Le confessionnal des pénitents noirs/09

L’Édition populaire (p. 49-57).

LE SECRET DU CONFESSIONNAL.


Pendant que se passaient les événements que nous venons de rapporter, Vivaldi et son domestique étaient toujours prisonniers de l’Inquisition. Le jeune comte, appelé de nouveau devant le tribunal, eut à subir un nouvel interrogatoire, plus détaillé que le premier. Les examinateurs étaient plus nombreux cette fois et tout l’art imaginable fut employé pour lui arracher l’aveu des crimes imaginaires qu’on lui imputait.

Comme il persistait à se déclarer innocent, on décida que le lendemain il serait appliqué à la question. En attendant, on le fit reconduire dans sa prison.

Il faisait nuit. Vivaldi, épuisé par les émotions, se jeta, sur son grabat et, tomba dans un profond assoupissement. Il y avait plusieurs heures qu’il était dans cet état, lorsqu’il en fut tiré par une voix étrange qu’il avait entendue. Quelle ne fut sa surprise, en ouvrant les yeux, de voir debout devant lui le mystérieux moine qui lui était apparu dans les ruines de Paluzzi.

Comme le jeune homme se soulevait sur sa couche pour s’assurer de la réalité de cette apparition, ces paroles résonnèrent à son oreille :

— On vous a épargné aujourd’hui, jeune homme, mais demain…

— Au nom du ciel, interrompit Vivaldi, qui êtes-vous et que me voulez-vous ?

— Point de questions, répliqua le moine avec autorité, mais répondez-moi. Il y va de votre vie.

Frappé de ce ton impérieux, Vivaldi attendit.

— Savez-vous, demanda le moine, qui vous a accusé devant le tribunal de l’Inquisition ?

— Non, mais je suppose que c’est un moine nommé Schedoni.

— Bien, vous ne vous trompez pas. À présent, écoutez-moi : Demain soir vous serez ramené dans la salle souterraine où vous avez été conduit aujourd’hui. Mais quelque chose que vous y voyiez, ne vous laissez pas intimider. Je serai là, moi aussi, quoique invisible peut-être.

— Invisible !

— Ne m’interrompez pas, mais écoutez bien ceci : Lorsqu’on vous demandera ce que vous savez du père Schedoni, dites hardiment qu’il vit depuis quinze ans sous le froc religieux, dans le, couvent de Spirito-Santo, mais que son véritable nom est Ferando de Marinella, comte de Bruno. On vous demandera le motif de ce déguisement ; vous répondrez en renvoyant au monastère des Pénitents-Noirs et vous sommerez les inquisiteurs de mander à leur tribunal un père Ansaldo di Rovalli, grand pénitencier de l’ordre, et de lui ordonner de révéler les crimes dont il a reçu l’aveu le soir du 24 avril 1752, veille de Saint-Marc.

— Mais, objecta Vivaldi, si vous êtes certain des crimes de Schedoni que ne l’accusez-vous pas vous-même ?

— Je ferai plus, je paraîtrai.

— Certes, dit Vivaldi, Schedoni est mon ennemi, mais il me répugne de le faire citer à l’instigation d’un inconnu.

— Vous me connaîtrez dans la suite. Demain nous nous retrouverons dans les souterrains, empire de la douleur et de la mort.

En achevant ces mots, il s’éloigna. Le prisonnier passa le reste de la nuit sans dormir. La journée se passa dans les inquiétudes et les perplexités. Le soir, la porte de la prison s’ouvrit et Vivaldi vit entrer deux conducteurs revêtus d’un linceul noir où deux trous seulement laissaient voir les yeux. On le conduisit dans les souterrains et on le fit pénétrer dans une vaste salle. Il était devant le redoutable tribunal du Saint-Office. De nombreux inquisiteurs étaient là, tous couverts de ces manteaux et de ces voiles qui ne laissaient voir que les yeux.

Ainsi que le moine le lui avait annoncé, on demanda au jeune homme ce qu’il savait du père Schedoni. Il se borna à répondre qu’on lui avait appris le vrai nom du confesseur et l’incognito qu’il gardait dans le couvent de Spirito-Santo.

— De qui tenez-vous ce fait ? demanda un inquisiteur.

— D’une personne qui m’est inconnue.

Un murmure parti du tribunal fit comprendre à Vivaldi que sa réponse était accueillie avec une complète incrédulité et l’inquisiteur principal l’accusa d’avoir voulu en imposer au tribunal et, sur ses dénégations énergiques, il lui commanda de donner des preuves de son accusation. Dès lors, Vivaldi, écartant le scrupule qui l’avait arrêté, raconta la visite que lui avait faite dans sa cellule le mystérieux moine et il répéta les paroles qu’il avait dites.

Ces déclarations jetèrent les juges dans une grande perplexité. Après une courte consultation entre les membres du tribunal, le grand inquisiteur dit d’un ton imposant à Vivaldi :

— Nous prenons acte de votre déposition et nous nous renseignerons ultérieurement. Retirez-vous. Bientôt vous en saurez davantage.

Et Vivaldi fut reconduit dans sa cellule d’où on ne le retira que le lendemain soir, pour le ramener devant ses juges, qui étaient prêts à approfondir la nature des crimes que les révélations du grand pénitencier pouvait imputer à Schedoni. Celui-ci ainsi que le père Ansaldo avaient été cités tous deux devant le tribunal du Saint-Office.

Schedoni, à la suite des événements que nous avons raconté, avait vu que tout ce qu’il avait fait pour satisfaire son ambition, tournait contre son ambition même ; car une alliance de sa fille avec l’illustre maison de Vivaldi était ce qui l’aurait flatté le plus au monde. Et il s’était précisément éloigné de ce but, en contrariant les amours de Vivaldi et d’Elena et en foulant aux pieds les principes de vertu et d’humanité. Maintenant, il désirait aussi ardemment cette union qu’il l’avait jusqu’alors combattue et il se proposait d’obtenir le consentement de la marquise. Avant tout, il avait, sur les désirs d’Elena, confié celle-ci à la bonne abbesse de Santa-Maria, puis il s’était en hâte rendu à Rome où il avait été arrêté alors qu’il travaillait à la délivrance de Vivaldi, délivrance qui devait précéder ses démarches auprès de la marquise.

L’audience du tribunal de l’Inquisition avait une solennité inaccoutumée, en vertu de la gravité de l’accusation. On procéda au recensement des personnes à qui il serait permis d’y assister, prisonniers, témoins. officiers, etc. Après l’accomplissement de quelques autres formalités, le tribunal donna ordre à Ansaldo de rapporter les particularités de la confession qu’il avait reçue le 25 avril 1752. Après avoir prêté le serment de dire la vérité, il fit la déposition suivante, que le greffier écrivit à mesure qu’il parlait :

— C’était la veille de la Saint-Marc, dit le pénitencier. J’étais dans le confessionnal de San-Marco, lorsque j’entendis à ma gauche de profonds gémissemens poussés par un pénitent. J’encourageai celui-ci : mais le péché semblait trop énorme pour pouvoir sortir de son sein. Un instant il sortit du confessionnal et marcha pour calmer son agitation. C’est alors que je le vis. Il était vêtu en moine blanc. Quand il revint à mes pieds, il me fit le récit que je vais vous répéter :

J’ai été toute ma vie, me dit-il l’esclave de mes passions, et elles m’ont conduit aux pires excès. J’avais un frère, ce frère avait une femme, une femme belle. Je l’aimais, elle était vertueuse et je désespérai. Oh ! mon père, continua-t-il avec un accent effrayant, avez-vous jamais connu les fureurs et le délire du désespoir ? Le mien enflamma toutes les passions de mon âme et les aiguillonna par des tortures atroces, dont je résolus de me délivrer à tout prix… Mon frère mourut… de ma main, oui, de ma main. C’est moi qui ai été son meurtrier. Je fis en sorte qu’il mourut loin de chez lui, afin que sa veuve n’eut aucun soupçon. À peine le temps de son deuil expiré, je demandai sa main ; mais elle gardait un tendre souvenir à mon frère et elle me repoussa. Qu’importe ? Ma passion voulait être assouvie. Je l’enlevai de chez elle ; alors redoutant un scandale, elle se décida à m’épouser pour sauver son honneur et celui de sa petite fille. Mais cette femme, dont la possession me coûtait si cher, ne daignait même pas me cacher son mépris. Irrité, j’en vins à supposer qu’un autre attachement était la cause de son aversion pour moi. Je remarquai un gentilhomme qui me parut épris de mon épouse ; mais j’ignorais les sentiments de celle-ci à son égard. Quoiqu’il en soit, ma fureur, juste ou non, devait lui être fatale. Un soir que je rentrais chez moi, on me dit que ce gentilhomme était avec ma femme. Je me glissai jusqu’à la porte vitrée, d’où l’on pouvait voir l’appartement de ma femme. Le traître était à ses pieds ! Je ne sais si elle voulait le repousser ou si elle avait entendu mes pas ; mais je la vis se lever. Aussitôt, sans m’arrêter à chercher ou à demander une explication, je saisis mon stylet et je m’élançai dans la chambre, décidé à percer le cœur de mon rival. Il eut le temps de s’échapper dans le jardin et je ne le revis jamais.

— Et votre femme ? lui demandai-je.

— Elle reçut le coup de poignard destiné à celui qui l’aimait, me répandit le pénitent.

Et maintenant, mes révérends pères, ajouta le pénitencier Ansoldo, jugez de ce que je dus ressentir à cet aveu ! L’amant de la femme qu’il venait, se confesser à moi d’avoir assassiné… c’était moi !

Un mouvement d’horreur parcourut la salle.

— Était-elle innocente ? s’écria Schedoni, comme emporté malgré lui.

Au son de cette voix, le pénitencier se tourna vivement de son côté. Il y eut un moment de silence pendant lequel il tint les yeux fixés sur lui, avec étonnement et horreur. À la fin, il éleva la voix et prononça, solennellement :

— Oui, elle était innocente.

Schedoni, après cette vive interpellation qui lui était échappée, avait repris son calme apparent. Un murmure s’éleva parmi les membres du tribunal, et l’inquisiteur ordonna au greffier de prendre note de la question imprudente de Schedoni. Puis, s’adressant au père Ansaldo :

— La voix que vous venez d’entendre, lui dit-il, rappelle-t-elle à votre oreille celle de votre pénitent ?

— Je pense que c’est la même, répondit Ansaldo, mais je n’oserais l’affirmer sous serment.

— Et l’homme, le reconnaissez-vous ?

— Je ne l’ai jamais revu et je n’oserais attester que le religieux qui est devant moi soit celui dont j’ai reçu la confession.

— Mais, observa l’inquisiteur, si vous ne connaissez pas père Schedoni, religieux du couvent de Spirito-Santo, vous connaissiez du moins le comte de Bruno ?

— Oui, dit le pénitencier, le pénitent était bien Ferondo de Marinella, comte de Bruno, mais les années changent un homme, et je n’oserais dire que le père Schedoni soit cet homme.

— Eh bien, je le serai, moi ! dit une autre voix que Vivaldi reconnut pour celle du mystérieux moine qui l’avait visité dans sa prison.

Schedoni avait pâli.

— Et connais-tu ceci ? lui cria le moine d’un ton terrible, en tirant un poignard de sa robe.

Schedoni détourna la vue et parut près de défaillir.

— C’est de ce poignard que ton frère a été percé, reprit l’inconnu. Ai-je besoin de t’en dire davantage ?

Le courage de Schedoni l’abandonna et il fut obligé de s’appuyer contre un des piliers de la salle. Il se fit une grande rumeur et un mouvement général.

— Père Schedoni, demanda le grand inquisiteur, connaissez-vous cet homme qui se porte votre accusateur ?

— Oui, répliqua le confesseur ; son nom est Nicolas Zampari, religieux au couvent de Spirito-Santo.

— Quels seraient les motifs de son accusation ?

— Eh bien, reprit Schedoni, j’avais promis à Zampari de l’aider de mon crédit pour lui faire obtenir une dignité qu’il convoitait. Il échoua par la faute de la personne sur qui je comptais et il s’en prit à moi de cette déconvenue. C’est un homme violent et vindicatif et je ne puis attribuer qu’à ses rancunes l’injuste accusation qu’il m’intente aujourd’hui. J’avouerai, ajouta Sehedoni, que mon accusateur a été employé par moi à sauver l’honneur d’une illustre famille de Naples, celle des Vivaldi, dont vous avez sous les yeux le dernier fils et l’unique héritier.

Vivaldi fut vivement troublé de cet aveu. Il en résultait donc, s’écria-t-il, que Schedoni était son dénonciateur secret ainsi que celui d’Elena Rosalba ! Le tribunal voudrait vérifier les bases de cette dénonciation.

On prit acte des paroles de Vivaldi et on continua l’interrogatoire :

— Quelles preuves avez-vous, Nicolas Zampari, dit le grand inquisiteur, que l’homme qui porte aujourd’hui le nom de père Schedoni soit le même que Ferando, comte de Marinella, depuis comte de Bruno et qu’il soit coupable d’un double crime ?

— Voilà ma preuve, dit Zampari, eu montrant un papier. Cet écrit contient la confession de l’assassin employé par le comte de Marinella. Cet acte est signé par un prêtre de Rome et la date est récente. Le prêtre est vivant et peut être entendu.

Le tribunal donna ordre de le faire comparaître le lendemain, ainsi que d’autres témoins. Cette seconde séance fut décisive. On commença par lire la déposition de l’assassin qui relatait le crime dont avait été victime le comte de Bruno.

Vers l’année 1742, le feu comte de Bruno avait fait un voyage en Grèce. Cette circonstance avait été souhaitée et attendue par son frère, alors comte de Marinella, qui avait voué une haine implacable à son aîné, gentilhomme accompli et parfait, dont la fortune était supérieure à la sienne. Cette haine s’accrut par l’amour que Marinella éprouvait pour sa belle-sœur. Instruit de l’itinéraire du voyage de son frère, le misérable acheta le concours du pénitent et d’autres scélérats, parmi lesquels se trouvait Spalatro et tandis que le comte de Bruno arrivait à l’entrée de la forêt de Garganus, il fut tué avec sa suite qui consistait en un domestique et un guide. Leurs cadavres furent jetés à la mer et Marinella inventa une histoire assez vraisemblable d’un naufrage sur les côtes de l’Adriatique.

Si Schedoni fut troublé par cette dénonciation posthume, tout ce qui lui restait de présence d’esprit l’abandonna lorsqu’il vit apparaître, parmi les nouveaux témoins, Spalatro lui-même, que Zampari avait fait citer devant le tribunal, et un ancien domestique de sa maison. Ces hommes attestèrent que Schedoni était bien le comte de Marinella. Enfin le prêtre qui avait reçu la confession d’un des complices de l’assassin, prêta serment que l’écrit qu’avait produit Zampari était authentique.

Le tribunal, sans hésiter, déclara Schedoni, comte de Bruno, coupable de fratricide, et comme ce premier crime emportait la peine de mort, on jugea inutile de poursuivre le procès pour l’assassinat de la comtesse.

Vivaldi, en le voyant condamné, semblait plus affecté que lui, car en cédant aux sommations du père Zampari, il avait contribué à la mort d’un homme. Mais combien ce sentiment devint plus cruel, lorsqu’en passant à ses côtés, Schedoni lui glissa, tout bas, ces mots terribles :

— Vous avez tué en moi le père d’Elena !