Le diable est aux vaches/Spectacle lamentable


XVII

Spectacle lamentable


Après s’être réchauffé au poêle à trois ponts et avoir pris une bonne tasse de thé, plus un gros repas de grillades de lard salé, de galettes de sarrasin chaudes et de sirop d’érable, que Madame Pinette avait offerts sur une blanche nappe de toile du pays, le Sauvage, accompagné de Baptiste, procéda à la visite de l’étable.

L’auteur de ce récit original et captivant était, à cette époque, un gamin fourré partout, à preuve qu’il se trouvait là (comme par hasard, bien entendu), quand M. Pinette ouvrit au nord l’unique porte de l’étable pour y faire entrer le Sauvage.

La porte était à peine ouverte qu’un nuage de vapeur aveugla la compagnie ; ce qui n’empêcha pas trois petits Pinette et votre serviteur, alors à peu près du même âge que ces derniers, d’entrer quand même à la suite du grand monde.

À l’intérieur le nuage produit par la vague froide qui venait d’entrer paraissait encore plus épais. On n’y vit goutte d’abord ; en revanche on réalisa tout de suite que ça ne sentait pas bon dans cette étable-là. Puis la vapeur se dissipa, c’est-à-dire se condensa, et, grâce à la clarté blafarde qui pénétrait, du côté nord près de la porte, par quatre petites vitres entièrement couvertes de givre et à peine translucides, je finis par compter onze vaches, tellement maigres que, sans la couche de saletés, humide et durcie, qui leur recouvrait presque tout l’arrière-train, elles eussent été à peu près aussi transparentes que les quatre vitres. Leur dos était aussi couvert de chenilles, que les petits Pinette prenaient plaisir à extraire de leur alvéole en les faisant sauter perpendiculairement en l’air.

Ce sport, pratiqué avec une habileté consommée, était très simple.

Avec les pouces et les index on pressait l’alvéole, et si la chenille était « mûre », elle sautait en l’air comme une flèche, puis retombait comme une balle…

Je vis aussi trois chevaux, dont l’un surtout, une jument métiffe érabe, à ce que l’on me dit, paraissait n’avoir rien mangé depuis au moins la Confédération, et à travers la peau de laquelle on pouvait étudier l’anatomie, peut-être même l’astronomie, la géométrie, la philosophie, l’histoire du Trois et des Townships.

Derrière les chevaux, dans une espèce de cloaque, de marécage enclos où ils vadrouillaient depuis des semaines, quatre grands cochons, bruyants et maigres, criaient gratuitement leurs souffrances à tout venant. Leur infernal concert redoublait d’intensité, si on avait le malheur de prononcer devant eux le mot siau ou air pur.

Une barrure derrière les vaches tenait emprisonnées une vingtaine de brebis, à moitié suffoquées par la chaleur malsaine qui se dégageait de cette agglomération de toutes les bêtes de la ferme.

En face des vaches, sur la longue auge en bois, fabriquée avant le mariage de Baptiste, des poules souffreteuses, au plumage terne et sale, reposaient nerveusement, et de temps en temps polluaient le contenu du récipient qui leur servait de juchoir.

Aux extrémités de l’auge on apercevait des masses de fiente à demi gelée.

À une remarque que je fis à l’un des jeunes Pinette à l’effet que les poules souillaient la boisson des vaches, il me répondit avec une admirable quiétude de conscience : « A se quiennent pas toujours là ! Quand on ouvre la porte pi qu’y fait frette dans l’étabe, a se jouquent sû le dos des vaches pour se chauffer. A son ben là’..  ».

Et je vis encore, au fond de l’allée des vaches, un monceau de fumier congelé, au-dessus duquel un guichet, obstrué dans sa coulisse par des corps durs, restait ouvert de deux doigts, vu que les petits Pinette, dans leur empressement habituel à finir le train, en négligeaient les détails. La colonne d’air qui tombait du guichet solidifiait les choses humides qu’elle rencontrait, et de plus incommodait les vaches voisines jusqu’à leur donner des diarrhées chroniques.

Par contre, derrière les chevaux, le fumier accumulé depuis l’automne servait de réchaud, sinon de désinfectant, à l’air que respiraient les bêtes.

De tout cela, et malgré le froid du dehors, se dégageait une atmosphère humide, tiède et fétide. En certains coins elle était absolument nauséabonde, à preuve que le Sauvage avait déjà deux fois doublé le volume de sa chique.

Le mur sud, absolument vierge d’ouvertures, sauf le guichet, ruisselait d’une buée intense, tout comme le plafond ; le mur nord, surtout autour des deux seules ouvertures du bâtiment, était couvert de frimas.

Le Sauvage, comme stupéfait, regardait tout cela d’un air effaré, portait la main au front, mais restait muet.

Et M. Pinette regardait tour à tour le Sauvage puis ses bêtes.

Nous, les jeunes, regardions les deux hommes.

L’âme commune souffrait évidemment, ou au moins était inquiète. L’une des plus grosses vaches essaya de se lever, mais n’en eut pas la force. Le bruit qu’elle fit en retombant avec lourdeur sur le pavé gluant, détermina chez les animaux le mouvement d’ensemble inquiet, puis nerveux, qui se produit quand le troupeau voit ou espère voir venir la ration.

Le mouvement, comme une onde, se propagea à toute l’étable-écurie-bergerie-porcherie-poulailler. Toutes les bêtes y prirent part puis se calmèrent… L’onde avait passé…

Mais au fond, là-bàs, des deux bœufs de travail, qui depuis plusieurs minutes nous regardaient tristement de leurs grands yeux doux et mornes, tournèrent ensemble la tête vers le groupe humain dont M. Pinette était le centre, puis relevant le museau et le regardant presque fixement comme s’ils eussent voulu s’adresser spécialement à lui, firent tous deux entendre un mugissement, à la fois si lugubre’et si plaintif, qu’au milieu du silence général, quelque chose de navrant nous gâgna. Et M. Pinette tourna la tête, évidemment pour cacher les deux grosses larmes que nous voyions perler à ses yeux.

Pourtant c’était la Noël, la Noël toute d’allégresse, puisque dans quelques heures les joyeuses volées des cloches au son argentin allaient convier aux joies célestes, puis aux innocents mais inexprimables plaisirs du foyer les peuples chrétiens en liesse…