Le dîner du comte de Boulainvilliers/Édition Garnier/Troisième entretien

Le dîner du comte de BoulainvilliersGarniertome 26 (p. 552-558).
TROISIÈME ENTRETIEN.
APRÈS DÎNER.
l’abbé.

Voilà d’excellent café, madame ; c’est du moka tout pur.

la comtesse.

Oui, il vient du pays des musulmans ; n’est-ce pas grand dommage ?

l’abbé.

Raillerie à part, madame, il faut une religion aux hommes.

le comte.

Oui, sans doute ; et Dieu leur en a donné une divine, éternelle, gravée dans tous les cœurs : c’est celle que, selon vous, pratiquaient Énoch, les noachides et Abraham ; c’est elle que les lettrés chinois ont conservée depuis plus de quatre mille ans, l’adoration d’un Dieu, l’amour de la justice, et l’horreur du crime.

la comtesse.

Est-il possible qu’on ait abandonné une religion si pure et si sainte pour les sectes abominables qui ont inondé la terre ?

m. fréret.

En fait de religion, madame, on a eu une conduite directement contraire à celle qu’on a eue en fait de vêtement, de logement, et de nourriture. Nous avons commencé par des cavernes, DE BOULAINVILLIERS. 553

des huttes, des habits de peaux de bêtes, et du gland ; nous avons eu ensuite du pain, des mets salutaires, des habits de laine et de soie filées, des maisons propres et commodes ; mais, dans ce qui concerne la religion, nous sommes revenus au gland, aux peaux de bêtes, et aux cavernes,

l'abbé. Il serait bien difflcile de vous en tirer. Vous voyez que la re- ligion chrétienne, par exemple, est partout incorporée à l'État, et que, depuis le pape jusqu'au dernier capucin, chacun fonde son trône ou sa cuisine sur elle. Je vous ai déjà dit que les hommes ne sont pas assez raisonnables pour se contenter d'une religion pure et digne de Dieu.

LA COMTESSE.

Vous n'y pensez pas; vous avouez vous-même qu'ils s'en sont tenus à cette religion du temps de votre Enoch, de votre Noé, et de votre Abraham, Pourquoi ne serait-on pas aussi raisonnable aujourd'hui qu'on l'était alors?

l'abbé.

Il faut bien que je le dise : c'est qu'alors il n'y avait ni cha- noine à grosse prébende, ni abbé de Corbie avec un million, ni pape avec seize ou dix-huit millions. Il faudrait peut-être, pour rendre à la société humaine tous ces biens, des guerres aussi sanglantes qu'il en a fallu pour les lui arracher,

LE COMTE.

Quoique j'aie été militaire, je ne veux point faire la guerre aux prêtres et aux moines; je ne veux point étabhr la vérité par le meurtre, comme ils ont établi l'erreur; mais je voudrais au moins que cette vérité éclairât un peu les hommes, qu'ils fussent plus doux et plus heureux, que les peuples cessassent d'être su- perstitieux, et que les chefs de l'Église tremblassent d'être persé- cuteurs.

l'abbé.

Il est bien malaisé (puisqu'il faut enfin m'expliquer) d'ôter à des insensés des chaînes qu'ils révèrent. Vous vous feriez peut- être lapider par le peuple de Paris, si, dans un temps de pluie, vous empêchiez qu'on ne promenât la prétendue carcasse de sainte Geneviève par les rues pour avoir du beau temps,

M, FRÉRET.

Je ne crois point ce que vous dites; la raison a déjà fait tant de progrès que depuis plus de dix ans on n'a fait promener cette prétendue carcasse et celle de Marcel dans Paris. Je pense qu'il est très-aisé de déraciner par degrés toutes les superstitions

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qui nous ont abrutis. On ne croit plus aux sorciers, on n'exorcise plus les diables; et quoiqu'il soit dit que votre Jésus ait envoyé ses apôtres précisément pour chasser les diables S aucun prêtre parmi nous n'est ni assez fou ni assez sot pour se vanter de les chasser; les reliques de saint François sont devenues ridicules, et celles de saint Ignace, peut-être, seront un jour traînées dans la boue avec les jésuites eux-mêmes. On laisse, à la vérité, au pape le duché de Ferrare, qu'il a usurpé; les domaines que César Borgia ravit par le fer et par le poison, et qui sont retournés à l'Église de Rome, pour laquelle il ne travaillait pas ; on laisse Rome même aux papes, parce qu'on ne veut pas que l'empereur s'en empare; on lui veut bien payer encore des annales, quoique ce soit un ridicule honteux et une simonie évidente; on ne veut pas faire d'éclat pour un subside si modique. Les hommes, sub- jugués par la coutume, ne rompent pas tout d'un coup un mauvais marché fait depuis près de trois siècles. Mais que les papes aient l'insolence d'envoyer comme autrefois des légats a latere "^ pour imposer des décimes sur les peuples, pour excom- munier les rois, pour mettre leurs États en interdit, pour donner leurs couronnes à d'autres, vous verrez comme on recevra un légat a latere, : je ne désespérerais pas que le parlement d'Aix ou de Paris ne le fît pendre.

LE COMTE.

Vous voyez combien de préjugés honteux nous avons secoués. Jetez les yeux à présent sur la partie la plus opulente de la Suisse, sur les sept Provinces-Unies, aussi puissantes que l'Espagne, sur la Grande-Bretagne, dont les forces maritimes tiendraient seules, avec avantage, contre les forces réunies de toutes les autres na- tions ; regardez tout le nord de l'Allemagne, et la Scandinavie, ces pépinières intarissables de guerriers, tous ces peuples nous ont passés de bien loin dans les progrès de la raison. Le sang de chaque tête de l'hydre qu'ils ont abattue a fertilisé leurs campa- gnes ; l'abolition des moines a peuplé et enrichi leurs États ; on peut certainement faire en France ce qu'on a fait ailleurs; la France en sera plus opulente et plus peuplée.

l'abbé.

Eh bien! quand vous auriez secoué en France la vermine des moines, quand on ne verrait plus de ridicules reliques, quand

��1. Matthieu, chap. x, v. 1 ; Marc, chap. m, v. 13 j Luc, chap. ix, v. 1. {Kote de Voltaire.)

2, Sur ce mot, voyez la note, tome XI, page 362.

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nous ne payerions plus à l'évêque de Rome un tribut honteux; quand même on mépriserait assez la consubstantialité et la pro- cession du Saint-Esprit par le Père et le Fils, et la transsubstan- tiation, pour n'en plus parler; quand ces mystères resteraient ensevelis dans la Somme de saint Thomas, et quand les con- temptibles théologiens seraient réduits à se taire, vous resteriez encore chrétiens; vous voudriez en vain aller plus loin : c'est ce que vous n'obtiendrez jamais. Une religion de philosophes n'est pas faite pour les hommes,

M. FRÉRET,

Est quodam prodire tenus, si non datur ultra.

(Li-v. I, ép. I, vers 32.)

Je vous dirai avec Horace : Votre médecin ne vous donnera jamais la vue du lynx, mais souffrez qu'il vous ôte une taie de vos yeux. Nous gémissons sous le poids de cent livres déchaînes, permettez qu'on nous délivre des trois quarts. Le mot de chrétien a prévalu, il restera; mais peu à peu on adorera Dieu sans mé- lange, sans lui donner ni une mère, ni un lils; ni un père pu- tatif, sans lui dire qu'il est mort par un supplice infâme, sans croire qu'on fasse des dieux avec de la farine, enfin sans cet amas de superstitions qui mettent des peuples policés si au-des- sous des sauvages. L'adoration pure de l'Être suprême commence à être aujourd'hui la religion de tous les honnêtes gens, et bien- tôt elle descendra dans une partie saine du peuple même.

l'abbê.

Ne craignez-vous point que l'incrédulité (dont je vois les im- menses progrès) ne soit funeste au peuple en descendant jusqu'à lui, et ne le conduise au crime? Les hommes sont assujettis à de cruelles passions et à d'horribles malheurs; il leur faut un frein qui les retienne, et une erreur qui les console.

M. FRÉRET.

Le culte raisonnable d'un Dieu juste, qui punit et qui récom- pense, ferait sans doute le bonheur de la société; mais, quand cette connaissance salutaire d'un Dieu juste est défigurée par des mensonges absurdes et par des superstitions dangereuses, alors le remède se tourne en poison, et ce qui devrait effrayer le crime l'encourage. Un méchant qui ne raisonne qu'à demi (et il y en a beaucoup de cette espèce) ose nier souvent le Dieu dont on lui a fait une peinture révoltante.

Un autre méchant, qui a de grandes passions dans une âme faible, est souvent invité à l'iniquité par la sûreté du pardon que

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les prêtres lui offrent. (( De quelque multitude énorme de crimes que vous soyez souillé, confessez-vous à moi, et tout vous sera pardonné par les mérites d'un homme qui fut pendu en Judée il y a plusieurs siècles. Plongez-vous, après cela, dans de nouveaux crimes sept fois soixante et sept fois/, et tout vous sera pardonné encore. )> N'est-ce pas là véritablement induire en tentation ? n'est-ce pas aplanir toutes les voies de l'iniquité? La Brinvilliers ne se confessait-elle pas à chaque empoisonnement qu'elle com- mettait? Louis XI autrefois n'en usait-il pas de même?

Les anciens avaient, comme nous, leur confession et leurs expiations; mais on n'était pas expié pour un second crime. On ne pardonnait point deux parricides. Nous avons tout pris des Grecs et des lîomains, et nous avons tout gâté.

Leur enfer était impertinent, je l'avoue; mais nos diables sont plus* sots que leurs furies. Ces furies n'étaient pas elles-mêmes damnées; on les regardait comme les exécutrices, et non comme les victimes des vengeances divines. Être à la fois bourreaux et patients, brûlants et brûlés, comme le sont nos diables, c'est une contradiction absurde, digne de nous, et d'autant plus absurde que la chute des anges, ce fondement du christianisme, ne se trouve ni dans la Gencse, ni dans VÉvcuigile. C'est une ancienne fable des brachmanes.

Enfin, monsieur, tout le monde rit aujourd'hui de votre enfer, parce qu'il est ridicule; mais personne ne rirait d'un Dieu rému- nérateur et vengeur, dont on espérerait le prix de la vertu, dont on craindrait le châtiment du crime, en ignorant l'espèce des châtiments et des récompenses, mais en étant persuadé qu'il y en aura, parce que Dieu est juste.

LE COMTE.

Il me semble que M. Fréret a fait assez entendre comment la religion peut être un frein salutaire. Je veux essayer de vous prouver qu'une religion pure est infiniment plus consolante que la vôtre.

Il y a des douceurs, dites-vous, dans les illusions des âmes dévotes, je le crois; il y en a aussi aux petites-maisons. Mais quels tourments quand ces âmes viennent à s'éclairer! dans quel doute et dans quel désespoir certaines religieuses passent leurs tristes jours! vous en avez été témoin, vous me l'avez dit vous-même : les cloîtres sont le séjour du repentir; mais, chez les hommes

1. Allusion au verset 2i, chap. iv de la Genèse : on lit dans le texte grec septante fois sept.

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surtout, un cloître est le repaire de la discorde et de l'envie. Les moines sont des forçats volontaires qui se battent en ramant en- semble; j'en excepte un très-petit nombre qui sont ou véritable- ment pénitents ou utiles; mais, en vérité, Dieu a-t-il mis l'homme et la femme sur la terre pour qu'ils traînassent leur vie dans des cachots, séparés les uns des autres à jamais? Est-ce là le but de la'nature? Tout le monde crie contre les moines; et moi, je les plains. La plupart, au sortir de l'enfance, ont fait pour jamais le sacrifice de leur liberté; et sur cent il y en a quatre-vingts au moins qui sèchent dans l'amertume. Où sont donc ces grandes consolations que votre religion donne aux hommes? Un riche bé- néficier est consolé, sans doute; mais c'est par son argent, et non par sa foi. S'il jouit de quelque bonheur, il ne le goûte qu'en vio- lant les règles de son état. Il n'est heureux que comme homme du monde, et non pas comme homme d'église. Un père de famille, sage, résigné à Dieu, attaché à sa patrie, environné d'enfants et d'amis, reçoit de Dieu des bénédictions mille fois plus sensibles.

De plus, tout ce que vous pourriez dire en faveur des mérites de vos moines, je le dirais à bien plus forte raison des derviches, des marabouts, des fakirs, des bonzes. Ils font des pénitences cent fois plus rigoureuses : ils se sont voués à des austérités plus effrayantes; et ces chaînes de fer sous lesquelles ils sont courbés, ces bras toujours étendus dans la même situation, ces macéra- tions épouvantables, ne sont rien encore en comparaison des jeunes femmes de l'Inde qui se brûlent sur le bûcher de leurs maris, dans le fol espoir de renaître ensemble.

Ne vantez donc plus ni les peines ni les consolations que la religion chrétienne fait éprouver. Convenez hautement qu'elle n'approche en rien du culte raisonnable qu'une famille honnête rend à l'Être suprême sans superstition. Laissez là les cachots des couvents ; laissez là vos mystères contradictoires et inutiles, l'objet de la risée universelle ; prêchez Dieu et la morale, et je vous réponds qu'il y aura plus de vertu et plus de félicité sur la terre.

LA COMTESSE.

Je suis fort de cette opinion,

M. FRÉRET.

Et moi aussi, sans doute.

l'abbé. Eh bien, puisqu'il faut vous dire mon secret, j'en suis aussi.

Alors le président de Maisons, l'abbé de Saint-Pierre, M. Dufay, M. Dumarsais, arrivèrent; et M. l'abbé de Saint-Pierre lut, selon

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�� � sa coutume, ses Pensées du matin, sur chacune desquelles on pourrait faire un bon ouvrage.