Le docteur Théodore Billroth et sa correspondance

Le docteur Théodore Billroth et sa correspondance
Revue des Deux Mondes4e période, tome 136 (p. 684-695).
LE
DOCTEUR THÉODORE BILLROTH
ET SA CORRESPONDANCE

La biographie de Théodore Billroth, l’un des plus illustres chirurgiens de ce temps, peut se résumer en deux mots. Ce Poméranien, fils d’un pasteur de l’île de Rugen, fit ses études de médecine à Gœttingen et à Berlin. Il eut pour maîtres les docteurs Baum et Langenbeck. Le 1er avril 1860, à l’âge de 31 ans, il fut nommé professeur de clinique chirurgicale à Zurich ; en 1867, il fut appelé à l’Université de Vienne, où il enseigna pendant vingt-cinq ans. Le 6 février 1894, il mourait à Abbazia, dans sa soixante-cinquième année. Jamais vie plus unie ne fut plus active, plus laborieuse. Il avait énormément travaillé dans sa jeunesse, il travailla jusqu’à la fin. Peu d’années avant sa mort, imparfaitement remis d’une maladie à laquelle il avait failli succomber, il avait repris toutes ses occupations.

Il écrivait le 5 mars 1890 : « Je viens de passer comme d’habitude une journée agitée et dure. Personne n’est plus sujet que moi au coup de cloche. Je fus réveillé de bon matin par une blessure au doigt, qui s’est envenimée en touchant du pus ; j’y suis accoutumé, je serai bientôt guéri. À peine levé commence une éternelle sonnaillerie ; on ne me laisse pas déjeuner en paix avec ma femme et mes enfans. Des domestiques d’hôtels viennent me prier de fixer des heures de consultations ; le secrétaire de l’association Rodolphine réclame des signatures. Je vais voir chez eux quelques-uns de mes opérés d’hier, puis je me rends à la clinique. Assistans, opérateurs, directeurs, tout le monde a quelque chose à me demander. Sacrebleu ! il est déjà 10 h. 20. La salle des cours nous attend. Deux heures de pédagogie et d’opérations. À peine sorti de l’amphithéâtre, je suis de nouveau assailli ; je n’aurai que vingt minutes pour manger. Suit une opération très difficile, qui dure plus de deux heures. Grâce à d’audacieuses précautions, la victoire me reste, et j’avale en hâte deux verres de cognac. Je cours chez moi ; six patiens m’y attendent ; les uns ne sont pas des malades sérieux, les autres sont des incurables : il faut mentir, pour les consoler. J’ai quinze minutes pour prendre le thé et de nouveau quatre malades à voir. On m’accorde enfin une demi-heure de repos. Quelle bonne fortune ! J’en profite pour achever la lecture du livre de Widmann sur l’Italie, et je cours au concert de la Renaissance. Grande joie ! Durant une heure et demie, je subis l’empire d’une musique reposante. Je rentre chez moi dans une excellente disposition d’esprit, et je soupe très agréablement en famille, après quoi j’écris six lettres d’affaires très urgentes. Enfin, enfin, me voilà seul. » Quand il était seul, sa tête travaillait sans cesse. Il a dit lui-même que les événemens les plus intéressans de notre vie sont les idées, justes ou fausses, qui nous viennent. À ce compte, sans parler des résections de genoux ou de mâchoires et des ovariotomies, sa vie fut riche en événemens, car les idées lui venaient en abondance. Il employait une partie de son temps à les déguster, une autre à les critiquer.

Sa correspondance, que vient de publier en partie le docteur Georges Fischer, nous fait bien connaître cet admirable praticien, qui était quelque chose de plus[1]. Il se révèle dans ses lettres comme un de ces hommes rares et très intéressans, qui ont excellé dans leur métier et l’ont aimé passionnément jusqu’à leur mort, sans s’aveugler sur ses imperfections, sans être tenté de le surfaire. Son amour était exempt de toute illusion. Il voyait sa maîtresse telle qu’elle était avec ses rides, ses faiblesses et ses misères, et, telle qu’elle était, il la préférait à tout, sans que sa clairvoyance ait jamais fait aucun tort à sa fidélité.

Le 19 septembre 1883, il écrivait à un agronome de ses amis, dont le fils se destinait à la médecine : « Tu me parles des fatigues et des peines de l’agriculteur, qui est à la merci des vents, du soleil et de la pluie ; je ne veux pas vous épouvanter, toi et ton Robert ; mais n’allez pas vous imaginer que le médecin soit couché sur un lit de roses… A l’Université, tant que durent les études, nous sommes heureux et fiers de pénétrer quelques-uns des secrets de la nature. Nous passons nos examens, et nous voilà enchantés de nous-mêmes. Mais peu à peu nous découvrons combien notre savoir est fragmentaire, combien nous sommes impuissans dans les cas où nous regrettons le plus de l’être. Puis viennent les scrupules : ferai-je ceci ? dois-je faire cela ? Pour nous soustraire à nos syndérèses, il faut pouvoir se dire qu’on fait son devoir tellement quellement, de son mieux et en conscience… Maigres sont les joies du médecin ; quelques-uns de ses cliens lui témoignent un attachement sincère et lui en donnent parfois des preuves matérielles ; le plus souvent ses peines, les services rendus, les sacrifices même ne sont payés que d’ingratitude. » Il concluait de là que Robert Toppius devait y regarder à deux fois avant de se lancer dans cette épineuse carrière. Il ajoutait que pour être un bon médecin, il faut avant tout être un honnête homme, un homme de bien, capable d’éprouver quelque bonheur à secourir les misères humaines. Un médecin grec avait dit jadis : « Nous ne pouvons aimer notre vocation qu’à la condition d’aimer les hommes. » Le malheur est que les hommes sont rarement aimables quand ils sont malades : il leur semble que leurs déraisons, leurs injustices les aident à supporter leurs maux.

Les prodigieux progrès accomplis dans ces dernières années par la médecine opératoire sont une des gloires les plus incontestées de notre siècle. Elle mène à bonne fin des entreprises dont la seule description fait frémir. Elle a toutes les indiscrétions, toutes les audaces ; elle ouvre les corps vivans, les estomacs, les entrailles, les crânes. Le grand chirurgien est devenu un faiseur de miracles, à qui rien ne semble impossible. Billroth ne le cédait en hardiesse et en dextérité à aucun de ses confrères, et il s’est illustré par de grandes aventures chirurgicales. Quand l’un de nos plus étonnans opérateurs fit ses premières laparotomies, on le fit passer, me disait un de ses élèves, « pour une sorte d’éventreur criminel » ; d’autres le traitaient de charlatan, et un jour qu’il présentait à l’Académie de médecine un fibrome énorme qu’il avait enlevé par l’ouverture totale de la cavité abdominale, quelqu’un s’écria : « Rien ne prouve que ce fibrome ne soit pas une pièce d’autopsie. » Billroth en jugeait autrement ; plus d’une fois il envoya de Vienne ses assistans à l’hôpital Saint-Louis, et ce qu’ils avaient vu faire, il le refit à son tour. « Demain, écrivait-il le 31 octobre 1875, je fais de nouveau une laparotomie pour retirer à une jeune fille de dix-huit ans un colossal fibrome de l’utérus. Les brillans résultats obtenus par Péan me rendent furieux ; nous devons pouvoir en faire autant. » Et dix jours plus tard : « J’avais de la répugnance pour les extirpations de l’utérus ; mais après avoir fait à peu près cinquante ovariotomies et avoir lu le livre si remarquable de Péan, je me suis risqué. »

Les opérations ont leurs voluptés secrètes, et comme le cœur, la main a ses entraînemens, ses ivresses. « J’ai déjà fait plus de soixante laparotomies, disait-il quelque temps après ; elles me charment comme un jeu. » Mais il ajoutait que deux de ses extirpations de l’utérus avaient mal tourné, et il était plus enclin à s’affliger de ses défaites qu’à s’enorgueillir de ses victoires. « J’ai constaté qu’on faisait autant de mal que de bien en ouvrant les abcès froids, surtout dans la spondylitis, et j’ai essayé tant de manières de les ouvrir que, devenu plus timide, je me suis un peu refroidi pour les nouvelles méthodes. » Ce grand chirurgien était doublé d’un grand médecin qui le surveillait, le tenait en bride, le gouvernait, l’avertissait sans cesse que les opérations les plus glorieuses sont des crimes lorsqu’elles ne sont pas nécessaires ou vraiment utiles : « A Zurich j’ai rarement laissé mourir un septhémique et un pyohémique sans les avoir amputés ; je m’en faisais un devoir ; aujourd’hui je laisse ces pauvres gens s’en aller tranquillement dans l’autre monde avec leurs quatre extrémités, parce que je sais que je ne puis rien pour eux. Je m’imaginais jadis pouvoir contraindre les gens à vivre ; désormais je suis plus résigné à cet égard. »

On admire, en lisant ses lettres, le courage de son esprit, sa sincérité vraiment héroïque. D’autres s’appliquent à dissimuler ou à pallier leurs fautes ; il sentait le besoin de révéler les siennes, de les publier sur les toits. D’autres cachent soigneusement leurs morts, ou tout au moins ils n’en parlent et n’y pensent jamais. Billroth pensait beaucoup aux siens ; il les comptait et en quelque sorte il les déterrait pour les interroger.

Il se plaignait que la plupart des chirurgiens marchassent à tâtons dans les ténèbres ; quant à lui, il voulait se rendre un compte exact du résultat de ses opérations, savoir ce qu’étaient devenus ses opérés, particulièrement ceux qui étaient atteints de tumeurs et de maladies des os ou des articulations. A Zurich, en 1866, on le voit se livrer avec acharnement à ce travail de statistique funèbre, travail très prosaïque, dit-il lui-même. Il met en ordre ses trois mille cinq cents histoires de malades, et il se procure les informations qui lui manquent en expédiant plus de deux cents lettres à des pasteurs de village. Il consacre à cette enquête la plus grande partie de l’été. A Vienne, en 1877, il recommence. Le cas est compliqué ; il doit s’adresser aux autorités, aux curés, aux rabbins, les interroger dans toutes les langues qui se parlent en Autriche. On lui répond souvent que le patient en question n’est plus de ce monde, que le bistouri travailla vainement : « Que nous sommes mal renseignés, disait-il. Que les maladies chroniques sont trompeuses ! que d’illusions tombent ! »

Mais, je l’ai dit, il n’avait pas besoin d’illusions pour croire et pour aimer. Il se convainc de plus en plus que son art est imparfait et faillible, et que le monde est plein d’incurables. Il ne se décourage point. Il ne dit pas comme Danton : « De l’audace et toujours de l’audace ! » Mais il apprend à discerner les cas où les sages s’abstiennent et les cas où il faut oser ; tout en poursuivant sa mélancolique enquête, il opère une fistule de l’estomac et obtient une guérison définitive. Les Grecs distinguaient deux genres d’enthousiasme, l’exaltation lumineuse dont Apollon, souverain de Delphes, a le secret, et ces inspirations plus troubles que Dionysos, inventeur de la vigne, dispense à ses favoris. Billroth se vantait d’avoir connu tour à tour ces deux sortes d’ivresse, celle qui fortifie la raison et celle qui l’obscurcit. Quoi qu’il en pût dire, il était de la race des apolliniens, il avait fait son choix, et si cet homme réfléchi, toujours disposé à se juger, a payé dans l’occasion son tribut au dieu des coupes profondes et des témérités heureuses, il a consacré sa vie au service du dieu des idées claires, qui sont souvent des idées tristes.

La science pure avait été sa première vocation. A Berlin, dans sa jeunesse, il avait eu la passion de l’histologie, et il s’était promis de devenir un illustre microscopiste. Il ne tarda pas à changer d’humeur et de goût ; il découvrit un jour « qu’étudier l’homme au lit des malades est une plus belle occupation que la microscopie. » Notre caractère a plus d’influence sur notre destinée que le tour de notre esprit. Billroth s’avisa qu’il avait le caractère, le moral d’un grand opérateur, que quelque attrait qu’eût pour lui le travail de cabinet et de laboratoire, il était fait pour la vie d’action. Entre toutes les fonctions civiles, le métier du chirurgien est celui qui ressemble le plus au métier du soldat ; sa vie est une bataille ; comme un général aux prises avec l’ennemi, il doit avoir son plan d’attaque et de défense et compter sans cesse avec les accidens, conserver tout son sang-froid et l’entière possession de lui-même dans les instans critiques ; il est tenu, lui aussi, de travailler dans le sang et de n’avoir jamais l’esprit plus lucide que quand la liqueur rouge coule à flots. Il faut enfin que, comme un chef d’armée, il ait l’amour des grandes responsabilités, qu’il les porte sans plier, qu’il les porte avec joie. Quand on est né pour savourer cette joie, toutes les autres paraissent de qualité inférieure, et tout exercice de la volonté qui n’est pas accompagné de périls semble méprisable.

Billroth resta toujours un homme de science ; il en avait l’esprit, les habitudes, les défiances, les scrupules. Il méprisait les assertions sans preuves, et les routines aveugles le révoltaient. Il voulait analyser, comprendre, il s’appliquait à découvrir le pourquoi des choses, et il le demandait quelquefois à son microscope, qu’il aimait à consulter quand sa clientèle lui en laissait le temps. Il a usé de toutes les méthodes nouvelles ; mais il se défiait des exagérations, des engouemens, et ne croyait pas aux panacées. On lui fit un crime de n’avoir pas adopté sur-le-champ, avec enthousiasme, les méthodes antiseptiques ; il se plaignait que leurs partisans prissent souvent leurs préventions pour des raisons, il leur reprochait l’insuffisance de leur théories. Il finit cependant par se rendre, non sans faire ses réserves : « Je ne méconnais pas les énormes progrès pratiques dus à l’antisepsie ; mais quand j’envisage l’immense domaine de la chirurgie, j’estime que la partie opératoire n’en constitue guère que le tiers, et qu’au surplus l’antisepsie n’a rien à voir dans les opérations de la bouche, du rectum, de la vessie. L’identifier à la chirurgie me paraît un dangereux abus. » Il traitait de pernicieux fanatisme l’emploi inconsidéré de l’iodoforme, et quelque importance qu’il attachât à la bactériologie, il ne pensait pas que ce fût une de ces clefs qui ouvrent toutes les portes. « Elle exerce, écrivait-il en 1892, une véritable fascination sur nos jeunes microscopistes ; un jour ils se lasseront, et on en reviendra à l’histologie pathologique. L’esprit du temps va par ondes. »

Il posait en principe que la nature est infiniment compliquée, que les explications trop simples n’expliquent rien, que dans la recherche du détail il ne faut jamais oublier l’ensemble, et que pour juger de l’ensemble, il faut connaître jusqu’au moindre détail, que tout observateur doit être un penseur et observer en pensant, penser en observant. C’était la morale qu’il enseignait à ses élèves ; il les mettait en garde contre les jugemens précipités, contre les fétiches, contre la superstition des nouveautés souvent plus fâcheuse que le culte irréfléchi des vieilleries. Il s’efforçait, disait-il, « de développer en eux le sens critique, accompagné d’une certaine dose de pessimisme, pour les préserver de toute présomption. » Il se plaignait quelquefois de leurs incuriosités et que, trop amoureux des hardis coups de main, ils eussent peu de goût pour l’étude attentive et patiente des faits, pour la recherche des causes et des origines. « Mes jeunes messieurs, disait-il, sont beaucoup plus habiles que je ne l’étais à leur âge dans l’art des belles préparations ; mais ont-ils trouvé la formule qu’ils cherchaient, ils ne vont pas plus loin, ils se désintéressent de tout le reste. Depuis bien des années, je n’ai pas eu d’élève qui se posât cette question : « Comment s’est formé ce singulier tissu cellulaire ? Comment est-il devenu ce qu’il est ? » Leur exigeant professeur aurait voulu que, comme lui, ils éprouvassent au même degré le besoin de comprendre et le besoin d’agir ; c’était leur demander d’être tous des hommes supérieurs.

Tout en s’occupant de leur éducation, il travaillait à la sienne. Il était admirablement doué ; mais je ne crois pas qu’il faille compter au nombre de ses dons naturels cette pitié pour les misères humaines, cette générosité et cette ouverture de cœur, cette philanthropie qui ne fait pas acception des personnes, toutes ces vertus médicales qu’il prêchait éloquemment au jeune Robert Toppius. Il les acquit par degrés, et ce fut l’exercice du métier qui les lui donna.

Il en convenait lui-même, il avait eu dans sa jeunesse le cœur étroit, l’esprit dur et beaucoup de préjugés. Le vrai médecin n’en a pas ; quelles que soient ses opinions, ses préférences, ses attachemens, son premier devoir est d’être un humanitaire, de tenir peu de compte des nationalités, des confessions, de ne voir dans l’homme que l’homme. Français, Allemand ou Chinois, catholique, protestant, israélite, musulman ou athée, tout malade sérieux qui vient le trouver est sûr d’être pour lui un objet intéressant, surtout si son cas est rare. L’adversaire le plus dangereux de Louis XIV, Guillaume III d’Angleterre, rendit un bel hommage aux vertus professionnelles quand, au cours de sa dernière maladie, il fit demander secrètement à l’un des médecins du grand roi une consultation écrite. Sa confiance ne fut pas trompée : Fagon conseilla l’ennemi de la France comme il eût conseillé son maître.

Billroth était né Poméranien, et de son propre aveu, comme le Frison et le Brandebourgeois, le Poméranien a une antipathie naturelle pour toute autre race que la sienne et particulièrement pour les Velches ; les plus vieilles injures sont toujours présentes à son esprit, ses haines sont toujours jeunes. On avait appris à Billroth, disait-il, « à regarder comme français tout ce qu’il y a de mauvais et de vil dans l’espèce humaine. » — « Vos grands-parens, écrivait-il à son ami Lübke en 1871, ne vous ont-ils pas cent fois répété que ce peuple sauvage nous dévora jusqu’aux moelles, nous et notre pays ? Dès votre enfance, comme cela se pratiquait dans notre famille et dans celle de ma femme, n’a-t-on pas rempli votre imagination des horreurs et des brutalités commises chez nous par les Français ? N’en avez-vous pas déchiqueté plus d’un dans vos jeux d’enfant, en appelant sur la nation les vengeances célestes ? Nous avons été élevés dans la haine systématique de la France… J’avais oublié tout cela ; mais quand la guerre a éclaté, ma jeunesse a revécu en moi. Mon métier m’oblige à secourir les hommes sans distinction de race ; aussi ai-je rempli mon devoir envers des Français, que j’aime beaucoup comme individus, lorsqu’ils sont aimables, ce qui s’accorde et s’arrange très bien avec les animosités de race. Autrement à quoi nous serviraient les circonvolutions multiples de notre cerveau, de notre religion et de notre morale ? »

Il disait vrai : il avait eu en 1870 un accès de furor teutonicus, et, selon sa propre expression, il avait constaté que les grandes colères sont de voluptueuses ivresses, qu’il est doux d’entendre gronder en soi les fureurs d’une brute qui sent sa force, sich als starke Bestie zu fühlen. Mais à Wissembourg, à Mannheim, à peine eut-il soigné quelques blessés français, entre autres « un brave officier qui avait reçu cinq blessures, et qui, doux et aimable, se montrait reconnaissant de tout ce qu’on faisait pour lui », la brute rentra ses griffes et son rugissement. Il s’efforçait de modérer les emportemens farouches de Mme Billroth, qui avait élevé ses filles dans la religion de la haine. Peut-être, comme Mme de Bismarck, souhaitait-elle « de voir tous les Gaulois fusillés et transpercés en gros et en détail, y compris les petits enfans, qui cependant ne sont pas responsables des affreux parens qu’ils peuvent avoir. » Billroth, qui avait dix lazarets à surveiller, lui écrivait : « Si tu étais auprès de moi, tu te calmerais bientôt. » Il lui représentait qu’elle était fort injuste, que les atrocités attribuées aux turcos étaient de pures légendes, que d’ailleurs la guerre est la guerre, que les Français étaient de braves gens qui avaient fait leur devoir.

Huit ans plus tard, il écrira à l’un de ses élèves, le docteur Mikulicz : « Si le Français nous détestait moins, il serait un charmant compagnon, ein reizendev Kerl. » En 1886, passant quelques jours à Paris, il appellera cette ville impure « un nid où il fait bon vivre, ein urgemüthliches Nest. » Si on apprend aux Poméraniens à détester les Velches, on ne leur apprend pas à aimer les Russes. En 1877, Billroth se rendit à Saint-Pétersbourg pour opérer le poète Nekrassow ; il rapporta de son voyage les meilleures impressions : « Pétersbourg, que je voyais pour la première fois, m’a fort intéressé. Les hôpitaux y sont admirables et d’un grandiose où nous n’atteindrons jamais ; au point de vue scientifique et pratique, il y a beaucoup de bon. J’ai acquis la conviction que l’avenir appartient aux Russes en Europe. » C’est ainsi que d’année en année il se défaisait de ses préjugés ; d’autres passent leur vie à s’en faire.

Sa vie fut heureuse et facile ; jamais on ne fit plus promptement et plus sûrement son chemin. Il le sentait lui-même : « Le métier de médecin est dur et souvent ingrat ; il ne mène que très lentement à l’indépendance. Quand je songe à tous les jeunes gens de grand talent qui ont étudié avec moi et combien peu ont prospéré, je me considère comme un parvenu, ein Glückspilz. » Il éprouva un frisson de joie lorsqu’il reçut, en 1867, « la nouvelle que les Viennois offraient une chaire au fils du pasteur de Bergen, à un Prussien, à un hérétique, qui n’avait que trente-huit ans. » Il croyait rêver, lire un roman ; il était donc vrai que Théodore Billroth, qui se trouvait lui-même « jeune à faire peur », venait d’être nommé professeur de la première clinique de Vienne et directeur de l’institut opératoire par Sa Majesté apostolique l’Empereur d’Autriche ! Son bonheur l’effrayait : « Je crains les dieux. »

Il eut quelque peine à s’acclimater et à s’imposer aux malveillans, aux jaloux, aux intrigans, aux ministres de l’instruction publique dont les volontés étaient changeantes, qui promettaient tout et donnaient peu. Il avait cru s’apercevoir que, très attachés à l’alliance prussienne, les Viennois goûtaient peu les Prussiens. Dans ses heures de dépit, il définissait les Autrichiens « une nation d’égoïstes et d’épicuriens insoucians, sans ambition et sans idéalisme. » Il ne tarda pas à se raviser, à découvrir que ces épicuriens étaient commodes à vivre. Il finit par se plaire beaucoup à Vienne, et si brillantes que fussent les propositions que lui faisaient les universités d’Allemagne désireuses de reprendre leur bien, il les refusa.

Il n’aurait pu les accepter sans ingratitude. On avait oublié qu’il était Prussien ; on était charmant pour lui et on lui accordait en fin de compte tout ce qu’il demandait. Il avait conçu le projet de créer, sous le nom de Maison Rodolphine, un hôpital modèle pour former des infirmières ; les fonds affluèrent et on lui donna carte blanche. Lorsqu’on se fut assuré qu’il n’irait pas à Berlin, les étudians organisèrent une colossale procession aux flambeaux telle que Vienne n’en avait jamais vu. En 1887, une pneumonie mit sa vie en danger ; sa convalescence fut fêtée comme un bonheur public. De toutes parts arrivaient des lettres, des dépêches, des adresses. En rouvrant sa clinique, il trouva son cabinet transformé en jardin ; il marchait sur des fleurs. Il ne pouvait traverser une rue sans que les passans lui fissent de loin des signes de tête et de main, et les marchandes des halles se précipitaient sur Mme Billroth pour la féliciter. Il était touché jusqu’au fond de l’âme de ces témoignages d’attachement, et il déclarait que son capital de philanthropie lui rapportait d’énormes intérêts : « Qu’ai-je donc fait à ces gens pour qu’ils m’aiment tant ? Que trouvent-ils en moi de si rare ? Si je deviens insupportable, ce sera leur faute, ils me gâtent. »

Ce n’était pas seulement Vienne qui lui faisait fête ; sa renommée s’était répandue dans toute l’Europe. Dès 1871, son traité de chirurgie générale, parvenu à sa cinquième édition, courait le monde traduit en sept langues. On l’appelait partout en consultation ou pour opérer : il courait d’Athènes à Constantinople, à Pétersbourg, à Paris, à Lisbonne, à Naples, à Madrid, à Stockholm, à Corfou, et partout il retrouvait des élèves instruits, formés par lui. Il avait le don de l’enseignement, de la parole, de l’ascendant personnel, et il savait discerner les vocations, encourager les talens. Il était fier d’avoir réussi à créer une école d’où étaient sortis des chirurgiens de premier ordre, et qui fournissait des professeurs à l’Autriche, à l’Allemagne, à la Belgique, à la Hollande. A la vérité, il faisait quelquefois cette réflexion mélancolique, qu’ayant eu la candeur de leur révéler tous ses secrets, il les avait mis en état de faire aussi bien ou mieux que lui les opérations les plus difficiles, qu’il ne lui restait plus qu’à leur quitter la place. Mais il se disait plus souvent qu’ils perpétueraient ses traditions, qu’ils étaient la meilleure de ses gloires, la preuve vivante qu’il n’avait pas travaillé en vain.

Aux satisfactions que lui donnaient ses élèves, son génie et sa main, il s’en ajoutait beaucoup d’autres dont il faisait cas. Il pensait que le plus noble, le plus attrayant des métiers ne suffit pas à remplir la vie, que l’homme qui s’y enferme est un prisonnier. Il ne méprisait aucun genre de bonheurs et se déclarait capable de les savourer tous. « Lequel est le plus heureux, disait-il, du mathématicien qui a résolu son problème, de l’artiste qui a mis son âme dans son œuvre, de l’ingénieur découvrant un nouvel emploi pratique de la vapeur ou du gourmand qui invente un plat nouveau ? » Il appelait les inventeurs de nouveaux plaisirs « des idéalistes américains » et il leur savait gré de s’appliquer à embellir leur existence et celle des autres.

Il s’entendait à embellir la sienne, et il avait sur beaucoup de grands travailleurs cet avantage qu’il savait se reposer. Le monde, la famille, la solitude, les grandes villes, les champs, les jardins, il s’accommodait de tout. Il passait l’automne dans la villa qu’il s’était construite à Saint-Gilgen, près d’Ischl, et qu’il appelait son Tusculum. Il faisait aussi des séjours à Abbazia, où il est mort en face de la mer et des montagnes, comme il en avait exprimé le désir. Il avait le pied léger et il adorait l’Italie ; il employait ses vacances de Pâques à revoir Venise, Florence, Rome, ou à se promener en Sicile : « Cette nature me grise, je vis comme dans un rêve. Le jour de Pâques, Vienne me reverra, et je reprendrai mon licou. Le rêve et la vie, la vie et le rêve ! Ainsi s’en vont les années ! »

C’était la musique qui lui procurait ses plus beaux songes ; il l’a toujours aimée jusqu’à la fureur. Il jouait de plus d’un instrument et s’amusait quelquefois à composer. À vingt et un ans il écrivait à sa mère que la voix de Jenny Lind l’avait rendu presque fou ; plus tard Schumann le fera frissonner et pleurer : « Est-ce un bonheur, est-ce un malheur, s’écriait-il, que d’éprouver de si vives sensations ? » Son musicien favori était Brahms, avec qui il était intimement lié, et dont le génie lui était si sympathique qu’il ne pouvait entendre une de ses compositions sans se figurer qu’elle avait été écrite spécialement pour lui. La musique était, disait-il, son second moi et ses deux moi s’accordaient à merveille. Cet apollinien estimait que l’art est une science et que la science est un art, que l’un et l’autre dérivent de la même source, qui est une imagination bien réglée ; il aimait à dire, comme Trousseau, que le vrai médecin est un artiste savant, que c’est l’inspiration, le génie propre du métier qui fait les grands praticiens.

Il y a de petites passions qui gâtent les existences les plus favorisées, et les grands praticiens ne sont pas heureux quand ils sont jaloux. Billroth ne l’était point. Les succès des autres ne le chagrinèrent jamais. Il s’était fait un nom par d’audacieuses opérations qu’il avait pratiquées le premier, telles que la résection des mâchoires et l’extirpation du larynx. Il voyait sans chagrin qu’on en fit d’autres dont il ne s’était point avisé, et ce grand maître était toujours prêt à retourner à l’école. En lui envoyant le premier volume de son Traité d’hystérectomie, le docteur Péan l’avait prié de lui dire ce qu’il pensait de ses surprenantes entreprises qu’on traitait de criminelles. Il lui répondit qu’il se prononcerait après expérience faite. Il exécutait bientôt avec succès la résection du pylore, en suivant les règles tracées par l’opérateur français. Quelques semaines plus tard, il enlevait à son tour les grandes tumeurs de l’utérus par la voie abdominale, et il envoyait ses élèves les plus éminens, MM. Gussenhauer, Mikulicz, Eiselsberg, étudier à l’hôpital Saint-Louis le manuel de cette opération, qu’ils vulgarisèrent en Allemagne. Nouvelles méthodes d’hémostase, morcellement des tumeurs, il se faisait un devoir de tout expérimenter, et toute sa vie il lui en coûta peu d’admirer ses rivaux.

Le jour vient où les grands savans comme les grands artistes se ressentent des atteintes de l’âge ; ils n’ont plus la pleine possession de leur pensée et de leur main ; il faut s’arrêter, et qui s’arrête recule. C’est encore un malheur qui fut épargné à Billroth. Il fut toujours lui-même. « Il avait, nous dit le plus compétent des juges, des notions très étendues sur toutes les branches de la médecine ; il s’était occupé avec succès de l’anatomie normale et pathologique, de la physiologie, de la bactériologie, et il a publié sur ces sciences accessoires des mémoires remarquables. Son traité de pathologie générale, qui porte partout la marque d’un esprit élevé et profond, a de plus le mérite d’être écrit dans un style très attachant, et on peut dire que cet ouvrage a fait faire un grand pas à l’art de guérir. » Il s’était dit plus d’une fois : « Je me fais vieux, je n’écrirai plus. » Et il écrivait toujours. A la veille de sa mort il rêvait de publier des études « sur l’anatomie des sociétés humaines, sur la sympathie considérée comme le fondement de la morale, sur la physiologie de la musique, » et aussi sur cette question qui le préoccupait : « Où nous mènera l’idolâtrie que nous avons pour notre intelligence et nos sensations ? » Il n’avait pas étudié cette idolâtrie sur lui-même ; quoique Poméranien, il était né modeste.

S’il y a jamais eu quelqu’un d’heureux sur la terre, ce fut le grand chirurgien Théodore Billroth, qui aimait également ses malades, l’opéra, les symphonies, les roses de son jardin et les belles tumeurs qu’il opérait, et qui n’a jamais connu les passions acres qui empoisonnent la vie. Cependant il se reprochait de ne pas sentir assez son bonheur, d’être né avec une imagination inquiète et mélancolique, trop disposée à se tourmenter elle-même, d’aimer à se faire des soucis, d’être plus affligé de ses ignorances qu’il n’était heureux de son savoir. Il en voulait à sa clientèle de l’avoir rendu infidèle à la science, et il en voulait à la science de ses incertitudes, de ses perpétuelles variations. Que de choses péniblement apprises, et qu’il croyait certaines, il avait dû désapprendre ! Était-on sûr qu’au XXe siècle deux et deux feraient encore quatre ? Il se plaignait surtout que la vie fût courte, qu’il fallût mourir avant d’avoir fait le quart de ce qu’on s’était promis de faire.

On l’avait appelé en 1882 à Frohsdorf pour soigner un neveu du comte de Chambord. — « Que d’illusions dans cette petite cour ! s’écriait-il. Après tout, nous avons tous les nôtres ; nous sommes tous des prétendans à je ne sais quel trône dont nous ne jouirons pas dans l’étrange monde où nous vivons ! » Son esprit avait toutes les ambitions, et toute borne lui était insupportable. « Je connais mieux que personne les imperfections de mes travaux, de mon art et de ma science… Non, je ne suis pas un Dieu : il y a quelques jours, dans une laparohystérotomie, j’ai transpercé l’urètre… Je me trouve terriblement médiocre. »

Outre sa modestie naturelle, il avait plus d’une raison de ne pas s’infatuer de lui-même. Les nouvelles méthodes introduites dans les sciences d’observation étaient, selon lui, un outil si excellent que les travailleurs vulgaires en pouvaient tirer parti ; il n’était plus besoin d’avoir du génie : libre au premier venu, pourvu qu’il fût appliqué et qu’il ne fût pas un sot, de se signaler par quelque découverte qu’un autre eût faite à sa place. Au surplus il avait pour principe que c’est bien peu de chose qu’un individu, que les plus grands hommes ne sont qu’un détail dans l’histoire de la science comme dans l’univers : « Vous connaissez mes vues sur le peu de valeur de la personnalité dans l’histoire du monde. Tout ce qui arrive devait arriver. L’homme est un morceau de la nature ; elle a ses lois qu’elle nous impose quand nous nous flattons de lui imposer les nôtres. » Ce praticien naturellement très gai, qui avait une philosophie triste, se moquait quelquefois de ses mélancolies. Il avait dit un jour que le docteur Billroth était « un malheureux imaginaire, un hareng sentimental de la mer Baltique. » Mais il disait aussi que plus il avance en âge, plus ce genre de harengs a peine à dominer ses sentimens et ses imaginations, que nous changeons de sexe avec les années, qu’en vieillissant la femme devient plus homme et l’homme devient plus femme.

Quand on regarde les individus comme de simples détails, on est peu disposé à croire à leur immortalité. Billroth n’avait pas besoin de croire à la sienne pour se résigner facilement à quitter ce monde. Il avait pensé mourir en 1887, et la mort lui avait paru charmante : « Je demeurai longtemps dans un état de demi-sommeil qui n’était point désagréable, écrivait-il à Brahms, m’observant quelquefois médicalement, lorsque ma respiration devenait plus bruyante ou plus superficielle, et que mon esprit semblait s’en aller. Je disais avec un de tes Lieder : « Il me semble que je suis mort. » Que cet état me paraissait doux ! Je planais dans les airs et je regardais paisiblement la terre et mes amis au-dessous de moi. » Il écrivait plus tard : « Heureux celui qui meurt ! S’endormir et ne pas se réveiller, que peut-on imaginer de plus beau ? » Mais souvent aussi il regrettait sa jeunesse, cette heureuse saison des projets chimériques, cet âge délicieux où tout semble possible et où son microscope lui avait procuré des joies exquises que ne donnent ni les distinctions, ni les gros honoraires, ni la gloire. Peut-être en ces momens-là enviait-il dans le secret de son cœur ceux qui pensent que la mort est une fin qui est un recommencement, ceux qui croient à une jeunesse d’outre-tombe.


G. VALBERT.

  1. Briefe von Theodor Billroth. Hannover und Leipzig, 1896, Hahnsche Buchhandlung.