Le dernier Voyage d’exploration du prince Henri d’Orléans

Le dernier Voyage d’exploration du prince Henri d’Orléans
Revue des Deux Mondes4e période, tome 134 (p. 687-698).
LE DERNIER VOYAGE D'EXPLORATION
DU PRINCE HENRI D'ORLEANS

La Société de géographie a résolu de décerner cette année sa grande médaille d’or au prince Henri d’Orléans, comme témoignage d’admiration pour le beau et hardi voyage qu’il vient d’accomplir du golfe du Tonkin au golfe du Bengale, en compagnie de M. Roux, enseigne de vaisseau, chargé surtout du service de la carte, et de M. Briffaud, l’un de nos premiers colons au Tonkin, qui a rempli la délicate et pénible mission de diriger la caravane. Le prince Henri, qui a pris et rapporté beaucoup de notes, publiera un récit détaillé de sa laborieuse expédition ; il en a fait le 11 mars un récit succinct à une très nombreuse assemblée que le grand amphithéâtre de la Sorbonne avait peine à contenir. On l’a écouté avec une religieuse attention ; on a vivement goûté la manière simple et sobre, la bonne grâce, la modestie du narrateur ; on a décidé d’une commune voix qu’il avait su mieux que personne « se faire pardonner d’être prince », qu’il avait bien mérité sa médaille d’or et la croix qui lui a été offerte par le gouvernement de la République.

Ayant déjà fait deux voyages dans l’Indo-Chine, il s’était proposé cette fois d’explorer les montagnes de l’Annam. Il s’est ravisé, il a pensé faire une œuvre plus utile en parcourant les provinces chinoises situées au nord de nos possessions, et qu’on peut considérer comme la zone de notre future expansion commerciale. Les trois voyageurs ont visité les plus importans marchés du Yunnan occidental et recueilli des renseignemens qu’il ne tiendra qu’à nous de mettre à profit. Ce ne sont pas seulement nos commerçans qui leur auront des obligations, ils ont travaillé pour les géographes. Ils ont traversé des contrées où aucun Européen n’avait encore pénétré. Ils ont parcouru près de 600 kilomètres dans un pays où des Anglais avaient déclaré qu’il était impossible de passer. Ils ont remonté le Mékong, ce fleuve désormais plus qu’à demi français, et ce qui n’avait pas été tenté jusqu’alors, ils ont reconnu son cours en Chine, dans le Yunnan, c’est-à-dire sur un espace de plus de 1 000 kilomètres du Laos jusqu’aux frontières du Thibet. Ils ont rencontré et étudié dans ces districts montagneux des peuples appartenant aux races les plus diverses, sur lesquels nous n’avions encore que des notions très confuses.

Arrivés à Tsekou, ils ont conçu le hardi projet d’opérer leur retour par l’ouest, à travers la région inexplorée qui sépare la Chine de l’Inde, en se tenant le plus près possible de la frontière sud du Dzayul. D’étape en étape, franchissant de nombreux cours d’eau et des cols de plus de 3 000 mètres de hauteur, ils ont traversé dans toute sa largeur la contrée mystérieuse que les Thibétains appellent le pays du rotin, et passé du bassin du Mékong dans la vallée du Brahmapoutra. Chemin faisant, ils ont résolu le problème de la Salouen et de l’Iraouaddy, rectifié de graves erreurs, et les Anglais devront réviser et réformer leurs cartes.

Le public qui a chaudement applaudi la conférence du prince Henri a été moins frappé peut-être de l’utilité du voyage qu’on lui résumait à grands traits que de la hardiesse de l’entreprise ; il a moins admiré les résultats obtenus que les qualités déployées par les trois explorateurs, leur généreuse audace, leur persévérance, leur héroïque entêtement à exécuter le plan qu’ils s’étaient tracé. « Un explorateur est avant tout un homme de foi », disait un jour M. Jules Ferry, qui n’était pas un bigot. Après une longue préparation, après avoir tout combiné et calculé ses chances, il abandonne beaucoup au hasard ; il croit à son courage, il croit à son idée, à son étoile, à son bonheur. Les gens qui ne croient pas restent chez eux, les pieds sur leurs chenets, et bercent leur vie jusqu’à ce qu’elle s’endorme ; quiconque s’est agité, remué et a risqué sa vie pour son idée était un croyant. La foi, qui est un don de la nature et de la grâce, a été définie par saint Paul la démonstration de ce qui ne se peut démontrer, la vue des choses qu’on ne peut voir. Quand le prince Henri et ses compagnons partirent de Tsekou pour se frayer un passage jusqu’aux Indes à travers l’inconnu, le seul renseignement qu’ils avaient pu recueillir était qu’au-delà de la Salouen ils rencontreraient un grand fleuve appelé Kiou-Kiang, lequel coulait dans un pays très difficile, habité par des sauvages qui allaient tout nus. « Qu’importe ? dirent-ils, partons, nous verrons bien ! » C’est le mot de l’explorateur, à toutes les objections qu’on peut lui faire, il répond : « Nous verrons bien. » Mais avant de voir avec les yeux du corps, il a déjà vu avec les yeux de l’âme, et il croit fermement à sa vision. Il se sent poussé, conduit par un instinct comparable à celui de l’hirondelle qui n’a pas encore passé la mer et qui croit à l’Egypte. M. Bonvalot, qui enseigna jadis au prince Henri l’art des aventureux voyages, me disait un jour qu’il se proposait d’écrire un livre où il montrerait qu’Ulysse, fils de Laërte, fut le premier ancêtre, le type et le modèle des grands explorateurs. Ulysse était un homme de foi ; il était fermement convaincu que sa destinée s’accomplirait, que ni les Cicones, ni les Lotophages, ni les chants des Sirènes, ni la baguette de Circé, ni les aboiemens de Charybde et de Scylla ne l’empêcheraient de revoir Ithaque et la fumée de son toit. A vrai dire, ce croyant eut ses défaillances ; il oublia sept ans son idée dans les bras de Calypso ; heureusement, paraît-il, on ne rencontre ni à Tsekou, ni dans le pays du rotin, des Calypso et des Circé. Hâtons-nous d’ajouter que si la foi est nécessaire, elle ne suffit point. « Nous ne sommes jamais trop vieux, disait Buffon, quand notre moral n’est pas trop jeune. » Ce qui complique le cas du grand explorateur, c’est qu’il doit avoir à la fois le moral très jeune et tout le flegme, toute la prudence d’un vieillard. Si jamais M. Bonvalot écrit son livre, il nous expliquera comment s’y prenait Ulysse pour être à la fois très vert et très mûr, pour joindre à l’éternelle jeunesse de l’espérance, de la curiosité et du désir les vertus et les dons qui sont le partage des barbes grises, la circonspection cauteleuse, les longues patiences, toutes les ruses de la sagesse.

Les témérités et les découragemens de ses sots compagnons exercèrent beaucoup la patience du divin Ulysse ; celle des explorateurs modernes est mise à de dures épreuves par les contradictions et le mauvais vouloir des guides, des porteurs, des interprètes dont ils ne peuvent se passer, et qui ne partageant aucune de leurs curiosités, ne s’occupent que de se rendre la tâche plus facile et d’alléger leur fardeau. Dans la première partie de leur voyage, nos trois Français eurent beaucoup de peine à gouverner leur monde, à retenir leurs hommes dans le devoir. Ils élevaient des difficultés sur tout ; il faudra user d’artifices, de stratagèmes pour les entraîner hors des grandes routes, des chemins battus. Ils diront en faisant la grimace : « Siaio lou : petit chemin ! » Ce sont précisément les petits chemins que les explorateurs préfèrent ; ils recherchent aussi les endroits où il n’y en a plus du tout, ni petits ni grands.

Le prince Henri a dû refaire deux fois sa caravane. A Mongtsé, il avait passé contrat avec un chef muletier ou makoteou et ses six hommes ; l’interprète était un Chinois de Changhay. « A la merci de gens bas, avides, n’épousant jamais nos intérêts, mal servis par un interprète orgueilleux, dont le langage frise parfois l’insolence, nous n’avons d’autre recours contre eux que la patience. » On se tient à quatre pour ne pas se fâcher, on feint de ne pas entendre les murmures, on affecte l’indifférence… « Au bout de deux jours, nos mafous sont désespérés et parlent de nous quitter. Quelques-uns se laissent aller comme des femmes et pleurent. Il nous faut sortir tout un arsenal de belles promesses et faire reluire à leurs yeux l’espoir de jours de plaisir dans les grandes villes. » Il leur arrivera de se tromper volontairement de route pour prendre la plus directe et la plus connue jusqu’à Talifou. « Nous sommes obligés de revenir en arrière pour les mener où nous voulons aller ; ce sont deux jours de perdus. Puis, nous devons laisser le chef muletier, incapable qu’il est de continuer. Il a été criblé de coups de couteau par un de ses hommes, qui exerce contre lui une vengeance couvée depuis un mois et demi. » Quelques jours plus tard, c’est à l’interprète qu’il faut donner son congé. Cet orgueilleux s’est oublié : « Deux gifles vigoureusement appliquées de la main de M. Briffaud viennent lui rappeler fort à propos que ce n’est pas impunément qu’on répond à un Français par le mot de Cambronne. » Ce n’était pas le seul grief qu’on eût contre lui ; deux fois il avait incité l’escorte à la révolte. Cet insolent était un personnage dangereux ; on s’arrange pour se passer de lui.

A Talifou on achète d’autres mulets, on loue d’autres muletiers. La nouvelle troupe était bien supérieure à la première. Elle fit bientôt ses preuves. Pour aller dans le nord en remontant le bassin du Mékong, il n’y avait pas de route en état ; il fallut la faire, se transformer en cantonniers ; le pic à la main, le chef muletier, homme grave, consciencieux, ne se plaignant de rien, dirigeait les travaux par une pluie battante. Le nouvel interprète, qu’on appelait Joseph était un Chinois comme il y en a peu, élevé, façonné dès son jeune âge par un de nos missionnaires, le Père Leguilcher. Dévoué, infatigable, il deviendra un véritable ami. Il n’avait qu’un défaut, il ne savait pas le français ; en revanche il se débrouillait assez bien en latin. On conversera avec lui en jargon latino-chinois, et ce sera parfois un laborieux exercice. Curieux de son naturel, s’intéressant à tout, il se fera expliquer un soir les mystères du phonographe, et ce n’est pas une petite affaire que d’expliquer en latin le phonographe à un Chinois.

A Tsekou, la caravane se transforme de nouveau. On conserve précieusement l’interprète Joseph, on enrôle vingt-six hommes de l’endroit, ou des environs, qui, vêtus à la thibétaine, parlent entre eux thibétain, mais savent le chinois, le mosso, le lissou. Le plus grand nombre de ces métis polyglottes étaient devenus chrétiens. Quoique le prince Henri fasse grand cas de nos missionnaires, qu’il qualifie avec raison de héros inconnus, il m’a confessé que dans sa caravane, les indigènes convertis et les autres se valaient, qu’ils avaient tous les mêmes qualités, le même zèle, le même dévouement, et peut-être aussi les mêmes défauts. Les premières habitudes, des notions presque innées, des principes sucés avec le lait ont plus d’influence sur la conduite que les croyances acquises, et il est des signes de race que l’eau baptismale n’effacera jamais.

En Asie comme en Afrique, les conversions de barbares ou de sauvages ne sont le plus souvent que des cotes mal taillées. Le fétichisme est la religion naturelle et persistante de l’homme jaune ou noir. Les Européens eux-mêmes, quelque haute idée qu’ils aient de leurs lumières et de leur raison, ne laissent pas d’avoir leurs fétiches et leurs magiciens. A Tsekou, le prince Henri eut la bonne chance de mettre la main sur des manuscrits hiéroglyphiques mossos qu’il a rapportés. J’ai contemplé ces grimoires avec une respectueuse admiration. Il a bien voulu m’expliquer qu’ils contiennent un traité de cosmogonie. Ces hiéroglyphes enseignent que le monde était à l’origine un inextricable chaos, qu’un grand sorcier se chargea de débrouiller. Il s’ensuit de là que les sorciers sont des puissances avec lesquelles il faut compter, que quiconque veut prospérer, avoir sa part des rosées du ciel et de la graisse de la terre, doit être en bons termes avec eux, les consulter souvent, les bien traiter et les bien payer. On peut être certain que dans les cas troubles et les situations critiques, un Mosso, si converti qu’il soit, après avoir interrogé sa conscience renouvelée par le baptême, interrogera aussi le sorcier. Ne les méprisons point ; nos somnambules comme nos tireuses de cartes font un métier fort lucratif.

Ce n’est pas seulement envers leurs hommes, leurs porteurs, leurs muletiers, leur mafous, que, comme Ulysse, les explorateurs doivent user de beaucoup de diplomatie. Ils sont tenus de négocier continuellement avec les peuples dont ils traversent le territoire, et qui, très défians à l’endroit des gens qui ne restent pas chez eux, sont toujours disposés à leur refuser le passage. Il faut parlementer sans cesse pour en obtenir des vivres ou les informations nécessaires, ou pour se garder de leurs mauvais desseins. Si l’étranger n’est pas toujours pour eux un ennemi, il est toujours un suspect, la curiosité désintéressée étant de toutes les passions humaines celle qu’ils comprennent le moins. On a marché tout le jour, on est las, harassé, on a les reins rompus, les pieds meurtris, et avant de se reposer, il faut trouver les paroles qui persuadent ou qui rassurent, s’épuiser en d’interminables palabres.

De tous les peuples auxquels il eut affaire, celui que le prince Henri goûte le moins est le Chinois. Il rend justice à la merveilleuse industrie des Célestes. De Manhao à Ssemao, le pays, toujours montagneux, est en partie cultivé en rizières. « Celles-ci, encore sous l’eau, s’étagent au flanc des collines comme des escaliers géans dont les marches auraient des miroirs à leur surface. L’effet est bizarre, et on ne peut s’empêcher d’admirer le parti que les Chinois tirent de terrains qui paraissent ingrats. La moindre parcelle de terre cultivable est utilisée. » Mais le prince Henri reproche à ces remarquables agriculteurs leur morgue, leurs hautains mépris, leur dureté de cœur, leur duplicité, leurs fallacieuses promesses, leur astuce, leur fourbe subtile. « Nous fûmes souvent obligés de jouer au plus fin avec eux, et qui connaît les habitans du Céleste Empire comprendra qu’il n’est pas aisé de rouler les premiers diplomates du monde. » Quand, le 13 mars, il atteignit Issa, jolie ville assise sur les collines ombreuses qui dominent le Fleuve-Rouge, ce riant tableau lui épanouit le cœur ; mais son plaisir lui fut gâté par les obsessions de la foule chinoise : « Nous sommes entourés de cette multitude jaune, sale, insolente, que nous retrouverons dans toutes les villes de quelque importance, et qui, sans être hostile, viendra tourner, s’agiter, bourdonner autour de nous comme une nuée de moustiques. »

Les Chinois sont les premiers diplomates du monde parce qu’ils ont plus qu’aucun autre peuple le génie commercial. L’art d’acheter et de vendre est leur plus chère étude, leur talent national. Toutes les nations de la terre sont attachées à leur intérêt, mais elles ont des distractions : le Chinois n’en a jamais. Le prince Henri me racontait qu’il n’avait rencontré nulle part deux Célestes causant ensemble avec animation et des heures durant, sans être sûr d’avance que la question qui les occupait était de savoir combien se vendait tel article en tel endroit, et ce qu’on pouvait gagner en l’y portant. Il m’a raconté aussi un trait de mœurs, qui prouve que leurs enfans, à l’âge où l’on joue à la marelle, sont déjà de petits vieillards âpres au gain et de savans calculateurs. Le missionnaire français de Tsekou avait parmi ses élèves un petit Chinois qu’il voulut mettre à l’épreuve en lui donnant trois ou quatre sapèques. Il le fit suivre pour savoir quel usage l’enfant jaune en ferait. On le vit entrer dans une pâtisserie, et on fut tenté d’en conclure que, moins vieux et plus gourmand qu’on ne l’avait cru, il employait ses sapèques à acheter des gâteaux pour les manger. On se trompait : il en acheta, mais ne les mangea point ; il les revendit avec bénéfice à plus gourmand que lui.

Aux Chinois du Yunnan, dernière province qu’ait conquise la Chine et où se parle dans toute sa pureté la langue mandarine, se trouvent mêlées des populations de toute provenance, dont l’histoire est encore inconnue. Par endroits elles vivent presque côte à côte et forment des agrégations bizarres, composées des élémens les plus disparates.

On tient les Hou-Nis pour des aborigènes. Tandis que leurs voisins ont des légendes qui attestent qu’ils sont venus du Nord ou de l’Est, il semble que dès les temps les plus reculés, les Hou-Nis aient occupé les montagnes de cette marche occidentale du Yunnan. Ils sont sauvages mais pacifiques ; les Chinois les traitent de pirates parce qu’ils ont peu de goût pour les exactions et pour les maîtres qui s’enrichissent à leurs dépens. Les Thais sont les débris d’une race qui s’étendait au Sud jusqu’à la presqu’île de Malacca, à l’Est jusqu’à la rivière de Canton. Comme les Laotiens, ils sont tatoués et portent leurs cheveux en chignon. Les Lochais, voisins des Lolos, ont l’humeur farouche ; nos voyageurs obtinrent difficilement la permission d’assister à leurs danses. Ils eurent moins de peine à faire danser les Lissous des bords du Mékong, dont les rondes sont pittoresques et rappellent la bourrée d’Auvergne, Ces beaux danseurs aiment à chanter, et dans leurs improvisations ils célèbrent les louanges « des grands hommes qui, en passant chez eux, leur apportent la paix et la prospérité. » Quelques mois plus tard, le prince Henri et ses compagnons feront connaissance, près du bassin de l’Iraouaddy, avec les Kiouts, qui ne ressemblent à personne et n’ont d’autre vêtement qu’une ceinture : ce sont de beaux hommes de taille moyenne, au teint pâle, aux grands yeux, aux traits réguliers, dont la figure fine est abritée sous une forêt de cheveux noirs qui leur tombent sur les épaules et sont coupés en couronne sur le front.

Le héros-diplomate qu’Homère a chanté aimait à visiter les peuples étrangers, et il était habile à connaître leurs pensées. Ce n’est pas une petite affaire que de connaître les secrètes pensées des Mossos, des Lolos et des Lochais. Ces peuples souvent très voisins ont des mœurs très différentes. Les uns sont durs comme les rochers auxquels ils disputent leur maigre existence ; d’autres sont timides, craintifs ; d’autres aiment le plaisir, les amusemens, la parure ; ceux-ci ont le brigandage dans le sang, ceux-là se contentent de rançonner les passans. Il faut, en traitant avec eux, les prendre par leur faible, leur parler la langue qu’ils comprennent. Le prince Henri a retrouvé à Khampti, dans une plaine traversée par la branche occidentale de l’Iraouaddy, ces mêmes Thais, qu’il avait vus au Laos et dans le Yunnan. Ils lui parurent plus civils, mais moins hospitaliers que les sauvages au milieu desquels il venait de vivre : « Après six jours de palabres d’autant plus longs que pour expliquer la moindre chose il nous faut passer par une chaîne de quatre interprètes, nous sommes obligés, pour obtenir des vivres et des guides, de céder plusieurs winchesters et une somme rondelette de roupies. Je me console en me rappelant que jadis, au Thibet, nous avons dû causer pendant quarante jours pour obtenir le droit d’avancer. » Le jour de son départ, le fils du roi lui fît savoir qu’il serait heureux d’avoir ses bottes. Demander ses bottes à un voyageur qui depuis quelque temps déjà était réduit à aller à pied ! Ce fils de roi fut refusé tout à plat.

Ce qui facilitait un peu les choses, c’est que la caravane s’était acquis une bonne réputation, qui les précédant sur les routes et colportée de village en village, leur procurait presque partout un honnête accueil. Cependant, si bien établies que soient les réputations, on est à la merci des accidens : le prince Henri se vit une fois sur le point de faire le coup de feu, et cette aventure lui arriva chez les Hou-Nis, chez ces aborigènes du Yunnan avec qui il avait toujours eu de faciles rapports. Il avait pris un jour les devans en compagnie de son homme de confiance, de son fidèle Sao, Annamite qui l’accompagna jadis au Laos, domestique dévoué, bon chasseur et excellent préparateur. La nuit les surprit ; avisant près d’un village une maison isolée, ils frappèrent à la porte. Personne n’ayant répondu, ils entrèrent dans la cour, et ils commençaient à desseller leurs chevaux, quand survint une vieille femme, qui se met à pleurer, à crier, et qui est bientôt rejointe par un vieillard en guenilles. Ils s’appliquent vainement à la rassurer. Au cours de l’entretien, ils entendent du côté du village de grandes rumeurs, des coups de fusil, ils voient courir dans les bois des lueurs étranges. Le prince ouvre la porte ; il aperçoit une troupe armée se dirigeant vers lui. Il prend et charge son fusil, ordonne à Sao d’en faire autant. La troupe a pénétré dans la cour ; ils sont entourés d’un cercle de sabres menaçans, de lances, d’armes à feu braquées sur eux. « Les torches dont s’éclairent les combattans les grandissent et donnent à la scène un caractère sauvage, qu’il est impossible de rendre. »

La vieille femme larmoyante avait envoyé secrètement sa fille avertir le village que des pirates, des bandits venaient d’envahir sa demeure. S’il avait été possible de s’entendre, on eût bientôt débrouillé ce quiproquo. Mais Sao ne parlant que l’annamite, on ne s’entendait pas. Il lui vint une inspiration de génie ; il s’avisa de tracer avec son doigt des caractères chinois sur le sable. Ce qu’il désespérait de faire comprendre en le disant, il l’écrivit. L’annamite s’écrit en caractères chinois, et l’avantage d’une écriture idéographique, commune à plusieurs langues, est que pour la comprendre il n’est pas besoin de les savoir ; chacun la traduit en son idiome. La cour se trouva bientôt transformée en une grande ardoise, sur laquelle Sao et le chef du village s’interrogeaient et se répondaient tour à tour. La vérité finit par s’éclaircir ; on donna gracieusement aux prétendus pirates du riz, du thé, des herbes, qu’ils mangèrent de grand appétit, et les Hou-Nis rentrèrent chez eux. Le prince assure « qu’il n’en avait pas moins passé un des quarts d’heure les plus désagréables de son existence. » Nous l’en croyons sans peine.

Il devait en passer de plus désagréables encore. Les explorateurs font un rude métier, et l’héroïque endurance est la première de leurs vertus. Si Homère a vanté souvent l’ingénieuse diplomatie et les finesses d’Ulysse, il a cru le louer davantage en le définissant un homme qui savait souffrir : « O mon cœur, souffre encore ceci, ton jour viendra. » C’est dans la dernière partie de leur voyage que le prince Henri et ses compagnons ont le plus pàti. Ayant entrepris de passer de la Chine dans l’Inde à travers des régions inconnues, leur marche était perpendiculaire aux bassins des fleuves et des rivières, et partant ils s’étaient condamnés à gravir l’une après l’autre de nombreuses chaînes de montagnes, dont les cols atteignent jusqu’à 3 600 mètres de hauteur. Que de montées I que de descentes, suivies de nouvelles escalades ! A vrai dire, ces montagnes sont boisées, et au fond des vallées coulent de larges torrens, dont les eaux sont d’un beau bleu. Mais on finit par se lasser des eaux bleues et des forêts ; on les remplacerait volontiers par une terre unie, grise et nue, où l’on aurait la joie de marcher à plat. Le cuisinier Nam, originaire des belles plaines de la Cochinchine, s’épouvantait en songeant à toutes les chaînes qu’il faudrait encore passer avant d’atteindre les Indes.

Les chemins n’étant que des sentiers de chèvres, on avait dû renvoyer les mulets. « On escalade les côtes à quatre pattes, en s’aidant autant des mains que des pieds, en s’accrochant tant bien que mal aux racines, lorsqu’on en trouve ; on gravit les rochers en cherchant un point d’appui sur les moindres anfractuosités ; lorsque la roche est trop haute, les rares passans ont dressé contre elle un tronc d’arbre, marqué d’encoches ; c’est l’échelle sur laquelle il faut se hisser. » Et sans cesse il y a des torrens à franchir. On réussit quelquefois à les passer à gué ; plus souvent on les traverse à l’aide de ponts en rotin, auxquels on se suspend dans une sorte de cerceau, ou l’on jette sur le cours d’eau un bambou, sur lequel il faut garder l’équilibre. Parfois aussi on utilise ces torrens comme voies de communication. « C’est alors la marche la plus pénible ; durant deux ou trois jours on les suit sautant de pierre en pierre, glissant, tombant sans cesse ; cet exercice, qu’il faut continuellement recommencer, devient exaspérant. » Quand on a le bonheur de ne pas tomber dans l’eau tout de son long, la pluie se charge de vous mouiller : il pleut beaucoup dans ces montagnes auxquelles le cuisinier Nam ne pensera jamais sans horreur.

Les villages qu’on y trouve étant fort misérables et très distans les uns des autres, le ravitaillement devenait de plus en plus difficile. Cependant on ne laissait pas d’avancer. Le 24 novembre, la caravane quittait la vallée de Khampti ; elle se sentait le cœur léger, on l’avait assurée qu’elle n’était plus qu’à dix ou douze jours de marche des Indes. Elle partit en chantant, elle ne se doutait pas des dangers qu’elle allait courir. La maladie l’avait jusqu’alors épargnée. Malheureusement Khampti est un pays malsain ; on ne s’était pas assez délié de ses nuits brumeuses ; on emportait avec soi les germes de la fièvre. Les hommes anémiés, rendus et recrus, succombent sous leur charge. Les plus forts viennent au secours des plus faibles ; on s’entr’aide et on continue.

On avait été mal renseigné ; on découvre que pour atteindre le premier village d’Assam, il faut quinze longues étapes. Huit porteurs indigènes se sont enfuis ; épouvantés de la longueur du chemin, des déserts succédant aux déserts, ils ne se sentaient plus la force de suivre ou de traverser des torrens, d’escalader des rochers, de garder leur équilibre sur des ponts de bambous, de franchir successivement cinq chaînes de montagnes. M. Roux a la fièvre ; M. Briffaud est atteint à son tour ; le prince est en proie à de mortelles angoisses : « Vous pouvez vous imaginer les émotions par lesquelles j’ai passé ; j’ai encore le cœur serré à la pensée du désastre épouvantable dont notre troupe a été sur le point de devenir victime. »

On était alors à mi-chemin ; on ne pouvait songer ni à retourner sur ses pas, ni à s’arrêter et à consommer, à épuiser ses provisions, au risque de n’en plus trouver. Il faut avancer. La caravane se divise en deux, puis en trois colonnes : les premiers arrivés enverront des vivres aux retardataires. Abattu par la fièvre, M. Roux est désormais incapable de marcher. Il adjure le prince de prendre la conduite de la seconde colonne ; il lui signe un papier certifiant qu’il l’a instamment sollicité de partir. Le prince est réduit à la cruelle nécessité d’abandonner dans la montagne son compagnon malade ; il sent que son devoir est de forcer sa marche et d’assurer le ravitaillement.

Il laisse M. Roux avec deux hommes et douze jours de vivres ; il part avec M. Briffaud, affaibli, languissant, mais soutenu par sa gaieté, qui résiste à tout. Deux jours après, par un temps neigeux, ils franchissaient le col haut de 3 000 mètres qui conduit au bassin du Brahmapoutra. Au bas du col, ils trouvent deux hommes de la première colonne, en quête d’un vieillard qui s’est perdu dans la nuit. « Hélas ! on ne l’a pas retrouvé. Les tigres sont nombreux… Sur une terrasse, au milieu des rhododendrons parmi lesquels nous sommes campés, nos hommes se réunissent en cercle, et, tournés vers Tsekou, s’agenouillent pour réciter pendant près d’une heure de longues litanies. Ils prient pour leur aîné qu’ils ne reverront plus. Des rafales de vent d’ouest font frissonner la cime des arbres, tandis que quelques bûches à demi consumées éclairent mal cette scène lugubre. De ma vie, je n’ai soi de spectacle aussi saisissant et aussi profondément triste… Pendant les jours qui suivent, c’est une marche forcée, à longues étapes. Chacun cherche tout ce qu’il peut donner de forces. On comprend qu’il faut avancer coûte que coûte. On fuit devant la mort. »

On est depuis longtemps à la ration. On ne fait que deux repas par jour ; trois écuellées de riz largement étendu d’eau, et c’est tout. Bientôt on ne fait plus qu’un repas, on n’a plus de quoi mettre sous sa dent, on marchera vingt-quatre heures sans manger. Il faut laisser en chemin deux malades, qui ne peuvent plus avancer. On rencontre un porteur de l’avant-garde, avec un sac de riz ; on est sauvé. Le prince promet une forte récompense à qui portera secours aux deux malades. Un vieux Thibétain se lève ; il ramènera ses camarades, après les avoir nourris. On arrive dans un village habité par des Mishmi. On va à la provende, on s’occupe d’approvisionner M. Roux et ses hommes.

Le 16 décembre, on atteignait Bishi. On y trouve des Singphos plus aimables et plus hospitaliers que les Thais de Khampti. On s’arrête pour attendre l’arrière-garde. Qu’est devenu Roux ? Point de nouvelles. On s’inquiète, on se tourmente ; si la fièvre l’a empêché de partir, il est perdu ; hélas ! on ne peut plus rien pour lui. « Bien nous a pris d’attendre. Vers dix heures, tandis que j’écris mes notes, j’entends crier : « Louta jen ! le grand homme Roux ! » Un instant après, mon compagnon tombait dans mes bras. » Ce sont des momens qui rachètent tout, qui font tout oublier, les infranchissables rochers, les forêts où l’on s’égare, les torrens où l’on a failli se noyer, la faim, la fièvre, l’horreur des séparations, les suprêmes détresses.

On était au bout de ses peines. Hormis le pauvre vieillard mangé par les tigres, on se trouvait tous réunis, sains et saufs. Après quelques jours de marche facile en pays plat et un court trajet en pirogue, on arrivait à Sadia, premier poste anglais, où la caravane reçut de l’agent politique, M. Needham, l’accueil le plus cordial. On y arrivait à la fin de décembre ; on était parti de Mongtsé le 27 lévrier.

On ne peut douter que le métier d’explorateur, si dur qu’il soit, n’ait ses délices, car ceux qui en ont tâté se promettent d’en tâter encore. Mais il faut avoir la vocation ; il faut pouvoir dire comme le prince Henri d’Orléans : « Oh ! combien je préfère aux bonnes auberges et aux ressources des villes une belle prairie dans les montagnes, un ruisseau clair, un maigre dîner, le grand repos et la grande liberté ! » Avoir du riz à discrétion après en avoir manqué, l’abondance succédant à la disette et les détentes du corps aux cruelles lassitudes, une existence plus rapprochée de l’état de nature, les difficultés vaincues, les dangers dont on se tire, des hasards qu’on fait servir à ses desseins, le plaisir de constater ce qu’on peut et ce qu’on vaut, de faire ce que personne ne lit, de voir ce que personne ne vit jamais, l’attrait de l’inconnu et l’ivresse des découvertes, les âpres douceurs de la souffrance volontaire, une idée dont on est amoureux et à laquelle il en coûterait peu de sacrifier sa vie, ce sont là des voluptés auxquelles ne sont sensibles que les âmes fortes et tourmentées par l’inquiétude des curiosités savantes. Un Espagnol me disait qu’il est bon de se défier des hommes qui ne mettent jamais leurs pantoufles ; il faut pardonner aux explorateurs de mépriser ceux qui ne les ôtent jamais.

Malheureusement leur métier deviendra, faute de matière, de plus en plus difficile. Notre terre est, somme toute, un fort petit globe, et avant peu l’homme aura fait du nord au sud et du levant au couchant le tour de son jardin ; il ne lui restera qu’à le cultiver. Comme M. Le Myre de Vilers, le prince Henri pense que, « s’il y a encore bien des espaces blancs sur la carte, bien des contrées mal connues, bien des régions à étudier, l’ère des grandes explorations, des longs itinéraires tracés en pays nouveau d’une mer à l’autre est close. » Il faudra se contenter de refaire ce qui a déjà été fait, de revoir ce que d’autres ont déjà vu. On ne pourra plus dire : « Avant moi, personne ne vint ici. » Dès aujourd’hui, les explorateurs ont quelquefois le chagrin de découvrir que quelqu’un avait passé avant eux dans certains endroits perdus, et il y a dix à parier contre un que ce quelqu’un était un Anglais.

Rousseau raconte dans ses Rêveries qu’étant parti un jour pour herboriser dans une montagne du pays de Neuchâtel, de bois en bois, de terrasse en terrasse, il parvint en un réduit mystérieux et sauvage, qu’entouraient de toutes parts de noirs sapins entremêlés d’énormes hêtres, dont plusieurs, tombés de vieillesse, formaient d’impénétrables barrières. On ne voyait au-delà que des roches coupées à pic et d’horribles précipices. Il s’assit sur la mousse ; se comparant aux grands voyageurs qui découvrent une île déserte, il se disait avec complaisance : a Sans doute je suis le premier mortel qui ait pénétré jusqu’ici. » Tout à coup il entendit un bruit qu’il crut reconnaître, et s’étant ouvert un passage à travers un fourré de broussailles, il s’avisa que dans une combe, à vingt pas plus loin, il y avait une manufacture de bas.

Le prince Henri et ses compagnons éprouvèrent une surprise du même genre quand, parvenus dans cette large plaine de Khampti, que traverse la branche occidentale de l’Iraouaddy, ils apprirent que le léopard britannique avait déjà étendu sa griffe sur ce fertile territoire, que le père du jeune prince qui rêvait d’avoir des bottes avait reconnu la suzeraineté anglaise. Cette nouvelle inattendue fit travailler l’imagination de l’interprète Joseph, et comme il savait mieux le latin que le français : « Inqui-jen, dit-il, prehendunt regiones valde bonas : Quand les terres sont bonnes, les Anglais les prennent. » Ils en conviennent eux-mêmes ; ces grands preneurs font gloire de leur insatiable avidité. Il leur est doux de prendre, il leur est plus doux encore de ne pas rendre ce qu’ils ont pris.


G. VALBERT.