Éditions Édouard Garand (62p. 3-5).



1ère PARTIE
PROLOGUE


CHAPITRE I

LES COUPS DU DESTIN


Arrête !…
Tu t’es levé trop gaiment, ce matin
Peut-être le destin, le froid destin,
Te guette.

En fredonnant, René d’Anjou achevait sa toilette.

Pourquoi n’aurait-il pas fredonné ?

L’Avenir lui souriait.

Fils d’une honorable famille bourgeoise (malgré l’apostrophe nobiliaire de son nom,) il avait fait des études solides qui eussent pu l’orienter vers une profession libérale : intelligent et bien éduqué, il eût été capable, en spécialisant son instruction, de devenir un excellent médecin, un avocat adroit, un écrivain délicat. Cependant, le commerce l’avait séduit et, caissier d’une importante maison d’exportation, à vingt-deux ans, il pouvait escompter une carrière fructueuse, sinon brillante.

Une seule tache au tableau : l’année précédente, il avait eu le malheur de perdre son père, mais, bien que ce deuil l’eût profondément affecté, ses regrets s’estompaient peu à peu, emportés dans le tourbillon des préoccupations journalières et surtout dans l’impétueux ouragan de ses rêves d’avenir.

D’ailleurs, ne lui restait-il pas, pour l’épanchement de sa tendresse, sa bonne mère, son excellente mère, qui avait toujours tenu la plus grande place dans ce cœur de jeune homme ?… N’avait-il pas aussi sa sœur Henriette, également bonne et charmante, à peine plus âgée que lui et mariée au Professeur Renouard, un des chirurgiens les plus renommés de Montréal ?

Et Marcelle Dechênes qu’il devait épouser prochainement, n’était-elle pas une délicieuse jeune fille ? Enfin, ce premier soleil de juin n’inondait-il pas son appartement de rayons vivifiants, le meilleur remède contre l’hypocondrie ?

 

Il fredonnait tandis qu’il ajustait, devant le miroir, un nœud gris à pois bleus, complétant agréablement l’ensemble de bon goût formé d’un complet gris pâle, dont la trame s’agrémentait d’une minuscule rayure bleue, en diagonale, de souliers noirs, simples mais de bonne marque, d’un feutre mou gris fer, qui accentuait l’expression de jeunesse virile et enthousiaste de son visage au profil pur, aux yeux bleus d’acier.

Il fredonnait encore en sautant d’un pas leste, dans l’ascenseur du « building », où se trouvaient les bureaux de la « Dominion Leather Co., » dont il était, parmi les jeunes employés, un des plus admirés et encouragés de leurs chefs.

Il fredonnait toujours en tournant la poignée de cuivre de la porte vitrée et salua d’un :

— Hello ! jovial et engageant, ses compagnons de travail.

Cependant, l’accueil fut plutôt froid et réservé : le petit commissionnaire regarda le nouveau venu avec mélancolie et murmura sur un ton de condoléance, avec une nuance d’apitoiement, le :

— Bonjour, M’sieu d’Anjou !

Que, d’habitude, il claironnait avec une gaieté affectueuse et polie ; l’assistant-caissier se demanda un instant s’il devait répondre ou faire semblant d’être plongé dans sa comptabilité, il leva la tête lentement et, s’absorbant dans la contemplation des toits voisins, par delà la fenêtre anglaise, il laissa tomber ces mots, d’un ton sépulcral :

— Monsieur d’Anjou, le patron vous attend !

Puis, se penchant sur son registre, il fit mine d’attaquer une addition des plus compliquées ce qui, pour tous les comptables du monde, signifie :

— Ne m’en demandez pas davantage ; je n’ai rien d’autre à vous dire.

Un instant interloqué par cette étrange réception, René reprit vite son calme, sachant bien qu’il n’avait rien à se reprocher et croyant, par suite qu’il n’avait rien à craindre ; il affecta même de recouvrer toute son insouciance, toute sa belle humeur, en répondant, avec une pointe d’ironie :

— S’il en est ainsi, il ne faut pas faire attendre Monsieur Atkins et je vais de ce pas le réjouir de ma présence.

Puis, sans vouloir prêter attention à la gêne de l’assistant-caissier, ni aux regards compatissants du petit commissionnaire, il jeta son chapeau sur une patère et alla frapper délibérément à la porte directoriale.

Pourtant, M. Atkins était un « boss » redouté… et redoutable : bâti en athlète, doué d’une énergie irréductible, homme de devoir, mais entêté. violent, irrascible, il devait sa position dans la vie bien plus à ces qualités et défauts, qu’à son intelligence assez bornée et trop positive ; en somme, orienté vers le métier des armes, il eut fait le « paragon » des adjudants.

Installé derrière sa table-bureau, il attendait René d’Anjou, comme un chasseur en embuscade attend sa proie ; bien qu’il semblât absorbé par le dépouillement du courrier, toutes ses préoccupations tendaient vers un but unique : l’interrogatoire qu’il allait faire subir à l’employé fautif ; malgré qu’il s’efforçât d’assimiler ce qu’il lisait, sa colère, son indignation étaient telles que, maîtresses de sa pensée, elles en interdisaient l’entrée à tout autre sujet.

Dès que René parut, Atkins leva brusquement son « muffle » enluminé, déchargeant ses yeux exorbités des mille éclairs que la rage de l’attente y avait accumulés, et s’écria :

« Ah ! enfin ! vous voilà !… Cela vous a pris du temps pour vous décider à comparaître devant moi !… »

— Comparaître !

Il aimait ce mot et tous ceux qui exprimaient l’autocratie. Ainsi, il ne disait jamais :

« Veuillez faire vos comptes de la semaine ! », mais inévitablement :

« Faites « moi » les comptes hebdomadaires ! », trouvant le moyen d’associer, dans quelques mots, le grotesque de la clique militaire et celui de la gent bureaucratique.

Ainsi, également, on ne se présentait pas devant lui, mais on y « comparaissait », on ne lui demandait pas un renseignement, mais on « en référait à son expérience », on ne répondait pas à ses questions, mais on devait « subir un interrogatoire ».

Il négligea même de faire asseoir son caissier-principal, marquant ainsi qu’il ne s’agissait pas d’une conversation, mais d’une enquête :

— Jeune homme, dit-il en glissant avec ostentation ses pouces sous les entournures de son gilet, jusqu’à ce jour, je pouvais me considérer comme satisfait de vos services : vous êtes ponctuel, sérieux et surtout, déférant et discipliné, ce que j’apprécie par dessus tout ; la discipline est la force des armées… et des maisons de commerce, comme de toute autre administration !

Il fit une pause pour se permettre d’admirer intérieurement la belle sentence qu’il venait d’émettre (en collaboration avec Napoléon) et pour constater l’impression produite sur son interlocuteur ; satisfait de le voir un peu décontenancé, en stratège habile, il décida de brusquer l’attaque, en portant le coup direct :

— Mais toutes ces belles qualités, que je vous concède, ne vous servent qu’à cacher ce que, pour être poli, je qualifierai de manque de scrupules !

— Mais, monsieur !…

— Ne protestez pas !… Ce matin, j’ai vérifié la comptabilité et…

— Ma comptabilité est en règle, monsieur !…

— Apparemment, oui, mais elle n’est pas à l’épreuve de l’œil du maître et j’y ai trouvé, « moi », des irrégularités !…

— Mais…

— Ne m’interrompez pas !… J’ai fait subir un interrogatoire serré à mon assistant-gérant et il m’a répondu avec tant de politesse que j’ai la plus grande confiance en lui ; au respect qu’il porte à ses chefs, à moi en particulier, on voit que c’est un honnête homme. Tandis que vous…

— Monsieur !  !  !…

— Ne m’interrompez pas… quand je parle !… rugit le véhément Monsieur Atkins, sans s’apercevoir de quel délicieux pléonasme il agrémentait son style.

— Et ne prenez pas ce ton d’arrogance qui convient mal pour cacher une indélicatesse !

— Assez, Mr. Atkins, je ne vous permettrai pas plus longtemps de…

— Comment ! ? ! vociféra la brute « milico-administrative », vous ne permettez pas ! ? !… Ah ! je vais vous montrer, jeune blanc-bec… »

Les yeux sortis de l’orbite, les joues enluminées d’un flot sanguin, il marchait sur René, ayant entièrement perdu tout contrôle sur lui-même ; d’un geste instinctif, le jeune homme le repoussa et, loin de s’attendre à une pareille attitude de la part d’un « subalterne », le « dictateur » perdit l’équilibre et, abandonnant toute dignité, alla s’asseoir un peu trop précipitamment dans un coin du bureau.

Il se releva, fou de rage, avec, aux yeux, une lueur de meurtre et se jeta impétueusement sur René d’Anjou qui, d’instinct, l’arrêta d’un « uppercut » impeccable.

L’homme pirouetta, croula, heurtant du front l’angle de la table-bureau.

Hébété, René regardait maintenant le colosse effondré, qui, la tempe ensanglantée, mais la face blême, les traits contractés par la douleur, répétait avec un accent de stupeur effrayée :

« Assassin !… Assassin !… »

Soudain, la pâleur devint cadavérique, le regard vitreux et, après une dernière imprécation, un suprême soubresaut, le blessé laissa retomber sa tête… et ne bougea plus.

René restait atterré.

Quelques instants plus tôt, il était entré dans l’office, un peu intrigué, mais de bonne humeur ; maintenant, il était un des acteurs principaux d’un sombre drame ; devant lui, un homme gisait, inanimé, dans une mare de sang.

Des pas, précipités résonnèrent dans le corridor.

On venait en hâte.

Sans même réfléchir à ce qu’il faisait, mû par l’instinct de la conservation, il se jeta derrière la porte, au moment où elle s’ouvrait violemment ; puis, tandis qu’on se précipitait au secours de la victime, il franchit le seuil d’un bond et s’enfuit.