, avez-vous ordre du gouverneur de casser ma cloche ?

C’était la voix de l’aubergiste qui avait entr’ouvert le volet d’une fenêtre.

— Holà Maître Hurtubise, clama Foissan, depuis quand votre porte est-elle en pleine nuit de froidure fermée aux honnêtes voyageurs ?

— Depuis, répliqua l’aubergiste, que les malandrins ont envahi notre paisible village ; car je suis ici pour protéger la vie d’autres honnêtes voyageurs. Et d’abord, quel est votre nom ?

— Foissan… Vous me connaissez bien ?

— En effet, je me rappelle votre nom. D’où venez-vous ?

— De Québec, et en mission, cette nuit, de la part de Monsieur l’intendant.

— Mais ces malandrins… que je vois dans l’ombre ?

Foissan partit de rire.

— Erreur, Maître Hurtubise, lubie de votre part : ce ne sont nullement des malandrins, mais des gardes de Monsieur Bigot et des soldats de Monsieur de Vergor. Ouvrez donc et vite, car nous avons faim et soif, sans ajouter que le froid de la nuit nous incommode !

L’aubergiste ne parut pas être convaincu par ces déclarations. Il pensa que cet homme, qui se donnait le nom de Foissan, pouvait être un imposteur et un maraudeur dont l’unique dessein était de pénétrer dans l’auberge pour la rançonner et la piller. Sans mot dire il referma le volet.

Foissan pensa qu’il allait descendre et ouvrir la porte ; il n’en fut rien. L’auberge continua de demeurer silencieuse et obscure.

Dix minutes s’écoulèrent. Les gardes et soldats grelottaient devant la véranda, battaient des pieds et des mains avec impatience.

Le froid augmentait à mesure qu’avançait la nuit. Le ciel, jusque-là obscurci de nuages, venait de se découvrir par le nord-est où de pâles étoiles hasardaient un timide rayon dans la nuit. Et la nuit peu à peu s’éclairait, non seulement à la lumière des étoiles, mais encore à celle de la lune qui, à son déclin, apparaissait au-dessus des coteaux s’échelonnant vers Québec. Le hameau, les bois, les collines sortirent lentement de l’obscurité, dessinèrent vaguement leurs formes et s’argentèrent de frimas. Au-dessus des eaux tranquilles du fleuve une vapeur blanche s’éleva légère et transparente comme une gaze, dans laquelle les rayons des astres mettaient des scintillements. La plus grande sérénité plana sur tout le pays.

Toute la façade de l’auberge s’était éclairée comme aux lueurs d’une aurore. La cloche d’argent, balançant encore de la rude secousse que lui avait imprimée Foissan, refléta les rayons lunaires, et l’on eût dit que des lingots d’argent tombaient du ciel sur la terre.

Foissan s’était mis à égrener tout un chapelet de jurons à l’adresse de l’aubergiste qui continuait de faire la sourde oreille. Mais soudain un roulement de voiture et des heurts de sabots troublèrent le silence de la nature ; puis apparut sur la route de Saint-Augustin une berline attelée de quatre chevaux et, roulant à toute vitesse.

Foissan esquissa un sourire et ordonna à ses gens de s’écarter, afin de laisser libre l’entrée de la véranda.

La minute d’après la berline, toute poudreuse, s’arrêtait avec grand bruit devant l’auberge toujours silencieuse. Cette voiture, comme on s’en doute bien, portait Péan et sa femme.

Foissan courut ouvrir la portière.

— Ah ! monsieur, s’écria-t-il, peut-être pourrez-vous faire ouvrir sa porte à cet entêté d’aubergiste qu’est maître Hurtubise.

— Oh ! oh ! fit Péan avec surprise et colère, maître Hurtubise veut s’amuser à faire poser les gens de Monsieur l’intendant ? Nous allons voir !

Il descendit de la berline, puis tendit son bras à sa femme. Celle-ci, légère comme une jeune biche, sauta lestement à terre sans daigner prendre le bras offert. Péan et sa femme étaient tous deux chaudement emmitouflés de riches fourrures.

La jeune femme jeta un regard curieux autour d’elle, et malgré le pittoresque des lieux elle parut éprouver une sorte de malaise, et ses épaules se soulevèrent comme avec mépris. Pourtant, tout ce qui l’entourait aurait dû susciter son admiration. Car ce coin du pays revêtait tout à coup pour ainsi dire un charme exquis. La lune répandait plus de clarté, et plus un nuage ne tachait la voûte des vieux. Le paisible hameau haussait ses toits pointus du sein de bouquets d’arbres dont les feuilles, blanches de gelée, bruissaient comme de minces lames d’argent entre-choquées. Tout à l’entour, par l’ouest, le nord et l’est, les coteaux se dressaient tout argentés aussi de frimas, et sur leurs sommets pâles semblait s’appuyer le globe sombre du firmament. Et ce firmament ressemblait à une immense draperie de velours bleu dans les plis de laquelle avaient été enchâssés d’innombrables diamants dont les feux multiples papillotaient en s’entre-croisant. Sous ce ciel et aux pieds du hameau glissait un magnifique cours d’eau, à peine ridé à sa surface, et qui paraissait s’étendre comme une énorme glace où les astres de la nuit miraient avec une sorte de timide volupté leurs rayons. Non… toute cette beauté étrange et mystérieuse ne parut pas impressionner la belle Mme Péan, accoutumée qu’elle était aux clartés violentes des salons et à leurs beautés artificielles et fantaisistes, et la belle nature canadienne qui se dévoilait à elle dans toute sa majestueuse grandeur n’en reçut qu’une petite moue de dédain.

Puis ses regards se portèrent sur la façade de l’auberge. Ses belles lèvres se plissèrent encore de dédain.

— Ô mon Dieu ! murmura-t-elle avec une sainte horreur, quel endroit pour des voyageurs comme nous !

— Soyez tranquille, chère amie, dit Péan en l’entraînant vers la porte de l’auberge, après que Foissan eut fait tinter la cloche d’argent, maître Hurtubise va nous ouvrir et vous trouverez à l’intérieur un certain confort qui vous fera oublier les fatigues de ce rude voyage.

— Mais j’espère bien que vous ne me retiendrez pas trop longtemps dans ce bouge.

— Une heure tout au plus, juste le temps de laisser reposer les chevaux.

Ils s’arrêtèrent sous la véranda devant la porte de l’auberge dont l’intérieur demeurait toujours sombre et tranquille.

Péan frappa dans la porte du pommeau de son épée, criant :

— Ohé ! maître aubergiste, allez-vous refuser d’ouvrir votre porte au sieur Hughes Péan, à sa dame et à ses gens ?

Ce nom de Péan parut faire l’effet d’un sésame sur le propriétaire de l’établissement. Sa voix se fit entendre immédiatement du premier étage.

— Minute ! minute ! excellence, je m’habille et je descends. Je venais justement d’entendre le bruit de votre voiture… Patientez ! je réveille mes gens, je ravive le feu, je dresse le couvert.

Et maître Hurtubise, qui était tout habillé et qui sans cesse avait ses serviteurs sous la main, descendit en bas quatre à quatre et ouvrit toute grande sa porte. Déjà les serviteurs rallumaient toutes les lumières de l’établissement. Les feux étaient ravivés, les cuisiniers et marmitons s’agitaient fébrilement dans les cuisines bruyantes d’ustensiles et de vaisselles, les valets d’écurie enlevaient les chevaux de la berline, tout marchait avec une rapidité et une entente merveilleuses… c’était presque de la magie !

— Décidément se mit à rire Péan vous feriez un bon général d’armée, maître Hurtubise.

— Entrez, entrez, excellences…

L’aubergiste s’effaçait, courbé en deux, au risque de faire craquer le bel abdomen dont il était si fier.

Court, gros et gras, et haut en couleurs, maître Hurtubise était fort ventru. Très soigneux de sa personne, comme tout bon célibataire qui ne désespère pas encore de trouver femme à son goût, ses soixante ans n’y paraissaient pas. Et alerte et fort vigoureux, il fleuretait volontiers avec le beau sexe pour lequel il conservait la plus vive admiration.

Aussi l’apparition de Mme Péan, qu’il n’avait jamais vue, mais dont il avait à maintes reprises entendu vanter les charmes et la beauté, l’éblouit à ce point qu’il recula vivement, se courba davantage, s’aplatit pour se redresser à demi et laisser ses yeux extasiés détailler tous les avantages de la superbe créature.

Mme Péan sourit d’orgueil satisfait.

Le digne aubergiste manqua de perdre haleine, croyant que ce sourire était exclusivement pour lui, tant il lui avait paru séducteur. Il essaya de faire une révérence de cour ; puis avec un large sourire il dit, regardant plutôt la jolie femme que son mari :

— Excellences, excellences… il y a là-haut des appartements privés tout prêts à vous recevoir… Je vous conduis.

La salle commune se trouvait maintenant vivement illuminée de ses lustres et de ses lampadaires. L’aubergiste courut à une table et prit un candélabre pour conduire ses visiteurs au premier étage.

— Minute, commanda Péan.

Il fit entrer ses gardes et cadets ainsi que les soldats de Vergor dans la grande salle, et recommanda à Foissan de veiller à leur confort.

— Vois, mon ami, à ce que tout notre monde soit bien traité, nos chevaux bien portionnés, puis tu viendras nous trouver là-haut.

Et très digne, très hautain, le sieur Péan offrit son bras à sa femme et suivit l’aubergiste vers un bel et large escalier de bois blanc placé dans un angle, à gauche, de la vaste salle.

L’arrivée de ces grands personnages avait mis l’auberge en émoi, non seulement parmi les serviteurs, mais aussi parmi les voyageurs qui, très inquiétés par la bataille qui avait eu lieu sur la place de l’auberge, n’avaient pu se résigner à se coucher pour dormir. Alors, sûrs de ne pouvoir reposer dans le grand brouhaha qui bouleversait l’établissement, ils quittèrent leurs appartements et descendirent à la salle commune pour s’y égayer tout en se faisant, mettre au courant des nouvelles.

Les gardes de Foissan et les soldats de Vergor avaient de suite assiégé les deux grandes cheminées qui flambaient hautement et répandaient dans toute la salle une chaleur exquise. D’accortes servantes, avec le sourire aux lèvres, s’approchèrent pour prendre les ordres de ces « messieurs ».

— Servez, commanda Foissan, vos meilleures eaux-de-vie d’abord. Vous apporterez ensuite vos meilleurs vins, puis vous servirez un souper qui puisse nous rappeler que le monde a encore quelque chose d’attrayant.

Tandis que Foissan voyait à l’hospitalité de ses gens, l’aubergiste conduisait Péan et sa femme dans un grand salon du premier étage où, là encore, brûlait un bon feu.

— Je vous ferai servir ici même, dit l’aubergiste, et une de mes servantes se mettra à la disposition de Madame.

Il s’inclina respectueusement et s’en alla pour donner les ordres nécessaires.

Péan et sa femme se débarrassèrent de leurs fourrures et s’approchèrent du feu.

— Mon ami, murmura Mme Péan, allons-nous poursuivre notre chemin dès que nos chevaux seront reposés ?

— C’est bien mon intention, à moins que Foissan n’ait quelque nouvelle qui me fasse changer d’idée. Je parie que vous aimeriez mieux ce bon feu que le froid et le cahotement de notre berline.

La belle Mme Péan n’avait plus à ses lèvres rouges le beau sourire de l’instant d’avant. Ses sourcils s’étaient rapprochés, ses traits s’étaient légèrement contractés et ses lèvres se pinçaient. Elle promena autour de la pièce un regard choqué et méprisant et gronda avec une mauvaise humeur très marquée :

— Ne me parlez pas de ce bon feu, mon ami, car je trouve qu’il est atroce de venir héberger en un pareil taudis !

Péan ricana sourdement.

Mais maître Hurtubise, lui, eût sauté en l’air d’entendre une si belle voix dire des choses affreuses de son intérieur, lui qui avait cru offrir un vrai luxe à ses distingués voyageurs.

Pour être juste, ce salon possédait un fort bon air avec ses peintures riantes, son mobilier recherché, ses tapis moelleux, ses tentures de belle venue. Un beau et grand lustre de cuivre soigneusement frotté, allumé de vingt-quatre bougies roses, répandait sur toutes ces belles choses une lumière profuse qui donnait à toutes un éclat merveilleux. Mais bah ! qu’est-ce que tout cela valait comparé aux richesses artistiques, au grand faste, à la munificence extraordinaire où cette jeune et brillante reine était accoutumé de vivre ? Ah ! oui, comme elle l’avait dit tantôt, ce salon était pour elle une sorte de taudis.

Elle exprima encore sa mauvaise humeur par ces autres paroles :

— Et puis, si ce n’est pas une torture de voyager ainsi, alors que chez Monsieur l’intendant on s’amuse à s’étourdir !

— Ne récriminez pas, chère amie, reprocha Péan ; il n’en tenait qu’à vous de ne pas quitter la fête de monsieur l’intendant.

— Eh ! s’écria la belle femme avec un regard farouche à son mari, si vous n’aviez pas tant insisté pour que j’accomplisse cette stupide besogne !

— N’est-ce pas monsieur l’intendant qui a, plus que moi, insisté, parce qu’il croyait apparemment que vous seule pussiez accomplir avec succès cette mission très importante ?

— Ah ! si monsieur l’intendant a eu cette idée absurde, n’est-ce pas vous qui la lui avez inspirée ?

— Que dites-vous ? s’écria Péan en se fâchant. Devenez-vous si furieuse, perdez-vous tant la tête, parce que vous craignez que l’intendant ne fasse la cour à d’autres jeunes femmes de son entourage !

Il se mit à ricaner sardoniquement, puis ajouta :

— Par Notre-Dame ! vous devenez insupportable, ma mie !

— Ne m’outragez pas, Hughes, et ne profitez pas d’un moment où je me trouve seule avec vous !

Avec un geste de colère elle renversa un beau fauteuil. Certes, maître Hurtubise fût tombé de tout son haut de voir ainsi traiter son mobilier qu’il réservait aux gens de haute condition.

— La paix ! la paix ! commanda durement Péan en relevant le fauteuil, sinon je me verrai forcé d’user de mon autorité d’époux !

La belle Mme Péan gronda, rugit, piétina sur place devant la cheminée, puis s’écria, furieuse :

— Oui, oui, usez de votre autorité, tandis que vous me tenez prisonnière dans un coupe-gorge !

Un léger heurt dans la porte interrompit cette petite scène de ménage, à laquelle d’ailleurs ces deux personnages étaient accoutumés, tellement elle se renouvelait à tout bout de champ et pour un rien. Autant de cordes l’on cassait, autant l’on en rattachait sans que jamais les bouts échappassent tout à fait à l’un ou à l’autre.

Péan commanda d’entrer, et Foissan parut.

Mme Péan, par l’habitude qu’elle possédait de commander à ses nerfs et à sa volonté, retrouva d’emblée son sourire ravissant.

— Et quelles nouvelles apportez-vous ? interrogea vivement Péan.

— En premier lieu, celle que Flambard nous a échappé, répondit Foissan avec un geste de colère. Il raconta les deux embuscades tendues au spadassin et que celui-ci avait esquivées.

— Enfer ! hurla Péan, nous voici en belle posture ? Que ne l’avez-vous poursuivi ?

— J’avais donné des ordres à cet effet, mais mes gens se sont trouvés déroutés par une autre nouvelle.

— Quelle nouvelle ?

— Que Monsieur de Lévis était hier au Fort Richelieu et en route pour Québec.

— En route pour Québec ! fit Péan consterné.

— C’est-à-dire, reprit Foissan, que demain, que dis-je, aujourd’hui, puisqu’il est une heure de nuit, il sera aux Trois-Rivières.

— Ciel ! nous sommes partis trop tard ! exclama Mme Péan en pâlissant.

Sombre et agité, Péan s’était mis à marcher par le salon.

— Oui, gronda-t-il entre ses dents, Lévis sera avec l’armée et devant Québec avant que cet imbécile de Ramezay ne se soit rendu aux Anglais.

— Monsieur, murmura humblement Foissan, je suis tout chagriné et tout aussi consterné que vous-même : et dans le but de remédier aux choses, croyez que je suis prêt à exécuter vos ordres aux mieux de mes capacités.

Péan se borna à grommeler des choses inintelligibles. Il continuait d’arpenter la pièce d’un pas saccadé. Il secouait avec rage son jabot ou relevait brusquement les dentelles qui tombaient sur ses mains grasses et blanches. Il s’arrêtait de temps en temps, comme pour mieux saisir une idée qui voulait lui échapper, frappait du pied de son soulier verni à haut talon, puis reprenait sa marche sous les regards perplexes de sa femme et du garde. Tous trois gardaient un silence plein d’orage, presque funèbre, et dans ce silence on n’entendait que le crépitement des flammes de la cheminée et le bruissement des basques de satin bleu de Péan qui frottaient sa culotte de soie rose. Les bruits de la salle commune n’arrivaient là que mourants, et à peine perceptibles.

Mme Péan s’était assise sur un canapé placé au coin de la cheminée.

Après un long silence, elle dit :

— Cher ami, il y a peut-être encore moyen de tout accommoder. Nous ne nous rendrons pas aux Trois-Rivières et rebrousserons chemin ici. Qui dira à Monsieur de Ramezay que j’arrive de la Pointe-aux-Trembles ? Pas moi, assurément !

— Ni moi, madame, affirma Foissan.

— Et après ? interrogea Péan qui venait de s’arrêter.

— Préparons le message convenu, reprit Mme Péan, et dès demain retournons à Québec.

— Demain, chère amie ? mais c’est trop tôt. Nous ne pouvons avoir quitté Québec aujourd’hui et revenir demain des Trois-Rivières ; Monsieur de Ramezay soupçonnera quelque chose.

— Après-demain, si vous voulez ; et nous en serons quittes pour demeurer dans ce bouge un peu plus longtemps que nous n’aurons voulu.

— Je crois que Madame a raison, émit Foissan. Et puis l’arrivée de Monsieur de Lévis aux Trois-Rivières demain contribuera à donner plus de poids au message que nous forgerons.

— Allons, dit Péan en riant, ne perdez pas la tête, ami Foissan ; car sachez que nous avons fait savoir à Monsieur de Ramezay que le marquis de Lévis se trouvait aux Trois-Rivières et non à Montréal.

Foissan rougit et se tut.

— Eh bien ! que décidez-vous ? interrogea Mme Péan.

— Je décide que c’est dit : nous n’irons pas plus loin et reprendrons la route de la capitale après-demain.

Mme Péan sourit avec satisfaction. En y pensant bien, elle préférait encore « le taudis » de maître Hurtubise que la longue route de la Pointe-aux-Trembles aux Trois-Rivières et du retour à Québec.

Pour que notre lecteur puisse mieux saisir l’intrigue qui va se nouer, il importe de poser ici, croyons-nous, une note d’éclaircissement.

On sait que lorsque Québec fut livrée aux Anglais, le 17 septembre 1759, alors que la garnison pouvait tenir encore une dizaine de jours et attendre l’arrivée de Lévis à la tête de l’armée entièrement reformée, les Canadiens crièrent à la trahison. M. de Vaudreuil lui-même, plaidant sa cause devant le roi en 1762, se vit contraint d’avouer que la trahison avait perdu la colonie ; et sans accuser directement et positivement Bigot et sa bande, il fit retomber sur eux ou sur leur administration toute la responsabilité de cette perte. Il est certain que Québec subit l’effet de la trahison, en ce sens que M. de Ramezay ne suivit pas à la lettre les instructions que lui avait données M. de Vaudreuil avant son départ du camp de Beauport. M. de Ramezay fut-il la dupe des créatures de Bigot ? Ou bien participa-t-il volontairement à leurs trames ? Il serait téméraire et injuste d’accepter cette dernière hypothèse ; car M. de Ramezay était reconnu pour un soldat loyal et un fidèle serviteur de la monarchie. Son passé attestait, en outre, qu’il était homme d’honneur et incapable de tremper dans la trahison. Il faut donc admettre qu’il fut simplement une dupe. Certains officiers du temps avaient attribué l’action de Ramezay à un ordre de M. de Vaudreuil, ordre écrit au grand quartier général sur la rivière Jacques-Cartier, qui signalait l’incapacité de l’armée de reprendre l’offensive cet automne-là, et qui enjoignait au commandant de la place d’ouvrir les portes aux Anglais après en avoir obtenu les meilleurs termes de capitulation. M. de Vaudreuil avait démenti cette assertion en établissant qu’il n’avait atteint le quartier général que le 16 au soir, et que le midi de ce même jour les officiers de la garnison de Québec avaient déjà commencé à discuter les termes de la capitulation. Il avait ajouté qu’eût-il envoyé cet ordre, il ne l’eût pas fait avant le 17 au matin, et que, conséquemment, son courrier ne serait pas arrivé avant le 17 au soir, alors que le midi de ce même jour le drapeau blanc avait été hissé sur le Fort Saint-Louis. Il faut donc croire qu’un message, vrai ou faux, d’un certain grand personnage était parvenu à Ramezay au plus tard le 17 au matin. Et si donc tel message avait été reçu, il n’avait pu venir que de Bigot ou de l’un de ses associés qui, tous, désiraient ardemment d’abandonner le pays. Notons encore que l’intendant Bigot n’avait cessé de jouer double jeu, tant auprès des représentants du roi dans la colonie qu’auprès des ministres de France. Dans les conseils tenus soit à Québec soit à Montréal, l’intendant prenait le ciel à témoin qu’il se dévouait pour le salut de la Nouvelle-France. Il ne cessait d’écrire aux ministres tous les efforts qu’il faisait nuit et jour pour ménager à Sa Majesté ce beau et riche domaine qui portait envie à l’Angleterre. En même temps que le gouverneur il adressait à la Cour des appels au secours qu’on aurait juré mouillés de ses larmes. Et pour faire valoir ses services et son dévouement il accusait Montcalm d’imprévoyance et de légèreté, et assurait qu’il exposait sans cesse le pays à sa perte. Si, néanmoins, Bigot ne fut pas l’auteur de ce message mystérieux reçu par Ramezay le 16 septembre, il est certain qu’il influença les marchands de la cité et les amena à faire pression sur le commandant de la place dont il connaissait bien la faiblesse et l’indécision. Voilà donc, autant qu’il est possible d’y arriver, la vérité des faits historiques desquels nous ne voulons pas nous écarter, faits tout entourés de lacunes que nous essayons seulement de combler.

En supposant que le mystérieux message ne fût pas de Bigot, mais de l’un de ses associés, on peut donc fort soupçonner Péan d’en avoir été l’auteur : d’abord parce que sa femme était la maîtresse et la confidente de l’intendant, et ensuite parce que Péan était l’esclave de cet homme, maître de la Nouvelle-France.

Péan avait donc été très désorienté par la nouvelle que Flambard avait échappé aux gardes et celle que Lévis revenait à Québec ; mais il se raccrocha bientôt à l’idée émise par sa femme.

Après un autre temps de silence, il s’écria :

— Par Notre-Dame ! mettons-nous donc à l’œuvre sans plus tarder.

Il frappa un timbre d’argent.

Peu après parut un valet à qui il commanda :

— Apporte de suite une écritoire et du parchemin !

Le valet fit diligence. Avant que dix minutes ne se fussent écoulées, Péan, sa femme et Foissan étaient tous trois réunis autour de la table. Péan écrivait fiévreusement, pendant que les deux autres personnages demeuraient silencieux, attentifs, leurs regards anxieux attachés à la plume qui courait en bruissant. Une fois ou deux il s’arrêta brusquement en levant ses yeux vers le lustre, les sourcils rapprochés, les lèvres serrées. Il cherchait un mot qui lui échappait. Puis, ayant trouvé ce mot, il se remettait plus fébrilement à sa besogne.

Après dix longues minutes de ce travail, il déposa sa plume sur l’écritoire, prit la feuille de parchemin entre l’index et le pouce de chaque main, l’éleva un peu, et prononça avec une manifeste satisfaction :

— Voilà qui est fait. Écoutez, je vais lire.

Il lut :


À Monsieur de Ramezay,

Commandant de la garnison,
à Québec.

Attendu, monsieur, que je viens de recevoir ma nomination au poste de chef de l’armée de la Nouvelle-France, que cette armée, rompue, sans vivres, sans munitions, retraite vers la rivière Jacques-Cartier, et attendu que je ne pourrai la refaire en bon ordre de combat assez tôt pour vous porter secours, s’il est vrai, comme on me l’assure, je vous prie pour ces motifs de hisser le Drapeau Blanc et de négocier les meilleurs termes de reddition. Écrit de ma main aux Trois-Rivières, ce 14 septembre 1759.

Marquis de LÉVIS.


— C’est parfait, approuva Mme Péan.

— On croirait, dit Foissan avec un sourire légèrement ironique, entendre la voix de Monsieur de Lévis dictant cet ordre à Monsieur de Ramezay.

— Ami Foissan, ricana Péan, il faudrait croire à présent que l’écriture de ce message est de la main personnelle de Monsieur le marquis de Lévis, et non plus de celle de Monsieur Hughes Péan.

— Oh ! sourit Foissan avec vanité, rien de plus facile de transformer votre main en celle de Monsieur le marquis ; il ne suffit que d’un modèle.

— Je sais, maître Foissan, que vous êtes fort habile à imiter l’écriture d’autrui, et c’est pourquoi j’ai apporté avec moi le modèle que vous désirez.

Il tira de sa veste un papier qu’il tendit à Foissan.

— Voilà, ajouta-t-il, une lettre de Monsieur de Lévis qui fut adressée à Monsieur l’intendant, il y a un mois, voyez !

Foissan jeta un rapide coup d’œil sur le papier et l’écriture. Puis il sourit, et sans mot dire, prit la plume, une feuille de parchemin et se mit à transcrire la lettre rédigée par Péan. Il ne lui fallut que juste dix minutes pour accomplir ce travail. Puis il mit, avec un sourire satisfait, les deux lettres sous les yeux de Mme Péan, disant :

— Comparez, madame.

La jolie femme poussa une exclamation de surprise.

— C’est inimaginable, déclara-t-elle, et je me demande si vous n’avez pas réussi cette écriture par un sortilège quelconque.

Foissan, très flatté, ricana.

Péan à son tour examina les deux parchemins et reconnut que les deux écritures se ressemblaient en tous points.

Puis le trio se regarda un moment et partit de rire.

La minute d’après l’aubergiste apparaissait, majestueux, précédant six laquais chargés de plats fumants et de carafes scintillantes.

— Excellences… murmura-t-il en s’inclinant profondément.

Les valets dressèrent la table.