LE DOCTEUR MADDEN.

Les réflexions suivantes sur le Voyage en Orient du docteur Madden, dont quelques journaux français et étrangers ont cité plusieurs fragmens, sont extraites du Courrier de Smyrne

Tout en reconnaissant qu’elles sont empreintes elles-mêmes d’exagération, elles nous ont paru généralement assez vraies. Toutes les personnes qui ont réellement vu l’Orient ont signalé depuis long-temps les nombreuses aberrations du docteur Madden.

La Revue Britannique a publié une série de lettres sur l’Orient dans lesquelles, à travers des observations très-fines et très-exactes, nous avons remarqué un assez grand nombre d’erreurs, que l’abondance des matières politiques nous a seule empêché de signaler et de réfuter. Le même motif serait, à nos propres yeux, une excuse insuffisante, si nous passions sous silence les assertions consignées dans l’un des articles que contient le no 49 de ce recueil, sous le titre d’Esquisses levantines, et qui est un extrait, par notes détachées, du Journal des Voyages d’un certain docteur anglais Madden. Ce brave homme a voulu s’amuser aux dépens de ses lecteurs ; mais il aurait dû inventer des contes plus innocens que ceux qui donnent lieu à nos explications.

Dans le chapitre du marché des esclaves, que le docteur a été autorisé à visiter, comme si un marché, en Turquie comme ailleurs, n’était pas public, les phrases suivantes terminent une description lamentable des malheureuses femmes grecques enlevées à Scio, Ipsara et autres îles de l’Archipel, et entassées demi-nues dans une cellule.

« C’était un spectacle douloureux que de voir ces pauvres filles pleines d’innocence et de pudeur, examinées de la tête aux pieds par chaque soldat libertin qui prétendait vouloir les acheter. J’en vis une d’environ quinze ans, dont on proposa l’acquisition à un vieux Turc ; cet homme mania ses épaules, ses jambes, ses oreilles, examina sa bouche, son cou, à peu près comme on examinerait un cheval… »

Le docteur ne dit point où se passait cette scène ; quant à nous, nous ne connaissons pas un seul lieu en Turquie où un musulman, soldat ou autre, se permît d’insulter publiquement à la pudeur, en maniant une femme comme un cheval, sans courir le risque d’être lapidé sur la place. Dans aucun pays du monde, la décence extérieure n’est aussi religieusement respectée ; c’est une loi qui a pénétré si profondément dans les mœurs turques, qu’une femme, quelle qu’elle soit, libre ou esclave, est sacrée pour cette foule d’hommes qui se croisent en tous sens dans les rues et dans les bazars, et que celle qui recevrait de l’un d’eux la moindre offense trouverait à l’instant mille défenseurs. Remarquons que, suivant le narrateur, les filles grecques étaient examinées par chaque soldat libertin, ce qui revient exactement à l’idée de son titre, c’est-à-dire du marché public. Et c’est un vieux Turc, qu’il choisit pour donner ainsi, coram populo, ce spectacle de scandale et d’immoralité !

Dans le long commérage qui remplit le chapitre intitulé : Turcs petits-maîtres, on lit ce qui suit :

« Il a été élevé au sérail, et c’est par la route de l’infamie qu’il est parvenu aux honneurs. D’esclave il devient membre du ministère ou gouverneur d’une province. »

Voilà un homme déclaré infame parce qu’il est élevé suivant les usages et les lois de sa nation. En quoi consiste cette infamie ? En ce qu’il a été esclave ; mais comment un médecin qui prétend avoir été initié, en cette qualité, à tous les secrets de la vie turque, peut-il se méprendre si lourdement sur ce terme d’esclave ? Il se représente, et c’est une preuve qu’il n’a rien vu, l’un des nègres des Antilles ; mais là encore, l’infamie n’est pas pour l’esclave ; elle est pour le maître qui le fouette et qui outrage l’humanité. Le mot d’esclave, en Turquie, n’entraîne que l’idée de dévouement absolu d’un serviteur. Le chef d’une maison le considère comme un membre de la famille ; il ne s’en sépare que pour l’élever plus haut, et le mettre ainsi en route pour parcourir tous les degrés de l’échelle sociale. Ainsi un homme n’est pas, comme chez nous, condamné éternellement à l’état de domesticité ; et vous appelez cela de l’infamie !

« Une hostilité permanente contre les chrétiens est le premier principe de sa loi… les défauts de son caractère sont les résultats d’une élévation subite, de l’enivrement d’une prospérité dont il jouit sans modération et sans sagesse. »

De quelle loi parle le docteur ? Du Coran sans doute, puisqu’il n’y en a pas d’autre ; eh bien ! ouvrez l’une des premières pages du Coran, vous y trouverez cet admirable précepte : «  soyez tolérans ; si Dieu l’eût voulu, tous les habitans de la terre auraient suivi sa loi. » Ainsi l’intolérance n’est donc pas dans la loi du musulman, qui adore les décrets de Dieu et ne cherche point à les expliquer. Est-elle dans son caractère ou dans son éducation ? Qui oserait le soutenir ? En Turquie, il n’y a pas de religion d’état, principe commun à la plupart des monarchies de l’Europe ; les diverses religions y sont sur le même degré, et de toutes, celle des maîtres du pays fait assurément le moins de bruit.

Dans quel lieu de l’empire ottoman a donc vécu notre docteur, pour n’avoir pas su que la résignation la plus absolue au Kismett, c’est-à-dire aux volontés du destin, est le trait le plus saillant du caractère musulman ? Comment, avec cette impassibilité philosophique, jouirait-il de l’enivrement de la prospérité, sans modération et sans sagesse, lorsqu’elle lui fait supporter, avec une force qui nous est inconnue, les coups les plus rudes de l’adversité ? Et quand le type original de la nature morale des Turcs ne serait pas là pour démentir cette assertion, les faits les plus marquans ne parlent-ils pas assez haut ?

Nous demandons à nos lecteurs un peu de patience pour lire la description suivante :

« Il arrive (l’effendi, petit-maître) au café vers midi : l’Arménien qui en est le propriétaire l’accueille avec une profusion de salem chrétiens ; il étend sous lui un meilleur tapis, lui présente sa plus belle tasse, baise la peau de sa robe et ne lui parle que plié en deux. Mais le café n’est pas bon ; l’effendi tempête, et le pauvre Arménien frémit ; il jure par la barbe de son père qu’il a fait de son mieux ; l’effendi lui jette la tasse à la figure en vomissant des imprécations contre lui et contre sa mère. Mais sur ces entrefaites arrive un ami de l’effendi ;… puis un docte uléma, à la fois homme de loi et théologien : car ici la chicane et la théologie ne font qu’un etc., etc. »

Des petits maîtres turcs, qui sont comme des porte-faix ivres de la halle de Londres ou de Paris, des ulémas transformés en ergoteurs du bas-empire, de la chicane théologique en Turquie ! Ah ! pour le coup, docteur, c’est trop fort ; permettez que nous nous arrêtions là ; car nos lecteurs suffoquent, et nous aussi.