Compagnie de publication « Le Canada français » (p. 225-240).


ix

UN BAL À L’HÔTEL WINDSOR.




Le millionnaire Jack Marshall, qui était venu passer les fêtes avec sa nièce Flora et son neveu canadien, comme il l’avait promis, ne voulait pas quitter la métropole de la province de Québec sans éblouir la société montréalaise de sa munificence en même temps que de la beauté de sa nièce. Il voulait aussi remplir magnifiquement son devoir de galant homme en rendant les politesses qu’il avait reçues. Il décida donc de donner un grand bal à l’hôtel Windsor, le quatre février, et d’y inviter tout ce que Montréal comptait de mondains, de mondaines et de personnages connus, y compris les journalistes, même Pierre Ledoux qui s’empressa de refuser l’invitation, comme si cela eut été un piège que Satan lui tendait.

On limita à deux mille le nombre des invitations, qui furent presque toutes acceptées. La plupart des invités ne connaissaient le millionnaire que pour avoir entendu parler de cet aventurier de la finance, célèbre sur tout le continent américain et même en Europe, par ses audacieux coups de bourse. On s’attendait à une éblouissante fête dans le magnifique et spacieux hôtel du square Dominion. Le bruit courait que ce riche étranger avait résolu de dépenser vingt-cinq mille dollars pour faire de ce bal quelque chose de féerique et dont on parlerait longtemps. Durant les huit jours précédant le bal, cet événement annoncé partout fit l’objet de toutes les conversations. Les hommes en causèrent dans leurs moments de loisirs et les femmes dépensèrent des sommes folles pour leurs toilettes. Jamais encore on avait vu pareille animation dans les magasins élégants, chez les couturières en vogue où on travaillait jour et nuit, et les recettes de la huitaine furent une véritable moisson de billets de banque.

Madame Laperle avait refusé d’assister à ce bal, malgré les supplications de son cousin Jacques Vaillant et de l’ancienne étudiante de McGill, devenue sa cousine, qui devait être la reine de la fête. Paul Mirot ne put intervenir pour user de son influence auprès de la jolie veuve, ayant résolu, après la scène pénible qui avait déterminé sa rupture avec Simone de ne plus se présenter chez-elle, sans y être appelé. À certains moments, il espérait encore ; d’autres fois, il se disait que tout était bien fini entre eux.

Autant pour échapper à l’obsession de cette pensée que c’en était fait de son amour, que par désir de contempler un spectacle unique, le jeune homme accepta l’invitation qui lui fut adressée, et décida qu’il irait seul au bal du Windsor. Il se doutait bien un peu aussi, qu’il y rencontrerait une jeune fille qui, depuis quelque temps, n’était pas tout à fait étrangère à sa pensée lorsqu’il se laissait aller à des rêves vagues de bonheur futur, cette Germaine Pistache, si jolie, au cœur ingénu, dont les yeux tendres lui avaient révélé un secret que ses lèvres n’osaient encore murmurer. Il est vrai qu’il n’avait rien fait pour provoquer un aveu.

Vers les huit heures du soir, le quatre février, Paul Mirot venait de mettre son habit et se préparait à sortir afin de passer chez le fleuriste avant de se rendre à l’hôtel Windsor, lorsqu’on frappa à sa porte. Croyant qu’il s’agissait de la visite d’un ami importun, il alla ouvrir avec très peu d’empressement, et ce fut une femme qui entra. Cette femme, toute emmitouflée, car il faisait grand froid, il crut la reconnaître sans pouvoir la nommer. Il lui demanda :

— Que désirez-vous, madame ?

Elle lui répondit d’une voix changée, mais qu’il se rappela avoir déjà, entendue :

— Je vous apporte une lettre… La voici.

Il prit l’enveloppe qu’elle avait retirée d’une des poches de son manteau et la décacheta. C’était une lettre de Simone. Elle lui demandait de ne pas aller à ce bal, au nom de leur ancien amour. Elle savait bien qu’elle n’était plus rien pour lui, que leur bonheur était brisé, mais elle regrettait la scène de l’autre jour, elle voulait lui en demander pardon avant la séparation définitive. Elle l’attendait. Il hésita un instant. Son cœur lui disait de renoncer à cette fête, de répondre immédiatement à l’appel de cette femme qu’il avait tant aimée et qu’il était peut-être encore temps d’arracher à la détresse morale dans laquelle elle se débattait. Mais son orgueil d’homme blessé dans sa dignité et ses sentiments les plus chers lui parla un autre langage. Il se dit aussi que s’il pardonnait trop vite, Simone attacherait moins de prix à ce pardon, que le remède ne serait pas assez énergique pour la guérir, qu’après l’avoir reconquise, il la perdrait de nouveau. Et puis, pouvait-il maintenant se dérober, ne pas paraître à ce bal ? Ce serait faire injure à son meilleur ami, et à Flora qui s’était toujours montrée très aimable pour lui. Il répondit donc à madame Laperle qu’il ne pouvait se rendre à son désir sans manquer aux règles les plus élémentaires de la courtoisie, sans trahir l’amitié. Il lui dit en même temps qu’il s’empresserait de se rendre chez elle le lendemain, prêt à tout oublier si elle voulait recommencer leur vie si heureuse d’autrefois.

Au moment où la messagère allait se retirer, le jeune homme lui demanda :

— Depuis combien de temps êtes-vous chez madame Laperle ? Il me semble vous avoir déjà vue.

C’est possible. J’étais couturière autrefois et j’allais chez les pratiques. J’ai habillé madame Laperle durant plusieurs années.

— Ah ! c’est vous alors… Je me souviens : le cousin Baptiste qui s’est noyé par amour.

— Oui, c’est moi, madame Moquin.

Elle lui raconta que son mari, Dieudonné, s’était mal conduit, qu’il avait imité la signature de son patron, ce qui l’obligea à se sauver à Chicago pour échapper à la justice. Afin de racheter les billets contrefaits, elle vendit tout ce qu’elle possédait et alla rejoindre le fugitif. Le misérable la fit travailler pour le nourrir et lui procurer de l’argent. Il essaya de l’induire à la débauche, elle s’indigna. Voyant qu’elle persistait dans son refus de se prostituer aux clients qu’il lui amenait, il la chassa et s’associa à une autre femme plus complaisante. C’est alors qu’elle revint au Canada, pauvre, misérable, anéantie. Le hasard lui fit rencontrer madame Laperle, qui l’avait prise à son service en attendant de lui trouver une situation. Sans le secours de cette femme charitable, elle serait peut-être morte de misère.

Cette lamentable histoire émut profondément le jeune homme. Il fut sur le point de changer d’avis, de reprendre sa lettre. Cette abandonnée, cette malheureuse, lui faisait penser à l’autre abandonnée. Mais l’ancienne couturière de Simone était déjà dans l’escalier et il eut honte de la rappeler.

Dès neuf heures, les passants traversant le square Dominion, sous la neige qui commençait à tomber, furent éblouis par les guirlandes de lampes électriques embrasant la façade de l’hôtel Windsor, projetant son rayonnement jusque sur le dôme de la cathédrale, imitation de Saint-Pierre de Rome. Les gens du peuple, d’origine anglaise, se disaient que ce pouvait bien être le roi d’Angleterre, arrivé incognito, afin de surprendre ses fidèles sujets du Canada ; ceux d’origine française et catholique parlaient du Pape persécuté venant demander asile et protection aux Canadiens.

Vers les neuf heures et demie, les invités commencèrent à arriver. Une escouade de police, en grand uniforme, faisait le service d’ordre. Il y eut bientôt encombrement d’équipages et les policemen durent se multiplier pour faire avancer chaque voiture à son tour, devant l’entrée principale de l’hôtel. Ce défilé dura près de deux heures. Dans le hall, un immense vestiaire avait été installé et toute une armée de laquais était à la disposition des hôtes du millionnaire. L’immense et somptueuse salle, dite des banquets, ornée de gerbes de fleurs naturelles embaumant l’atmosphère, de plantes exotiques, de faisceaux de drapeaux où le tricolore fraternisait avec l’Union Jack et le Stars and Stripes, avait été convertie en salle de bal. Le buffet, abondamment pourvu de mets les plus exquis et de fine champagne, de punch et de sorbets, occupait tout un pan de mur, près de la galerie des dames. Les salons du premier étage étaient également à la disposition des invités.

À l’entrée de la grande salle se tenaient la belle Flora et Uncle Jack, recevant leurs invités. Si les hommes étaient éblouis par la beauté sculpturale de la superbe américaine, coiffée d’un diadème de pierres précieuses que son oncle lui avait donné comme Christmas present, les femmes, après avoir détaillé sa toilette, d’un coup d’œil rapide, portaient plus d’attention à cet oncle millionnaire dont chacune enviait la richesse. Quant à Jacques Vaillant, il agissait en quelque sorte comme maître de cérémonie, et il ne s’était jamais vu à pareille corvée.

Lorsque Paul Mirot, très élégant, une fleur sur le revers de son habit, vint présenter ses hommages à la maîtresse de céans et féliciter M. Jack Marshall sur le succès de la fête, il rencontra la famille Pistache, arrivée en même temps que lui. Germaine lui lança un regard des plus flatteurs pour sa vanité, et s’emparant de son bras, sans plus se soucier de ses parents, elle se perdit avec lui dans la foule des habits noirs et des épaules nues.

À onze heures, l’orchestre dissimulé derrière un bosquet de plantes vertes, attaqua les premières mesures d’un quadrille et le bal commença. Puis, valses, two-steps, schottiches, lanciers se succédèrent presque sans interruption. On dansa même le tango et le turkey trot.

De nouveaux danseurs remplaçaient ceux qui allaient se rafraîchir, manger quelque chose au buffet, ou bien causer dans les salons. Le spectacle était à la fois suggestif et magnifique de voir tous ces couples enlacés tournoyer, gracieux, dans cette atmosphère grisante d’odeur de femme et de parfum, de fixer toutes ces épaules blanches, tous ces bras potelés, toutes ces tailles onduleuses, tous ces yeux brillant de plaisir, toutes ces figures à demi pâmées de danseuses s’abandonnant à la griserie de la minute présente, sous l’étreinte de leurs danseurs. Les violons rythmaient des caresses et les notes stridentes des cuivres sonnaient la charge.

Plus d’une liaison s’ébaucha durant cette nuit de bal et plus d’une jeune fille laissa quelque peu friper sa robe blanche.

Flora, qui était, revenue vers Jacques après avoir valsé à son gré, lui indiqua Paul Mirot dansant encore avec la petite Pistache :

— Oh ! ils vont bien.

— L’oncle Jack va bien mieux.

— Où est-il ?

— Je n’en sais rien. Mais je l’ai vu, il y a environ une heure, penché sur la poitrine opulente de madame Montretout. Ils sont disparus ensemble. C’est scandaleux … une si honnête femme !

Le peintre Lajoie, qui avait bu quelques coupes de champagne frappé, au buffet, simulant la frayeur, se présenta devant eux, en s’écriant, avec des gestes comiques :

— Ah ! mes amis, au secours ! Sauvez-moi ! Cet homme-là, c’est, Gargantua en personne. Il va m’avaler.

Jacques lui demanda :

— Où est-il cet homme extraordinaire ?

Et le peintre le lui désigna d’un geste sévère :

— Cet homme mange et boit depuis onze heures, à la même place.

— Mais, c’est Blaise Pistache, secrétaire de la rédaction au Populiste, devenu échevin et président de la Ligue de l’Est de la Société de Tempérance. Tout le monde le connaît. Depuis vingt ans il trimballe son imposante bedaine et son fessier rasant le trottoir, rue Saint-Jacques, de la Côte Saint-Lambert à la Place d’Armes. Il arrête tous les passants pour les entretenir de ses idées nouvelles sur la morale, le commerce et l’agriculture, dont il est l’inventeur. Lorsqu’il se porta candidat à l’échevinat, il y a un an, dans un quartier canadien-français dont la population mercenaire est peu éclairée, il fit sa campagne en comparant les mères canadiennes à la mère du Christ pleurant au pied de la Croix, parce que leurs fils seraient crucifiés s’il n’était pas élu, et, il expliquait que le conseil de ville, vendu aux Anglais, qui, en mil huit cent trente-sept, sont entrés dans les églises et ont fait boire leurs chevaux dans les bénitiers, permettrait aux orangistes de parader dans les rues de Montréal et de mettre tout à feu et à sang. On le crut et il fut élu par une forte majorité.

— C’est très joli cela mais vous ne pourriez jamais deviner ce que cet homme vertueux me disait tantôt ? Que ce bal est inconvenant : les femmes sont trop décolletées, les danses impudiques. Pour n’en rien voir et préserver son âme de toute pensée coupable, il tourne le dos aux danseurs et s’absorbe dans les pâtés de foie gras qu’il trouve orthodoxes et délicieux en les arrosant de champagne. Il a voulu m’expliquer en quoi la danse est contraire aux bonnes mœurs et je me suis sauvé, pour échapper au supplice.

— Quand j’étais au Populiste, je m’en suis fort bien tiré un jour qu’il voulait m’entretenir du perfectionnement de la culture du tabac dans la province de Québec, afin d’obtenir une production suffisante et de qualité telle que nos fabricants de cigares ne seraient plus obligés d’employer le tabac des Antilles. Je l’interrompis pour lui demander : « Vous avez visité ces pays merveilleux ? — Non, mais je connais leur histoire. — Alors, que pensez-vous des femmes à Cuba ? — Polisson ! » Et le voilà parti, furieux, idiot. Demandez-en des nouvelles à Mirot, qui assistait à la conversation.

La libre américaine, que cette histoire avait beaucoup amusée, apercevant le jeune homme dans la foule des habits noirs, s’exclama :

— Il vient de ce côté… Oh ! mais il n’est pas seul. Il est avec la nièce de cet homme qui mange beaucoup.

Paul Mirot, un peu pâle, voulut dire un mot à ses amis, en passant, mais Germaine, qui l’avait complètement accaparé, l’entraîna vers le buffet où ils se trouvèrent face à face avec Blaise Pistache. Le secrétaire de la rédaction au Populiste, fit un assez bon accueil au jeune homme, pour ne pas froisser sa nièce. Il se permit cependant quelques recommandations dont cette enfant gâtée se moqua lorsqu’elle se perdit de nouveau dans la vaste salle, après avoir grignoté quelque chose, au bras de Paul qu’elle emmenait à la recherche d’un coin discret de salon. Le gros homme, en les regardant s’éloigner, se soulagea d’un mot familier :

Déplorable ! Déplorable ! Et il se remit à boire et à manger sans plus se soucier de personne.

Germaine Pistache avait en tête, une idée qui dominait toute autre préoccupation, celle d’amener le jeune, homme à lui déclarer qu’il l’aimait ; car, malgré sa réserve polie, Paul n’était pas indifférent à son charme captivant de jeune fille, elle le savait, elle était déjà trop femme pour ne pas pressentir cet amour, pour ne pas comprendre que cette froideur n’était qu’une discrétion voulue, de la méfiance, peut-être. Sur le divan dissimulé par une tenture, où ils s’étaient assis, Germaine se montra câline, enveloppante, ses yeux brillaient, d’une flamme amoureuse, elle perdait la tête, un peu. Et, lui, allait la prendre dans ses bras, lui dire : « Je t’aime », lorsque des pas se rapprochèrent, des voix d’hommes rompirent le charme. C’étaient deux échevins qui causaient derrière la tenture. L’un disait :

— Cette question des gondoles me paraît bien compliquée. Enfin, pourquoi demandes-tu des gondoles au parc Lafontaine ?

Et l’autre, représentant le quartier aux gondoles, répliqua :

— Ce sont, mes électeurs qui le veulent. Moi, je ne connais pas ça. Mais j’ai une idée.

— Ah !

— Si la ville en achetait un couple ?

— Un couple !

— Oui, un couple de gondoles, elles pourraient se reproduire et ça coûterait moins cher.

Un éclat de rire formidable fit sursauter les amoureux qui s’enfuirent, sans être vus des échevins discutant une aussi grave question.

Rentrée dans la salle du bal, la jeune fille voulut danser encore. Ses parents, qui ne savaient rien lui refuser, consentirent à la laisser aux soins de Mirot, qui la reconduirait chez-elle, et s’en allèrent, confiants dans l’honnêteté de leur unique enfant.

Il était tombé beaucoup de neige durant la nuit et il faisait une tempête effroyable. C’était le coup de février. Devant l’hôtel et dans la rue Windsor, le vent d’ouest descendant des hauteurs du Mont Royal, balayait la neige en tourbillons aveuglants, ce qui rendait la circulation difficile. Les tramways mêmes étaient enneigés et ne passaient plus. La maison des Pistache se trouvait située très loin, dans le haut de la rue Saint-Denis, et le trajet de l’hôtel Windsor à cet endroit dura plus d’une heure, à cause de l’obstruction des rues par les bancs de neige. Au fond de la voiture, Germaine, toute frissonnante, s’était laissée envelopper dans les bras de Paul et paraissait bien heureuse. Oh ! vivre ainsi, toute la vie, s’appuyant l’un sur l’autre, dans les bons comme dans les mauvais jours, être deux et ne faire plus qu’un en attendant qu’un troisième arrive pour les lier davantage, les unir plus étroitement. Le mot qui aurait pu amener la réalisation de ce désir d’une existence meilleure et plus douce, faire réelle cette vision de bonheur, vint plusieurs fois sur les lèvres du jeune homme, mais il ne le dit pas. L’ombre de Simone était entre eux, les séparait. Le moment n’était pas venu. Il fallait attendre encore. Cette ombre, il la voyait se dresser devant lui, menaçante et accusatrice : c’était le dos du cocher juché sur son siège, du cocher jurant quand le sleigh menaçait d’être renversé par les bonds et les écarts du cheval se débattant dans la neige. Le voyage fut plutôt silencieux, et la jeune fille parut triste en le quittant, déçue, parce qu’il ne lui avait rien dit de ce qu’elle espérait. Le retour ne fut pas gai pour lui, non plus. Quand il arriva chez-lui, transi de froid et accablé de sommeil, il était près de six heures du matin.

Paul ne songeait plus qu’à une chose : dormir. Il enleva son paletot à la hâte, jeta son habit sur un fauteuil et, au moment où il s’approchait de sa toilette pour ôter son faux col, il y trouva un billet griffonné à la hâte, apporté durant son absence. Ce billet déposé là, à quatre heures du matin, lui apprenait la maladie subite de Simone qui réclamait dans son délire, sa présence auprès d’elle. Au bas du papier, il lut la signature de l’ancienne couturière. Ainsi, pendant qu’il s’amusait au bal où elle l’avait supplié de ne pas aller, pendant qu’il se laissait prendre au charme de cette Germaine, qu’il détestait maintenant, qu’il accusait injustement d’avoir voulu le séduire en se faisant accompagner jusque chez elle, Simone qu’il avait tant aimée, à qui il devait d’avoir surnagé au naufrage de ses illusions, d’avoir résisté aux déboires qui l’attendaient au début de son apprentissage de journaliste, cette femme qui l’avait fait-homme, agonisait. Et il n’était pas là pour répondre à son premier appel. En ce moment sa conduite lui paraissait tellement odieuse qu’il eut accepté n’importe quel châtiment pour lui épargner une minute de souffrance.

La tempête continuait de plus belle et il fallut au jeune homme plus d’une demi heure pour se rendre au petit appartement de la rue Peel, en marchant péniblement dans la neige jusqu’à mi-jambe. Ce fut la femme Moquin qui le reçut. Il l’interrogea aussitôt avec anxiété. Elle lui apprit que madame Laperle, après avoir lu la réponse à la lettre qu’elle lui avait envoyé porter, pleura beaucoup ; puis, qu’elle était sortie par cette tempête, sans prendre le temps de s’habiller chaudement, et qu’elle n’avait pas voulu lui dire où elle allait. Revenue vers onze heures, toute mouillée d’avoir marché dans la neige, toute grelottante de froid, elle eut une nouvelle crise de larmes, suivie de frissons auxquels succéda une fièvre intense. Quelques minutes après trois heures, elle l’avait supplié d’aller chercher celui qu’elle appelait sans cesse dans son délire. Elle eut beaucoup de difficulté à se rendre chez lui par ce temps affreux et y laissa le billet qu’il avait trouvé sur sa toilette. Depuis, le docteur Dubreuil était venu, et sous l’effet des calmants, Simone reposait.

La douleur du jeune homme augmenta encore d’intensité en écoutant ce récit et il se précipita dans la chambre de la malade, dont la respiration difficile et la figure empourprée révélaient la gravité de son état. C’était la pneumonie si dangereuse, même pour les tempéraments les plus robustes, dans notre climat rigoureux. Le jeune homme s’agenouilla à côté du lit, prit la main de Simone dans les siennes et étouffa ses sanglots dans les plis de l’épaisse couverture avec laquelle on avait enveloppé sa malheureuse amie. Il perdit ainsi la notion du temps et ne se releva que vers les huit heures pour se pencher sur Simone qui s’éveillait et demandait à boire. Elle but avidement le breuvage qu’il lui présentait et ne le reconnut pas tout de suite, le prenant pour le médecin. Mais ayant posé la tasse sur la table de nuit, il entoura de ses bras sa belle tête à la chevelure en désordre, baisa ses lèvres brûlantes en lui murmurant :

— Pardon ! Pardon !

Simone eut un cri de joie et se suspendit à son cou :

— Enfin, c’est toi ! C’est toi !… Maintenant je ne souffre plus, je n’ai plus peur de mourir puisque tu es là, que tu vas rester toujours là, près de moi.

— Pardonne-moi, je ne savais pas… J’aurais dû venir hier.

— Je n’ai rien à te pardonner. C’est moi qui ai été méchante, qui t’ai fait de la peine. On a voulu m’arracher de toi et on m’a tuée… Oui, hier, en apprenant que tu ne viendrais pas… que tu irais à ce bal où tu verrais d’autres femmes plus belles que moi… j’ai eu peur de te perdre pour toujours. Alors, la jalousie m’a mordu au cœur… je suis partie… j’ai été là-bas… dans la neige… pour voir si elle y serait, cette Germaine. J’ai attendu au froid… le vent me glaçait… je sentais la neige me descendre dans le cou, entre les épaules… mais je voulais voir… et j’ai vu. C’était fou, mais on ne raisonne pas… vois-tu… dans ces moments-là. Je sais bien, maintenant, que tu ne peux pas l’aimer… que tu n’aimes que moi… que tu n’aimeras toujours que moi.

— Oh ! ça, je te le jure ! Mais, ne te fatigue pas, je t’en prie. Repose-toi bien. Sois tranquille, je vais rester là, dans ce fauteuil, tant que tu ne seras pas guérie. Et après, nous ne nous quitterons plus, nous serons encore plus heureux qu’avant.

— Plus heureux, est-ce possible ?… Je veux bien t’écouter… Et si l’on vient pour m’arracher de toi… au nom de Dieu qui a voulu que nous nous aimions… tu me défendras contre tous… contre moi-même.

Et ce fut pendant neuf longs jours la lutte terrible, angoissante contre la mort qui menaçait cette vie si chère, se poursuivant avec des alternatives d’espoir et de découragement. Paul Mirot mangeait à peine, sommeillait quelques heures chaque nuit, dans un fauteuil, près du lit de la malade qu’il refusait de quitter, même un instant. Parfois il sentait une torpeur l’envahir, ses oreilles tinter le signal de l’épuisement, mais, quand même, il s’obstinait à demeurer à son poste. Jacques Vaillant et Flora passaient aussi des heures auprès de Simone. Ils avaient remis leur départ à la quinzaine et Uncle Jack, rappelé à New-York, pour affaires pressantes, n’avait pu les attendre. On n’épargna rien pour tenter de sauver madame Laperle, mais ce fut inutile.

Elle mourut dans la nuit du treize février. Paul Mirot était seul auprès d’elle à ce moment suprême. Simone qui, depuis la veille, ne paraissait avoir conscience de rien de ce qui se passait autour d’elle, fit entendre une faible plainte. Le jeune homme se précipita vers la malade qui le cherchait du regard. Elle lui fit signe de se pencher, de la prendre. Il essaya de la soulever un peu. Alors elle s’accrocha désespérément à lui, en articulant péniblement ces dernières paroles : « Je ne peux pas… je ne peux pas te quitter… je t’aime !

Puis, son étreinte se desserra, sa tête retomba en arrière, et Paul Mirot vit passer dans ses yeux grands ouverts, toute son âme qu’elle lui donnait. C’était la fin. Son œil se voila, ses membres se raidirent, un dernier soubresaut l’agita, telle la perdrix que Mirot avait tuée un soir d’automne, expirant, à la lisière du bois, dans le chaume que dorait le crépuscule. Cette pensée, plus amère que la mort, lui vint à cette minute terrifiante, que c’était encore lui le meurtrier.

Fou de douleur, il tenta de la ranimer, palpant ce corps qu’il avait si souvent tenu dans ses bras, y cherchant un peu de vie, un peu de chaleur, baisant ces lèvres déjà froides qu’il essayait de réchauffer sur sa bouche. Il lui parla de leur bonheur passé, il lui jura qu’elle seule avait enchanté sa vie et l’enchanterait toujours. Protestations inutiles et tentatives vaines. Les yeux vitreux de la morte le fixaient, impassibles. C’en était trop, après tant de fatigues et d’angoisses. Il sentit un cercle de fer lui enserrer le front, des choses confuses passèrent devant ses yeux, et une sensation de vide, de néant l’envahit. Il ne souffrit plus, il ne pensa plus, il ne sentit plus, il s’affaissa sur le cadavre qu’il avait tenté de ressusciter.

Le docteur Dubreuil, qui arriva quelques minutes plus tard, trouvant sa patiente morte et son jeune ami dans la position où il était tombé, craignit pour les jours de Mirot et le fit transporter immédiatement chez-lui, afin de le surveiller de près, laissant à l’épouse délaissée de Dieudonné Moquin la mission de prévenir Jacques Vaillant, qui devait rendre les derniers devoirs à sa parente défunte.

Ainsi furent épargnés à Paul le supplice des apprêts funéraires, la torture de voir se décomposer la forme matérielle de l’être aimé qui, à chaque minute, sur son lit de parade, semble mourir davantage, le spectacle obligatoire des visites sympathiques violant le mystère de la chambre mortuaire, la corvée accablante des funérailles.

La maladie et la mort de Simone, qui mirent la vie de Mirot en danger et l’éloignèrent du monde extérieur pendant plus d’un mois, lui firent aussi ignorer l’article outrageant pour Vaillant et ses amis, publié dans La Fleur de Lys sur le bal de l’hôtel Windsor, un hôtel protestant. Le vertueux Pierre Ledoux terminait cet article en affirmant que Satan en personne avait déployé toutes ses pompes et accompli toutes ses œuvres à ce bal maudit où des jeunes filles innocentes et pures avaient été conduites par des parents orgueilleux et sans foi. Le jugement de Dieu serait terrible, surtout pour ces derniers.