Le dernier des Trencavels, Tome 4/Livre trentième

Traduction par Henri Reboul.
Tenon (Tome 4p. 150-197).


LIVRE TRENTIÈME.

La Vision.


J’employais les longs loisirs de cette paisible retraite du val d’Aran à recueillir les discours et les récits de ceux qui m’avaient précédé dans la carrière de la vie. Je célébrais les auteurs de mes jours, et les délices de leur inaltérable sympathie, les doux échanges de l’amitié, et les dons d’une hospitalité prévoyante et désintéressée, image terrestre de la bienfaisance divine(1).

L’amour n’avait point encore troublé la paix de mes méditations, qui, négligeant le présent, se reportaient sans cesse du passé vers l’avenir.

J’obsédais de mes questions et de mes recherches le bon prêtre Philibert et mon père, qui se plaisait à y répondre en interrogeant ses souvenirs, et en y cherchant des leçons fondées sur l’expérience.

Enfin, le pèlerinage de la fidèle Catherine de Montpellier, pèlerinage dont le but s’était accompli avant que la suppliante eut atteint la chapelle de N.-D. de Lin, acheva d’enflammer mes désirs, et mit un terme à mes hésitations. L’espoir d’être admis à la connaissance des secrets de l’avenir s’empara de ma pensée, et je pris la résolution de consulter l’oracle sanctifié de la baume des fées.

J’en fis l’aveu à mon père qui prit cette fantaisie en pitié. Philibert fit plus et blâma cet accès de curiosité, disant qu’il fallait savoir demeurer homme et ne pas tenter Dieu. Mais l’évêque Foulques et le baron de Viella approuvèrent le projet que j’avais conçu.

« Cependant, » me dit le baron, « consultez-vous mûrement et gardez-vous d’imprudence. Il y va de la vie, s’il se découvrait au fond de votre pensée quelque vue ambitieuse ou intéressée. Je dois aussi vous informer que les hommes non mariés ne sont admis au sanctuaire qu’à l’âge de vingt-cinq ans révolus, et sous la condition expresse de n’avoir jamais connu de femme. « Je répondis aussitôt : » « Ma vingt-septième année est déjà commencée et ma virginité est intacte ».

« Si quelqu’un de nous, » dit l’évêque de Toulouse, « peut se présenter devant le saint autel des révélations, avec un cœur exempt de passions et une âme désintéressée, c’est sans doute le chevalier Aimar. Les grands intérêts du siècle le touchent faiblement, et aucune vue d’ambition, aucun désir cupide ne saurait altérer la pureté de cet élan qu’il éprouve vers l’avenir. S’il plaît à l’Esprit saint que sa prière soit exaucée, qui de nous aurait le droit de le désapprouver ? »

Ces paroles de Foulques rallièrent toutes les opinions, et j’éprouvai un transport de joie inouï, en concevant seulement l’espérance d’obtenir, par l’intercession de la mère de Dieu, cette contemplation de l’avenir si désirée.

Je me rendis seul à l’hospice de N.-D. de Lin. Après avoir passé une heure prosterné devant la sainte image, je priai le bon hermite d’entendre ma confession et ma requête.

jamais figure aussi vénérable ne s’était offerte à mes regards : sa taille était haute et majestueuse ; son front chauve, semblait d’ivoire ; seulement quelques teintes rosées s’y mêlaient à la couleur du lys ; ses yeux ombragés de sourcils épais respiraient la douceur ; ils décelaient une pensée haute et bienveillante Sa barbe blanche descendait jusqu’à la ceinture.

Dès que le vénérable Spiridion eut entendu le récit de ma vie, et l’exposition naïve des motifs qui m’avaient déterminé à solliciter les révélations du saint oracle de N.-D. de Lin ; « Dieu seul, » me dit-il, « sait lire dans les cœurs. Je me plais à croire que l’amour de la vérité et de vos semblables a suscité en vous cet ardent désir de pénétrer le mystère des choses futures ; mais gardez-vous de penser que cette tentative soit permise impunément à ceux qu’une vaine curiosité, un motif d’avarice, d’ambition, ou quelque autre passion mondaine, amènerait dans la caverne des songes miraculeux.

« Une condition fatale est attachée aux actes qui s’accomplissent dans ce lieu sacré. Sachez que tous ceux qui ont cru y pénétrer avec une conscience impure, et des vues dissimulées, sont condamnés à mourir avant l’achèvement du mois où ils ont commis cette profanation.

« Une telle menace, » dis-je aussitôt au père Spiridion, « redouble mon zèle en le rassurant. Puissé-je mourir sur l’heure, si mon âme n’est pure de tout reproche d’ambition, d’avarice, ou de fausseté. »

« Trois jours de prière, » me dit l’hermite, et un jour de jeûne doivent précéder votre entrée dans la caverne prophétique. Pendant ce temps, j’irai cueillir dans la forêt des plantes qui serviront à préparer la liqueur consacrée, dont la puissance doit convertir, si Dieu y consent, votre sommeil en extase et vos songes en visions(2).

« Je vous conduirai moi-même jusques dans la sainte baume, et y demeurerai jusqu’à votre réveil pour vous assister, s’il en est besoin. »

Spiridion fit ensuite remplir deux grands vases d’argile cuite, avec l’eau des deux fontaines voisines qu’il appelait, à l’imitation des Grecs, Léthé et Mnémosine.

Pendant les trois jours consacrés à la prière, aucune viande n’approcha de mes lèvres ; je vécu de lait, d’œufs, et de quelques truites pêchées dans le torrent. L’eau du Léthé fut ma boisson pendant les deux premiers jours ; le troisième, je bus celle de Mnémosine.

Le quatrième, j’observai un jeune rigoureux, avant de boire la liqueur soporifique. Elle avait une saveur fade et nauséabonde, que rendait plus sensible l’addition d’une petite quantité de miel.

J’endossai sur mes vêtemens, et fixai avec une ceinture de cuir une longue robe blanche surmontée d’un capuchon dont ma tête fut couverte, et où des ouvertures étaient ménagées au-devant des yeux.

Je remontai ensuite avec l’hermite la vallée pendant près d’une demi-heure, en traversant la forêt, dont les sapins vieillis traînaient jusqu’à terre leurs branches chargées de lichens.

Nous dépassâmes le gouffre d’où jaillissent avec fracas les eaux souterraines, et déjà nous entendions à peine le bruit de leurs cascades, quand nous arrivâmes à la caverne. Une muraille récemment construite en barrait l’entrée, et une porte solidement établie ne donnait passage qu’aux personnes pieuses, introduites par l’hermite. Cet asile sacré était ainsi préservé des souillures et profanations, soit des hommes, soit des animaux.

Spiridion ouvrit la porte, et la referma dès que nous fûmes entrés. Bientôt nous cessâmes d’apercevoir les derniers rayons que le soleil, dans son déclin, jetait sur le vitrage placé au-dessus de la porte de la caverne.

Je vis à la lueur d’une lampe solitaire la voûte s’exhausser et les piliers qui la soutenaient entourés de franges cristallines.

Un autel de marbre était construit au milieu d’une salle spacieuse, entourée de ces piliers inégaux et des murailles informes, dont quelques-unes semblaient taillées dans la glace.

L’image de la vierge était sur l’autel, et la lampe suspendue devant cette image reflétait ses rayons sur les facettes du cristal qui tapissait ce temple souterrain.

Je me prosternai aux pieds de l’autel, et prononçai cette prière : « Vierge saint mère de Dieu et reine des anges, daignez exaucer les vœux d’un pèlerin, dont le cœur est simple, dont les intentions sont pures et qui, sans aucune vue profane, se sent appelé à vos pieds par un ardent amour de la vérité, et du bien de ses semblables. »

« Je n’ai pas la folle pensée de solliciter, de votre intercession toute puissante le don de prophétie dont Dieu ne gratifie qu’un petit nombre de ses élus. Mais qu’il me soit accordé d’éprouver sous vos auspices, dans ce saint lieu, le sommeil d’enchantement, où sont révélés aux âmes sincères et extatiques quelques-uns des secrets de l’avenir.

« Je vous supplie d’obtenir ou de permettre qu’une vision véridique me fasse connaître quelles sont les destinées réservées aux princes, aux rois et aux peuples de mon pays, pendant ceux des siècles futurs qu’il plaira à la volonté divine de me laisser entrevoir.

« À la suite de cette fervente prière, l’hermite alluma un flambeau résineux, et me conduisit, par un couloir étroit, dans une autre salle moins spacieuse que la première, où la nature avait préparé plusieurs cavités peu profondes, dont le sol était jonché de branches et de feuilles de genêts et de fougères.

Spiridion me montra celle où je devais me livrer au sommeil, auprès d’une autre moins profonde où lui-même devait se reposer.

Avant d’éteindre le flambeau, il me fit remarquer, dans les roches de ce dortoir souterrain, des objets dont la nouveauté me causa une surprise extrême.

Des ossemens d’animaux gigantesques y semblaient incrustés, et l’une de ces saillies sculptées faisait voir une longue chaine de vertèbres énormes, terminée par une tête monstrueuse, dont les mâchoires pointues étaient armées de longues dents triangulaires, et dont l’œil se trouait indiqué par une cavité osseuse circulaire, aussi grande que la plaine lune lorsqu’elle se montre à l’horizon.

Je crus d’abord que cette image grossière avait été taillée au ciseau pendant les siècles du paganisme, et témoignai ma surprise à l’hermite de ce qu’on avait laissé subsister jusqu’à ce jour un reste des anciennes superstitions.

« Votre erreur est bien pardonnable, dit Spiridion, « mais, si les fictions politiques et religieuses de l’ancienne Grèce vous sont familières, vous reconnaîtrez qu’il ne s’y trouve rien de semblable aux formes de cet animal monstrueux ; aussi n’est-il point l’ouvrage des hommes. Son auteur est le Dieu qui créa le monde.

« J’ai pris soin de m’assurer moi-même en pratiquant de nouvelles excavations dans le rocher, que le restant du squelette s’y trouve enfoui ; et les fragmens qu’on en détache ne laissent aucun doute sur leur origine osseuse. Ainsi, c’est par la pétrification, que se sont conservés les restes de ce monstre, dont nous ne voyons que la tête et le cou. Les recherches que j’ai faites dans les saintes écritures me font croire que cet animal est celui que les prophètes Job et Isaïe ont désigné par le nom de(3) Léviathan. Peut-être habitait-il les mers, dans le temps où se formaient sous les eaux du grand abîme les roches où son squelette est enseveli.

« Peut-être ces roches ont-elles été ensuite soulevées au-dessus du niveau des mers par les convulsions souterraines qui y ont fait des montagnes. »

J’écoutais avec une surprise muette le discours de l’hermite, et ma pensée était presque détournée de sa direction vers l’avenir, par cette nouvelle contemplation du passé.

Mais bientôt j’éprouvai les symptômes avant-coureurs du sommeil ; mes paupières s’abaissaient, je sentais mes jambes fléchir et mes bras s’engourdir.

Spiridion me conduisit au lit de genets et de fougères qui m’était destiné. Puis m’ayant béni, il éteignit le flambeau, en substituant un fil trempé dans l’huile, de la faible lueur pouvait se prolonger pendant plus de douze heures.

Jamais sommeil aussi profond ne s’était emparé de moi. Mon enveloppe terrestre semblait évanouie. Je me sentais ravi au-dessus de la voûte du firmament et redescendais sur la terre avec le vol des séraphins. Je voyais devant moi les montagnes s’affaisser, les abîmes de la mer s’ouvrir et se dessécher. Je crus ensuite entendre les sons de la trompette de l’ange destructeur, auxquels succédaient les craquemens d’une planète, qui, volant en éclats et se réduisant en poussière, était emportée dans l’espace, sous la forme d’une traînée lumineuse, pareille à celle des comètes.

Ce terrible spectacle m’avait comme anéanti. La léthargie où j’étais tombé se dissipa lentement et me permit de contempler à travers une atmosphère chargée de vapeurs, une foule d’objets et de scènes diverses qui se succédaient sous mes yeux.

« Je reconnus bientôt les riches contrées de l’Occitanie, encore empreinte des signes de la dévastation, et ces villes démantelées, où les flammes de quelques bûchers épars avaient succédé à celles de l’incendie. Les armoiries et les drapeaux de la France flottaient sur tous les remparts.

À Toulouse, le comte livrait ses domaines au roi Louis, en mariant sa fille unique au frère de ce prince ; puis le comte, son gendre et sa fille, étant descendus dans la tombe, l’Occitanie se trouvait incorporée au domaine du roi des Français.

« Je voyais à Béziers, devant la porte de la cathédrale, le plus cher de mes amis, le dernier des Trencavels, signer l’abandon de ses domaines en échange d’une rente en argent.

« Les peuples d’Occitanie avaient perdu leur allure fière et dégagée ; les seigneurs et les bourgeois marchaient la tête basse et s’inclinaient au moindre signe donné par des prélats ou des moines.

« Des scènes mouvantes passaient et se succédaient devant mes yeux, et ma pensée qui ne pouvait suffire à les dénombrer et à les comprendre, n’a conservé le souvenir que d’un petit nombre.

« Mes regards, fixés sur Rome, discernèrent un pontife vénérable, que ses cardinaux contraignaient à déposer la papauté et que son indigne successeur jetait dans une prison pour l’y faire mourir(4), puis ce successeur qui, fort de l’exemple d’Innocent III, se disait appelé à gouverner les rois avec une verge de fer, et à les briser comme un verre, se trouvait à la merci des Français, qui le faisaient prisonnier dans une ville du patrimoine papal et le déclaraient hérétique, intrus, simoniaque.

« La France me parut ensuite parsemée de bûchers où on brûlait, non plus les pauvres vaudois ou albigeois, mais ces riches et puissans templiers si long-temps réputés les plus fermes colonnes de l’Église. Un roi et un pape avaient concerté ensemble les moyens d’exterminer cette milice guerrière qui leur faisait ombrage.

« Ce pape était français ; ma surprise fut extrême de voir Rome désertée par son pontife, et le St.-Siège transporté des bords du Tibre à ceux du Rhône, malgré le déplaisir et les invectives des prêtres et des peuples d’Italie.

« Mon intention fut alors détournée par les combats acharnés, que de simples paysans livraient dans les Alpes aux soldats vêtus de fer de la féodalité germanique. Ces robustes et vaillans helvétiens se délivraient de leurs tyrans, en leur fermant toutes les issues des montagnes et les faisant rouler dans les lacs ou les précipices ; les drapeaux d’un peuple libre flottaient sur les sommets alpins.

« Je vis ensuite, dans une longue série de tableaux animés, les belles contrées du pays français, parcourues par des armées anglaises, qui en faisaient la conquête à plusieurs reprises, sans jamais l’achever. Une première fois, ils emmenaient un roi prisonnier à Londres, où il devait mourir. Plus tard ils faisaient couronner dans Paris un enfant anglais sur la tombe de son père, qui en avait fait la conquête. En même temps le roi des Français, privé de sa raison, pendant un long règne, exhalait son dernier soupir.

« Mes regards s’arrêtaient de préférence sur les scènes, où figuraient et manœuvraient les papes et les prélats.

« En Angleterre, s’étaient renouvelées les prédications des cathares ou patarins, contre la tyrannie spirituelle et la temporelle, mais les orages qu’un curé et quelques disciples suscitèrent, après avoir fait grand bruit, s’étaient promptement dissipés.

« En Italie, une assemblée nombreuse de prélats, réunis à Pise, déposait deux papes et en élisait un troisième. Trois papes se partageaient alors le monde chrétien, ayant chacun leur trône, leurs cardinaux, leurs fidèles. Pour mettre fin à ce schisme, une autre assemblée était convoquée au bord du lac de Constance. On y conduisait en présence des prélats deux hommes enchaînés, et montrant en vain les sauf-conduits qu’ils tenaient de l’empereur.

« Je crus aussi reconnaître en eux nos prédicateurs cathares ; ils en avaient l’aspect et l’habit ; ils étaient, comme nos parfaits, accusés d’hérésie ; on les condamna et ils furent livrés aux flammes.

« Au-dessus de leur bûcher, je vis s’élever une colonne épaisse de vapeurs, que les vents dirigeaient sur la Bohême ; elle se répandit sur les villes et les campagnes ; des hommes armés naissaient de toutes parts, poursuivant et mettant à mort les chapelains, et faisant des prosélytes dans les contrées voisines. Le pouvoir royal devenu impuissant n’avait d’autre ressource que de semer la division parmi ces hordes de dévastateurs, et parvenait enfin à subjuguer les restes de celles qui s’étaient à demi détruites par leurs guerres intestines. Mais après cette fausse victoire, l’Allemagne n’en demeurait pas moins parcourue de prédicateurs et de controversistes, dont les sectes n’avaient rien de commun entre elles que la haine du pontificat romain.

« Plus mes regards s’étendaient au loin dans l’avenir, et plus l’interprétation des scènes nouvelles échappait à mon faible entendement. La pensée me fut inspirée d’invoquer l’Esprit saint et de supplier la reine des anges de m’accorder le secours de quelque messager ou interprète céleste.

« Je vis alors apparaître un ange d’une beauté ravissante, dont la chevelure blonde et le doux maintien me rappelèrent les images bénies qui représentent le disciple bien-aimé de J.-C.

« Ce messager du ciel plana un moment sur ma tête, puis vint s’abattre doucement auprès de moi, pliant ses ailes dorées, dont il se trouva tout-à-fait enveloppé.

« Aimar, » me dit-il, « ta prière est exaucée ; je viens mettre le sceau à la révélation dont tu es redevable à l’intercession de la mère de Dieu.

« J’ai moi-même désiré de remplir cette mission ; j’aime les trouveurs, dont les chants désintéressés, sont inspirés par l’amour des vertus et de la vérité. J’ai chanté comme eux pendant ma carrière mortelle ; c’est moi qui fus, parmi les hommes, Jean l’évangéliste et le révélateur(5). »

« Le saisissement que j’éprouvai en entendant ces paroles ne me permit plus de parler, ni de voir le messager du ciel ; il me prit en pitié ; il souffla sur moi, et son haleine embaumée pénétrant mes organes les imprégna d’une vigueur inusitée.

« Mes regards erraient sur les palais des seigneurs et des rois, et je voyais partout ces rois dévorer, l’une après l’autre, les petites principautés de leur voisinage. Les conquêtes, les négociations, les alliances de familles, tout concourait à cette concentration du pouvoir sur un petit nombre de têtes couronnées ; et les princes qui tenaient leur droit de l’élection parvenaient plus ou moins vite à le rendre héréditaire. Le plus remarquable de ces ravisseurs était un roi français qui empoisonnait ses feudataires, ou les faisait mourir sur l’échafaud, et que le hasard délivrait du plus puissant de tous, auquel il avait eu lui-même l’imprudence de se livrer.

« Un nouveau royaume de France, me dit St.-Jean, « commencera avec ce prince, mauvais fils, mauvais frère, mauvais époux, mauvais père ; et pourtant réputé grand roi, parce qu’il aura donné à ses pareils des leçons de tyrannie. On lui attribuera une grande habileté pour avoir recueilli les fruits du temps et s’être montré impunément le plus méchant homme de son siècle. »

« Le saint révélateur me fit observer, dans un atelier des bords du Rhin, trois ouvriers occupés à réunir sur une planche des caractères mobiles qui mouillés d’encre, et recouverts d’une feuille de papier, puis soumis à une forte et prompte compression, laissaient leur empreinte sur cette feuille. Cette opération, répétée mille fois en quelques heures sur la même planche, produisait mille empreintes de l’écrit qui s’y trouvait composé. Ainsi le travail de ces trois hommes en quelques jours remplaçait le concours d’un grand nombre de copistes pendant plusieurs années.

« Voilà, » me dit St.-Jean, « ce qui est destiné à compenser les progrès du despotisme, ce qui doit mettre un terme aux envahissemens du privilège. L’instruction qui se répandra parmi les peuples, en achevant le nivellement des diverses classes de la société, favorisera d’abord la suprématie des monarques. Plus tard ceux-ci, se trouvant seuls en présence d’une population instruite sur ses droits et ses intérêts se verront contraints à devenir, de maître qu’ils étaient, de véritables magistrats, ou à promener leurs regrets dans les pays étrangers. »

« J’apercevais déjà les premières atteintes de cette nouvelle puissance de l’imprimerie dirigées contre le pontificat romain.

« Pendant qu’en Espagne, en France, en Angleterre, la royauté continuait de niveler et de déblayer toutes les sommités féodales, celles-ci se maintenaient en Allemagne sous l’égide des princes de second ordre, jaloux et soigneux de leur indépendance ; je voyais pulluler et se répandre de nouveaux prédicateurs qui s’étayaient auprès des peuples d’une force inouïe, par la publication de leurs écrit et surtout des livres saints traduits en langue vulgaire.

« Les moines n’étaient plus réunis sous une même bannière ; ceux de Dominique dévoués au St.-Siège étaient bafoués. Le peuple saxon portait aux nues un moine Augustin leur ennemi, qui, encouragé par la clameur populaire, avait l’audace de brûler publiquement une bulle papale. Puis ce moine excommunié, maudissant le célibat, allait choisir une femme dans un monastère de filles, et l’épousait en présence de la foule qui battait des mains.

« À la suite des prédications hérétiques et schismatiques, les dissidens se multipliaient sur toute la superficie de l’Europe chrétienne, qui semblait bouleversée. Les pontifes romains se débattaient en vains efforts et en menaces inutiles ; ils ne pouvaient plus songer à rallier les princes et les peuples dans une croisade, comme l’avait fait Innocent III.

« Aux passions de la controverse venaient se mêler celles de la politique et le fracas des accidens inattendus. Une lutte sanglante était établie entre l’enthousiasme des novateurs et l’entêtement des hommes attachés aux vieilles opinions. Dans ce conflit, les princes étaient assez généralement plus attentifs aux intérêts du pouvoir ou du caprice royal, qu’aux inspirations de la conscience.

« St.-Jean me fit remarquer qu’après une longue série de scènes de carnage et de dévastation, les régions du nord de l’Europe chrétienne se trouvaient séparées de l’Église romaine, à laquelle demeuraient attachés les peuples du midi. La France, placée entre ces deux points extrêmes, avait à subir plus long-temps que les autres nations le supplice des épreuves et des déchiremens, qui amenaient enfin le triomphe du pontificat romain ; mais ce triomphe demeurait toujours imparfait.

« Voyez maintenant, » me dit le saint, « quelles seront les conséquences politiques de cette nouvelle distribution des états en Europe, et ce qu’auront produit, d’une part, la civilisation des peuples qui ont vu dans l’Évangile des leçons de liberté, et, d’autre part, la domination de ces doctrines qui en ont fait un instrument de servitude. »

« Je vis apparaître d’abord la nation espagnole, gouvernée par un empereur et par son fils, dans ces temps signalés par les troubles religieux ; et ces princes, occupés à extirper les racines de l’hérésie par le fer et le feu, étaient parvenus à préserver de ce fléau les règnes de leurs successeurs, au moyen de ces mêmes institutions que les légats de Rome font maintenant prévaloir en Occitanie.

« Cette nation espagnole était alors plus puissante de toutes celles de l’Europe, par ses armées, ses vaisseaux, ses richesses ; un monde nouveau lui avait été en quelque sorte livré par la Providence, et ses domaines faisaient autour du monde une ceinture, dont le soleil ne cessait jamais d’éclairer quelques points.

« Auprès de cette Espagne, je voyais le petit royaume du Portugal, dont les flottes s’ouvraient des routes inconnues au-delà de l’équateur, et imposaient de nouveaux maîtres aux peuples effrayés de l’Afrique, de l’Inde et de l’Amérique. Ces héros portugais suivaient d’ailleurs l’exemple de leurs voisins, et instituaient chez eux la redoutable inquisition romaine.

« Ce tableau demeura ensuite pendant quelques instans couvert d’un voile de vapeurs. Lorsqu’elles se dissipèrent, les mêmes contrées me furent représentées selon la divine parole de mon interprète, telles qu’elles devaient être après un intervalle d’environ deux siècles.

« Elles m’apparurent à demi incultes, habitées par une population rare, morne, silencieuse et assujettie à des moines corpulens, qui distribuant aux pauvres du pain et des aumônes les dispensaient du travail. Les habitans des villes, renonçant à toute industrie, s’appauvrissaient au milieu des trésors sans usage, qui leur venaient d’un autre monde. Ces villes communiquaient difficilement ensemble, par le défaut de chemins, et des bandes de voleurs infestaient le pays. La royauté s’y montrait fastueuse en raison de sa faiblesse, soit au-dedans, soit au-dehors. Ses armées, ses flottes allaient se désorganisant, et aucun mouvement réparateur ne pouvait se manifester, sans être promptement comprimé et étouffé.

« Ce Portugal, naguère si fécond en héros, se trouvait réduit à la plus honteuse nullité. Des marchands hollandais avaient détruit leur marine et saisi leurs colonies ; les Anglais s’étaient installés en maîtres dans la métropole elle-même, sans prendre la peine de la conquérir. Pour les en chasser, des Français traversaient l’Espagne, et le conflit des étrangers étant une fois établi dans cette contrée, elle n’était plus qu’un théâtre d’excursions, de pillages, de combats que se livraient des bandes enrôlées au-dehors. Le nom de Portugal se prononçait encore, mais il n’y avait plus de portugais.

« En Espagne, les peuples étaient néanmoins plutôt assoupis que dénaturés. Ces Espagnols superbes, qui avaient naguères retenu prisonnier à Madrid un roi des Français pris les armes à la main, laissaient enlever et conduire en France par des agens de police la famille entière de leurs rois. Mais cette dernière insulte, loin de les jeter dans le découragement, suscitait en eux les fureurs de l’indignation. Tous se faisaient soldats, et ils parvenaient à délivrer leur territoire de l’invasion des vainqueurs de l’Europe. Ils subissaient pourtant la peine de l’abrutissement léthargique, où les avait tenus pendant deux siècles le pouvoir monacal. Leur marine était perdue, et cette moitié du nouveau monde dont ils s’étaient faits les maîtres secouait le joug de leur domination pour ne plus le reprendre.

« Dans cette crise douloureuse, le peuple d’Espagne, revenant de son assoupissement, ne demandait qu’un peu de liberté pour achever de renaître et reprendre son rang parmi les nations européennes.

« Cette vision anticipée avait distrait mon attention des scènes que présentaient le pays français. Là, les novateurs n’étaient point comprimés, comme en Espagne et en Italie, par le pouvoir du sacerdoce, ni encouragés, comme en Angleterre et au nord de l’Allemagne, par la complicité des rois. À l’exemple de nos bons hommes, ils se trouvaient assez forts pour soutenir une lutte qui n’était pas toujours inégale. On commença par les brûler, et on eut ensuite à les combattre. Dans l’intervalle des combats, je voyais une reine, de race italienne et pontificale, s’aider d’une paix simulée pour les faire égorger dans Paris et dans les villes de province, où les commandans consentaient à se faire assassins(6).

« Je vis ceux qui survivaient au massacre devenir bientôt plus redoutables qu’aupavant, le roi qui avait ordonné ces meurtres inutiles mourir plongé dans les tortures du remords, et les meurtriers endurcis, furieux de leur impuissance, s’en prendre à son successeur qu’ils faisaient poignarder par un moine de Dominique.

« L’héritier légitime de ce roi se trouvait dans les rangs des novateurs. Il était brave et habile, et achevait de désarmer par les négociations ceux qu’il avait vaincus dans les combats. Désespérant de faire triompher la cause de ses partisans trop peu nombreux, il se faisait apostat pour devenir leur protecteur, et parvenait a leur assurer liberté et repos, tout en abandonnant leur croyance. Cet abandon dicté par la prudence faisait renaître la paix et l’ordre parmi les Français, mais ne préservait pas de l’assassinat l’auteur d’un si grand bienfait.

« Je vis ensuite la France gouvernée par deux prêtres, vêtus de la pourpre romaine qui achevaient de construire l’édifice du despotisme royal, interrompu pendant des siècle de troubles civils et religieux.

« Après la mort du dernier de ces prêtres la royauté française me parut jeter un éclat dont toute l’Europe était éblouie. Mais ses jets de lumière si éclatans étaient déjà amortis, avant que le monarque autour duquel ils se répandaient eût quitté la vie.

« À sa vieillesse piteuse et bigote, succédait une série de scènes de débauches de dégoûtantes orgies sous le commandement de deux Sardanapales, l’un régent, l’autre roi.

« Mes regards se fixèrent ensuite sur l’Angleterre. Les réformateurs du culte chrétien, en prêchant leurs doctrines dans ce pays, y avaient eu d’abord, comme en France, leur roi pour antagoniste. Mais, une fantaisie amoureuse de ce prince, étant survenue, suffisait à le rendre schismatique, et l’exemple du maître faisait malgré lui pulluler de toutes parts les novateurs. À cet homme, esclave de ses caprices, et bourreau de ses femmes, succédaient deux de ses filles, l’une papiste, qui vivait peu d’années et tenait allumés pendant ce temps les bûchers de Rome, l’autre, qui pendant un long règne, et tout en exerçant un pouvoir despotique sur l’état, laissait, sans s’en apercevoir, les germes de la liberté s’y introduire par les innovations religieuses et les progrès du commerce.

« Je voyais ces deux femmes se perdre l’une après l’autre dans la vapeur, tenant chacune en main par les cheveux la tête encore sanglante d’une autre reine.

« Les germes des dissentions civiles avaient déjà acquis un grand développement sous le règne du prince écossais qui leur succédait. Ils éclataient dans le règne suivant, et le nouveau roi se maintenait pendant plusieurs années en guerre ouverte avec ses sujets.

« Je vis adosser un échaffaud drapé de noir, à la façade de son palais. Le roi y était introduit par une fenêtre ; l’évêque de Londres lui donnait la bénédiction, et un bourreau masqué tranchait la tête du prince, puis, la montrant au peuple tout ensanglantée, lui disait : « C’est la tête d’un traitre. » Le supplice infligé par une reine à la grand-mère de ce prince était infligé par le peuple au petit-fils.

« Dieu puissant, m’écriai-je, se peut-il que les doctrines de liberté et d’égalité doivent conduire à de pareilles catastrophes !

« La vie des princes, » me dit St.-Jean, « est sujette aux mêmes accidens que celle des autres hommes. On les a vus souvent se faire une guerre acharnée, et s’entre-tuer par esprit de rivalité. Quand ce sont les peuples qui deviennent leurs rivaux, les premières épreuves de ce conflit inusité doivent être fatales au vaincu, quel qu’il soit. Le droit des gens ne s’établit qu’après ces épreuves. L’exemple de la France va bientôt vous démontrer l’inexorable constance de cette loi naturelle dans la vie politique. »

« Je vis ensuite le trône d’Angleterre reconstruit sur les débris de l’échaffaud, après la mort d’un soldat, qui domptait les Anglais en les couvrant de gloire, et les maintenait craintifs envers lui, quoique redoutables à leurs voisins. Ce trône rétabli se trouvait presque aussitôt rendu aux débauches ou aux caprices de cour, et le deuxième fils du roi décapité, n’ayant pas eu comme son père la force d’opposer une armée à ses sujets révoltés, était par eux dépouillé et expulsé avec dédain.

« Un étranger était ensuite appelé pour régner à sa place ; mais des conditions lui étaient imposées, et les seigneurs se trouvaient d’accord avec le peuple pour en exiger et surveiller le maintien.

« La tutelle de cette royauté élue et conditionnelle était déférée à deux chambres qui la tenaient en bride, et paraissaient animées du même esprit de liberté quoique l’une fût composée de nobles, et que l’autre fût censée représenter le peuple.

Ce régime une fois établi, la prospérité de l’Angleterre prenait un accroissement, dont l’exemple ne se voyait point ailleurs. Le travail occupait tous les bras, l’industrie ajoutait de nouvelles forces : celles des ouvriers, les richesses naissaient de ce concours universel, et la puissance politique s’établissait sur la base solide de cette richesse commune. La domination maritime devenait le prix de tant d’effort habilement combinés, et la position insulaire des nouveaux maîtres de la mer semblait leur en garantir pour long-temps la possession.

« L’évangéliste me fit alors remarquer un groupe de ces mêmes Anglais qui d’abord simples réfugiés dans un coin du monde, et séparés de leur métropole par l’immensité de l’Océan, s’étaient multipliés sous la protection des lois qu’ils s’étaient faites.

« L’industrie de ces hommes se trouvait exaltée par l’espace illimité où son action pouvait s’étendre, et par ce surcroît d’indépendance que procure l’isolement. Les inégalités, engendrées en Europe par l’institution féodale, n’avaient pu s’introduire dans cette société nouvelle, dont l’oisiveté était bannie. Le pouvoir royal confié à des délégués se faisait à peine sentir, à la suite du long trajet qu’il avait à faire pour rendre sensible son impulsion.

« Cette royauté lointaine, » dis-je au messager du ciel, sera sans doute bientôt remplacée, par une royauté locale et immédiate. »

« Elle ne sera remplacée par aucune, » me dit l’évangéliste ; « la vie des royautés approche de son terme dans tous les pays que vous avez vu se civiliser, s’instruire, et s’enrichir. Elles disparaîtront d’elles-mêmes dans les lieux où elles sont faiblement enracinées ; partout où elles auront vieilli, elles capituleront, et se modifieront avant de s’éteindre.

« Pendant que j’entendais ces paroles, je voyais ces Anglais d’Amérique, dont les villes, éparses sur un vaste territoire, dataient à peine d’un siècle, se soulever comme un seul homme contre leur gouvernement d’Europe, briser ses enseignes, chasser ses employés, se réunir en corps d’armée, et proclamer leur indépendance. Des bandes de Français, tout brillans de jeunesse et d’enthousiasme, venaient se mêler dans leurs rangs et consommer avec eux l’œuvre de cet affranchissement politique. »

« Voilà, » me dit St.-Jean, « le premier pas de cette révolution que je vous ai annoncée. Ce peuple nouveau, sans nobles et sans rois, donnera l’exemple de tout ce que peut opérer le perfectionnement politique, quand il est mis à l’abri de la corruption des cours, et des fléaux de l’inégalité.

« Sa population doublera tous les vingt ans, l’ordre et la liberté s’y protégeront réciproquement ; toutes les religions y seront sœurs, et, comme les opinions politiques, libres, mais obéissantes et bienveillantes. La force publique sera celle de la loi, et ses agens seront les citoyens. Le nombre des malfaiteurs y sera aussi peu sensible que celui des mendians. La propriété et la richesse y seront le prix du travail et des talens. Les mœurs publiques, si peu favorables ailleurs aux établissemens de la liberté, rendront impraticable dans ce pays toute tentative d’usurpation.

« Comparez maintenant, » me dit St.-Jean, le spectacle de cette création paisible et régulière du type des vraies républiques, avec les désordres et les convulsions que va subir l’Europe dans ce laborieux accouchement de ses libertés politiques. »

En effet, la scène européenne devint tout-à-coup mobile et tumultueuse ; mes regards avides et égarés avaient peine à suivre ces flots d’évènemens qui se déroulaient devant moi.

« Le peuple français s’offrait le premier, voulant imiter les Anglais d’Amérique, se déclarant comme eux souverain, mais voulant conserver un roi, dont l’inexorable destin faisait dès la deuxième année tomber la tête sur un échaffaud ; puis ce peuple se trouvait lancé par ses meneurs impitoyables contre toutes les royautés voisines et touchait au moment de niveler l’Allemagne et l’Italie, quand la discorde des démagogues les conduisit à s’entretuer. Venait ensuite un soldat, qui, s’étant rendu maître du mouvement dirigé contre les rois, se faisait roi lui-même, et, pour montrer sa supériorité sur les anciens, en créait de nouveaux qui demeuraient ses tributaires, semblables à ces petits despotes de l’Asie, à qui le sénat romain permettait de régner sur des esclaves.

« Je voyais ensuite ce colosse royal s’enivrer de sa puissance, à l’exemple d’Alexandre, et s’attaquant aux élémens comme un autre Xercès. Après avoir jeté son immense armée dans une mer de glace, il était poursuivi, harcelé, contraint de se réfugier dans une île de la Méditerranée.

« Puis la raison lui étant revenue, il mettait à profit le délire de ses remplaçans, et posant de nouveau le pied sur la France avec quelques centaines de vieux soldats, il la traversait en triomphe, dissipant de son souffle le faible nuage de ce pouvoir éphémère, qu’on avait substitué au sien.

« Mais, en remontant sur le trône, les soins de la royauté tenaient son esprit plus occupé que ceux de la victoire. Il était mal servi et trahi ; il se trahissait lui-même, par le souci qu’il prenait d’avoir à dominer à la fois son peuple et les rois étrangers.

« L’esprit impérial tenait enchainé l’homme de guerre. Vaincu par l’étranger, il était répudié par les siens, et implorait dans sa détresse la générosité d’un gouvernement rival, qu’il savait bien n’être pas généreux. Ce dernier le faisait conduire sur un rocher noir des mers de l’Afrique, pour y mourir, livré aux morsures de deux vautours, celui des regrets, et celui de l’insulte.

« Ce soldat, » me dit St.-Jean « fera chanceler les rois, mais raffermira pour un temps la royauté. Après lui, le torrent des causes naturelles qui tendent à détruire cette institution reprendra son cours. Les maîtres des nations s’épuiseront en vaines tentatives pour se maintenir. Ils négocieront, manœuvreront, menaceront, guerroyeront et s’éteindront. Le fardeau royal qu’ils seront obligés de rendre plus pesant, en voulant le mettre hors d’atteinte, se détachera et roulera sur eux, comme le rocher de Sisiphe. »

« Je voyais en effet le trône du soldat occupé d’abord par un vieillard cauteleux, qui disait, en mourant, à son successeur : « sache bien, » ô mon frère ! « qu’un abîme est ouvert devant toi ; » mais le frère aveugle et entêté se laissait conduire à l’abîme par des courtisans et des chapelains. Cet abîme, c’était la colère d’une seule ville, qui, passant en un jour du mécontentement à la mutinerie, s’était soulevée en masse, et expulsait le monarque par delà les mers, aux applaudissemens du reste de la France.

« Cette secousse se propageait en dehors avec la rapidité de l’éclair ; elle renversait les trônes nouvellement élevés à Bruxelles et à Varsovie. Elle déshéritait les nobles de la Suisse et même ceux de l’Angleterre de leur longue domination.

« Je témoignais à l’évangéliste mon extrême surprise de la promptitude et de la fréquence de ces bouleversemens. « Quand les racines de l’arbre, » me dit-il, « sont pourries, bien que son feuillage verdoye, il suffit du moindre coup de vent pour le renverser. Mais, » ajouta-t-il, «  les générations, qui auront vu et opéré ces renversemens, seront généralement malhabiles à édifier. Après avoir coupé, ce qui importe c’est de savoir coudre. Aux rois déchus seront substitués d’autres rois ; aux parasites d’une couleur, des parasites de couleur différente ; les peuples, accoutumés au joug du monopole seront long-temps en peine pour se soustraire à cet insecte rongeur toujours prêt à revêtir de nouvelles formes.

« Je cherchais à démêler parmi tant de crises politiques, quelle était la destinée des papes. « Dans ce temps, » me dit St.-Jean, « où les rois de la terre seront si faibles, les papes seront les plus faibles des rois. En voilà deux qui sont emmenés prisonniers en France, l’un par les démagogues, l’autre par le roi soldat. Mais si leur royauté périt, le pontificat survivra ; ce qu’ils tiennent de l’Évangile est impérissable. Ils n’auront à restituer que ce qui a été soustrait aux Césars et aux peuples, mais aux peuples surtout ; car les Césars touchent à leur fin.

« Un prophète viendra révéler au pontife romain les arrêts que la Providence impose aux peuples à venir ; mais on ne l’écoutera point, et le silence sera imposé à ce nouveau Jérémie pendant que les trônes crouleront(7). »

« L’immense horizon où pénétraient mes regards commençait alors à se charger de nuages, qui me dérobaient les objets lointains, et venaient de proche en proche obscurcir ceux de l’avant scène.

Je vis encore, pendant quelques momens et sur le même plan, la France agitée sous un roi que tous les partis insultaient, et qui semblait croire en lui-même moins que ses flatteurs et ses parasites, dans la Péninsule, le Portugal et l’Espagne ayant l’un et l’autre un roi et une reine qui se disputaient le trône en invoquant le même droit dont le peuple devenait l’arbitre, au nord la Belgique et la Hollande se menaçant des yeux et du geste avant d’en venir aux mains, l’Allemagne et l’Italie opprimées et frémissantes, la Pologne ravagée et inondée de sang, la Suisse inquiète et soucieuse, l’Angleterre se tenant aux aguets dans son île, et craignant les explosions de la liberté non moins que les victoires du despotisme, la Russie enfin menaçant à la fois d’envahir l’Orient au profit de la civilisation, et de conquérir l’Occident pour le rendre à la barbarie.

« Bientôt les vapeurs s’épaissirent et me dérobèrent les détails d’une scène confuse et bruyante, où, parmi les groupes des populations agitées, je voyais errer neuf ou dix rois dépossédés et fugitifs. Puis survint une grande inondation, dont les flots jetaient sur le rivage des débris de sceptres et de couronnes.

« Mes yeux se fermèrent, et je ne vis plus en les rouvrant que l’auréole éblouissante du messager céleste, lequel me dit en déployant ses ailes :

« Sache maintenant, Aimar, à quelles conditions ces choses te sont révélées. Si tu les divulgues, nul ne te croira, car il n’est pas donné à l’homme d’être cru prophète de son vivant. Mais tu mourras dans l’année, et alors quelque croyance pourra être ajoutée à tes paroles. »

« Le saint disparut. Je ne sais si mon sommeil se prolongea long-temps après ; mais lorsque m’étant réveillé, Spiridion eut rallumé sa torche et m’eut reconduit à l’entrée de la caverne, le soleil était déjà fort élevé au-dessus de l’horizon. »

Avant de quitter cet antre sacré, je demeurai prosterné une heure entière devant l’autel de la vierge, joignant aux actions de grâces les prières et les promesses de me rendre digne d’un bienfait aussi signalé.

Spiridion et moi descendîmes ensuite l’hermitage, sans qu’aucune parole échappât de mes lèvres. Je déposai dans l’urne des aumônes le faible tribut d’un chevalier ; mais, ayant remis à l’hermite la tunique et la ceinture de pèlerin, je me jetai à ses pieds pour recevoir sa bénédiction. Il me leva et me serra dans ses bras. Après cet adieu muet, je descendis au bas de la vallée suivant le bord du torrent, et m’aidant d’un long bâton ferré, car mes jambes se dérobaient sous moi.

J’étais attendu avec impatience ; et je lisais, dans les yeux de l’évêque Foulques et du baron de Viella, tous les symptômes d’un désir curieux et investigateur. « L’Esprit-saint, » leur dis-je, « a exaucé mes vœux. Mais il est écrit là haut que les choses qui m’ont été révélées ne seront jamais crues de personne moi vivant, et que leur divulgation serait mon arrêt de mort. »

Ici se terminent mes chants ; ils vont cesser, comme ceux du cygne, au moment où ma voix est prête à s’éteindre ; les symptômes avant-coureurs d’une mort prochaine, viennent délier ma parole, et maintenant que l’Occitanie est devenue française, le saint roi Louis, m’appelant auprès de lui dans la demeure céleste, m’a donné le signal de dire aux hommes ce qui me fut jadis révélé(8).

« Je n’aurai point à me reprocher d’avoir volontairement, et par une indiscrétion coupable, hâté le terme de ma vie. Je ne la rejette point ; c’est elle qui me quitte en m’épargnant les infirmités et les ennuis de la vieillesse. Je lui dis adieu. » n’emportant avec moi que les regrets de l’amitié.

« Puissent ces chants me survivre et te suppléer dans le souvenir de ceux que j’aimais ! Puissent-ils aussi charmer quelques loisirs de ceux qui aiment à exercer dans la contemplation de nos destinées, avant de tomber à leur tour dans ce sommeil sans rêves, où vont se terminer toutes les agitations de la vie humaine ! »

Pézènes, le 22me du mois de juillet, de l’an de Notre-Seigneur, 1272.


NOTES
DU LIVRE TRENTIÈME.
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(1) Ceci rappelle l’hymne d’Aristote sur la mort d’Hermias qui se termine ainsi : « Chantant les louanges de Jupiter hospitalier et les dons solides de l’amitié. »

(2) On sait que les Orientaux font usage de préparations végétales, au moyen desquelles ils se procurent des songes agréables. Gassendi a eu connaissance d’un opiat, dont faisaient usage les sorciers de son temps, avant d’aller au sabbat, et dans lequel entrait à petites doses le datura stramonium.

On appelait en Orient haschischim, une drogue enivrante dont l’effet est de produire une sorte d’extase analogue à celle que produit l’opium, mais plus complète. C’est de ce mot, selon M. de Sacy, que dérive celui d’assassin donné en Asie aux Ismaélites élevés pour le meurtre et exaltés par l’usage de cette drogue. Les semences et les sucs du chanvre, cannabis indica, entrent dans sa composition.

(3) Job, c. 40, v. 20, et Isaie, ch. 27, v. 1. Les érudits ont mis en question si cet animal était un saurien ou un cétacé. Ces opinions se trouvent en quelque sorte conciliées par la découverte récente des sauriens gigantesques de la période secondaire, qui habitaient probablement les mers comme les cétacés. La description de notre animal fossile paraît correspondre à celle de l’ichtyosaurus.

(4) On lit dans une histoire récente d’Italie, (Univers pittoresque, Italie pag. 200), ces étranges paroles : « Il est certain, d’ailleurs, que Célestin fut traité avec douceur par Boniface. »

Or, ce n’est point un clerc ultramontain, c’est un diplomate français qui a écrit ces lignes indulgentes, au sujet d’un pape qui tenait emprisonné son prédécesseur démissionnaire.

Ce prédécesseur, mort en captivité, fut canonisé quelques années après. « On voyait, » dit Muratori, « son crâne percé comme par un clou, » mais l’officieux annaliste a la prudence d’ajouter que Boniface aurait bien mieux aimé l’empoisonner que de lui faire percer le crâne.

Ann. d’ital., t. 7, part. 2, pag. 332.

(5) Gli scrittori amo, e fo il debito mio,
Ch’al vostro mondo fui scrittore anch’io.

Ainsi parle St.-Jean dans cet épisode du voyage d’Astolfe à la lune, imaginé par l’Arioste, la plus épique peut-être des conceptions qu’ait enfantées le génie poétique depuis Homère.

(6) Dans le siècle actuel, on a porté le dévergondage historique jusqu’à excuser le massacre de la St.-Barthélemi, en disant : qu’un parti ne fit qu’y prévenir l’autre. Or, il est assez remarquable qu’à Vassy, à la St.-Barthlélemi et en Irlande, ce furent toujours les catholiques qui étant les plus nombreux, eurent la bonne fortune de prévenir, et d’être les assassins.

(7) Depuis que l’impression de cet écrit est commencée, le Jérémie à rompu le silence, et a été condamné ; mais sa plainte a été entendue et aura un long retentissement. Cette plainte, (les paroles d’un croyant) est d’ailleurs un des poèmes les plus remarquables de notre littérature où on compte si peu de poèmes.

(8) Louis IX (St.-Louis), mourut en 1270, son frère Alfonse, comte de Toulouse, et la femme de cet Alfonse, fille unique de Raymond VII, moururent en 1271. Alors s’acheva la réunion du Languedoc à la couronne de France.


FIN.