Le dernier geste/La Guerre et l’Amour

Éditions Édouard Garand (78 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 5-19).



PREMIÈRE PARTIE

La Guerre et l’Amour


Dans cette crique déserte et sauvage le petit bateau se balançait doucement sur la lame basse et molle libérée, depuis deux jours, des glaces de l’hiver finissant. À sa proue il étalait, en belles et hautes lettres et comme avec une sorte de fierté, un nom d’espérance et de lumière : l’Aurore.

C’était une barque de pêcheur. Et de toutes les barques qui berçaient leur mâture dans la rade de Louisbourg, l’Aurore était reconnue comme la plus belle, la plus élancée, la plus élégante, la plus rapide. On la connaissait bien sur les bancs poissonneux de Terre-Neuve ; on la connaissait jusqu’aux îles. Dans les bons vents, ses deux voiles hautes, ainsi que deux grandes ailes déployées, se gonflaient triomphalement, et elle secouait sa carène avec l’air d’une biche prête à bondir : puis, penchant avec grâce son flanc souple sur la vague, elle prenait un vif élan vers la haute mer avec l’aisance d’un grand oiseau aquatique.

Son patron, Constant Dumont, assisté de trois aides, ne rentrait jamais au port sans une belle cargaison de poisson. L’équipage se composait d’Aurèle, le fils du patron, d’Olivier Rambaud, fils d’un armateur de la Rochelle et d’un jeune sauvage micmac.

Mais la pêche n’était pas l’unique métier du maître de l’Aurore ; le commerce ou, si l’on veut, la traite des pelleteries, durant la morte saison, occupait ses loisirs et grossissait ses gains. Connu pour honnête homme et pour bon payeur parmi les tribus sauvages, il entretenait avec elles un traffic dont le rendement n’était pas loin d’égaler celui de la pêche. La probité, la droiture, ses connaissances maritimes et, mieux encore peut-être, l’aisance matérielle qu’il s’était acquise, le plaçaient au rang des notables de Louisbourg.

Constant Dumont avait appris son métier à Brest. Dès l’âge de douze ans il s’était embarqué avec son père, rugueux corsaire brestois, qui l’avait initié aux secrets de la navigation. Pendant plusieurs années il fut le bras droit de son père et devint un excellent marin. À ses vingt ans il pouvait en remontrer à plus d’un vieux coureur des mers.

Un jour, les Anglais avaient eu raison du corsaire brestois. Cerné en pleine mer par cinq navires fortement armés et pourvus d’équipages nombreux et bien disciplinés, le corsaire avait dû se rendre. Mais il ne s’était rendu qu’après avoir vu son navire réduit à l’état d’épave, et après que lui-même, criblé de blessures, avait senti s’exhaler son dernier souffle de vie. Le hardi marin avait en effet expiré avant qu’on eût touché les côtes anglaises. La mer, qu’il avait tant aimée et parcourue en tout sens, avait reçu sa dépouille. Son fils et les autres membres de l’équipage avaient été retenus prisonniers en Angleterre pendant plusieurs mois, puis retournés en France.

Lorsque Constant Dumont remit les pieds dans sa patrie, il trouva déserte et abandonnée la maison paternelle ; on lui apprit que sa mère, douloureusement atteinte par la mort du corsaire, n’avait pu lui survivre. Constant se trouvait orphelin pour tout de bon. Mais il était arrivé à l’âge d’homme et se sentait capable de se tirer d’affaire par ses seuls moyens. Au pis aller, il aurait pu compter sur l’aide d’un frère et de deux sœurs qui lui restaient. Oui, mais les deux sœurs étaient mariées, chacune ayant son foyer et sa famille. Quant au frère, son aîné, s’étant enrôlé dans les armées royales, il avait négligé de donner de ses nouvelles, si bien qu’on ignorait tout de lui. Constant eut bientôt pris son parti : il réunit les maigres épargnes de ses parents, vendit le petit lopin de terre qu’il héritait, et partit pour l’Amérique avec un groupe de colons qu’on dirigeait sur Tadoussac.

Là, Constant pensa n’avoir rien de mieux à faire que la pêche. Mais, ayant bientôt rencontré des pêcheurs de l’île Royale[1], il se mit à leur service et vint se fixer à Louisbourg. Il navigua et pêcha avec différents patrons pendant quelques années. Le dernier de ses patrons fut le pêcheur Robichaud, dont il épousa la fille. Deux ans après, Robichaud s’étant noyé accidentellement, Constant et sa femme héritèrent ses biens ; une petite maison, quelques écus péniblement amassés et la barque de pêche l’Aurore.

Vingt-cinq ans s’étaient écoulés depuis. Aujourd’hui Constant Dumont touchait la soixantaine. Pourtant, jeune encore, se disait-il, vigoureux et souple, il estimait qu’il avait bien devant lui dix ou quinze ans encore de bonnes saisons de pêche. Pour lui, c’était tout un avenir, et à moins que la mer, sournoise et traîtresse quelquefois, ne le prît un jour prochain, comme elle avait pris son père… Ah ! elle ne l’aurait point. Non, elle ne l’aurait jamais ! N’avait-il pas comme une prescience qu’il mourrait dans son lit, et de sa belle mort ? Hélas ! son destin était écrit en d’autres lettres, et des lettres dont le sens l’eût fait frémir d’épouvante et d’horreur.

♦     ♦

On était aux derniers jours d’avril 1745.

L’hiver s’était écoulé dans le calme et le repos pour les pêcheurs. On sait que le marin ne supporte pas longtemps sans ennui et malaise le trop plat « plancher des vaches » ; aussi, vit-il toujours avec la hâte de voir revenir le beau matin printanier où il pourra remettre à la voile et, barbe au vent, voguer de nouveau vers les bancs de poissons. À Louisbourg, ce printemps-là, on attendait avec hâte la dislocation des glaces qui bloquaient le port et empêchaient les pêcheurs de reprendre la mer.

Constant Dumont s’était donc mis à ses apprêts. Tous les jours il se rendait à son navire ancré dans la petite crique solitaire. Là, on était à l’abri des grands vents de mer et des hautes vagues, et l’on pouvait à son aise faire les réparations nécessaires. La crique s’étant débarassée de ses glaces, on y pouvait voir l’Aurore osciller paresseusement sur les petites lames qui venaient mousser contre ses flancs. Ce jour-là, justement, sa toilette annuelle se trouvait terminée, elle était toute prête à voler vers la mer.

Constant Dumont se sentait content, heureux. D’un œil attendri, il considérait son navire et, tout en fumant sa pipe, soupirait d’aise et de satisfaction. Néanmoins, il sentait une impatience le tirailler chaque fois qu’il portait ses regards vers la mer, au loin, et sur les glaces qui l’en séparaient. Debout sur le pont, il repassait minutieusement chaque détail de la besogne accomplie, voulant s’assurer qu’il n’avait rien oublié. De temps en temps il levait vers le ciel ses yeux bleus et sa barbe grisonnante, et, dans une contemplation muette, il paraissait invoquer quelque dieu de la mer et lui demander de briser de son puissant trident le barrage des glaces.

Mais le jour s’en allait. Au ras de l’horizon, dans une déchirure de nuages ouateux et rougeoyant, le soleil éparpillait largement ses derniers rayons, qu’on voyait jouer sur la mer, là-bas, tout au large, où ça moutonnait… Bientôt la brume se ferait sur l’île.

Après avoir considéré une dernière fois l’ensemble de son navire, le pêcheur sauta dans un canot qui se balançait à bâbord. En quelques coups vigoureux de rames il gagna la terre où, derrière des rochers mousseux, croissaient de hauts bois. Une fois le canot solidement amarré, il s’engagea dans un chemin taillé à travers bois menant à la ville. Louisbourg, à deux milles de là, dressait allègrement ses remparts et ses clochers. Une demi-heure de marche suffisait au pêcheur pour faire ce trajet ; puis il pénétrait dans l’enceinte de la forteresse par l’unique pont-levis et gagnait sa demeure.

En rentrant chez lui, le marin trouva sa femme, seule et en train de préparer le repas du soir.

— Enfin, tu rentres, Constant… Et l’Aurore.

— Tout équipée, toute gaillarde, toute prête à filer, ma femme, Oh ! je t’assure qu’elle est jolie… Elle reluit comme un louis neuf.

— Alors, tu es content ?

— Content… oui, bien content. Tout de même, si l’on venait me dire qu’on pourrait mettre à la voile dès demain matin, je serais plus content encore. Sais-tu que je brûle d’impatience, des fois, à voir ces sacrées glaces qui nous ferment la mer et ne partent point.

— Espère, Constant. Prends courage, mon ami : tu n’as plus que quelques jours d’attente.

— Je le souhaite, Thémise, je le souhaite, — fit le pêcheur en bourrant sa pipe.

Arthémise Dumont était du même âge que son mari, mais d’air plus jeune, fraîche encore, accorte et vive. On ne découvrait qu’un rare fil blanc dans ses cheveux noirs, tandis que Constant grisonnait vivement des cheveux et de la barbe. Elle se gardait jeune par la bonne humeur, toujours souriante, contente d’elle-même, de son mari et de ses enfants. C’était une femme heureuse. Sans être bavarde, elle aimait assez à parler ; mais, prudente, elle savait s’abstenir d’émettre des avis ou de donner des conseils que, par la suite, elle aurait pu regretter. Pour son mari, dame Dumont réservait un amour entier, le temps, les différences de caractère, les heures inévitables entre époux n’ayant en rien diminué ou atténué cet amour, un amour qu’elle poussait jusqu’à la dévotion et qu’elle avait su étendre à ses deux enfants, Aurèle et Louise. Toujours aux petits soins pour ces trois êtres qui faisaient son univers et la plénitude de sa vie, l’épouse et sa mère nourrissait dans son grand cœur une tendresse de femme généreuse qui entend tout donner de soi et s’imagine ne jamais donner assez. On concevrait malaisément la douleur de cette femme, si l’un de ces trois êtres venait à lui manquer. Aussi, que de recommandations, que d’exhortations à la prudence elle s’ingéniait à faire au père et au fils quand ils s’apprêtaient à prendre la mer. Mêmes exhortations à Louise, qui pourtant ne courait guère de dangers à se rendre chaque jour à sa classe, au couvent des Dames de la Congrégation. La pauvre femme croyait toujours voir quelque péril guettant son mari ou ses enfants, chaque fois que l’un ou l’autre s’absentait du toit familial.

Pour cette excellente créature, le capitaine Dumont ne ménageait point l’amour ou la tendresse, et pas un jour ne passait qu’il ne s’estimât heureux d’avoir « si bien tombé dans le temps ». Lorsqu’il partait pour la pêche, il l’embrassait longuement, lui recommandait de ne pas s’ennuyer, ni de s’inquiéter, jurant qu’il serait prudent et qu’il penserait à elle jusqu’au retour. Quelquefois il partait en de longs voyages qui, selon la mer et les vents, durait des mois. Sa femme, bien malgré elle-même, vivait alors dans une constante inquiétude. Oh ! bon Dieu ! quel apaisement, quelle joie, quand, un beau soir, elle apercevait l’Aurore rentrant saine et sauve au port.

Voilà quelle était cette brave famille qu’un destin implacable marquait d’un sceau mystérieux et vouait à un sort que rien dans la marche du temps ne pourrait changer ou modifier ; une fatalité se posait en maîtresse souveraine et absolue dans l’existence de ces braves gens.


♦     ♦


Le capitaine Dumont — ainsi qu’il aimait s’entendre appeler — s’était assis au coin du feu, dans la spacieuse salle commune où, chaque jour, se réunissait la famille. Un moment après, la porte s’ouvrit, encadrant un grand et robuste garçon d’une vingtaine d’années, sans barbe et de teint fortement hâlé. C’était Aurèle. Il avait les traits de sa mère et aussi un peu de sa taille, mais plus haute. Le capitaine était mince et ramassé sur des jambes assez longues. Aurèle avait le visage d’un bel ovale, comme celui de sa mère, tandis que le capitaine offrait aux regards une large face sous une tête forte et ronde ; et cette face s’enveloppait d’un large collier de barbe grise allant d’une tempe à l’autre et faisant un grand demi-cercle sous le menton, qu’il tenait bien rasé, ainsi que sur la lèvre supérieure. Ainsi découverte, sa bouche apparaissait mince, petite, un peu effacée. Aurèle, toujours comme sa mère, avait la bouche plus forte. Il ne tenait de son père, au physique, que les yeux, qui étaient d’un bleu pâli, comme lavé, et dont l’éclat était un peu terne et l’ensemble sans profondeur. D’ordinaire il était d’humeur égale, assez plaisant, très dévoué à ses parents, aimant son métier de pêcheur, courageux et vaillant. Ce soir-là, Aurèle rentrait avec une figure grave, une physionomie soucieuse. Tout de suite sa mère remarqua dans ses gestes une sorte de nervosité qu’elle ne lui connaissait pas.

— Eh bien ! mon garçon, comment as-tu passé la journée ?

— Comme à l’accoutumée. Croyant vous être peu utile là-bas, à la crique, j’ai un peu aidé aux corvées dans les remparts.

Ce disant, le jeune homme s’était assis sur un banc près de la cheminée, et maintenant il allumait silencieusement sa pipe.

Aurèle était un peu loquace, un peu d’une physionomie placide et réfléchie.

— Tu n’as pas de nouvelles ? demanda la mère qui, debout près d’un bahut, essuyait une assiette.

Silencieux un moment, la pipe à la main, regardant tour à tour son père et sa mère, Aurèle parut hésiter, comme s’il se fût posé une question dont la réponse ne lui venait pas. Puis le calme de ses parents, leur sérénité parfaite sembla apporter une réponse à sa question.

— Ah ! ça, fit-il tout à coup et avec une certaine brusquerie, vous ne savez donc pas ce qui se passe en mer ?

— En mer… Quoi, en mer ?…

Cette vive interrogation partit en même temps des lèvres des deux vieux, et Aurèle s’étonna de voir posés sur lui des yeux arrondis, débordant d’une soudaine et inquiète curiosité.

— Eh bien ! oui, en mer. Vous ne savez donc pas ?

— Mais parle donc ! cria la mère avec quelque impatience. Vas-tu finir de nous faire du mystère ?

— Je ne veux pas vous faire de mystère, pauvre maman. Je m’étonne simplement que vous ne sachiez pas la grande nouvelle.

— Quelle grande nouvelle veux-tu que nous sachions ? Ton père vient de rentrer, et moi je n’ai pas mis le nez dehors de toute la journée. Or tu comprends que, loin des voisins comme nous sommes…

L’habitation du capitaine Dumont, en effet, était sise dans un enclos solitaire, à l’arrière d’un bastion qui formait l’angle sud-est des remparts, du côté de la terre ferme. Dans le voisinage immédiat, à trois ou quatre arpents environ, s’élevait un long bâtiment en bois servant d’entrepôt. Entre ce bâtiment et la maison du capitaine passait un chemin de ronde qui, faisait un coude brusque, gagnait le bastion et rejoignait un autre chemin longeant les galeries des remparts. Beaucoup plus loin, à pas moins de dix arpents, se voyait le premier pâté de maisons. Les Dumont vivaient donc assez écartés des autres habitants de la ville.

Aurèle dut donc renseigner ses parents sur l’événement qui jetait tout Louisbourg dans un véritable branle-bas.

Vers deux heures de relevée, on avait aperçu quelques navires venant du sud-est qui, au lieu de poursuivre leur route, comme on aurait pu s’y attendre, s’étaient mis à louvoyer à quelque cinq milles au large de l’île Royale. Puis, d’instant en instant d’autres voiles étaient apparues à l’horizon, et ces nouveaux navires étaient venus se joindre aux premiers. Si bien que, vers les cinq heures du soir, une véritable flotte se trouvait réunie devant Louisbourg, et cette flotte battait pavillon anglais.

C’était là, en effet, une grande nouvelle, mais une nouvelle qui n’avait pas le don de mettre de la réjouissance dans les esprits. Le capitaine fit entendre un grognement indistinct, et l’expression sérieuse de sa figure laissa clairement voir qu’il comprenait tout le sens de la nouvelle. Mais la mère ne paraissait pas avoir la même compréhension. Elle s’était laissée choir sur une chaise près du bahut, et, là, inactive, l’assiette abandonnée sur ses genoux, elle regardait Aurèle avec des yeux interrogateurs et toujours étonnés… Lui, Aurèle, ayant narré ce qu’il savait, avait remis sa pipe entre ses dents et, penché vers le parquet, les coudes sur les genoux, la tête dans les mains, fumait à grosses bouffées et songeait.

Alors, la mère demanda, avec l’accent d’une personne qui ose à peine croire la chose qu’on vient de lui apprendre :

— Et que penses-tu de cela, Aurèle ?

— Que voulez-vous que je pense, répliqua le jeune marin, sans changer de posture… Oui, que voulez-vous que je pense d’autre que ce que pense tout le monde ?

Drôle de réponse, dut penser la mère. Mais ce fut le capitaine qui parla cette fois.

— Tu ne nous dis pas, mon garçon, si ce sont des navires de guerre ou des navires…

— Pouvez-vous imaginer, interrompit Aurèle en se redressant, que les Anglais, nos pires ennemis, viennent ici pour le seul plaisir de parader ?

— Tu penses donc…

— Ce que tout le monde pense, je vous l’ai dit repartit le jeune homme avec quelque impatience. Les Anglais viennent attaquer Louisbourg. Est-ce assez clair ?

Trop clair même. Ce fut une consternation chez dame Dumont, qui ne put retenir des « Mon Dieu ! » et des « Seigneur Jésus », restant figée sur sa chaise, ses mains toujours abandonnées sur l’assiette posée sur ses genoux, ses yeux inquiets et troublés, se portant de l’un à l’autre des deux hommes. Dans le silence qui suivit, la porte s’ouvrit de nouveau, tout d’une poussée vive du dehors, et une jeune fille de belle allure se précipita dans la salle, tout en émoi, avec des yeux très brillants, très mobiles, et comme légèrement égarés sous le coup d’une émotion trop forte qu’elle ne maîtrisait que par un violent effort de volonté. Elle allait parler, jeter des paroles précipitées, hachées, peut-être des paroles d’effroi… Elle s’arrêta net. Des trois figures tournées vers elle laissaient trop clairement voir qu’elle n’apportait rien de nouveau. Alors, elle eut un bref soupir, puis elle respira longuement, comme reprenant haleine après une course rapide qu’elle aurait faite, et la voix entre-coupée elle balbutia :

— Vous savez donc ce qui nous arrive… Les yeux se détournèrent d’elle, sauf ceux de sa mère, et le silence se rétablit.

La jeune fille posa sur un siège un petit sac de cuir noir contenant ses livres de classe et vint s’asseoir près de sa mère. Elle demeura silencieuse, retira des gants de laine blanche, puis enleva une toque de velours rouge posée sur d’épais cheveux noirs. Cette jeune fille l’air précoce, grande, élancée, élégante même dans une simple robe de laine grise, mais que recouvrait un riche manteau de vison garni d’hermine, n’était encore qu’une enfant. Car à seize ans, quoi qu’on pense ou dise, on est enfant, même si l’on a tout le physique d’une personne adulte. En outre, cette enfant de seize ans, avec son air de tendre jeunesse, possédait tous les contours d’une jeune femme. Très belle, simple et gracieuse, elle exerçait un charme incomparable sur les personnes qui l’approchaient. Tous les garçons de Louisbourg aspiraient à sa main ; tous les hommes, jeunes et vieux, riches et pauvres, pêcheurs, ouvriers et bourgeois, l’admiraient. Mieux encore : monsieur le commissaire Bigot ne lui avait-il pas, un jour, pincé le menton et décoché ce compliment :

— Oh ! la belle et exquise enfant !

Oui, mais elle était promise maintenant et ne pouvait être à quiconque l’eût désirée, d’autant moins qu’elle était une de ces femmes qui ne se reprennent jamais, une fois qu’elles se sont données.

Louise Dumont remplissait, depuis l’automne d’avant, les fonctions de sous-maîtresse au couvent de la ville, qui manquait de religieuses, y faisant la classe aux tout petits. Ce couvent avait été bâti par une religieuse de la Congrégation de Notre-Dame, Sœur de la Conception. C’était une Canadienne, Marguerite Roy, de Laprairie, près de Montréal. C’est à ce couvent que Louise avait reçu l’instruction, et elle y était traitée avec beaucoup d’affection par les religieuses et grand respect par les élèves, qui la trouvaient si belle.

Mais la beauté, chez Louise, n’était pas l’unique qualité qui la distinguât des autres jeunes filles ou l’unique attrait qui lui attirât les regards des hommes ; elle se distinguait encore par la bonté, la douceur, la modestie et la vive intelligence qui ornaient son esprit et son cœur. Comme sa mère, elle était toute dévouement pour ses parents, pour ses amis, pour tout ce qui souffrait et demandait pitié. Cette belle et bonne enfant avait tous les avantages et toutes les occasions de briller dans la société de Louisbourg ; elle préférait vivre retirée, d’une vie simple, cachée, afin de mieux se donner à ses parents et à ses élèves. Elle évitait, sans les dédaigner ou les mépriser, les réunions mondaines ; refusait les invitations aux bals retentissants de monsieur l’intendant ou de monsieur le gouverneur, aux festins offerts par les grands marchands ou les bourgeois. Certes, il y avait en elle un grand fond de timidité qui pouvait la tenir à l’écart des fêtes mondaines ; mais il est certain qu’il aurait fallu plus que l’appât des plaisirs pour la décider à paraître dans le monde.

Dans les loisirs que lui laissait son poste de sous-maîtresse, Louise aimait à s’adonner aux travaux domestiques et aux arts d’agrément. Elle jouait de la guitare, chantait d’une jolie voix de soprano léger, dessinait et peignait de jolies choses. Fille aimante, docile, soumise, elle se faisait l’amie tendre et dévouée de sa mère, ainsi que sa compagne utile et assidue.

Parmi ses nombreux admirateurs et les candidats à sa main, elle avait pour toujours choisi et élu Olivier Rambaud. On avait célébré les fiançailles à la Noël d’avant, avec l’entente que le mariage aurait lieu à l’issue de la prochaine saison de pêche, lorsque Olivier, ayant terminé ses trois années de navigation et son apprentissage de marin, se mettrait à son compte. Pour ce jour-là Olivier avait la promesse d’un appui financier de son père ; et quant à son « brevet de capacité », le patron de l’AURORE le lui aurait déjà accordé avec grand mérite.

Ce soir-là, un peu avant les six heures, Louise revenait de sa classe, où elle s’était attardée en commentaires avec les religieuses sur l’apparition de la flotte anglaise au large de l’île. Elle apportait donc avec elle le profond sentiment de curiosité et d’inquiétude qui pénétrait tous les cœurs et tous les esprits de Louisbourg.

Ce fut la mère qui rompit le silence par ces paroles à Louise.

— Ah ! ma chère enfant, on ne nous fera pas croire, n’est-ce pas, que les Anglais viennent nous attaquer. Non, Aurèle, ne nous dis plus que les Anglais sont venus nous faire la guerre, nous ne pouvons le croire.

Aurèle s’impatienta encore.

— Croyez-le ou pas, dit-il, cela ne change rien à la chose, pauvre mère. Réfléchissez un peu : si les Anglais étaient venus dans un but de commerce, ce ne serait pas, j’imagine, avec une flotte de guerre aussi nombreuse.

— Oui, Aurèle, concéda dame Dumont, tu as raison. Tout de même, cette flotte est peut-être en route pour l’Angleterre…

— Mais alors, quel besoin les Anglais ont-ils de faire escale ici ? Voyez le manège de leurs navires là-bas : ne prennent-ils pas des positions d’attaque ? Sans les glaces qui les empêchent de s’approcher de nous davantage, nous serions déjà, à l’heure qu’il est, sous le feu de leurs canons. Et puis, n’oubliez pas, bonne mère, les nombreuses rumeurs qui, depuis l’automne passé, courent sur les intentions des Anglais. Non contents de s’être rendus maîtres de l’Acadie, ils songent depuis longtemps à s’emparer de tout le Canada. Vous devez bien comprendre qu’ils ne sont pas assez naïfs ou imprudents pour laisser sur leurs talons une forteresse comme Louisbourg, qui, avec sa seule garnison, pourrait mettre en danger leur voie de communication.

— Ah ! soupira Louise, je pense bien qu’Aurèle est dans le vrai. C’est aussi ce que pensent bien la plupart des gens de la ville.

— Ce sera donc la guerre encore… soupira dame Dumont à son tour.

— Oui, la guerre, reprit Louise, toujours la guerre, l’affreuse et terrible guerre. Il semble impossible qu’il y ait jamais entente et paix durable entre Anglais et Français.

— Ah ! nous la voulons, nous, la paix durable, cria le capitaine en secouant la cendre de sa pipe ; mais ce sont ces sacrés Anglais qui sont toujours les premiers à mettre la brouille dans les affaires.

Enfin, puisque, coûte que coûte, c’est la guerre qui recommence, dit la mère, notre place est-elle au moins en état de subir un siège.

— Hum ! fit Aurèle avec un air de doute.

Il y eut un court silence, mais profond et lourd, pareil à ces grands calmes impressionnants qui semblent peser sur la terre et précèdent les ouragans. Craignant que les esprits allaient s’abandonner aux angoisses torturantes, le capitaine voulut apporter un peu de détente et d’allègement. Il dit sur un ton posé et tranquille :

— Il ne faut pas se faire plus de mauvais sang qu’il faut. Pour moi, ça me dit que les Anglais vont tout simplement se casser le nez. Ils ne pourront faire plus que de nous bombarder de leurs canons, auxquels, Dieu merci, nous avons de quoi répondre. Quant, à s’emparer de la place, je les en défierais bien.

— N’y allez pas si vite, papa, dit Aurèle. Songez que la place n’est guère en état de résister longtemps aux forces qui la menacent.

— Allons donc, Aurèle, tu te mets du noir pour rien dans la tête.

— Je sais ce que je dis. Il est vrai que je n’affirme rien. Et si vous songez encore que les soldats de la garnison sont toujours mécontents de la façon dont on les a traités depuis plus d’un an, vous conviendrez comme moi et comme bien d’autres qu’ils ne paraissent pas très disposés à faire leur devoir.

— Ces pauvres soldats… soupira Louise avec un accent de profonde pitié.

— Allez aux casernes, reprit Aurèle, et entendez leurs propos ; ils n’ont que des imprécations contre le commandant Duchambon et le commissaire Bigot. Tous prétendent qu’ils ne touchent que la moitié de leur solde, qu’on rogne même sur leurs vêtements et sur leur ration quotidienne. Ils se plaignent encore d’être trop souvent astreints à des corvées inutiles ou à des besognes auxquelles ils ne se croient pas tenus de s’esquinter. Souvent, après une longue et dure journée de travail éreintant, ils n’ont même pas la satisfaction de recevoir double ration.

Louise fit une interruption en s’adressant à dame Dumont :

— Est-il possible, mère, qu’on puisse traiter aussi mesquinement les défenseurs de notre ville ? N’est-ce pas désolant ?

— Après cela, reprit Aurèle, on peut tirer les conclusions bien aisément. Une garnison, c’est comme l’équipage d’un navire : si elle est mécontente de son sort, si elle murmure, se plaint, regimbe, jure contre les chefs, il ne faut pas trop compter sur elle ; même il vaut mieux se méfier et tenir l’œil ouvert.

— Tu parles juste, Aurèle, approuva le capitaine. Comme tu dis, lorsqu’on traite mal un équipage, c’est la mutinerie qui se fait ; ou, si l’on ne se mutine pas, c’est de la flânerie qui se pratique tout le temps, en attendant le jour où l’on décampera. Je connais ça, allez, mes amis.

Il se fit un nouveau silence. Puis dame Dumont se leva en disant :

— Avec tout ça, mes enfants, l’heure s’en va et nous ne soupons pas. Six heures et demie… Je cours au potage.

— Et moi, dit Louise, j’apprête le couvert.

— Oui, mangeons, dit le capitaine, ça nous réconfortera.

— Mais avant de mettre le couvert à la grande table rectangulaire qui occupait le centre de la salle, Louise s’arrêta un moment devant un haut miroir et voulut retoucher sa chevelure, geste d’ailleurs coutumier chez les jeunes filles qui prennent soin de leur personne. Elle portait ses épais cheveux, d’un beau noir lustré, en deux bandeaux qui retombaient sur ses oreilles, les cachant à demi, et qui s’achevaient sur sa belle nuque blanche en une torsade d’ébène. Puis, voulant chasser les soucis et les inquiétudes, elle se mit à turluter des refrains de chansons populaires tout en s’occupant de dresser la table.

Le souper ne fut pas gai, et plutôt silencieux en dépit de multiples amorces de conversation tentées par la jeune fille. D’esprit serein et de cœur gai d’ordinaire, elle aimait à divertir ses chers parents, et rien ne la chagrinait autant que de surprendre sur leurs fronts des idées noires, ou de voir leur physionomie assombrie d’amertume et de soucis. Quoi qu’elle tentât, ce soir d’avril, les visages s’obstinèrent, à demeurer inquiets et soucieux.

♦   ♦

On pouvait être soucieux à moins. Oui, les Anglais étaient venus pour tenter la prise de Louisbourg. Un grand nombre de leurs navires de guerre croisaient à cinq milles au large, attendant, pour se rapprocher de la place et commencer le siège, que les marées eussent emporté les glaces qui leur barraient la route. La population entière, tant de l’île que de la ville elle-même, savait le mécontentement de la garnison ; trop souvent on l’avait entendue se plaindre, contre ses chefs dont elle avait à subir d’injustes traitements. Les chefs, à la vérité, inspiraient peu de confiance, non seulement aux soldats qui les tenaient en grippe, mais encore à tous les habitants de l’île.

Il est vrai qu’on avait vécu longtemps dans une paix et une sécurité presque absolues. On s’était rarement préoccupé de l’avenir, et longtemps on avait laissé les chefs administrer à leur guise les affaires du pays. Une belle et constante prospérité avait fini par endormir la méfiance et la crainte jusqu’au jour des soldats avaient commencé de murmurer et de se plaindre, murmures et plaintes qui allaient aboutir à la mutinerie. Or, depuis ce jour où la garnison s’était mutinée, quelques mois auparavant, l’esprit public s’était réveillé, et alors on s’était mis à épier les actes des administrateurs. La mutinerie de la garnison n’avait pas grossi outre mesure l’inquiétude des habitants ; le calme s’était bientôt fait et l’affaire n’avait pas paru devoir tirer à conséquence. Cela s’était passé comme une affaire de famille, entre chefs et soldats, et l’incident sembla oublié.

Mais aujourd’hui l’événement était plus grave, l’étranger survenait dans le dessein bien évident de faire main basse sur un petit peuple paisible et heureux, et sur son bien acquis au prix de labeurs considérables et de lourds sacrifices. C’était différent. Ce n’était plus une simple affaire de famille qu’on règle en famille. Aussi bien, toute la population se trouva en éveil et sur ses gardes.

On commença d’abord par discuter sur la capacité des chefs. On en vint ensuite à douter de leur habileté à défendre une place qu’on avait jusqu’alors jugée imprenable. Quant à la loyauté des chefs et à leur courage, on n’osait guère se prononcer. Il y avait doute et méfiance. La vie privée et publique de ces chefs avait souvent manqué de dignité, et leur incompétence en bien des choses ou leur négligence leur avait attiré l’antipathie de la population comme celle de la garnison.

D’abord, on savait trop le commandant Duchambon fervent de bon vin et de bonne chère et très adonné à tous les plaisirs mondains, pour qu’on pût le croire capable de s’astreindre sérieusement et honnêtement aux besoins de sa charge. D’autre part, celui qui le secondait au titre d’administrateur de la colonie ou d’intendant, François Bigot — celui-là même qui, plus tard, allait acquérir une si triste célébrité comme intendant de la Nouvelle-France — aimait trop l’argent, le faste et les femmes pour pouvoir se plier aux dures nécessités que commande le devoir en certaines circonstances. En outre, d’autres fonctionnaires et officiers, commensaux des deux premiers, méprisaient trop ouvertement leurs subalternes et les gens des classes inférieures — ouvriers, pêcheurs, paysans — pour s’inquiéter du sort futur du pays si, par aventure, un ennemi puissant venait menacer la forteresse et ses défenseurs.

De ces officiers et fonctionnaires un grand nombre vivaient dans une oisiveté presque perpétuelle, peu propre à armer le cœur et à blinder le caractère. La fainéantise dans une existence trop facile ne peut être qu’un déprimant nocif, capable de conduire l’homme à toutes les lâchetés. Pourtant, il n’y avait là que de jeunes hommes, solides et forts, appartenant pour la plupart à des familles honorables, qu’on pouvait juger capables de défendre leur honneur et celui de la France ; malheureusement, l’oisiveté et le culte des plaisirs que leur enseignaient manifestement leurs maîtres, Duchambon et Bigot, les rangeaient dans la catégorie des hommes sans valeur. On était jeune et enthousiaste, on se croyait le maître du monde, et l’on prétendait qu’il fallait « célébrer » la vie. C’est pourquoi on crevait les barriques de vin, on festoyait autour de tables royalement chargées. On faisait sauter sur ses genoux des filles venues de France aux appels même de Bigot et que l’on entretenait à même les deniers publics, malgré les protestations indignées de certains notables de la ville.

Devant de pareils spectacles, comment le peuple de l’île Royale pouvait-il avoir confiance en la loyauté et en la capacité de ses dirigeants ?

Et voici que l’ennemi apparaissait à l’improviste. L’alerte était donnée. Chacun voyait sa vie, sa famille et son foyer menacés. Alors, malgré l’indécision des chefs, en dépit du mauvais vouloir de la majorité des soldats et de l’insoumission de plusieurs (un bon nombre, en effet, étaient tout disposés à jeter leurs armes à la mer), les habitants de la ville, et ceux de l’île venus chercher refuge dans la forteresse, insistèrent pour qu’on se préparât à toutes les éventualités possibles.

Ce soir-là même il y eut conseil de guerre chez l’administrateur Bigot, et bien qu’on ne connût point la véritable intention de la flotte ennemie, on décida que tout le nécessaire serait fait pour mettre la place en état de soutenir un long siège.

On se mit donc à l’œuvre.

Les magasins étaient assez bien remplis ; néanmoins, par mesure de précaution, on décréta de réquisitionner tous les habitants de l’île et d’emmagasiner autant de vivres qu’on en pourrait trouver. On envoya des chasseurs chercher du gibier dont on ferait des salaisons. Les poudrières étaient pleines. On possédait des armes en nombre suffisant pour armer toute la population. En vérité, il fallait peu de chose pour se mettre en bon état de défense. Avec ses murailles de maçonnerie, son armement, ses soldats réguliers au nombre de six cents, ses huit ou neuf cents miliciens, (pêcheurs, ouvriers, commerçants, bourgeois et paysans), et sans tenir compte de ses défenses naturelles, Louisbourg, cette année-là, pouvait résister victorieusement à l’ennemi, soutenir un long siège, et même repousser les assaillants si, d’aventure, ils parvenaient à mettre pied à terre.

Malheureusement, l’indécision et l’inertie des chefs, à certains moments, sinon leur couardise, allait tout compromettre et tout perdre.

♦   ♦

Chez le capitaine Dumont, le souper s’achevait comme il avait commencé, silencieux, presque morne.

Dehors, le vent de la mer s’élevait, on entendait les premières rafales passer avec de longs sifflements dans les arbres de l’enclos. De temps à autre, des craquements sonores retentissaient au loin, tantôt pareils à des coups de feu, tantôt semblables au bruit que peut faire la charpente d’un bâtiment que le vent ébranle, c’étaient les glaces qui se fendaient, cassaient, se brisaient au choc des vagues hautes que le vent poussait contre l’île.

— Tenez, mes amis, fit tout à coup le capitaine, je ne serais pas étonné que la glace nous débarrasse avant longtemps ; ce vent-là, avec la mer qu’il doit faire, va rudement l’ébranler en tout cas.

Personne ne fit d’observations sur le propos, le même silence demeura. Louise elle même, probablement découragée par le mutisme des autres, ne cherchait plus à reprendre la conversation.

Comme il allait se lever de table, chacun ayant achevé son repas, un grand jeune homme entra, saluant avec aisance les gens de la maison et s’excusant de les déranger.

— Mais non, mais non, s’écria le capitaine, dont la figure retrouva toute sa sérénité ; tu ne nous déranges pas le moindrement, mon garçon. Seulement, tu arrives peut-être un peu tard.

Et, souriant, il ajouta, montrant la table et les plats qu’on n’avait pas vidés entièrement.

— Je pense qu’il en reste assez pour t’emplir la panse quand même.

— Merci, capitaine, merci. J’ai pleinement satisfait déjà aux exigences de mon appétit.

Mais Louise accourait à lui, les mains tendues dans un accueil empressé et affectueux.

— Je suis bien contente de vous voir, Olivier, dit-elle avec un bon sourire.

— Et moi donc, ma chère amie…

Il avait pris ses deux mains, petites et blanches, qu’il portait galamment à ses lèvres dans une courte révérence.

Ce jeune homme était le second manœuvre de l’Aurore, Olivier Rambaud. Il eût paru difficile de le prendre pour un pêcheur, pour un simple et modeste matelot. Il avait toute l’apparence d’un haut bourgeois, surtout lorsqu’il se fut débarrassé du long manteau brun qui l’enveloppait, alors qu’il apparut très distingué dans son habit de velours noir, son gilet de soie bleue et sa culotte de velours gris. Son langage soigné, ses gestes, l’élégance de ses manières en général le distinguaient très nettement des gens du peuple. Mais modeste, sans prétentions, courtois, d’une politesse exquise, il plaisait à tout le monde. Venu à l’île Royale comme fonctionnaire, il avait peu après décidé, aimant la mer et obéissant à ses inclinations, de prendre la carrure de navigateur, et, pour faire son apprentissage de marin, il s’était offert au patron de l’Aurore, qui, à Louisbourg, passait pour posséder tous les secrets de l’art de la mer. Olivier Rambaud avait donc bien choisi son maître pour apprendre cet art, vaste comme l’univers, profond comme les océans eux-mêmes.

Le capitaine venait de raviver le feu de la cheminée. Puis, ayant pris sa place accoutumée au coin du feu et allumé sa pipe, il invita Olivier à venir se chauffer.

Olivier, à ce moment, causait à mi-voix avec Louise, un peu à l’écart, après qu’il eut fait ses politesses à dame Dumont et Aurèle.

— J’espère bien, ma chère amie, disait-il, que les vilaines nouvelles qui courent par la ville ne vous émeuvent pas trop.

— À voir votre tranquillité et votre air de bonne confiance, répondit Louise, nul émoi ne saurait troubler mon esprit. Rassurez-vous donc, je ne m’inquiète nullement, dès que vous êtes là surtout.

— Je suis content de vous entendre ainsi parler.

Il ajouta, élevant la voix, comme dame Dumont passait près d’eux chargée de plats qu’elle enlevait de la table.

— Et j’aime à vous assurer que nous pouvons demeurer tranquilles comme auparavant.

Le capitaine, entendant ces paroles, s’écria :

— Au fait, mon garçon, que penses-tu de cette histoire ?

Olivier quitta Louise, qui voulait aider à la desserte de la table, et alla prendre un siège devant le feu, entre le père et le fils de la maison. Il répondit :

— Je ne sais trop quoi penser, capitaine. Je suis un peu comme tout le monde, je me demande si les Anglais sont venus tenter un coup de main contre Louisbourg. Nous savons qu’ils méditent ce coup depuis l’an passé ; aussi, à voir leur grosse flotte qui croise au large depuis deux heures de relevée, on ne saurait douter plus longtemps de leurs intentions. On peut croire qu’ils vont attaquer notre ville au moment propice.

— J’en ai bien peur, dit le vieux devenu pensif.

— Moi, dit Aurèle à son tour, je suis certain que les Anglais ne sont point venus ici par simple amusement.

— Très juste, mon cher Aurèle, il n’est rien de bien amusant pour eux dans nos parages. Tout de même, on peut se demander quel mal ils pourraient nous faire. S’emparer de Louisbourg ? Ils ne le pourraient pas. Et quels risques inutiles ne courent-ils pas à vouloir s’en prendre à notre forteresse ? Pour nous, le seul mal qu’ils puissent nous faire se résumera à nous envoyer quelques boulets et quelques bombes. Et encore faudra-t-il qu’ils attendent le décollage et la dérive des glaces, car leurs canons, sauf erreur, ne pourraient nous atteindre de la position qu’ils tiennent à cette heure.

Il n’y a pas de doute que, en son tréfonds, Olivier était moins rassuré qu’il n’en avait l’air ou que ses paroles pouvaient le faire penser, et s’il parlait ainsi avec cette confiance et cette assurance, c’était probablement pour dissiper les inquiétudes qu’auraient pu entretenir ses hôtes.

Le capitaine prit la parole à son tour :

— Comme je le disais tout à l’heure, il se pourrait bien, avec le vent et la mer qu’il fait, que les glaces lèvent et décollent dès demain.

C’est bien possible, admit Olivier. En tout cas, je ne crains pas de dire que les Anglais seront bien reçus, s’ils approchent de nos murs.

— Comme ça, dit le capitaine, ça ne t’inquiète pas beaucoup que les Anglais soient là ?

— Pas le moins du monde, répondit le jeune homme avec assurance. Tout ce que je crains, c’est que leur présence dans nos eaux ne dérange nos projets. Avec ces navires ennemis qui barrent le chemin, nous ne pourrons pas commencer notre saison de pêche aussi de bonne heure que nous l’avions espéré.

— Voilà bien ce que je me dis aussi, mon garçon, depuis qu’on m’apprend que les Anglais sont là. N’est-ce pas désolant ! Moi qui pensais de pousser l’Aurore dans le vent ces jours prochains ! Ce ne sont pas les glaces qui nous embêtent le plus, puisqu’il ne suffit que d’un bon vent et d’une forte marée pour les emporter. Ces sacrés Anglais vont nous gâter toutes nos affaires.

Et le vieux soupira avec un air de grande déception, tout en rallumant sa pipe à un tison du foyer.

Pendant que les trois hommes s’entretenaient ainsi, Louise et sa mère achevaient de desservir et se mettaient au nettoyage de la vaisselle. Mais elles ne perdaient pas un mot de l’entretien des hommes. Louise ne quittait pas des yeux Olivier, tandis que ses lèvres retrouvaient leur sourire candide et confiant. De son côté. Olivier tournait souvent vers elle ses yeux chargés d’amour et ne manquait pas de lui sourire. Tous deux s’aimaient au point que, pour se comprendre, il ne leur fallait plus que l’échange d’un coup d’œil, un simple geste, un sourire à peine esquissé.

Et maintenant Olivier demandait au maître de la maison.

— Et l’Aurore, capitaine, est-elle prête à prendre la mer ?

— Prête… je pense bien. J’ai terminé sa toilette aujourd’hui. Les glaces, comme tu sais, sont déjà parties dans l’anse. Une fois que le goulot[2] sera débloqué, nous n’aurons qu’à appareiller et… file !

Pour pénétrer dans le port de Louisbourg ou pour en sortir, il fallait suivre un col étroit offrant une défense naturelle qu’on pouvait aisément rendre inaccessible en y installant quelques batterie de canons. Donc, avec son port inaccessible, ses fortifications qui avaient coûté à la France plus de vingt-cinq mille livres, et avec les nombreuses défenses, tant naturelles qu’artificielles, qui l’entouraient, Louisbourg passait à juste titre pour la plus solide forteresse du nouveau monde. D’un côté, ses murailles de pierre, épaisses et hautes, et la mer lui étaient une protection presque absolue ; sur terre, un fossé large de quatre-vingts pieds et profond de vingt en protégeait l’abord. Pour entrer dans la place, comme pour en sortir, on faisait usage d’un pont-levis. D’autre part, les aspérités et accidents du terrain environnant, ses rochers, ses hauts côteaux fortement boisés et d’immenses marais infranchissables dans la saison du printemps empêchaient l’approche de la place.

Dans ces conditions, la moindre des garnisons pouvait contenir un ennemi dix fois supérieur en nombre et cinq fois en armements, pourvu que cette garnison eût à sa tête des hommes de valeur. Mais en ce printemps de 1745 Louisbourg manquait de tels hommes.

Néanmoins, si l’on ne pouvait compter sur les hommes qui commandaient, on pouvait toujours se fier à la solidité de la place et se convaincre de l’impossibilité pour les Anglais de l’aborder.

Voilà ce qu’Olivier Rambaud venait d’expliquer en détail à ceux qui l’écoutaient. Maintenant les deux femmes, leur ménage terminé, étaient venues se joindre aux hommes devant la haute cheminée. Louise s’était assise tout près de son fiancé, si près que, de temps à autre, leurs mains se joignaient et se pressaient avec tendresse.

Le premier sujet de conversation se trouvant à peu près épuisé, on se mit à parler de la prochaine saison de pêche, genre d’entretien qui tombait tout à fait dans la manche du patron de l’Aurore. Et c’était lui qui, à son tour, parlait avec volubilité : c’était en réalité le seul sujet de conversation où il se sentît à son aise. Oui, le capitaine pouvait maintenant bavarder, sachant bien de quoi il parlait. Et pour la prochaine saison de pêche il prévoyait de très grosses prises, des levées formidables, à pleins filets. Il voyait ça à certains signes atmosphériques et par les marées, toutes choses qu’il ne pouvait pas expliquer, c’est vrai, mais sur lesquelles il pouvait se baser par l’expérience qu’il avait acquise. Déjà, depuis l’automne d’avant, le capitaine tenait de fortes commandes, entre autre celle d’un gros négociant des îles, une commande de quarante tonnes de morue et deux cent barils de flétan. À ce propos le vieux marin avait déclaré :

— Je pense bien qu’il va falloir embaucher un autre manœuvre : nous ne serons pas trop de cinq cette année.

— Tiens ! dit Auréle, ça tombe bien. Hier, justement, Pierre Leblanc me demandait si l’on aurait pas besoin d’un autre gars à bord pour la saison.

— Comme ça, dit le capitaine, il songerait à lâcher la « Silhouette » du père Aucoin ?

— Il paraîtrait. Mais Pierre ne m’a rien dit à ce propos-là. Comme vous savez, il n’est pas bavard d’ordinaire. Il m’a seulement fait la question. Quant à moi, je ne tenais pas à savoir ses affaires avec le père Aucoin.

— C’est juste, nous n’avons pas à nous mêler des affaires des autres. Tout de même, entre nous, nous pouvons bien nous confier certaines choses sans faire de mal à personne, n’est-ce pas ? Eh bien ! mes amis, je pense à une chose tout de suite, c’est que le père Aucoin n’a pas été chanceux l’an passé. Vous savez comme moi, et comme tout le monde d’ailleurs, qu’il est souvent revenu de la pêche avec seulement des demis et des quarts de cargaison. Ce n’étaient pas des voyages bien payants, et de tels voyages, il ne faut pas en faire un grand nombre pour se caler. C’est ce qui est arrivé, et l’automne passé le père Aucoin s’est vu incapable de payer son monde. Il se peut bien que c’est pour n’avoir pas été payé que Pierre Leblanc cherche un autre patron ! Dame ! personne ne pourrait le blâmer, dans ce cas, de quitter la « Silhouette », et comme c’est un vaillant gars, je serai bien content, pour ma part, de le prendre à bord de l’Aurore. Tu le lui diras Aurèle.

— C’est bon, acquiesça Aurèle.

— Et notre ami Max, interrogea Olivier, en avez-vous des nouvelles ?

— Bédame ! non, répondit le capitaine. On ne sait plus s’il est mort ou vivant.

— Et toi, Aurèle, ne sais-tu rien à son sujet ? demanda encore Olivier.

— Non plus. Tout ce que je sais, c’est qu’il est parti pour les grands bois à la fin de décembre, et il ne paraît pas en être revenu.

— S’il est encore de ce monde, reprit le capitaine, il va certainement revenir, et bientôt. Ça ne m’étonnera pas de le voir apparaître avec un joli tas de fourrures. Le printemps passé il a trafiqué avec le sieur Bigot et il s’est fait rudement rouler. Je suis à peu près certain qu’il va m’apporter ses prises ce printemps.

— L’automne passé, dit Olivier, on m’a conté que Max, en compagnie d’autres sauvages, avait gagné l’île Saint-Jean, où, assure-t-on, le gibier est très abondant.

— J’ai aussi entendu la même histoire, dit Aurèle. Pourtant, Max lui-même m’a confié, peu après notre débarquement, qu’il songeait à aller passer l’hiver dans le nord de l’île.

L’entretien fut brusquement interrompu par un bruit dans la porte, comme si du dehors on eût donné un coup d’épaule. On pensa d’abord que c’était le vent qui ne cessait de secouer portes et volets. Mais, le même bruit insolite s’étant renouvelé, on put, cette fois, percevoir assez nettement qu’une main frappait dans la porte dont, à cause du vent, on avait poussé le verrou.

Louise courut à la porte. En l’ouvrant, elle échappa une exclamation de surprise. À ce moment, une violente rafale se jetait par l’ouverture, faisant sauter la flamme de la lampe pendue au plafond, soulevant les cendres et les braises du foyer, d’où s’éleva une gerbe d’étincelles. En même temps un homme apparut, ayant franchi le seuil d’un bond, comme poussé par la rafale, une longue silhouette mince vêtue de peau de cerf tannée et coiffé d’un bonnet de castor.

— Max !

Ce nom partit de toutes les lèvres.

— Ah ! bien, fit le capitaine, voilà ce qui s’appelle prendre la puce au crin, ou je me trompe fort. Justement, mon garçon, on parlait de toi. On se demandait si tu étais mort ou vivant. Mais Dieu merci ! je vois que tu es toujours bien portant, et bien vivant. Allons ! approche, viens te chauffer.

— Hum ! hum… fit seulement l’arrivant avec un sourire sans signification.

C’était ce jeune Indien Micmac, le troisième membre de l’équipage de l’Aurore,

♦   ♦

C’était, ce Max, un garçon d’une beauté étrange et surprenante. Malgré un assez long frottement à la civilisation des blancs, le jeune peau-rouge conservait toutes les empreintes de sa race : il demeurait le naturel qu’il était. Catéchisé et baptisé vers l’âge de dix ans, on lui avait donné le nom de Maxime, qui était le saint de ce jour-là. Puis on ne l’avait plus appelé que Max.

Il était entré sans mot dire, sans même une salutation, regardant un à un les hôtes de la maison, comme pour s’assurer qu’il n’avait là aucun ennemi à craindre. À sa vue Louise s’était écartée, abandonnant la porte, la laissant ouverte, que l’Indien alors referma avec précaution. Puis, le dos à cette porte, il promena de nouveau autour de la pièce ses yeux, qu’il avait très noirs, petits et étincelants pour les arrêter enfin sur Louise qu’il considéra un long moment. Et elle gênée, se mit à lui sourire candidement, et lui disait d’une voix accueillante :

— Nous sommes bien contents de te revoir, Max. Viens près de la cheminée te chauffer.

Il ne répondit pas. Il regardait la jeune fille avec une attention soutenue, sans que son regard perçant pût laisser deviner la moindre de ses pensées, sans que la finesse de ses traits, comme gravés au burin dans un morceau de bronze, fût altérée par la moindre émotion. Puis tout à coup, il s’avança vers la cheminée, lentement, un peu courbé des épaules et marchant sur la pointe des pieds, ou plutôt sur la pointe de ses mocassins, comme s’il eût craint de faire du bruit. Il ne prit point l’escabeau indiqué, mais s’accroupit sur le plancher de bois de chêne, à la manière indienne, devant la flamme haute, vers laquelle il tendait des mains brunes et fines, allongées, aussi délicates que les mains d’une petite fille. Il ne parlait pas. Une fois il lança vers Olivier un coup d’œil oblique et furtif, un coup d’œil qui sembla avoir la pénétration d’un dard, et que personne ne parut surprendre. Et là, à le voir ainsi, immobile et comme statufié, les mains tendues au feu de l’âtre, impassible, on aurait imaginé que ce sauvage se croyait seul, au fond des bois, devant le feu du bivouac.

Mais le capitaine Dumont avait bientôt pris la parole.

Je suppose, Max, que tu es revenu pour faire encore avec nous toute la saison à bord de l’Aurore.

Pensif et grave, l’Indien se borna à faire de la tête un signe affirmatif.

— Bon, bon, fit le pêcheur. Et tu as fait un bon hiver, sans doute ? J’imagine que tu es content de ton hiver, n’est-ce pas ? Voyons, dis-nous un peu de tes nouvelles.

— Oui, bon hiver… Max est content… répondit l’Indien sans tourner la tête, remuant à peine ses lèvres pour parler.

Personne ne s’étonnait de ce laconisme, chacun sachant bien que le jeune Indien était peu loquace, et personne ne se formalisait de ses rudes manières.

— As-tu fait bien de la pelleterie ? interrogea encore le capitaine.

— Un peu… comme ça…

De ses deux mains l’Indien fit un geste pour faire entendre qu’il rapportait un joli ballot.

— Et l’as-tu apportée avec toi, ta pelleterie ?

— Hun ! hun !

— Eh bien ! faut nous faire voir ça, Où l’as-tu mise ? Si tu veux, je ferai des marchés avec toi.

— Oui, Max veut bien.

Ce disant il se leva d’un mouvement vif et souple, alla ouvrir la porte, se pencha dehors et saisit quelque chose ; puis on le vit tirer à l’intérieur, par une courroie, un fort ballot, recouvert d’une peau d’orignal tannée. Il posa le ballot au milieu de la pièce, et dit simplement :

— Voyez…

Et il retourna s’accroupir devant la cheminée.

Tout le monde, curieux, s’était levé pour aller ouvrir le ballot et examiner le contenu. D’un coup de couteau Aurèle fit sauter la courroie qui servait à porter le ballot, et d’un deuxième coup fit voler les lanières de peau crue qui le ficelaient. Puis, une fois la peau d’orignal rejetée, un très beau lot de pelleterie apparut aux regards émerveillée.

— Bon Dieu ! fit le capitaine, Max n’a certainement pas perdu son temps.

Chacun, alors, de se saisir d’une peau, de l’examiner, de la palper et de la priser selon sa beauté ou sa valeur, et de faire les commentaires les plus divers.

Devant le feu, le dos tourné aux gens de la maison. Max paraissait étranger à ce qui se disait et se passait derrière lui. Il avait pris une attitude méditative, et la flamme haute du foyer éclairait pleinement son visage. Il était d’une beauté dont on n’avait pas d’exemple dans la race indigène de l’Acadie. Un sculpteur se fût passionné devant un si parfait modèle de la nature. Taille superbe, haute, droite, souple, finement détachée. Un corps félin qui ployait avec aisance et grâce, qui ondulait avec la légèreté d’un reptile, qui balançait comme le brin d’herbe ou la tige de jonc que le vent agite. Et pourtant, sa démarche, d’ordinaire, avait des allures de lenteur, de lourdeur, de paresse. Tout son corps semblait pétri de mollesse, un engourdissement paraissait paralyser ses membres, au point qu’on l’aurait cru incapable d’un mouvement vif et rapide. C’était là l’impression de l’étranger, dès le premier abord. Mais ceux qui le connaissaient ne s’y trompaient point. À l’occasion, Max savait bondir, et alors on découvrait en lui l’agilité du chat. Coureur infatigable soit par les routes, soit par les bois, par les sentiers les mieux battus ou par les chemins raboteux et coupés d’ormières, obstrués d’obstacles, nul de la jeunesse acadienne ne pouvait le suivre à la piste. Il allait comme le vent et paraissait pourvu d’une haleine inextinguible. Le capitaine avait déjà fait cette observation ;

— Il a une vraie haleine de chien, cet animal-là.

Lorsqu’il épiait et suivait le gibier, il allait d’un pas léger, sur la pointe des pieds, sans bruit, la taille ployée, son torse se faufilant, se mouvant, à la manière d’un reptile, sous les branches des arbres, à travers les fûts pressés, dans les sous-bois les plus touffus, les fourrés les plus inextricables. Et, chose curieuse, il savait ne laisser aucune trace visible de son passage. La nature l’avait doué de toutes les qualités possibles du chasseur, et, par surcroît, il possédait un flair de bête sauvage.

Maintenant, dans la clarté du feu qui baissait de moment en moment, sous les ombres dansantes et fugitives qui s’y jouaient en s’y mêlant, le visage de l’Indien prenait un relief saisissant, il était vraiment beau, d’une beauté féminine, au point qu’on aurait pensé voir une femme, sous des vêtements masculins.


♦   ♦

Cependant, les hôtes de la maison continuaient à déballer les pelleteries apportées par l’Indien. Louise et sa mère restaient émerveillées devant plusieurs peaux de renards, les unes du plus beau noir, d’autres argentées. Il s’y trouvait aussi des peaux de castors d’une finesse et d’un soyeux remarquables, et des visons, des peaux d’hermines d’une blancheur de neige.

— Cinquante-huit peaux en tout, fit le capitaine qui les avait comptées une à une. N’est-ce pas, Max ?

— Hun ! hun ! répondit l’Indien sans bouger.

— Eh oui, c’est un vrai beau lot, disait encore le capitaine, qui les palpait de nouveau les unes après les autres.

Louise estimait les renards et les castors.

— Les plus beaux, les plus fins, les plus soyeux… affirmait-elle.

— Splendides, en vérité, dit Olivier qui n’ignorait pas, en ces sortes d’affaires, les secrets de l’estimation.

Le capitaine et Auréle, silencieux et attentifs, continuaient à repasser avec soin chaque peau l’une après l’autre. Le capitaine les assortissait selon la grandeur et la valeur de chacune. De temps en temps, comme s’il n’eût pas été très sûr de son coup d’œil, il soupesait longuement l’une de ces peaux, il l’élevait dans la lumière de la lampe, la secouait horizontalement et verticalement, soufflait à gros souffles dans le poil, posait la peau sur son oreille, à la façon dont il aurait écouté la marche d’une montre, puis, tout d’un coup, jetait la peau sur le plancher, la piétinait, la frappait du talon, et, la reprenant, déclarait enfin que cette peau-là était de premier choix.

Plus d’une heure se passa ainsi. On ne parlait plus. On observait maintenant le capitaine qui, par un surcroît de prudence, faisait un dernier examen des pelleteries avant de se prononcer sur leur valeur marchande et d’en proposer le prix d’achat à l’Indien. C’était précisément ce prix qu’on était curieux et désireux d’entendre. Car chacun en estimait mentalement la valeur, tous s’y connaissant assez bien, même dame Dumont. Dès lors on avait hâte de savoir si le prix qu’allait fixer le capitaine concorderait avec celui que chacun en secret établissait par avance. Simple jeu de curiosité ou de gageure. Mais le capitaine, qui avait son idée, mit un désappointement dans le petit groupe qui l’entourait, en disant tout à coup :

— Eh bien ! mes amis, on peut maintenant allumer sa pipe.

Et, sans plus, il regagna sa place au foyer. Les autres personnages, surpris et déroutés sans doute, s’entreregardèrent avec un sourire vague et ne firent aucune observation. Chacun reprit son siège, en silence, et comme dans l’attente que le capitaine, après ravoir allumé sa pipe, annoncerait le prix dont il avait convenu avec lui-même. Max n’avait pas remué de la largeur d’un fil ; toujours pensif, il demeurait statufié devant le feu mourant de la cheminée.

Au dehors, le vent, soufflait toujours, parfois avec une violence telle que toute la maison en était secouée, bien qu’elle fût solidement bâtie de pierre.

— En fait-il un vent ? dit une fois dame Dumont, espérant ainsi faire renaître la conversation.

Mais le silence persistait. On continuait d’observer le capitaine, qui bourrait tranquillement sa pipe, l’allumait à un tison de l’âtre qu’il avait tiré au moyen de pincettes longues et flexibles, puis fumait à fortes bouffées qui, s’élevant en spirales capricieuses, allaient faire des cercles bleus autour de la lampe.

Quelques minutes s’étant ainsi passées, le capitaine cracha sur les cendres, essuya sa barbe mouillée d’un peu de salive, et, regardant l’Indien, dit :

— Mon garçon, écoute bien. J’ai fait mon prix de tes pelleteries, et, naturellement, c’est à prendre ou à laisser. Je t’offre pour tout le lot cinquante écus d’argent.[3] Qu’en dis-tu ?

Max, cette fois, tourna la tête du côté de son interlocuteur et répondit avec son éternel laconisme :

— Hun ! hun !…

Le marin comprit qu’il acceptait le prix offert, et aussitôt il commanda à sa femme :

— Thémise, va me chercher, veux-tu ? le sac aux écus. Car, avec moi, marché conclu, monnaie va.

Peu après, le capitaine alignait sur le plancher devant l’Indien cinquante écus, tout reluisants, comme venant de sortir de la frappe.

— C’est le prix que j’avais dans l’idée, dit Aurèle avec un air de satisfaction.

— Moi aussi, fit Louise en regardant Olivier interrogativement, comme pour lui demander l’estimation qu’il avait faite.

— Vous me battez tous, répondit le jeune bourgeois en riant. J’avais évalué à quarante.

— Quarante est encore un bon prix, fit observer le capitaine. Je suis prêt à parier que le sieur Bigot n’aurait pas offert plus de vingt-cinq.

— Cela est certain, approuva Aurèle.

Olivier ajouta avec un sourire ironique :

— Je pense connaître aussi monsieur Bigot, du moins comme homme d’affaires, et je sais comment il gratte un écu avant de le laisser tomber de sa main dans une autre.

Cette saillie fit rire tout le monde, sauf Max. Car Max ne savait que sourire, mais d’un sourire mince, évasif, qu’on ne surprenait pas souvent. Il était en train de vérifier la somme posée devant lui. Le tintement délicieux des belles pièces d’argent, leur éclat ne troublait en rien le masque impassible de son visage. Sur chaque pièce il mettait le bout de son index, et quand il en avait ainsi touché dix, il les réunissait en une pile qu’il plaçait un peu plus loin à l’écart. Puis, il en touchait dix autres, formant une deuxième pile, et ainsi de suite jusqu’à la dernière pièce des cinquante écus. Puis, satisfait sans doute, il tira de sous sa tunique de peau de cerf un petit sac de cuir dans lequel il mit avec précaution chaque pile de dix écus. Ceci fait, il se leva vivement, marcha vers la porte, l’ouvrit et s’en alla, sans un mot. C’était sa manière. On y était accoutumé, et personne ne marqua de surprise. Le capitaine, alors, se leva et vint considérer un moment sa marchandise, la mine de plus en plus satisfaite. Puis, levant la tête et regardant Louise avec un large sourire et clignant de l’œil :

— Hein ! ma fille, fit-il… Voilà encore qui va joliment grossir le contenu de ta corbeille de noces…

Louise rougit un peu, tout en souriant à son fiancé, qui voulut plaisanter.

— Pour peu que cela continue, capitaine, je crains que cette corbeille ne devienne à la fin trop chargée et trop lourde et qu’il faille l’abandonner.

Le capitaine se mit à rire.

— Rassure-toi, mon garçon, dit-il, je verrai du moins à ce que la charge ne déborde pas, et je connais trop la force de tes bras pour craindre que tu ne puisses la soulever et l’emporter.

La gaieté et la bonne humeur étaient revenues ; on oubliait les Anglais, là-bas, sur la mer. Et le capitaine, maintenant, énumérait les profits que lui rapporterait le marché qu’il venait de conclure avec l’Indien. Il avouait qu’il avait eu ça à peu près pour rien. Tout de même, il s’était montré généreux. Pas un acheteur de pelleteries dans Louisbourg n’aurait payé cinquante écus pour ces peaux, il en était sûr. Max en aurait eu quarante tout au plus d’un autre acheteur, à la condition que cet acheteur eût eu autant d’honnêteté qu’en avait Olivier Rambaud qui, lui-même, avait jugé ce prix raisonnable et juste… Certes, le capitaine aurait pu porter son offre à cent écus que le bénéfice à réaliser aurait été encore assez respectable. Mais bah ! il connaissait le naturel du pays et savait que l’argent ne lui est de rien, n’en concevant aucunement la valeur. Grosse ou petite somme, le sauvage s’empresse de s’en débarrasser ; il court les boutiques, les magasins, les échoppes, les cabarets, éparpillant au hasard, de tous côtés, l’argent qu’il a gagné, comme si cet argent brûlait ses mains. — « Allons donc ! se disait le capitaine en songeant à Max parti avec son sac d’écus, il en a déjà trop à gaspiller. Je connais Max, avant deux heures il sera revenu sans plus un sou de cet argent que je viens de lui donner. »

Mais là, le capitaine courait le risque de se tromper. Car dix minutes s’étaient à peine écoulées, que Max revenait et allait reprendre sa place devant la cheminée. On ne lui voyait plus son sac d’argent. Qu’en avait-il fait dans ce court laps de temps ? Mystère.

Après avoir repris sa place près du feu, Max fit cette question au capitaine !

— Quand l’Aurore va-t-elle reprendre la mer ? Max a besoin de savoir.

Pour ça, mon garçon, je ne peux pas te dire au juste. Ne sais-tu pas que les Anglais sont là ?

— Les Anglais… fit l’Indien avec un sourire méprisant.

Puis il haussa les épaules avec non moins de mépris, et, étendant le bras dans un geste large, il ajouta :

— La mer est grande… Les Anglais n’empêcheront pas l’Aurore de glisser comme avant sur la vague bleue.

Il se tut, pencha la tête vers le foyer et demeura silencieux le reste de la soirée, fumant un long calumet de sa fabrication et méditant.

À dix heures, Olivier se retira. Alors, devant une croix de bois peinte en rouge et fixée au mur au-dessus du manteau de la cheminée, la famille s’agenouilla, fit les prières accoutumées de chaque soir, puis chacun gagna sa chambre. L’Indien resta seul dans le grand silence de la salle et dans une obscurité que seules de courtes flammes échappées du feu mourant de l’âtre trouaient de temps à autre de leurs lueurs rougeoyantes. Et toujours immobile et pensif, l’Indien faisait penser à quelque buste de cuivre rouge qu’on aurait posé et oublié devant les chenets de l’âtre.

Le vent, dehors, diminuait, et l’on pouvait croire que le calme se ferait bientôt. Lorsque la haute horloge, dont le bruit régulier troublait seul maintenant le silence de la salle, sonna tes douze coups de minuit, Max fit un mouvement comme pour abandonner sa position. Il se pencha vers le feu, qui n’était plus que des braises étouffées, à peine tiède et, saisissant un long tisonnier posé près des chenets, il remua ces braises, posément, lentement, faisant jaillir et crépiter des gerbes d’étincelles. Puis, satisfait du bon lit de braises rouges qu’il venait d’étendre, il se leva, alla, au bûcher, tout à côté de la cheminée, y prit trois bûches et revint devant le feu. Sur les braises il posa d’abord deux bûches côte à côte, mais en laissant entre elles une distance de quelques pouces ; puis sur ces deux bûches et de façon à couvrir l’espace qui les séparait il posa la troisième, bien en ligne avec les deux premières. Dans tout ce qu’il faisait, Max mettait le plus grand soin, agissant avec lenteur, précaution et une prudence remarquable. Il semblait posséder la vertu de patience, une patience que rien ne rebutait.

Dès que les bûches se mirent à pétiller et la flamme à monter, Max s’étendit sur le plancher nu, assez près du feu pour en recevoir la tiédeur, car le froid de la nuit envahissait peu à peu la maison. Il s’allongea commodément, sur le dos, ses deux mains jointes sous sa tête et son bonnet de castor, qu’il n’avait pas enlevé. Il s’endormit.

  1. Aujourd’hui : Cap-Breton.
  2. « Goulot » pour « Goulet », signifiant passage ou entrée étroite d’un port de mer. « Goulot » est employé dans le langage familier des marins acadiens et canadiens.
  3. L’écu d’argent valait environ 92 cents de notre monnaie canadienne.