Le conscrit ou le Retour de Crimée/Acte II

Beauchemin & Valois (p. 21-40).

{{didascalie|(il regarde dans la coulisse) aie ! vlà parrain qui vient, n’y parlez pas d’ça, n’dites rien d’moi, hein ? parc’que, voyez-vous, quand j’tombe sus l’chapitre d’ma grosse Rose… y m’appelle idiot, stupide, imbécile, bêta et pis y bougonne toute la journée… j’vous conterai ça plus tard. (Il se met à balayer).



Scène 2me.


CRIQUET, LEFUTÉ.
Lefuté.

Eh ben ! voyons, à quoi penses tu là ?… les bras croisés, au lieu de travailler.

Criquet.

Dame ! parrain, y m’semble que j’m’amuse pas à attraper les mouches !… Ah ! ça, mais dites donc, parrain, sans vous commander, pourquoi donc qu’vous m’faites comme ça éclabousser d’tous les côtés avec mon balai ?… y a c’te pauvre vieille Javotte à la cuisine, qui sue à grosses gouttes à fourbir, à récurer tous ses chaudrons en cuivre jaune !… Enfin, d’pis à c’matin, on met tout sens d’ssus d’ssous dans la maison, vrai, comme si c’était la Fête-Dieu !

Lefuté (se frottant les mains).

Apparemment que c’est pour une grande fête !… une fête !… Entends-tu. Criquet ? Hein ? Tu ne comprends pas ?

Criquet (l’air étonné).

Ma foi, mon parrain, pas seulement le moindre des p’tits brins, et c’est ben ça qui m’turlupine.

Lefuté.

Ah ! Ah ! Et si j’te disais… Cette fête… cette belle fête que je prépare… c’est pour recevoir deux bons amis… y es-tu, hein ?

Criquet (sautant de joie).

Robert et Julien, parrain ?

Lefuté.

Précisément, et hier j’ai encore reçu une lettre d’eux, ils m’annoncent leur prochaine arrivée.

Criquet (avec joie).

Ah sapristi !… Cré coquin ! Queu bonheur ! Queu joie !… Robert et pis c’bon p’tit Julien ! Dieu de Dieu, j’vas t’y être content d’les voir !… Ah ! à présent ça m’étonne pas si on travaille tant et comme not’ferme est avant l’village, c’est nous, parrain, qu’on aura leur première visite ?

Lefuté.

Comme tu dis, Criquet, et ce sera d’autant plus d’honneur pour les gens du village et pour moi, que nos deux amis ont bien rempli leur devoir de soldat !… En un mot, ce sont deux braves de l’armée de Crimée !

Criquet.

C’est y ben loin, ça, parrain, la Carmée ?

Lefuté.

Crimée, imbécile !

Criquet.

Ah ! oui, ah ! oui ! Ah ! Ça, parrain, dites donc, ça fait deux ans qui sont partis, n’est-ce pas ?

Lefuté.

Deux ans ?… y me semble qu’il y a un peu plus que ça, je crois ?

Criquet.

Non, non, parrain, y a juste deux ans dimanche… T’nez, c’est l’époque où ma grosse Rose…

Lefuté (colère et frappant du pied).

Va-t’en au diable !… Vas-tu encore m’ennuyer avec tes sornettes ?

Criquet (reculant de peur en ressautant).

Non, non, parrain, vous fâchez pas, voyons ! ah ! dites donc, parrain, sont y toujours dans c’même régiment ? qu’vous m’disiez, dans c’beau régiment… qu’vous appeliez… les… les… zougabes ?

Lefuté (fort).

Zouaves !… donc, imbécile.

Criquet.

Zoubabes… zougaves… ça fait rien, ça… ça rime toujours.

Lefuté.

Robert est dans ce beau corps ainsi que Julien, ils sont tous deux décorés de la croix d’honneur. Tiens, je vais te lire la lettre qu’ils m’écrivent. (Il tire la lettre de sa poche et lit).


« Cher M. Lefuté ;

« Nous avons quitter la Russie, nous sommes en ce moment à Paris, mais, encore quelques semaines et nous allons prendre la route de notre cher village de Blancourt ; il nous tarde de revoir tous les amis et Julien se fait une fête d’embrasser sa vieille mère. Nous sommes, comme vous l’avez sans doute appris par les bulletins de l’année, sous-officiers et décorés. Je sais que tous partagent notre bonheur d’avoir fait notre devoir. Allons, allons, au revoir, nous serons bientôt près de vous.

« Vos bons amis,
« Robert et Julien ».

Aussi, comme nous sommes aujourd’hui jeudi, je les attends de jour en jour.

Criquet.

Ah ben, j’dis qu’ça va en faire une fête c’jour-là !… Dieu ! On va-t’y s’en donner, on va-t’y chanter… et dire, parrain, qu’si j’avais parti j’s’rais p’t’être ben comme eux à présent.

Lefuté.

Ah ! oui, parlons-en un peu… Un gaillard qui beuglait comme un veau.

Criquet.

Dame, parrain, c’était pas dans mon goût d’endosser l’habit d’soldat ? qu’voulez-vous, j’pouvais pas me r’changer, moi !

Lefuté.

Allons, c’est bon, tais-toi… Je vais aller au village parler aux amis afin de nous réunir tous ici au plus vite… je reviendrai dans une heure ou deux… Travaille bien.

Criquet.

Oh ! oui, oui, mon p’tit parrain, pour l’arrivée d’nos deux braves, j’puis m’casser bras et jambes !… Oh ! dame, j’vous promets que l’travail ne m’fera pas peur.

Lefuté.

Allons, nous verrons ça ; bon courage. (Il sort.)




Scène 3me.

Criquet (seul).

Ah ! quand j’y pense !… quelle fête ! quelle bombance qu’on va faire !… C’est pour le coup qu’parrain va sortir de sa cave ses vieilles bouteilles de c’bon vin d’la comète de 1811 !… Ah !… (il s’asseoit, le balai droit entre ses jambes). Dire qu’y a deux ans qu’j’ai vu Robert ! J’parie qu’y doit être grand… et pis y doit s’tenir droit comme un i… Ça doit faire un beau… un beau… zou… zou… zouba… comment qui dit ça, donc, parrain ?… j’peux jamais m’mettre c’diable de nom-là dans la tête… Et Julien, qu’avait l’air si doux, j’sis sûr à présent qu’il a une grosse voix et pis… et pis… j’vas t’y les faire parler, j’vas t’y leur en demander des affaires, des combats d’bataille !… Ah ! et pis y faudra qu’y m’montrent pour manigancer un fusil de soldat !… C’est c’te pauvre vieille Marguerite, la mère de Julien, va-t-elle être contente de voir son garçon, elle qu’a tant pleuré, quand elle a appris son départ !… Pauvre vieille ! comme elle va l’embrasser, l’cajoler, l’bichonner ! oh ! j’vois ça d’avance ! (Coup de pistolet dans la coulisse ; Criquet tombe sur le dos). Aie ! aie ! quoiqu’c’est qu’ça ?… ah ! mon Pieu ! la guerre ? (Il se lève et va au fond). Ah ! non, c’est un régiment de militaires… v’là qui descendent la montée !… Ah ! tiens, y n’sont qu’deux ?… Ah ! mon Dieu !… mais non… mais oui… voyons, j’ai pas la berlue… j’me trompe pas ?… c’est lui… c’est eux… c’est les amis… oui… oui… C’est Robert !… C’est Julien !… Saperlotte !… Vlà mon cœur qui saute comme une carpe !… oh ! hé ! oh ! hé !… les amis…par ici !… hé, Robert ! Julien ! (Il court de tout côté et appelle). Oh ! parrain ! parrain ! Mathurin ! Jean Claude ! Limousin ! les v’là !… les v’là… Vive Robert ! Vive Julien ! Vive Criquet ! Vive tout ! Nom d’un p’tit bonhomme !… J’sais pas où donner d’la téte !… oh ! oh ! oh ! les v’là ! les v’là !!!



Scène 4me.


ROBERT, JULIEN (en zouaves), CRIQUET.
(Ils entrent tous les deux en se tenant par le cou et en chantant).

Séjour de notre enfance,
Nous voilà, nous voilà de retour ;
Les chagrins et l’absence,
Tout s’oublie (bis) en un jour.

Robert.

Bonjour, Criquet ! bonjour, mauvais conscrit, comment ça va, hein ? (Cordiales poignées de main).

Criquet (essoufflé).

Ouf !… ah ! Robert ! Julien !… bonjour… je m’porte bien… vous aussi… merci… ouf !… Laissez-moi respirer… t’nez j’peux pas parler tant que j’sis content, j’sis tout suffoqué ! estomaque !

Robert.

Ce bon Criquet !… Ça t’étonne, hein ! de nous voir dans ce beau costume ?… n’est-ce pas, mauvais soldat ?

Criquet.

Laissez-moi donc vous r’garder à mon aise !… ah ! quel beau costume… Et c’te belle croix d’honneur !… Et pis ces grands yeux qui flamboient !… pré machine ! Comme ça vous change, l’régiment de la guerre !

Robert (riant).

Bon ! bon ! Mais avec tout ça, tu n’as rien à nous donner pour nous rafraîchir ? car nous sommes diablement altérés !

Criquet.

J’crois que j’vas vous en chercher quéqu’chose et du bon encore, et pis après vous m’conterez ben des choses, hein ?

Julien.

Ce brave Criquet !… Mais dis donc, où est le papa Lefuté ?

Criquet.

Il est allé au village prévenir tous les amis, pass’qu’on vous attendait ben, allez ! t’nez, parrain, y d’meurait pas en place !… Ah ! ça va s’savoir ben vite et j’sis ben sûr qu’y vont v’nir vous chercher pour aller au village !… Ah ! quelle fête ! quelle fête !… J’vas vous chercher à boire. (Il sort en courant).



Scène 5me.


ROBERT, JULIEN.
Julien.

Quel bonheur, Robert, de nous revoir encore au pays !

Robert.

Oui, et surtout après avoir tant trotté et avoir passé tant de nuits sous la tente du champ de bataille !… Oui, Julien, aujourd’hui c’est un jour de bonheur.

Julien (allant à la fenêtre et l’ouvrant).

Viens, viens, mon cher Robert, viens jouir d’une belle vue.

chant.

Voilà bien nos champs
Et, nos côteaux et la prairie.
Souvenirs charmants !
Ah ! que mon âme est attendrie !
Regarde, tout là-bas,

Ami, ne vois-tu pas
Le clocher de notre village ?
Ah ! des pleurs mouillent mon visage ;
Pays, nos amours,
Nous voilà pour toujours.

(Ensemble).

Pays, nos amours,
Nous voilà pour toujours.



Scène 6me.


LES PRÉCÉDENTS, CRIQUET (avec une cruche et trois gobelets)

Et moi aussi me vlà, avec la bouteille et j’ai choisi la plus grande. (Criquet emplit les verres, on boit).

Julien.

À présent, mon cher Criquet, parle-moi de ma bonne mère : elle se porte bien, n’est-ce pas ? tu la voyais tous les jours, tu lui parlais de moi et rien ne lui a manqué pendant mon absence ?

Criquet.

Oh ! pour ça, Julien, j’te promets qu’parrain en a eu un soin !… mais un soin !… alle était comme un coq en pâte, quoi !… Dame, aussi, c’est qu’j’allais la voir tous les jours, c’te pauvr’vieille… et de quoi qu’a m’parlait ? toujours d’son Julien, mon p’tit Julien par ci, mon p’tit Julien par là !… Mon Dieu, qu’a disait, s’il était blessé !… s’il était tué… si… enfin, ben des choses… et pis, dame, alle pleurait… moi, ça m’arrachait l’cœur et tout d’suite j’y donnais des consolations… et pis d’autres fois, j’y contais des p’tites fariboles et j’la faisais rire !

Julien.

Bonne mère !

Criquet.

Ah ! ça, dites donc, les amis, à présent qu’on s’est rafraîchi, et en attendant les autres avec parrain, car y vont v’nir, ben sûr, pass’que tout à l’heure, j’viens de dire au p’tit Piquelet qu’vous étiez arrivés ; ah ben, fallait l’voir, il a pris ses jambes à son cou pour courir au village… En attendant, toi, mon Robert, raconte-moi donc l’combat d’une bataille, hein ?

Robert.

Ça te ferait donc bien plaisir ?

Criquet.

Ah ! tiens, ça m’f’rait dresser les ch’veux par-dessus la tête.

Julien.

Ce pauvre Criquet… Raconte-lui donc la prise de Sébastopol.

Criquet.

Oui, oui, Robert, raconte-moi ça… ça va m’mettre dans l’ravissement.

Robert (bas à Julien).

Tu vas rire. (À Criquet) Allons, mets-toi là, tu es la citadelle.

Criquet (riant).

Oh ! oh ! c’te bêtise !… Tu veux que j’fassions une citadelle ?

Rodert (commandant).

Silence dans les rangs !

Criquet.

Bon !… j’dis pus rien, commence !

Robert.
(Chant)
1er Couplet.

D’abord, afin d’se distraire,
On échange quelques boulets ;
L’canon gronde comme un tonnerre,
Nous avançons de plus près.
V’là le combat qui s’annonce ;
Nous marchons tambour battant ;
Du premier coup l’on enfonce
La redoute du grand redan.

(Parlé). Vlan ! (Il lui donne un coup de pied au derrière).

Criquet (riant).

Bon ! v’là la r’doute enfoncée.

(Ensemble).

En avant ! En avant !

Not’ drapeau s’ra triomphant.

bis.
2me Couplet.
(Robert tourne autour de Criquet).

Puis cornant la citadelle,

Nous marchons de toutes parts ;
De gloire nos yeux étincellent,
Nous sommes sur les remparts.
V’là le combat qui s’avance,
Nous marchons tambour battant ;
Au seul cri : Vive la France !
Sébastopol est sur le flanc.

(Parlé). Vlan ! (Il passe la jambe à Criquet qui tombe).

Criquet (à terre, riant aux éclats).

Ah ! ah ! ah ! ah !

Robert et Julien.

En avant ! En avant !

Not’ drapeau s’ra triomphant.

bis.
Criquet (qui s’est relevé).

Dieu de Dieu ! Qu’c’est beau l’récit du combat d’une bataille !… Ah ! qu’j’aurais ben voulu être là.

Julien.

Ce diable de Criquet, toujours le même, il est impayable.

Criquet.

Tout d’même, ça vous change joliment l’régiment, hein, les amis ? C’est vrai qu’vous étiez ben résolus tout d’même au départ… Toi surtout, Robert, ah ! dame, c’est qu’tu parlais comme un vrai soldat… et Julien, qu’était si doux… c’est pus l’même du tout… pauvre Julien, quand j’y pense, lui qui s’attendait pas à partir… ça m’faisait d’la peine, vrai… mais dame, y s’est décidé tout d’suite.

Julien.

Oui, et je n’ai pas manqué de courage, malgré ma douleur.

Robert.

Tiens, tiens, Criquet, au lieu de nous parler de tout ça, tu ferais bien mieux de nous parler du pays, de ce qui s’est passé depuis notre départ, cela nous intéressera.

Julien.

Oh ! oui, Criquet, dis-nous un peu s’il y a eu du nouveau pendant notre absence.

Criquet.

Ah ! ben, dame, j’veux ben, pass’qu’il en est arrivé diablement du nouveau, allez !… oh ! oui !

Robert.

Conte-nous donc ça.

Criquet, (au milieu).

Eh ben ! maginez-vAus qui s’est passé des choses !… oh ! mais, des choses incroyables !

Robert et Julien (souriant).

Ah ! bast !

Criquet.

Oui, oui ; d’abord, y a la p’tite Catelaine… vous savez ben, la p’tite Catelaine qu’a les g’noux en d’dans, qu’a marche comme ça (il la contrefait). Eh ben ! pour en r’venir à son histoire à elle, elle a tant bu d’eau, c’t’été,… tant bu d’eau qu’ça et pis les chaleurs, ça a mis l’ruisseau quasi à sec !

Robert et Julien (aux éclats).

Ah ! ah ! ah ! Assez, Criquet, assez ! Je n’en peux plus.

Criquet.

Et pis autr’chose… l’automne dernière y a le tonnerre qu’a tombé sur quatre moutons qui s’occupaient à manger d’l’herbe dans la plaine, si bien que l’lend’main matin on a pus trouvé rien qu’des pieds d’mouton !… C’t’avenlure-là a décidé mon cousin Bertambois à faire assurer ses canards contre l’incendie.

Robert et Julien (aux éclats).

Ah ! ah ! farceur de Criquet, va !

Julien (en riant).

Et ta prétendue, ta grosse Rose, Criquet ?

Criquet (soupirant).

Ah ! Julien, tu viens d’rouvrir une grande blessure dans mon cœur !

Julien (souriant).

Comment ? Est-ce qu’elle t’aurait fait des traits ?

Criquet.

Horriblement des traits !

Robert.

Diable ! Voyons, compte-nous donc ça, mon pauvre Criquet.

Criquet.

Pour lors, donc, maginez-vous, qu’il était v’nu dans l’village, un grand méd’cin qu’les autres appelaient comme ça un charpatran…

Robert (riant).

Un charlatan, tu veux dire ?

Criquet.

J’sais pas… p’t’être ben comme ça… enfin, il était dans l’village et tous les jours y v’nait sus la grand’place vendre toutes sortes de drogues, des onguents et pis des vulnéraires pour les brûlures, les cassures, les chicots gâtes, les engelures, les cors aux pieds et pis pour faire pousser les cheveux sus les têtes chauves… bast !…est-ce que j’sais moi, toutes sortes de choses, quoi !… Il était galonné sus toutes les coutures, avec un grand chapeau à plumes rouges à trois cornes, avec des bottes d’or et une grande cocarde rouge ; il était perché sus une grande belle voiture avec deux grands ch’vaux, peinturée en rouge, en jaune et pis…

Julien (riant).

Peinture ? qui ça ? les chevaux ?

Criquet.

Eh ! non, Julien, la voiture… Et pis y en avait une autre des voitures, ousse qu’y avait un tas d’musiciens qui faisaient un tapage à casser les vitres… enfin, y avait rien d’plus beau d’les entendre souffler dans des grandes machines en cuivre jaune !…Donc, l’dimanche, j’voulais faire voir tout ça à la Rose, vlà donc que j’pars pour aller la chercher ; j’avais mis mes culottes à raies rouges, mon gilet tricolore, mon chapeau ben r’tapé avec un ruban jaune large de ça… J’arrive chez la Rose… j’tape… j’cogne, bernique !… visage de bois… j’appelle, j’crie comme un sourd… rien… rien… la sueur me coulait comme un déluge… j’parcours le village comme un insensé… j’appelle encore la Rose à grands cris… et… et… j’apprends qu’la scélérate s’avait enfuite entre la clairinette et l’gros tambour !!! aussi, t’nez, d’pis c’temps-là, je m’f’rais des bosses grosses comme ça qu’je me servirais jamais des vulnéraires ni des onguents de tous les charpatrans !

Julien.

Pauvre Criquet !… Mais depuis ce temps-là, tu t’es consolé ?

Criquet.

Oh ! non ! pas trop… surtout quand je r’garde mon chien Zozor qu’la Rose m’avait donné comme un gage de sa fidélité,… quand j’le regarde… c’pauvr’ animal, y me r’garde avec des yeux tristes, ça m’en fait un mal de chien !

Robert (regardant au fond).

Eh ! mais, qu’est-ce que j’entends ? quel est ce bruit ?

Criquet (y allant).

Eh ! eh ! je n’me trompe pas, c’est parrain avec tous les amis qui viennent vous chercher !… Vive la joie… pus d’chagrin !… oh ! hé ! oh ! hé ! arrivez ! arrivez, les v’là ! les v’là ! nos deux amis !…


Scène 7me.


LES PRÉCÉDENTS, LEFUTÉ, LAVALEUR, MATHURIN, VILLAGEOIS, (poignées de main en entrant et pendant le chœur, tableau vif et animé).
chœur général.

À la veillée accourons tous,
Du plaisir c’est le rendez-vous.
Auprès de ceux que nous aimons,
Amis, trinquons, chantons, buvons !
Amis, amis, trinquons, chantons, buvons !

Lefuté.

Les voilà donc, nos deux amis, l’honneur, l’orgueil de notre pays !… Voyons, mes camarades, avant de quitter ma ferme pour nous rendre au village, il faut boire à la santé de nos braves zouaves !… Allons, Criquet, verse, verse à pleins bords et chantons en chœur !

Tous.

Oui ! oui, chantons et buvons ! verse, verse, Criquet !

(Criquet pendant le chœur d’entrée a placé une table au milieu, avec verres ou gobelets, bouteilles, etc).
Criquet.

Voila ! voilà ! servis !… À la santé des amis !

Tous.

Bravo ! bravo. (Ils boivent).

chœur général.

TrinLa belle nuit !

TrinLa belle fête !

bis.

TrinAh ! quel plaisir
TrinDe boire ensemble
TrinÀ table ! à table !
TrinEt le verre à la main,

Trinquons, chantons, buvons

TrinJusqu’à demain

bis.
Criquet.

Encore une rasade, les amis ! hardi là !

Tous.

Bravo ! bravo ! Criquet !

(Ils boivent).
Reprise du chœur : La belle nuit, etc.
Lefuté.

Voyez donc les amis, comme le costume militaire leurva bien… Ah ! sergent Lavaleur, il y a deux ans, vous nous l’aviez bien dit que nous les trouverions changés… sapristi ! ça réjouit le cœur !… Et cette belle croix !… comme ça brille sur la poitrine… ça ne veut pas dire qu’on est resté en arrière, ça, hein ?

Tous (avec force).

Vive Robert ! Vive Julien !

Lavaleur.

Ah ! ces deux-là, j’les avais jugés d’avance au départ, et mille canons ! Lavaleur ne se trompe jamais au physique, ça s’voit dans les yeux… Robert et Julien sont des soldats modèles !… je suis fier d’avoir obtenu mon congé avec eux.

Robert.

Ma foi, M. Lefuté, mes braves camarades et moi, nous sommes heureux de vous revoir et ravis, enchantés de la cordiale réception que voàs unous faites.

Julien.

Je partage avec plaisir les mêmes sentiments que mon frère d’armes vient de vous exprimer. Quant à vous, M. Lefuté, je suis heureux de pouvoir devant tous nos amis, vous remercier des soins que vous avez pris de ma bonne mère : vous avez tenu noblement votre promesse ! Soyez-en béni !

Lefuté.

Ah ! Julien, je savais trop bien apprécier ton sacrifice !… Aujourd’hui tout est fini, tu es de retour, mes vœux sont exaucés ! Le bonheur est là !… Ta bonne vieille mère t’attend au village ; encore quelques instants et tu seras dans ses bras… Elle pleurera… mais ce sera de joie, en voyant son fils, son bon Julien, décoré de l’étoile des braves !

Robert.

Oui, mes amis, notre Julien mérite le bonheur, et à plus d’un titre ; j’en sais quelque chose, moi !

Julien.

Allons, allons, Robert, je t’en prie, tais-toi.

Robert (souriant).

Tais-toi donc toi-même, monsieur le modeste… Écoutez, mes amis, ce petit épisode de notre carrière militaire !… C’était presque sous les murs de Sébastopol ; j’étais avec mes camarades, placé en éclaireur pendant la nuit… Le poste, croyez-le bien, n’était pas très agréable ; mais le devoir avant tout, le soldat ne sait qu’obéir… Donc, jusqu’à dix heures, tout paraissait tranquille… quand, environ une demi-heure après, une vive fusillade se fait entendre du côté des remparts de Sébastopol !… Les balles pleuvaient comme la grêle ; nous n’étions pas nombreux, 150 hommes à peu près, et nos coups de fusil ne pouvaient presque rien !… À la lueur des pots à feu lancés par les Russes, ces derniers découvrent notre ligne d’éclaireurs, malgré nos quelques embuscades… Que faire ?… Je l’ignorais comme mes camarades… Abandonner notre poste… impossible ! Les balles sifflaient toujours… et au moment où nous cherchions le moyen de battre en retraite pour retourner au camp et rejoindre notre corps… une gueuse de balle arrive et me fracasse la jambe !… Je tombe !… Impossible de me relever… mes camarades, battaient en retraite et ne me virent ni ne m’entendirent… Je suis flambé, me dis-je… Les Russes tiraient toujours et mes compagnons s’éloignèrent lentement en soutenant le feu !… Que faire ?… Le jour paraîtra… les Russes ne me feront pas de quartiers !… Il faut mourir ici, me dis-je… je murmure une prière du fond du cœur, un adieu au pays et j’attendais la mort !… quand tout à coup, une voix amie murmure à mon oreille : Non, non, Robert, tu ne resteras pas ici, je te sauverai ou nous mourrons ensemble ! Et ce compagnon, ce frère, malgré les balles, malgré l’obscurité, me prend entre ses bras et cinq minutes après j’étais sur les chariots d’ambulance !

Tous (avec explosion).

Vive ! Vive Julien !

Robert (serrant les mains de Julien).

Oui, mes amis, vous l’avez bien deviné… c’était Julien !… c’était mon ami ! mon frère d’armes, qui venait, au péril de sa vie, m’arracher à la mort !

Criquet (s’essuyant les yeux avec sa manche).

Cré coquin ! j’en pleure tout rouge !

Lefuté

C’est beau ! c’est grand, ça, mon Julien ! Ah ! je le répète, le village doit être fier de vous deux !… Voyons, mes camarades, on nous attend là-bas avec une grande impatience… Mais avant de quitter ma ferme, encore une rasade, comme dit Criquet.

Criquet.

Oui, oui, parrain, et servis de suite. (Il verse).

Lefuté.

Allons, les amis, à l’honneur de l’armée française !

Tous (criant).

En avant ! En avant ! (Ils boivent).

Reprise du chœur : La belle nuit, etc.
Lefuté.

Maintenant une chanson de départ.

Tous (criant).

C’est ça ! oui ! oui ! une chanson !

Criquet.

Ah ben, si vous voulez, j’vas vous chanter la complainte du juif-errant ; y a 47 couplets, sans compter la morale.

Lefuté.

Si c’est avec ta complainte que tu penses nous amuser, tu peux la garder pour toi.

Criquet.

C’est vrai qu’alle est un peu triste ; mais c’est pas moi qui l’a faite.

Lefuté (souriant).

Ah ! je n’en doute pas.

Criquet (vivement).

Ah ! dites donc, les amis, aimeriez-vous la chanson du beau voltigeur ?

Tous (avec force).

Oui, oui, la chanson du beau voltigeur !

Criquet.

Ah ! mais v’là l’diable, c’est que j’la sais pas.

Tous (aux éclats).

Ah ! ah ! ah ! ah !

Lefuté (riant malgré lui).

A-t-on jamais vu un animal comme ça ? mais tais toi donc alors !

Julien.

Mais je me rappelle, Criquet, avant notre départ, tu chantais souvent les deux conscrits montagnards.

Robert.

Tiens, mais c’est vrai, voyons, Criquet, quoique tu ne sois pas un grand chanteur, on se contentera, allons, chante.

Lefuté.

Robert a raison, allons, tilleul, force-foi un peu ; ou aura de l’indulgence, de plus cette chanson est de circonstance pour l’arrivée de nos deux amis… et ensuite, ça fera oublier ta bêtise de tout à l’heure ?

Criquet.

Ma foi, j’veux ben, à une condition, c’est que vous f’rez chorus (sonnez l’h : c… h… o (chaud).

Lefuté.

Tais-toi, malheureux, dis-donc chorus (corus).

Criquet (étonné).

Ah ! bath… c… h… o… cho !

Tous.

Cho… (co).

Criquet.

Cho ! (chaud).

Tous.

Cho !

Criquet.

Ah ! ma foi, tant pis pour mon maître d’école, j’ai toujours dit cho… mais vous voulez co… marche pour co… co… coco… je m’lance !…

Tous.

Allons, en avant, Criquet !

Criquet.


1er Couplet.

Partant avec courage,

Deux conscrits montagnards
Jetaient sur leur village
De douloureux regards.
Beau pays que voilà,
Tout le bonheur est là.

choeur.

Il n’est pas de royaume,

Pas de séjour

Qui vaille le toit de chaume

Où l’on reçut le jour.

bis.


2me Couplet.

Au milieu de la ville,

Et du luxe et de l’or,
Songeant à leur asile,
Ils répétaient encore :
Grand’ville que voilà,
Le bonheur n’est pas là.

choeur.

Il n’est pas de royaume, etc.


3me Couplet.

Mais quittant leur bannière,

Un jour, libres et joyeux,
Regagnant leur chaumière
Ils répétaient tous deux :
Beau pays que voilà,
Tout le bonheur est là.

choeur.

Il n’est pas de royaume, etc.

FIN.