Le diable est aux vaches/Vingt ans après


XXXI

Vingt ans après


Vingt ans après, je demandai au vieux curé de l’endroit pour quoi en l’an de grâce 187…, il avait laissé une espèce de sorcier sauvage faire du spiritisme dans sa paroisse.

« Ce prétendu sauvage, répondit le vénérable prêtre, ne l’était pas plus que vous ou moi ; pas plus spirite et pas plus médecin non plus. Il était cependant d’une belle intelligence et se fut rendu utile à la société si son ivrognerie ne l’eut sans cesse empêché de travailler et de s’instruire.

« Complètement décavé, ne sachant que faire, il entra un jour comme garçon d’écurie dans un hôpital vétérinaire de la Nouvelle-Angleterre, Tant qu’il y resta, c’est-à-dire tant que son malheureux vice ne l’en chassa pas, il eut l’occasion d’observer et de noter les précautions et les soins hygiéniques, les divers régimes alimentaires, etc., auxquels avaient recours les médecins vétérinaires pour guérir la plupart des animaux malades, et, le plus souvent, sans aucun traitement médical proprement dit.

« Mis à la porte de l’établissement pour excès de boisson, il profita des connaissances (pourtant fort élémentaires) acquises là pour gagner misérablement, mais assez honnêtement, sa vie en mettant ou laissant le public de la campagne sous l’impression qu’il avait recours aux esprits dans l’exercice de son art.

« Il passait, en effet, pour un artiste quand il s’agissait de guérir sans drogues.

« Je crois aussi que sa mentalité, ou plutôt une certaine tournure particulière de l’esprit, lui faisait prendre plaisir à mystifier les gens comme il l’a fait dans le trois.

« Il s’appliquait à faire observer à ses clients les principes les plus élémentaires de l’hygiène ; mais il entourait ses ordonnances de tant de mystère et de pratiques superstitieuses, qu’on le prenait pour un véritable magicien.

« Lui-même, au fond, se moquait et s’amusait de la naïveté populaire, mais il savait que, dégagés de tout cachet superstitieux ou cabalistique, ses conseils et ses prescriptions n’eussent pas été mis à exécution, pas plus que ne l’étaient les avis du curé et des médecins vétérinaires, quand ils reprochaient à leurs gens l’insalubrité de leurs bâtiments de ferme, et leur manie de trop peupler les étables, sans même songer à y faire entrer une bouffée d’air pur ou un rayon de soleil.

« Voilà pourquoi je laissais faire le prétendu Sauvage, qui prenait plaisir à trouver à tous les maux des causes occultes, puis des remèdes mystérieux. Ainsi, lorsque tard en été il se présenta chez Baptiste Pinette pour réclamer un peu d’argent, Baptiste le lui donna de bon cœur, déclarant que ses animaux étaient entièrement revenus à la santé. Mais, ajouta Baptiste, depuis le printemps je ne puis pas faire de bon beurre ». « Ça, déclara spontanément le Sauvage, c’est un sort d’été, faudra voir à ça. »

Nous reparlerons peut-être de ce sort d’été… à Pâques ou à la Trinité.

Aujourd’hui mon histoire finit par là. Excusez-là.


Post scriptum

Certificat de « La Gazette »

Vers le même temps j’eus l’occasion de rencontrer la mère Parlaplein, alias « La Gazette ».

Elle était bien vieillie, mais avait encore la langue assez souple.

Je lui demandai si elle avait eu connaissance d’événements mystérieux dans le 3e rang au siècle dernier.

« Si j’en ai eu connaissance ? Cher p’tit cœur ! J’y étais ! C’est moé qui l’ai vu sortir la première audessus de l’étable de Baptiste Pinette, par la cheminée…

— Vous avez vu sortir quoi, Memère ?

— Le guiabe en personne : Satan et ses petits, Belzébut avec sa grand’fourche, parmi les sarpents, les escarpions, les éclairs, la chasse-galerie, les lutins, les gripettes, tout y était. Pi ça sentait !… je sais pas quoi… J’ai jamais vu in odeur pareille ! Pi un vacarme… des cris… des cris de morts, savez… C’est après ça que j’ai commencé à m’apercevoir que j’entendais dur…

— Mais, Memère, si ça avait fait tant de train que ça, on l’aurait su avant aujourd’hui. Les journaux en aurait parlé…

— Les papiers ! à quoi’ce qui sont bons ? rétorqua dédaigneusement la bonne femme, qui depuis longtemps, et pour cause, ne prononçait jamais le mot « journal » ou « gazette. » Les papiers ! Y savent pas la moitié de ce qui se passe ; puis y éventent le reste les trois quarts du temps… Moé je parle rien de ce que j’ai vu, pi au besoin je le çartifie… ..............