Le dernier des Trencavels, Tome 3/Livre vingt-cinquième

Traduction par Henri Reboul.
Tenon (Tome 3p. 174-201).


LIVRE VINGT-CINQUIÈME.

L’Italie.


Lorsque les voyageurs, dirigés par Foulques, furent descendus dans les plaines du Piémont, ils se replièrent vers les rives du Tanaro, qu’ils suivirent en traversant Asti jusqu’à la ville encore naissante d’Alexandrie de la Paille. Ils atteignirent le Pô à Plaisance, après avoir passé la Trébia. L’Italie offrait un spectacle nouveau pour Trencavel ; les champs étaient parsemés de travailleurs, et les villes remplies d’ateliers ; on n’y voyait pas cette multitude de serfs couverts de haillons, et se mouvant nonchalamment.

Le terrain n’était pas comme en-deçà des Alpes, hérissé de forêts touffues, ou de buissons et de landes herbeuses ; une population active élevait des édifices nouveaux, ou défrichait des terres incultes.

Cependant l’appareil de la guerre se montrait partout ; chaque ouvrier ou laboureur, étant aussi soldat, maniait tour-à-tour les armes et les instrumens des arts.

Dans plusieurs villes, les habitans étaient partagés en deux sections ennemies. Celles dont les citoyens ne tenaient qu’un parti, se trouvaient en état de guerre avec d’autres villes voisines. Ce contraste des bons effets de l’industrie et des désordres suscités par l’abondance des biens, ne pouvait s’expliquer dans la pensée de Trencavel. Il admirait les uns ; les autres le tenaient dans l’effroi. Il lui semblait voir en même temps ces peuples italiens acquérir une nouvelle vie, et courir à une mort violente : « Vous voyez, » lui dit Foulques, « quels sont les effets du mouvement que le cours des affaires humaines imprime quelquefois aux nations. Les entreprises d’outre-mer, qui sont devenues fréquentes depuis le dernier siècle, ont fait éprouver aux peuples de l’Europe occidentale des besoins jusqu’alors inconnus, et ont créé les moyens qui devaient répondre à ces besoins. Le commerce qui s’était réfugié dans quelques villes d’Italie où son existence était à peine aperçue, s’est ravivé tout-à-coup, pour servir les passions nouvellement mises en jeu. Il a fallu fournir aux croisés des vaisseaux, des armes, des équipemens de toute espèce ; les denrées du Levant sont venues se répandre dans nos contrées par le retour des bâtimens chargés de guerriers. Elles ont fait naître parmi nous les goûts du luxe et des jouissances asiatiques. L’argent qui n’avait été jusqu’alors qu’un simple moyen d’échange, et un signe représentatif des immeubles, est devenu plus précieux que les immeubles eux-mêmes. Les domaines ont été mis en vente pour être convertis en ce moyen d’échange universel, et comme le mouvement de circulation imprimé à ces signes tend sans cesse à les multiplier, l’activité précoce des Italiens en a fait le plus riche de tous les peuples. Mais la même cause a introduit parmi eux le trouble et la division. Dès que cette industrie est devenue la source de la richesse, elle s’est trouvée aussi celle de la puissance. Des sujets opulens n’ont pas long-temps obéi à des seigneurs pauvres. Les enfans de ceux qui avaient acheté leur liberté ont voulu acheter des seigneuries. L’ancienne subordination a été détruite et les formes du gouvernement ont été changées.

« Si les ligues des hommes industrieux n’avaient eu pour objet que de secouer le joug des princes, elles auraient atteint ce but sans beaucoup de difficultés ; mais les rivalités sont nées avec leur affranchissement, et ont arrêté leurs progrès. Les cités devenues indépendantes ont voulu s’assujettir les cités voisines ; l’esprit de jalousie les a maintenues séparées, et souvent ennemies. Aucune grande association ne s’est formée, si ce n’est d’une manière passagère et pendant l’heure du danger. Attaquées par la puissance des empereurs germains, ces villes ne se sont réunies contre l’empire, que pour se procurer le loisir de se battre entre elles. L’empire a fomenté ces haines intestines, et les peuples d’Italie que leur union eût pu rendre si redoutables à l’ennemi commun, se sont insensiblement partagés entre les deux factions qui ont pris naissance dans les rivalités des familles impériales d’Allemagne, et leurs relations avec le Saint-Siège(1). »

Les voyageurs approchaient de Plaisance pendant, que Foulques achevait ces paroles. Ils virent, sur la route de Bobbio, un groupe nombreux de cavaliers s’avancer vers la ville. L’évêque alla au-devant d’eux pour se faire connaître et s’informer de l’état du pays. « La paix règne à Plaisance, » dit l’un des cavaliers, « et nous y arrivons pour en goûter les fruits. Nous étions exilés par les excès de la violence du peuple et de ses démagogues. Depuis long-temps les nobles et le peuple se disputaient les emplois et les honneurs. Nous autres nobles, nous exerçons notre empire sur les campagnes, et nos châteaux garantissent notre influence ; mais jusqu’à présent notre parti s’est trouvé plus faible dans la ville. L’année dernière un tremblement de terre vint affliger notre pays ; l’effroi que produisit cette convulsion terrestre éteignit tout d’un coup les vieilles haines et les animosités. Nous fûmes rappelés à Plaisance ; le peuple vint lui-même devant nous et nous fit entrer comme en triomphe dans la patrie commune(2). Gozzo des Coleoni de Bergame, Podesta de Crémone, saisit cette occasion de nous réconcilier. Il négocia et fit proclamer un pacte en vertu duquel les nobles auraient la moitié des magistratures et les deux tiers des ambassades, laissant au peuple l’autre tiers des ambassades, et l’autre moitié des magistratures(3). Cet accord n’a duré que quelques mois, et, après plusieurs rixes sanglantes, nous avons été contraints de nous retirer de nouveau dans nos châteaux avec nos familles, et de guerroyer contre nos concitoyens. Aujourd’hui une pacification nouvelle nous est annoncée ; on nous assure qu’elle sera plus durable, parce qu’elle est l’ouvrage d’un homme de Dieu, à la parole duquel rien ne résiste. C’est le saint homme François, fondateur de l’ordre des frères mineurs(4). »

Les cavaliers français et les italiens entrèrent ensemble dans Plaisance. Tout le peuple était rassemblé dans la place publique, et écoutait avidement les discours du prédicateur séraphique.

Un théâtre de quelques planches, soutenues par des tréteaux, lui servait de chaire. Il était couvert d’une robe sale ; sa figure paraissait ignoble ; son front(5) était rasé ; ses yeux petits, mais brillans, s’agitaient sans cesse sous des paupières épaisses ; sa barbe hérissée cachait ses lèvres ; une corde ceignait ses reins ; des courroies attachaient à ses pieds nus des sandales de bois. — Trencavel fut frappé de la ressemblance que présentait ce costume avec celui des cathares albigeois. Il se rappela ensuite que les pauvres de Lyon, disciples de Valdo, s’étaient revêtus de ces habits sans avoir pu obtenir du St.-Siège l’approbation qui fut accordée à François.

Le langage de l’orateur chrétien n’était point superbe, mais familier(6). Il exhortait à la paix, et la faisait désirer en prouvant ses grands avantages par des argumens vulgaires, à portée de tous les esprits. Il appelait en témoignage de ses paroles les anges, les hommes, les démons eux-mêmes.

Tels étaient les trois points de son discours, qui furent traités successivement de manière à frapper d’admiration les hommes les plus lettrés de l’assemblée. Le peuple fut ému jusqu’aux larmes ; plusieurs nobles brisèrent leurs armes en signe de repentir. Tous les assistans abjurèrent leurs inimitiés, et, quand l’assemblée fut prête à se séparer, les hommes et les femmes se précipitèrent sur le passage du saint, contens de toucher sa robe. D’autres, plus hardis, cherchaient à en détacher quelques fragmens(7).

Trencavel partagea, quoique étranger, l’impression profonde qu’avaient éprouvée les habitans de Plaisance. Il témoigna à Foulques le désir de s’approcher du saint homme, et de recevoir sa bénédiction.

« Ne songez pas, » dit l’évêque, « à faire une telle demande à cet anachorète ; il est trop en garde contre les flatteries de l’orgueil, et n’est à la recherche que des humiliations et des pénitences. Depuis qu’il a renoncé au monde pour J. C., et abandonné(8) son père terrestre pour le père commun des hommes, il se tient éloigné des grands, ou ne les approche que pour leur faire entendre des paroles sévères ; mais je songe aux moyens de nous ménager un appui dans cet homme de Dieu. J’ai appris qu’il est prêt à se rendre au chapitre général de son ordre, qui doit se tenir à Assise. Nous pouvons diriger notre route par cette ville, sans prolonger notre voyage. Le cardinal Hugolin, évêque d’Ostie, doit s’y trouver ; François a beaucoup d’ascendant sur l’esprit de ce prélat, et celui-ci est l’âme des conseils du St.-Père. Nous pourrons ébaucher à Assise ce qui doit s’achever à Rome. »

Le voyage fut repris lentement ; on suivit la route de Parme, de Reggio, de Modène. L’arrivée à cette ville fut signalée par un événement non moins remarquable que celui de Plaisance. Le marquis d’Est s’était(9) approché de la ville avec une petite armée ; les habitans, ayant tenu conseil, s’accordèrent à le recevoir dans leurs murs, et, voulant mettre un terme aux troubles toujours croissans qu’avait produit jusqu’alors la lutte des factions, ils prièrent le marquis de s’établir leur seigneur et maître, lui remirent tous les pouvoirs du gouvernement, et s’obligèrent par un contrat solennel à lui obéir comme sujets.

À Bologne, un spectacle nouveau nous attendait. Nulle part les signes de l’opulence n’avaient été aussi multipliés, mais avec eux se manifestaient les symptômes d’une liberté portée à l’excès, et les désordres de l’arrogance démocratique. « Cette ville, » nous dit Foulques, « est peuplée d’étudians ; elle en compte jusqu’à 10,000 qui viennent tous les ans recueillir les trésors de l’instruction, et y laissent en échange le tribut de leur argent. Ces sommes accumulées donnent une grande activité au commerce. D’autre part, le rassemblement d’une jeunesse aussi nombreuse exalte les passions naturelles à cet âge, et porte les esprits à l’indépendance.

Les hommes mûrs et expérimentés qui croient donner des leçons à la jeunesse, finissent par en recevoir d’elle, et cèdent aux exemples qu’elle donne. On assure que l’empereur(10) a l’intention d’attirer à Naples une partie de ces jeunes gens. Il semble n’avoir en vue dans ce projet que de faire participer un plus grand nombre de villes aux avantages des établissemens scolaires ; mais j’ose pénétrer plus avant dans l’avenir, et je crois apercevoir dans ce projet un grave mécompte de la politique royale.

« L’autorité des princes n’a rien à gagner et peut beaucoup perdre dans ces progrès de l’instruction et du commerce ; car les peuples qui savent la valeur des choses humaines sont portés à la liberté, et ceux qui se sentent capables de régler leurs affaires par eux-mêmes veulent difficilement en laisser le soin à d’autres. »

La révolution de Modène avait mis en fermentation les têtes bolognaises. Les bourgeois crurent voir à leurs portes les soldats du marquis d’Est ; les jeunes gens crièrent à la tyrannie. Une assemblée générale avait été convoquée au son de la grosse cloche ; on y avait déclaré la guerre au marquis et aux modénois. Une armée de quinze mille hommes était prête à marcher ; l’étendard de la ville fut arboré sur le Caroccio. Il flottait entre deux mâts élevés sur ce char à quatre roues, peint en rouge, et attelé de deux bœufs de la plus haute taille, couverts d’un drap de la même couleur(11). Les chevaliers conduisirent eux-mêmes le char du palais où il était déposé jusqu’à la place publique. L’armée le reçut avec les acclamations d’une joie bruyante. Le commandant en confia la garde à l’élite des soldats, et ceux-ci firent serment de le ramener à Bologne, ou de mourir au champ de bataille.

Au milieu de tous ces préparatifs, Foulques fut informé que frère Jourdain de Saxe, l’ami et le successeur de Dominique, prêchait à Bologne. Il s’empressa de le visiter, et le trouva entouré d’étudians, qui, touchés de ses paroles, le sollicitaient vivement de les admettre dans son ordre, et de les revêtir de la tunique blanche et noire. Jourdain prêchait alternativement à Bologne et à Paris ; en arrivant dans ces villes, il avait soin de faire préparer d’avance un grand nombre de ces tuniques ; mais celui de ses disciples excédait toujours les habillemens dont il s’était pourvu(12).

Foulques apprit avec plaisir que ce chef des frères prêcheurs allait se rendre à Rome, où il avait à inspecter un couvent de filles de son ordre, nouvellement fondé par Aimée, dame romaine, que le bienheureux Dominique avait délivrée de la possession de sept démons acharnés contre elle. Foulques persuada au frère Jourdain de se joindre à lui pour achever le voyage de Rome, en prenant la route de Perugia et d’Assise. Jourdain fut présenté à Trencavel, qui ne cessait de lui adresser des questions sur les détails de la vie monastique, et se plaisait à entendre les réponses pleines d’onction et d’humilité qui sortaient de la bouche de ce religieux.

Ils passèrent ensemble les Apennins, après avoir traversé les villes d’Imola, de Faenza, de Césène et d’Urbino. Les chemins étaient couverts de religieux, de pèlerins, et d’hommes pieux de toute espèce, qui dirigeaient leurs pas vers Assise, où devait se tenir le chapitre général des frères mineurs. Pérouse était encombrée d’étrangers ; les maisons religieuses donnaient l’hospitalité, et semblaient converties en autant d’hospices pareils à ceux que les monarques d’Orient ont fait construire pour héberger leurs caravanes. Foulques et les siens furent reçus dans le couvent des bénédictins de l’ordre du Mont-Cassin. Ils s’y trouvèrent avec plusieurs frères d’ordres et d’habits différens : Trencavel témoignait sa surprise et s’informait curieusement des noms et des pratiques de toutes ces associations vouées à la pénitence.

Il n’avait vu en France que les moines de l’ordre de St.-Benoit, ceux de Citeaux, et les chanoines réguliers de la règle de St.-Augustin ; les premiers, couverts de robes noires, les autres d’habits blancs. Il avait nouvellement rencontré des disciples de Dominique, dont le vêtement réunissait ces deux couleurs.

Le prieur du couvent lui dit : « Votre étonnement n’a rien qui ne soit naturel. Le concile de Latran avait prohibé la création des nouvelles congrégations religieuses ; il en avait sans doute prévu l’abus : mais la force des choses a tout entraîné. Pendant qu’une partie des peuples s’est livrée aux prédications des hérétiques, il a fallu ouvrir de nouvelles issues au zèle des vrais catholiques, qui s’est vu exalté par la contradiction. Les frères prêcheurs et les frères mineurs couvrent déjà le monde chrétien de leurs missions et de leurs monastères. Le grand pape Innocent III voulut d’abord se refuser aux projets de François d’Assise, mais il se sentit contraint de les adopter à la suite d’un songe où il vit une palme croître entre ses pieds et devenir un grand arbre(13). Quant aux autres religieux de nouvelle création, ceux que vous voyez habillés de blanc avec un symbole rouge sur leur chape sont des frères de la trinité : c’est aussi ce pape qui les a autorisés. Leur fondateur est un Provençal, nommé Jean de Matha ; chacune de leurs maisons est composée de trois clercs, de trois laïques, et d’un ministre qui est prêtre et qui les confesse. La troisième partie de leurs biens est réservée pour la rédemption des captifs. Cette grande œuvre de charité, principal objet de leur institution, les oblige à de fréquens voyages, et l’on a déjà remarqué que l’habitude de voyager les portait au relâchement et à la dissipation. Toutefois vous avez pu observer qu’ils n’ont que des ânes pour monture ; toute autre leur est défendue, c’est pourquoi on les appelle, en quelques endroits, les frères aux ânes(14).

« En voici d’autres dont les vêtemens aussi de couleur blanche, consistent en une tunique, un scapulaire et une chape. Sur le scapulaire sont empreintes les armes d’Aragon, avec une croix en chef ; ce sont les frères de la merci, disciples de Pierre Nolasque, gentilhomme du Mas Stes.-Puelles, près de Castelnau de Lauragais. Cet ordre est, comme celui des Mathurins, consacré à la rédemption des captifs, et doit surtout sa naissance à la sainte vierge, mère de Dieu, puisque dans une même nuit elle apparut au fondateur Pierre, à Raimond de Pégnafort et au roi d’Aragon, pour leur en recommander l’institution(15). Cet homme que vous voyez marchant la tête haute et rasée, portant l’épée et l’habit court, avec les signes du régime de Citeaux, est un chevalier de Calatrava, dont l’ordre, régularisé par Alexandre III, a été confirmé par Innocent. Ces religieux soldats font la guerre aux mahométans de l’Espagne, et suivent dans leurs retraites la règle de St.-Benoit. Ils ne portent point de linge, hors leurs caleçons, et dorment tout habillés(16). »

Le prieur fit aussi remarquer à Trencavel un hospitalier du Saint-Esprit, dont l’ordre avait été fondé par le comte Guy de Montpellier, et dont le pape Innocent avait transporté le chef-lieu à Rome, depuis la mort du comte qui avait été le premier maître de cette congrégation(17).

Enfin il lui montra un religieux nouvellement arrivé d’Asie, du monastère du Mont-Carmel, dont les hermites, appelés carmes, étaient depuis peu d’années réunis en communauté par Albert, patriarche de Jérusalem. Un moine à cheveux blancs(18) était venu de Calabre pour fonder ce monastère après une révélation qui lui fut faite par le prophète Élie.

« Celui de ses disciples que vous voyez ici, revêtu d’un manteau bariolé, »(19) ajouta le prieur, « s’appelle Simon Stoch ; quoique à peine entré dans l’âge mûr, les austérités de sa jeunesse, dont il a passé la plus grande partie dans le tronc d’un arbre creusé par le temps, ont attiré sur lui des grâces infinies ; la mère de Dieu a daigné lui préparer de ses mains saintes une miniature d’habit qu’elle-même lui a remise dans une vision béatifique. Cet habit, qui est nommé le St.-Scapulaire de Mont-Carmel, a la vertu de préserver des peines de l’enfer ceux qui entrent dans la confrérie dont il est le signe distinctif(20). Il est pareil pour la forme et la matière, à celui que le saint vicaire Basilides, prieur du Mont-Carmel, y offrit autrefois à Vespasien, qui était venu visiter son monastère pendant la guerre de Judée. Ce général romain, à qui Basilides avait prédit qu’il serait élu empereur, reçut la pourpre et la couronne avec moins de joie qu’il n’en avait éprouvé en endossant le scapulaire de la confrérie carmélite(21). »

Foulques trouva à Pérouse un ancien compagnon de ses jeunes années, qui avait été son rival dans l’art des trouveurs. Celui-ci était devenu si fameux parmi les poètes, que l’empereur l’ayant couronné, on l’avait depuis appelé le roi des vers. Foulques le reconnut sous l’habit des frères mineurs, et lui témoigna sa joie de la grâce qu’il avait reçue d’en haut, en abandonnant les chants profanes pour le service de l’Église. Frère(22) Pacifique, car François lui avait donné ce nom, raconta au prélat qu’étant allé entendre une prédication de François dans la ville de San Severino, et ayant vu le saint homme armé de deux épées lumineuses, disposées en forme de croix, l’une de la tête jusqu’aux pieds, la seconde d’une main à l’autre, cette vision l’avait frappé, et fait aussitôt renoncer au monde. François, dont il était devenu le disciple, l’ayant envoyé en mission en Allemagne avec quelques frères, loin d’obtenir des succès, ils avaient été maltraités et chassés cruellement.

Leur ignorance de la langue du pays, leur habit pauvre et singulier, et leur venue d’Italie, les avaient même fait considérer comme des hérétiques fugitifs. L’humilité de l’ancien trouveur ne lui permettait pas l’essayer des chants nouveaux, même pour une cause sainte. Mais c’était lui qui prenait le soin de mettre en musique les antiques en langue vulgaire, qu’inspirait du divin François une verve à jamais innocente de toute pensée profane(23).

Frère Pacifique se joignit à Foulques et au frère Jourdain pour descendre à Assise. Jourdain l’entretint du désir qu’il partageait avec ses frères de réunir la congrégation des prêcheurs avec celle des mineurs. « Vous ne devez pas ignorer, » lui dit Pacifique, « que votre illustre prédécesseur fit lui-même cette proposition à notre chef, et qu’il en eut cette réponse : — « C’est la volonté de Dieu que ces deux congrégations restent séparées, afin de s’accommoder à l’infirmité humaine par cette variété, et que celui à qui la rigueur de l’une ne conviendrait pas embrasse la douceur de l’autre. »

La multitude rassemblée dans les campagnes d’Assise était innombrable ; les plaines et les collines environnantes étaient parsemées de tentes, de hangards construits à la hâte et de huttes couvertes de paille. Cinq(24) mille frères mineurs campaient sous ces abris fragiles, et couchaient sur des nattes, ou sur la terre nue ; ils n’avaient point fait de provision mais la charité et l’enthousiasme des villes voisines avaient pourvu abondamment leurs besoins. Les clercs et les laïques, les nobles, les bourgeois, le petit peuple s’empressaient non-seulement à leur offrir les choses nécessaires, mais à les servir de leurs propres mains, tant ils étaient touchés de voir la paix et la joie de nouveaux religieux dans une vie si dure et si pénitente. François arriva dans l’assemblée de ses frères avec le cardinal Hugolin ; ce prélat prit la parole et prononça un discours plein d’onction, qui conclut en donnant de grandes louange aux disciples de François. Le saint homme monta en chaire après lui, et, craignant sans doute que ces éloges ne fussent pour ses frères une tentation de vanité et de relâchement, il leur adressa des paroles sévères, leur reprocha leur lâcheté et leur peu de fidélité à seconder les grâces qu’ils avaient reçues de Dieu.

Enfin, il affecta de déplorer la décadence future des maximes qu’il avait établies. Il parla avec tant de force, que la confusion était peinte sur le visage de ceux qui avaient écouté avec complaisance les louanges du prélat.

Après l’assemblée, Hugolin, se trouvant avec les principaux frères de l’ordre et quelques assistans, crut pouvoir se plaindre avec ménagement du procédé du saint homme. Il l’exhorta à modérer un peu l’excès de son zèle et la rigueur de ses règlemens, en ayant égard aux conseils des hommes sages, et respectant l’autorité de ses devanciers, tels que St.-Benoit, St.-Augustin, St.-Bazile.

François fit aussitôt appeler ses principaux religieux dans la salle du chapitre, et, présentant respectueusement sa main au cardinal, il le mena au milieu d’eux.

« Mes frères, » leur dit-il, « Dieu m’a appelé par la voie de simplicité et d’humilité pour suivre la folie de la croix. » Il m’a dit : — « François ! je veux que tu sois dans le monde un nouveau petit insensé qui prêche par ses discours et ses actions la folie de la croix, et que toi et les tiens ne regardent que moi, et ne suivent que moi, sans autre manière de vie. » — Ne me parlez donc point d’autre règle, hors celle que le Seigneur a bien voulu me montrer.

« Ceux qui s’en éloignent et en détournent les autres, je crains qu’ils ne sentent la vengeance divine, et ne soient enfin obligés de rentrer dans cette voie à leur confusion. » — Puis se tournant vers le cardinal : « Ces sages, » dit-il, « que votre seigneurie loue tant, voudraient par leur prudence humaine tromper Dieu et vous ; mais ils se trompent eux-mêmes, voulant détruire ce que J.-C. ordonne pour le salut, par moi, son indigne serviteur. » — François, jetant ensuite un regard sévère sur quelques-uns de ses religieux, qu’il voyait interdits, s’adressa brusquement au frère Élie auquel il avait confié pendant son absence la direction des affaires ; il le prit par la main, et parut examiner l’étoffe de son habit qui semblait plus fine que celle des autres, et son capuchon qui était plus long, et peu différent de ceux des gens du monde. Il ordonna à Élie de lui prêter son habit pour un moment ; Élie n’osa le refuser, et, s’étant retiré dans un coin, il ôta son habit et le lui apporta. François s’en revêtit par-dessus le sien, le plissa avec bonne grâce autour de la ceinture, releva le capuce sur sa tête d’une manière fière, puis marchant à grands pas, la tête haute et la poitrine élevée, il salua la compagnie, en disant d’une voix forte : « Dieu vous garde, bonnes gens ! » Il fit ainsi trois ou quatre tours au milieu d’eux, puis ôtant cet habit avec indignation, il le jeta loin de lui avec mépris, et se tournant vers le frère Élie : « Voilà, » dit-il, « comme marcheront les faux frères de notre religion ! » Ensuite changeant l’air de son visage, reprenant sa posture modeste et marchant humblement avec son habit pauvre et déchiré, il dit quelques paroles d’édification, et ajouta « Voilà la démarche des véritables frères mineur(25). »

Pendant que François était livré aux soins que demandaient le maintien de ses règlemens, l’augmentation de ses disciples et les missions qu’il avait projetées en Allemagne, en Espagne, jusques dans l’Égypte, Foulques avait entretenu le cardinal Hugolin des motifs de son voyage. Il lui avait présenté le jeune vicomte et ses chevaliers ; il l’avait disposé, par ses discours et ses instances, à préparer et favoriser la réconciliation du prince avec l’Église. Avant la conclusion du chapitre d’Assise, le cardinal reprit le chemin de Rome. Nous l’y suivîmes de près par la route de Foligno et de Spolete. Nous passâmes à Terni, devant les brouillards que forment les flots du Velino, en se précipitant du haut des montagnes dans les eaux laiteuses et chargées de souffre de la Néra.

Le lendemain, sur le déclin du jour, nous entrâmes dans la ville sainte, qui régna autrefois sur le monde par ses armées et qui le gouverne maintenant par ses oracles.


NOTES
DU LIVRE VINGT-CINQUIÈME.
Séparateur


(1) Les Guelfes et les Gibelins, ainsi dénommés du nom de deux partis allemands, l’un ennemi des papes, l’autre soutenu par eux.

(2) Muratori, Annali d’Italia, an 1222.

(3) Id.

(4) Id., et Thomas archidiacre, de Spalatro.

(5) Sordidus erat habitus, persona contemptibilis et facies indecora.

Thomas, de Spalatro et Muratori, id.

(6) Non famen ipse modum prœdicanlis tenuit, sed quasi concionantis.

Thomas, de Spalatro.

(7) Thomas, de Spalatro.

(8) La vocation de St.-François est ainsi racontée par St.-Bonaventure ; je ne me permets ici que de transcrire les passages suivans, extraits de la traduction qu’en a faite l’abbé Fleuri pour son Histoire ecclésiastique. François était fils d’un marchand d’Assise, nommé Pierre Bernadon. Il naquit en 1182… À la suite d’une vision, il se leva, fit le signe de la croix, alla chez lui prendre les étoffes du magasin qu’il porta à Foligno, ville voisine, les vendit et même son cheval ; puis revenu à l’église de St.-Damien, où il trouva un pauvre prêtre qui en prenait soin ; et, l’ayant abordé avec respect, il lui offrit son argent pour les réparations de l’église, et le soulagement des pauvres….. Le prêtre consentit de recevoir François, mais non pas son argent ; craignant l’indignation de ses parens. François jeta l’argent dans une fenêtre, comme si c’eût été de la poussière…… Son père, ayant appris ce qui s’était passé, accourut fort en colère à St.-Damien avec quelques-uns de ses parens. Mais François, voulant éviter leur premier mouvement, se cacha dans une fosse, où il passa quelques jours en prière. Puis s’accusant de lâcheté, il sortit plein de joie et de confiance et retourna à Assise. Les citoyens le voyant crasseux, défiguré et tout autre qu’auparavant, crûrent qu’il avait perdu l’esprit et couraient après lui avec de grandes huées, lui jetant de la boue et des pierres ; et il passait au milieu d’eux sans s’émouvoir. Mais son père accourut au bruit ; et, l’ayant traîné chez lui, ajouta les coups aux reproches, l’enferma, et le lia comme un insensé. Peu de temps après il fit un voyage pendant lequel la mère de François, n’approuvant pas la conduite de son mari, et n’espérant pas de vaincre la constance de son fils, le laissa aller, et il retourna à St.-Damien. — Le même auteur raconte ensuite comment le père revint chercher son fils, et fut satisfait de retrouver au moins son argent ; comment il fut convenu d’aller devant l’évêque pour que François renonçât en sa présence à tout ce qu’il espérait de son père ; comment il se dépouilla de ses habits sous lesquels il portait un cilice ; enfin, comment le jeune homme ayant reçu un méchant manteau de paysan s’en revêtit, après y avoir tracé une croix avec du mortier, et fit ses adieux à son père en lui disant : « Jusqu’ici je vous ai appelé mon père, sur la terre, désormais je dirai plus hardiment : Notre père qui êtes aux cieux. » François était alors dans sa vingt-cinquième année.

Fleuri, Hist. ecclés., an 1206, l.76, §. 29.

Aucune fiction de troubadour ne saurait donner une idée plus frappante de l’esprit du treizième siècle que ce récit naïf et authentique.

(9) Muratori, raconte dans ses annales un fait entièrement semblable qui se passa à Ferrare en 1308.

Voy. ses annal., en 1388.

(10) Muratori, dissert. 44, pag. 343.

(11) Id., 27, pag. 178.

(12) Fleuri, Hist. ecclés., l. 78, §. 54, an 1222.

(13) Fleuri, Hist. ecclés., l. 76, §. 54.

(14) Fleuri, Hist. ecclés., l. 75, §. 9.

Jacques de Vitri, hist. d’Occident, chap. 25, peint en ces termes : les frères de la Trinité, Humilitatis Christi formam imitantes, aut pedibus ambulant, aut super asinos equitantes incedunt.

On lit dans un compte de l’hôtel du roi de l’an 1330. Les frères des asnes de Fontainebleau, où madame fut épousée.

Voy. les mém. de Joinville, édit, de
Ducange, t. 2, pag. 177.

(15) Fleuri, Hist. ecclés., l. 78, §. 64} an 1223.

(16) Fleuri, id., l. 75, §. 21.

(17) Id., l. 76, §. 11.

(18) Id., l. 76, §. 55.

(19) Entre les prophéties de Ste .-Hildegarde, sur les Carmes on lit celle-ci : « On les verra sortir d’Orient couverts de diverses couleurs, et ils repasseront en Occident ; mais ayant changé de couleurs, ils feront de grands progrès. »

Hist. génér. des Carmes déchaussés. Préf., §. 55.

La chape des Carmes fut en effet d’abord barrée, puis elle devint blanche.

(20) In quo quis moriens ceterum non patiatur incendium.

Hist. Carm., l. 1, chap. 6.

(21) Id., l. 3, c. 12. — Ce qu’il y a de remarquable dans ce récit, c’est que l’historien des Carmes trouve le moyen de s’étayer des autorités de Suétone et Tacite. Ô grande puissance de l’interprétation.

(22) Fleuri, Hist. ecclés., l. 77, §. 59.

(23) Les chroniques de l’ordre de St.-François ont conservé l’un de ces cantiques composés par le fondateur, et mis en musique par le frère Pacifique. Il est connu sous le nom de Cantico del sole, et commence ainsi :

Altissimo signore
Vostre son le lodi
La gloria e gli onori
Ed a voi solo s’anno a ’riferire
Tutte le grazie, e nessun uomo
Degno é di nominarvi.
Siale landato dio ed esaltato
Signore mio da tutte le creature,
Ed in particolar dal sommo sole

Vostra fattura ; signore, il quel fa
Chiaro il giorno ch’illumina.

On ne sait pas positivement si ce cantique a été composé en vers ou en prose ; mais dans cette dernière supposition, la prose est cadencée et s’accorde très-bien avec le rythme poétique. Cette composition se fait d’ailleurs remarquer par le choix des idées et la pureté du langage.

Ginguené, Hist. littér. d’Italie, t. 1,
chap. 6, pag. 361.

(24) Fleuri, Hist. ecclés., l. 78, §. 20.

(25) St.-François disait qu’un frère mineur ne doit rien avoir qu’une tunique, une corde et un caleçon.

Fleuri, Hist. ecclés., l. 78, §. 35.

Tous les récits relatifs au chapitre d’Assise ont été empruntés par notre troubadour aux historiens ecclésiastiques du temps ou des siècles suivans. Le traducteur a cru pouvoir s’écarter en quelques points du texte roman pour se conformer entièrement à celui de l’historien Fleuri, qui n’a fait que traduire les mémoires anciens, et dont la fidélité ne peut être révoquée en doute. Ce n’est point par paresse, mais par esprit d’impartialité qu’un ministre protestant s’est imposé la loi de transcrire les phrases d’un des plus judicieux écrivains de l’Église catholique.


FIN.