Éditions Édouard Garand (35p. 10-14).

— II —

LE BLESSÉ


Peu de blessés français avaient été relevés du champ de bataille des Plaines d’Abraham, ce 13 septembre 1759, champ de bataille dont les Anglais étaient restés maîtres. Quelques-uns avaient eu la bonne fortune d’être relevés à temps et emportés dans la cité ; et parmi ceux-là il en est un qui nous intéresse plus particulièrement : le vicomte Fernand de Loys atteint grièvement de deux coups de baïonnette à la fin de la bataille. Sur l’ordre du capitaine Jean Vaucourt qui s’était battu à ses côtés, le vicomte avait été secouru par deux grenadiers, Pertuluis et Regaudin, qui, eux aussi, s’étaient vaillamment battus ce jour-là.

Sur ses propres instances le vicomte avait été transporté à la Porte Saint-Louis, poste qu’il commandait avant le combat, dans une baraque où il avait une chambre quasi confortable.

Comme on avait voulu l’envoyer aux Ursulines, où l’on dirigeait les officiers blessés, de Loys s’y était refusé, disant :

— Portez à ces braves religieuses ceux qui en ont plus besoin que moi ; ici dans ma baraque je pourrai tout aussi bien mourir !

Le vicomte croyait sincèrement qu’il n’en réchapperait pas. Outre les deux coups de baïonnette reçus dans l’abdomen, plusieurs balles anglaises l’avaient atteint, mais aucune d’elles ne semblait avoir pénétré dans les organes vitaux.

On consentit donc à le déposer dans sa baraque. Dès qu’il fut étendu sur le lit de camp de sa chambre, il demanda qu’on fît venir de suite un prêtre et un chirurgien.

Ce fut le prêtre qui arriva le premier. Les chirurgiens n’étaient pas nombreux, et la plupart se trouvaient très occupés dans les hôpitaux. Deux étaient auprès du marquis de Montcalm.

Le prêtre qui accourut au chevet du vicomte, était un jeune Père Jésuite. Il appartenait à une petite famille de noblesse languedocienne, et il connaissait de Loys et sa famille. Ce jeune prêtre avait beaucoup déploré la basse conduite du vicomte, et maintes fois il avait supplié Dieu d’éclairer le jeune homme et de le ramener dans la voie de la droiture. Aussi, en apprenant la belle tenue du vicomte sur le champ de bataille et son état précaire, accourut-il joyeusement pour procurer à cette jeune âme en perdition les secours de l’Église.

Possédant quelques connaissances en chirurgie, il effectua les premiers pansements, et crut reconnaître que les blessures, bien que graves, pouvaient n’être pas mortelles.

Cela fait, il remplit les fonctions de son véritable ministère, celles du prêtre. De Loys se confessa et montra un tel repentir de sa vie passée, que le Père Jésuite, excessivement touché, ne put contenir des larmes de joie. Puis il partit en promettant au vicomte de lui envoyer un chirurgien sans retard.

De Loys le retint un moment.

— Mon Père, dit-il, vous êtes si bon et vous m’avez fait tant de bien, que je veux me permettre de puiser encore dans ce trésor de bonté.

— Certainement, mon ami, sourit le prêtre ; puisez autant qu’il vous plaira !

— Merci. Écoutez donc : si, ce soir, je suis encore de ce monde, et si le chirurgien me donne l’espoir de vivre ou du moins de survivre à mes blessures, voudrez-vous entreprendre pour moi une petite démarche ?

— De tout cœur, monsieur le vicomte, parlez !

— Je vous demanderai de vous rendre aux Hospitalières. Là, vous manderez une garde-malade, Mademoiselle Marguerite de Loisel…

— Je la connais, sourit l’abbé.

De Loys rougit.

— Monsieur l’abbé, poursuivit-il, si vous la connaissez, vous savez avec quel dévouement elle soigne les malades et les blessés qui lui sont confiés, et avec quelle douceur et quelle compassion ? Eh bien ! vous lui direz qu’un blessé… qui la connaît, désire ses soins, ses soins à elle seule, vous me comprenez ?

— Devrai-je dire le nom de ce blessé ? demanda le prêtre, qui se rappelait quelque peu avoir entendu parler de certaines amours entre le vicomte et une certaine Marguerite de Loisel.

— Non… gardez-vous en bien, mon Père.

— Bien. Est-ce tout ce que vous avez à me confier ?

— Oui. Mais… si Marguerite paraissait hésiter, ah ! monsieur l’abbé, je vous prie d’insister…

La voix du vicomte se brisa tout à coup dans sa gorge, et sa dernière parole s’acheva dans un hoquet. Puis, il enfouit son visage dans l’oreiller et se mit à pleurer.

— Pourquoi pleurez-vous ainsi ? demanda tendrement le prêtre, très ému.

— Ah ! messire, si vous saviez toute la confiance que j’ai dans le dévouement de cette jeune fille ! Il me semble que je mourrai sans ses soins.

— Tranquillisez-vous, mon ami, dit l’abbé, je prends sur moi de vous faire confier à la garde de Marguerite de Loisel.

— Merci, merci, monsieur l’abbé, s’écria de Loys, vous me faites espérer encore dans la vie !

Le prêtre quitta le vicomte pour se mettre à la recherche d’un chirurgien. Mais l’homme de l’art ne se présenta qu’à trois heures de l’après-midi.

Il trouva le vicomte si faible, qu’il dut lui faire boire une potion à forte dose de narcotique. Puis, durant deux heures il travailla à panser les blessures du jeune gentilhomme. Il en compta onze, dont plusieurs, néanmoins, n’étaient que des égratignures. Mais il était dans l’abdomen deux plaies affreuses qui lui causèrent quelque inquiétude. Tout de même, lorsqu’il eut terminé sa besogne, il dit au vicomte qui sortait d’un lourd sommeil produit par la potion :

— Monsieur le vicomte, je crois bien que vous en réchapperez, mais ce sera long, et vous aurez besoin de soins très attentifs. Aussi vais-je vous faire conduire aux Ursulines où sont d’autres officiers blessés.

— Non, non, monsieur, ne donnez pas de tels ordres pour le moment, se récria le vicomte. Ne donnez pas cet ordre avant ce soir au moins, avant que je vous aie revu !

Quoique surpris de ces paroles, le chirurgien consentit à faire la volonté du blessé.

— C’est bien, dit-il, je vous laisserai ici. Ce soir, je viendrai prendre de vos nouvelles.

Le vicomte fut laissé à la garde de deux soldats de sa compagnie et d’une femme du voisinage. C’était l’épouse d’un boulanger dont l’habitation avait été complètement détruite, et qui faisait partie de la garnison : cette brave femme, comme beaucoup d’autres du reste, avait offert ses services pour le soin des blessés.

Il faut croire que la belle conduite du vicomte de Loys sur les Plaines d’Abraham avait rapidement couru la cité et la campagne voisine, puisque, vers les sept heures du soir, son ancien ami et camarade de plaisirs, le chevalier de Coulevent, arriva comme un coup de vent à la baraque. Disons que Monsieur de Coulevent s’était borné, durant la bataille, à faire le guet avec cinquante gardes aux abords de la demeure de M. l’intendant Bigot.

— Ah ! mon pauvre de Loys, s’écria de Coulevent, en entrant, j’apprends que tu te meurs !

Le vicomte sourit avec ironie.

— Non, mon cher ami, dit-il, il paraît que mon heure n’est pas encore venue, si j’en crois le chirurgien qui m’a pansé.

— Non ?… Tant mieux, mon cher, car on aurait été bien chagriné de ne plus te revoir.

— Qui ? on… interrogea de Loys en souriant toujours avec un air moqueur.

— Mais… tes amis… tous ceux qui s’intéressent à toi !

— Et encore ? « Tes amis »… cela est si vague.

— Mais… monsieur l’intendant, ce brave Cadet, cet excellent Varin, ce sombre mais sympathique Deschenaux ; et aussi toutes nos bonnes amies qui, à cette heure, crois-moi si tu veux, portent ton deuil !

Le vicomte partit de rire.

— Es-tu fou, de Coulevent ?

— Non, tu vois bien. Je te jure que tu nous manques à tous. Tiens ! ce soir encore il y aura réjouissances chez l’intendant, et Madame Péan elle-même, en apprenant que tu étais gravement blessé, s’est écriée : « Ce cher vicomte, n’était-ce pas assez de nous délaisser qu’il veuille à présent quitter ce monde enchanteur ! »

— Ah ! ah ! madame Péan s’intéresse à moi tant que cela ? Eh bien ! de Coulevent, se mit à rire le jeune homme, cours chercher une voiture, une berline, et va me conduire auprès de madame Péan !

— Je le ferais volontiers de te conduire, et ne ris pas, de Loys.

— Je suis sérieux, ricana de Loys, conduis-moi !

Il raillait, et de Coulevent le vit bien. Il répliqua : « Tu veux me narguer, vicomte, et je regrette de ne pouvoir te prendre au mot. »

— Et pourquoi ?

— Parce que madame Péan, en ce moment même, est tout probablement partie pour un voyage.

— Ah ! où va-t-elle ?

— Au fait, mon cher, tu ne sais pas ce qui se passe. Et baissant la voix, de Coulevent ajouta :

— On a intrigué de nouveau et c’est vraiment drôle, tu vas voir. Mais peut-être n’as-tu plus d’intérêt à entendre parler de nos amis ?

— Beaucoup d’intérêt, au contraire, de Coulevent. Va donc, tu m’intéresses prodigieusement. D’ailleurs, en attendant que vienne le chirurgien, je m’ennuie. Continue, tu m’amuses, te dis-je.

— Comme tu le sais, mon ami, on est tous dégoûtés de ce pays, et toi comme moi ; on est tous ardemment désireux de repasser en France. Du reste, le roi ne tient plus le moindrement à cette colonie, et il ne songe qu’à la laisser aux Anglais contre certains avantages. Mais il se trouve ici des entêtés, des enthousiastes, des fous qui s’imaginent faire plaisir au roi en disputant le pays aux Anglais. Alors, monsieur l’intendant veut donc faire pression sur Ramezay pour l’amener à arborer le drapeau blanc demain, ou après-demain au plus tard. Mais il peut arriver que Ramezay ne se rende sans un ordre du chef de l’armée.

— Monsieur de Montcalm ? Mais on dit qu’il est mourant.

— Oui, et monsieur de Vaudreuil, paraît-il, a donné ordre à Ramezay de tenir la ville aussi longtemps que possible.

— Eh bien ! il la tiendra, de Coulevent !

— Voilà bien ce que redoute l’intendant. Aussi, vu que Monsieur de Montcalm est agonisant, Vaudreuil vient de dépêcher un courrier à Monsieur de Lévis pour l’inviter à venir prendre le commandement de l’armée.

— Ah ! ah ! monsieur de Lévis sauvera la ville, sourit de Loys.

— Tu te trompes, mon cher, la ville va capituler avant que Monsieur de Lévis n’ait pris le commandement.

— Allons donc ! fit de Loys avec un sourire sceptique.

— Je te le jure. Vois-tu, on a inventé un truc : un courrier apportera à Monsieur de Ramezay l’ordre de capituler… mais un ordre signé de la main de Monsieur de Lévis.

— Jamais Monsieur de Lévis ne donnera cet ordre, s’écria de Loys avec conviction.

De Coulevent se mit à rire.

— Il le donnera, mais à son insu, reprit de Coulevent avec un sourire mystérieux.

— Décidément, mon cher, tu m’intrigues outre mesure !

— N’est-ce pas ? Écoute : Madame Péan va aux Trois-Rivières, accompagnée de son mari, dans l’une des berlines de l’intendant. Là, elle sera chargée d’un message, et elle repartira aussitôt pour revenir à Québec. Comprends-tu ?

— Non, dit de Loys qui avait tressailli.

— Mais c’est simple comme tout, sourit de Coulevent : ce message portera la signature de Monsieur de Lévis et il ordonnera à Monsieur de Ramezay de livrer la ville aux Anglais !

— Ah ! diable, le truc est magnifique, se mit à rire de Loys.

— C’est plus que magnifique ! Et, naturellement, tu comprends que la ville, une fois livrée, nous, nous partons tous pour la France ! Et Vive la France !…

— Vive la France ! cria à son tour de Loys. Mais pas si vite, mon ami, ajouta-t-il, nous ne sommes pas partis encore, et la ville tient. Et puis, le bon truc de l’intendant pourrait bien rater, en imaginant, par exemple, que Monsieur de Lévis arrivât ici avant le message. Car n’as-tu pas dit qu’un courrier avait été dépêché au Chevalier ?

— Si fait. Et veux-tu savoir le nom de ce courrier ?

— Dis.

— Flambard !

— Oh ! oh ! s’écria de Loys avec une flamme de joie dans ses prunelles fiévreuses, tu as dit Flambard ? Mais, mon ami, si tu connais Flambard, tu aurais dû penser que le truc trouvé par l’intendant ne peut réussir. Il l’a inventé trop tard ! Il fallait le trouver avant que Flambard fût parti ! Car Madame Péan, avec sa berline, n’aura pas atteint les Trois-Rivières, que Flambard sera à Montréal, que Monsieur de Lévis se sera mis en route pour Québec et qu’il y arrivera avant le retour de Madame Péan avec son message ! Non, non, de Coulevent… on s’y est pris trop tard !

De Coulevent ricana.

— Si tu m’avais laissé finir, dit-il.

— Ah ! tu n’as pas fini de me dévider l’écheveau de ton intrigue ?

— Tu vas voir. D’abord, la mission de Flambard a été de suite connue. L’ami Deschenaux, qui a le nez en l’air et qui demeure sans cesse aux aguets, ayant été informé de la chose, a de suite lancé aux trousses de Flambard des agents pour arrêter le spadassin et l’empêcher par tous les moyens d’accomplir sa mission.

— Quels sont ces agents ?

— Des gardes de Monsieur l’intendant, mais des gardes résolus, que commande Foissan.

— Fossini ?

— Si tu veux.

— Je leur souhaite bon succès, ricana le vicomte. Non, vraiment, ils ne savent pas ce qu’est Flambard ! Ah ! ah ! mon cher de Coulevent, je te le redis, vous vous y êtes pris trop tard ; Flambard déjouera tous vos trucs encore une fois !

Cet entretien fut interrompu par la garde-malade, qui vint annoncer au vicomte qu’une calèche venait le prendre pour le transporter aux Hospitalières, selon qu’il en avait exprimé le désir.

De Loys exulta… il allait revoir Marguerite de Loisel !

Il fit rapidement ses adieux à son ami. L’instant d’après, quatre de ses soldats le transportaient dans la voiture.

Le Père Jésuite avait rempli avec succès la mission dont l’avait chargé le vicomte. Marguerite de Loisel n’avait pu refuser de soigner ce blessé inconnu… cet inconnu qui semblait la connaître, elle. Elle avait bien été tentée de demander le nom de ce blessé ; mais une sorte de gêne l’avait retenue. Aussi, fut-elle très intriguée et très désireuse de voir ce blessé qui avait tant insisté pour être confié à ses soins.

Lorsqu’on apporta sur une civière le vicomte, que le trajet de sa baraque aux Hospitalières avait failli tuer, Marguerite, le reconnaissant poussa un grand cri, et elle voulut s’enfuir comme effrayée par une vision monstrueuse.

— Mademoiselle, gémit le vicomte, ne me tuez pas tout à fait !

Elle le regarda, surprise, émue malgré elle. Elle le vit livide, frissonnant, agonisant. Elle vit des larmes pleins ses yeux rougis par un commencement de fièvre, et elle crut deviner une telle transformation dans ce jeune gentilhomme, dont le nom avait été synonyme de débauche, que son cœur se serra de pitié.

— Marguerite, bégaya le vicomte, écoutez-moi d’abord, vous me tuerez ensuite ! Je suis prêt à mourir, m’étant confessé aujourd’hui.

La garde-malade se rapprocha, presque timidement.

— Avez-vous, demanda-t-elle la voix tremblante, quelque chose à me communiquer ?

— Oui, quelque chose de grave… il s’agit du salut de la capitale de la Nouvelle-France !

— Que savez-vous, monsieur ?

— C’est une trame dont on m’a dévoilé tous les fils ce soir.

— Une trame ! Pensez-vous que je pourrai être utile à quelque chose ?

— Vous pourrez faire échouer le complot qu’on a ourdi !

— Parlez, monsieur, puisque vous avez confiance en moi !

— Si j’ai confiance en vous, Marguerite… sourit le blessé ; mais c’est en vous que j’ai mis ma dernière confiance ! Mais écoutez… je sens que la vie s’en va… ce trajet en calèche… le froid de la nuit…

Il fut secoué par un violent accès de toux, et du sang rougit ses lèvres blêmes.

Vivement et doucement de son mouchoir Marguerite essuya les lèvres du jeune homme, et elle dit :

— Parlez vite, puisque c’est si grave ce que vous avez appris !

Bien difficilement le vicomte fit part à la garde-malade de la conversation qu’il avait eue avec de Coulevent ; et, aux dernières paroles, qui lui avaient coûté un effort surhumain, il s’évanouit.

Marguerite, éperdue, appela immédiatement deux sœurs infirmières. Elle leur confia qu’elle devait s’absenter de suite pour une heure ou deux, et leur demanda de donner tous leurs soins au vicomte jusqu’à son retour.

Oui, Marguerite, en apprenant la trame ourdie pour la perte de Québec, avait de suite pensé à Jean Vaucourt, à Jean Vaucourt qui ne manquerait pas de prendre les mesures nécessaires pour faire avorter la trame terrible.

Elle commanda immédiatement la calèche qui avait amené de Loys à l’hôpital, et, peu après, elle volait pour ainsi dire vers l’habitation du milicien Aubray, où elle espérait trouver le capitaine Vaucourt.