Le dîner du comte de Boulainvilliers/Édition Garnier/Premier entretien

Le dîner du comte de BoulainvilliersGarniertome 26 (p. 531-537).


LE DÎNER
DU COMTE
DE BOULAINVILLIERS[1]

PREMIER ENTRETIEN.
AVANT DÎNER.
L’ABBÉ COUET.[2]
Quoi ! monsieur le comte, vous croyez la philosophie aussi utile au genre humain que la religion apostolique, catholique et romaine ?
LE COMTE DE BOULAINVILLIERS.

La philosophie étend son empire sur tout l’univers, et votre Église ne domine que sur une partie de l’Europe ; encore y a-t-elle bien des ennemis. Mais vous devez m’avouer que la philosophie est plus salutaire mille fois que votre religion, telle qu’elle est pratiquée depuis longtemps.

L’ABBÉ.

Vous m’étonnez. Qu’entendez-vous donc par philosophie ?

LE COMTE.

J’entends l’amour éclairé de la sagesse, soutenu par l’amour de l’Être éternel, rémunérateur de la vertu et vengeur du crime.

L’ABBÉ.

Eh bien ! n’est-ce pas là ce que notre religion annonce ?

LE COMTE.

Si c’est là ce que vous annoncez, nous sommes d’accord : je suis bon catholique, et vous êtes bon philosophe ; n’allons donc pas plus loin ni l’un ni l’autre. Ne déshonorons notre philosophie religieuse et sainte, ni par des sophismes et des absurdités qui outragent la raison, ni par la cupidité effrénée des honneurs et des richesses, qui corrompent toutes les vertus. N’écoutons que les vérités et la modération de la philosophie ; alors cette philosophie adoptera la religion pour sa fille.

L’ABBÉ.

Avec votre permission, ce discours sent un peu le fagot.

LE COMTE.

Tant que vous ne cesserez de nous conter des fagots, et de vous servir de fagots allumés au lieu de raisons, vous n’aurez pour partisans que des hypocrites et des imbéciles. L’opinion d’un seul sage l’emporte sans doute sur les prestiges des fripons, et sur l’asservissement de mille idiots. Vous m’avez demandé ce que j’entends par philosophie ; je vous demande à mon tour ce que

vous entendez par religion.
L’ABBÉ.

Il me faudrait bien du temps pour vous expliquer tous nos dogmes.

LE COMTE.

C’est déjà une grande présomption contre vous. Il vous faut de gros livres ; et à moi, il ne faut que quatre mots : Sers Dieu, sois juste.

L’ABBÉ.

Jamais notre religion n’a dit le contraire.

LE COMTE.

Je voudrais ne point trouver dans vos livres des idées contraires. Ces paroles cruelles : « Contrains-les d’entrer[3], » dont on abuse avec tant de barbarie ; et celles-ci : « Je suis venu apporter le glaive et non la paix[4] ; » et celles-là encore : « Que celui qui n’écoute pas l’Église soit regardé comme un païen, ou comme un receveur des deniers publics[5] ; » et cent maximes pareilles, effrayent le sens commun et l’humanité.

Y a-t-il rien de plus dur et de plus odieux que cet autre discours[6] : « Je leur parle en paraboles, afin qu’en voyant ils ne voient point, et qu’en écoutant ils n’entendent point » ? Est-ce ainsi que s’expliquent la sagesse et la bonté éternelle ?

Le Dieu de tout l’univers, qui se fait homme pour éclairer et pour favoriser tous les hommes, a-t-il pu dire[7] : « Je n’ai été envoyé qu’au troupeau d’Israël, » c’est-à-dire à un petit pays de trente lieues tout au plus ?

Est-il possible que ce Dieu, à qui l’on fait payer la capitation, ait dit que ses disciples ne devaient rien payer ; que les rois[8] « ne reçoivent des impôts que des étrangers, et que les enfants en sont exempts » ?

L’ABBÉ.

Ces discours, qui scandalisent, sont expliqués par des passages tout différents.

LE COMTE.

Juste ciel ? qu’est-ce qu’un Dieu qui a besoin de commentaire, et à qui l’on fait dire perpétuellement le pour et le contre ? Qu’est-ce qu’un législateur qui n’a rien écrit ? Qu’est-ce que quatre livres divins dont la date est inconnue, et dont les auteurs, si peu avérés, se contredisent à chaque page ?

L’ABBÉ.

Tout cela se concilie, vous dis-je. Mais vous m’avouerez du moins que vous êtes très-content du discours sur la montagne.

LE COMTE.

Oui ; on prétend que Jésus a dit qu’on brûlera ceux qui appellent leur frère Raca[9], comme vos théologiens font tous les jours. Il dit qu’il est venu pour accomplir la loi de Moïse, que vous avez en horreur[10]. Il demande avec quoi on salera si le sel s’évanouit[11]. Il dit que bienheureux sont les pauvres d’esprit parce que le royaume des cieux est à eux[12]. Je sais encore qu’on lui fait dire qu’il faut que le blé[13] pourrisse et meure en terre pour germer ; que le royaume des cieux est un grain de moutarde[14] : que c’est de l’argent mis à usure[15] ; qu’il ne faut pas donner à dîner à ses parents quand ils sont riches[16]. Peut-être ces expressions avaient-elles un sens respectable dans la langue où l’on dit qu’elles furent prononcées : j’adopte tout ce qui peut inspirer la vertu ; mais ayez la bonté de me dire ce que vous pensez d’un autre passage que voici[17] :

« C’est Dieu qui m’a formé ; Dieu est partout et dans moi : oserai-je le souiller par des actions criminelles et basses, par des paroles impures, par d’infâmes désirs ?

« Puissé-je, à mes derniers moments, dire à Dieu : Ô mon maître ! ô mon père ! tu as voulu que je souffrisse, j’ai souffert avec résignation ; tu as voulu que je fusse pauvre, j’ai embrassé la pauvreté ; tu m’as mis dans la bassesse, et je n’ai point voulu la grandeur ; tu veux que je meure, je t’adore en mourant. Je sors de ce magnifique spectacle en te rendant grâce de m’y avoir admis pour me faire contempler l’ordre admirable avec lequel tu régis l’univers. »

L’ABBÉ.

Cela est admirable ; dans quel Père de l’Église avez-vous trouvé ce morceau divin ? Est-ce dans saint Cyprien, dans saint Grégoire de Nazianze, ou dans saint Cyrille ? DE BOULAINVILLIERS. 035

LE COMTE.

Non : ce sont les paroles d'un esclave païen, nommé Épictète^, et l'empereur Marc-Aurèle n'a jamais pensé autrement que cet esclave.

l'abbé.

Je me souviens en effet d'avoir lu, dans ma jeunesse, des pré- ceptes de morale dans des auteurs païens, qui me firent une grande impression : je vous avouerai même que les lois deZaleu- cus, de Cliarondas, les conseils de Confucius, les commande- ments moraux de Zoroastre, les maximes de Pythagore, me paru- rent dictés par la sagesse pour le bonheur du genre humain : il me semblait que Dieu avait daigné honorer ces grands hommes d'une lumière plus pure que celle des hommes ordinaires, comme il donna plus d'harmonie à Virgile, plus d'éloquence à Cicéron, et plus de sagacité à Archimède, qu'à leurs contemporains. J'étais frappé de ces grandes leçons de vertu que l'antiquité nous a lais- sées. Mais enfin tous ces gens-là ne connaissaientpas la théologie; ils ne savaient pas quelle est la différence entre un chérubin et un séraphin, entre la grâce efficace, à laquelle on ne peut résister, et la grâce suffisante, qui ne suffit pas ; ils ignoraient que Dieu était mort, et qu'ayant été crucifié. pour tous il n'avait pourtant été crucifié que pour quelques-uns. Ah ! monsieur le comte, si les Scipion, les Cicéron, les Caton, les Épictète, les Antonins, avaient su que « le Père a engendré le Fils, et qu'il ne l'a pas fait; que l'Esprit n'a été ni engendré ni fait, mais qu'il procède par spiration tantôt du Père et tantôt du Fils ; que le Fils a tout ce qui appartient au Père, mais qu'il n'a pas la paternité » ; si, dis-je, les anciens, nos maîtres en tout, avaient pu connaître cent vérités de cette clarté et de cette force; enfin, s'ils avaient été théolo- giens, quels avantages n'auraient-ils pas procurés aux hommes ! La consubstantialité surtout, monsieur le comte, la transsubstan- tiation, sont de si belles choses ! Plût au ciel que Scipion, Cicé- ron et Marc-Aurèle, eussent approfondi ces vérités! ils auraient pu être grands vicaires de monseigneur l'archevêque, ou syndics de la Sorbonne.

LE COMTE.

Çà, dites-moi en conscience, entre nous et devant Dieu, si vous pensez que les âmes de ces grands hommes soient à la broche, éternellement rôties par les diables, en attendant qu'elles aient trouvé leur corps, qui sera éternellement rôti avec elles et cela pour n'avoir pu être syndics de Sorbonne et grands vicaires de monseigneur l'archevêque ?

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l'abbé. Vous m'embarrassez beaucoup, car « hors de l'Église point de salut »,

Nul ne doit plaire au ciel que nous et nos amis*.

« Quiconque n'écoute pas l'Église, qu'il soit comme un païen ou comme un fermier général-. » Scipion et Marc-Aurèle n'ont point écouté l'Église ; ils n'ont point reçu le concile de Trente ; leurs âmes spirituelles seront rôties à jamais; et quand leurs corps, dispersés dans les quatre éléments, seront retrouvés, ils seront rôtis à jamais aussi avec leurs âmes. Rien n'est plus clair, comme rien n'est plus juste : cela est positiL

D'un autre côté, il est bien dur de brûler éternellement Socrate, Aristide, Pythagore, Épictète, les Antonins, tous ceux dont la vie a été pure et exemplaire, et d'accorder la béatitude éternelle à l'âme et au corps de François Ravaillac, qui mourut en bon chrétien, bien confessé, et muni d'une grâce efficace ou suffisante. Je suis un peu embarrassé dans cette affaire: car enfin je suis juge de tous les hommes ; leur bonheur ou leur malheur éternel dépend de moi, et j'aurais quelque répugnance à sauver Ravaillac et à damner Scipion.

Il y a une chose qui me console, c'est que nous autres théo- logiens nous pouvons tirer des enfers qui nous voulons ; nous lisons dans les Actes de sainte Th'ecle, grande théologienne, disciple de saint Paul, laquelle se déguisa en homme pour le suivre, qu'elle délivra de l'enfer son amie Faconille, qui avait eu le mal- heur de mourir païenne ^

Le grand saint Jean Damascène rapporte que le grand saint Macaire, le même qui obtint de Dieu la mort d'Arius par ses ardentes prières, interrogea un jour dans un cimetière le crâne d'un païen sur son salut : le crâne lui répondit que les prières des théologiens soulageaient infiniment les damnés*.

Enfin nous savons de science certaine que le grand saint Grégoire, pape, tira de l'enfer l'âme de l'empereur Trajan'^ : ce sont là de beaux exemples de la miséricorde de Dieu.

1. Parodie du vers de Molière {Femmes savantes, III, ii.)

Nul n'aura do l'esprit hors nous et nos amis.

2. Matthieu, chap. xvin, v. 17. {Noie de Voltaire.)

3. Voyez Damascène, Orat. de us qui in face dormierunt, page 585. ( Id.) i. Apud Grab. Spicileg., tome I. {Id.)

5. Eucologe, c. 96, et aliilib. grœc, Damascène, page 588. {Id.)

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le comte.

Vous êtes un goguenard ; tirez donc de l’enfer, par vos saintes prières, Henri IV, qui mourut sans sacrement comme un païen, et mettez-le dans le ciel avec Ravaillac le bien confessé ; mais mon embarras est de savoir comment ils vivront ensemble, et quelle mine ils se feront.

la comtesse de boulainvilliers.

Le dîner se refroidit ; voilà M. Fréret^^1 qui arrive, mettons-nous à table, vous tirerez après de l’enfer qui vous voudrez.

  1. Cet ouvrage est de décembre 1767 ; les Mémoires secrets en parlent dès le 10 janvier 1768 ; la première édition, in-8° de 60 pages, était sans frontispice et sans nom d’auteur. Mais on eut bientôt reconnu Voltaire, et plus que jamais on se déchaîna contre son impiété. Voltaire, effrayé, non-seulement désavoua le Dîner mais il écrivait, le 22 janvier 1768, à Marmontel, que « tous les gens un peu au fait savent l’écrit être de Saint-Hyacinthe, qui le fit imprimer en Hollande en 1728 ». Le lendemain il écrivait à d’Argental que le nom de Saint-Hyacinthe était sur le livre, preuve évidente, selon lui, que Voltaire n’en était pas l’auteur. Et pour prouver ce qu’il disait de l’édition de 1728, Voltaire fit faire une édition intitulée Dîner du comte de Boulainvilliers par M.  Saint-Hiacinte, 1728, in-8° de 60 pages. Mais cette édition de 1728 est imprimée avec les mêmes caractères que la Profession des théistes, l’Épître aux Romains, etc., sortis, en 1768, des presses de Cramer, à Genève. Des libraires de Hollande donnèrent aussi alors une édition sous la date de 1728, in-8° ; elle est en caractères plus gros que celle des Cramer En composant son Dîner, en 1767, Voltaire ne pensa pas que le comte de Boulainvilliers était mort en 1722, et commit quelques anachronismes (vovez pages 547 et 560.)

    Le R. P. Viret, cordelier, qui avait déjà écrit contre la Philosophie de l’Histoire (voyez, tome XI, page ix), publia le Mauvais Dîner, ou Lettres sur le Dîner du comte de Boulainvilliers, 1770, in-8° de viii et 282 pages.
    La Bibliotheca scriptorum Societatis Jesu (supplementum I, 132, Rome, 1814, in-4°) attribue à l’abbé Fellet une Lettre sur le Dîner du compte (sic) de Boulainvilliers, que je n’ai jamais vue. Mais le P. Cabellero ne peut faire autorité pour ce qui regarde la bibliographie des auteurs français, et je crois qu’il a voulu parler de l’ouvrage du P. Viret.
    M. Peignot, dans son Dictionnaire… des principaux livres condamnés au feu, tome II, page 189, mentionne le Dîner du comte de Boulainvilliers, sans donner la date de sa condamnation. (B.)

  2. Couet (Bernard), grand vicaire du cardinal de Noailles, chanoine de Notre-Dame, confesseur du chancelier d’Aguesseau, fut assassiné le 30 avril 1736. Voltaire lui avait adressé, en 1725, un quatrain piquant : voyez tome X, page 486.
  3. Luc, chap. XIV, v. 23. (Note de Voltaire.)
  4. Matthieu, chap. x, v. 34. (id.)
  5. Ibid., chap. xviii, v. 17. (Id.)
  6. Ibid., chap. xiii, v. 13. (Id.)
  7. Ibid., chap. xv, v. 24. (Id.)
  8. Ibid., chap. xvii, v. 24, 25, 26. (Id.)
  9. Matthieu, chap v, v. 22. (Note de Voltaire.)
  10. Ibid., v. 17. (Id.)
  11. Ibid., v. 13. (Id.)
  12. Ibid., v. 3. (Id.)
  13. Ier Épître de Paul aux Corinth., chap. xv, v. 36. (Id.)
  14. Luc, chap. xiii, v. 19, (Id.)
  15. Matthieu, chap, xxv, v. 27. (Id.)
  16. Luc, chap, xiv, v. 12, (Id.)
  17. Voyez tome XXV, page 468.