Le confessionnal des pénitents noirs/03

L’Édition populaire (p. 9-19).

L’ENLÈVEMENT.


Après avoir vainement tenté d’éclaircir les menaces du moine mystérieux qui lui était apparu, Vivaldi résolut de se délivrer des tourments de l’incertitude, et se rendit à Villa-Altieri.

La signora Bianchi consentit à le recevoir et elle écouta froidement ses protestations de tendresse. Lorsqu’il la pressa d’intercéder pour lui auprès de sa nièce, elle lui répondit avec dignité :

— Je ne puis feindre d’ignorer l’éloignement trop naturel de votre famille pour une alliance avec la mienne. Je sais quelle importance le marquis et la marquise de Vivaldi attachent aux avantages de la naissance. Votre projet doit choquer leurs idées. En tout cas, je dois vous déclarer, monsieur le comte, que si ma nièce leur est inférieure par le rang qu’elle occupe dans le monde, elle n’a pas à un moindre degré qu’eux mêmes le sentiment de sa dignité.

Vivaldi défendit sa cause avec tant de sincérité qu’il adoucit par degrés la signora Bianchi qui finit par lui permettre d’aller la revoir quelques jours après.

Il revint et revit Elena qui, malgré la sévérité qu’elle affectait au début, laissait parfois tomber sur le jeune homme un regard et un sourire qui démentaient les graves paroles qu’elle prononçait en lui parlant.

Dès ce moment, le jeune comte sembla vivre d’une existence toute nouvelle. Le monde était devenu pour lui un paradis, un séjour de délices et de félicité. Chaque fois qu’il retournait à Villa-Altieri, il découvrait dans Elena de nouveaux charmes et de nouvelles grâces, tempérés par la plus noble réserve.

Un jour, on l’avertit que son père le demandait. Vivaldi se rendit près de lui.

Le marquis prit la parole d’un ton plein de hauteur et de sévérité :

— Mon fils, dit-il, j’ai voulu vous entretenir d’un sujet de la plus haute importance pour votre bonheur et pour notre honneur à tous. On m’a dit qu’il y a non loin d’ici une jeune personne appelée Elena Rosalba. On assure, qu’avec l’aide d’une parente, elle a manœuvré avec tant d’art qu’elle a su vous amener au rôle dégradant de son adorateur.

Le jeune homme se récria. Il avoua son amour à son père. Celui-ci entra dans une violente colère.

Vivaldi défendit l’honneur d’Elena avec la déférence d’un fils, quoique avec la dignité d’un homme. Ils se séparèrent fort irrités l’un et l’autre.

Le soir même, la marquise l’envoya chercher pour lui faire subir une scène analogue à celle qu’il avait eue avec son père, avec cette différence qu’elle l’interrogea avec plus d’adresse et l’observa avec plus de sagacité.

Vivaldi qui ne connaissait pas le caractère astucieux de sa mère, la quitta sans se laisser détourner de son but. Mais la marquise, désespérant de triompher à force ouverte, avait pris pour auxiliaire un homme doué du genre de talents qu’il fallait.

Il y avait alors cher les Dominicains du couvent de Spirito-Santo, à Naples, un religieux appelé le père Schedoni. Sa famille était inconnue et lui-même avait grand soin, en toute occasion d’étendre sur son origine un voile impénétrable. On ignorait jusqu’au lieu de sa naissance. On croyait cependant qu’il était homme de condition et qu’il avait joui de quelque fortune. Son caractère trahissait l’orgueil d’une ambition déçue. Son aspect ne prévenait pas en sa faveur. Il était d’une taille élancée et mince. Il y avait dans son air je ne sais quoi de fantastique et de surnaturel. On voyait sur ses traits une expression indéfinissable et ses yeux étaient si perçants qu’ils semblaient pénétrer dans les profondeurs du cœur humain. Peu de personnes savaient supporter ce regard d’aigle et celui qui en avait subi l’effet évitait de le rencontrer une seconde fois.

Or, Schedoni était le confesseur et le directeur de conscience de la marquise de Vivaldi. C’étaient deux natures merveilleusement assorties pour le mal. L’un convoitait une riche récompense, l’autre était prête à tout prodiguer à celui qui l’aiderait à maintenir la dignité de sa maison. Poussés vers un même but par leurs passions diverses, ils concertaient leurs plans à l’insu du marquis lui-même.

Vivaldi, en sortant de la chambre de sa mère, avait rencontré Schedoni qui y entrait. Le moine le salua avec un air de douceur affecté ; mais Vivaldi frappé de son regard, recula involontairement comme s’il eut eu l’instinct d’un complot machiné contre lui.

Un instant, il avait cru reconnaître en Schedoni le moine qui lui était apparu dans les ruines ; mais, en y réfléchissant après, il dut bien s’avouer que la taille et la corpulence de ces deux personnages étaient fort différentes. Quel était donc alors ce moine mystérieux qui lui avait parlé d’une façon à la fois menaçante et énigmatique ?

Vivaldi continuait ses visites à Villa-Altieri et peu à peu Elena avait consenti à se trouver en tiers avec lui et sa tante.

Plusieurs semaines se passèrent ainsi, au bout desquelles Elena, cédant enfin aux instances de sa tante et au penchant de son propre cœur, agréa Vivaldi pour son fiancé. On oublia l’opposition de la noble famille ; ou, si l’on s’en souvint, ce fut en conservant le secret espoir de la surmonter.

Vivaldi qui avait eu dans la suite avec ses parents différentes scènes dans le genre de celles que nous avons rapportées, ne voyant dans son père qu’un tyran injuste qui prétendait le priver de ses droits les plus sacrés, n’éprouvait plus aucun scrupule à défendre sa liberté et il se sentait plus impatient que jamais de conclure un mariage qui garantissait l’honneur d’Elena et sa propre félicité.

Chaque jour, il se rendait donc à Villa-Altieri. Une fois qu’il y allait, comme de coutume, et qu’il était arrivé sous la voûte bien connue des ruines, il entendit ces mots résonner à son oreille :

Ne vas pas à Villa-Altieri : la mort est là ! oui, la mort !

C’était bien la même voix qu’il avait déjà entendue, c’était bien le même moine qu’il entrevit, fuyant dans l’ombre.

Il voulut poursuivre l’apparition, en demandant qui était mort à Villa-ltieri ; mais la pensée lui vint que pour vérifier cet avis effrayant, il fallait continuer sa route au plus vite. Inquiet, il s’achemina donc à pas pressés vers la demeure d’Elena.

Là il apprit que la signora Bianchi était morte durant la nuit. Cette fin brusque et inattendue avait surpris tout le monde.

Elena était agenouillée au pied du lit funèbre. Vivaldi la consola de son mieux. Ses premières émotions calmées, il ne voulut pas distraire longtemps la jeune fille des soins pieux par lesquels s’exhalait sa douleur et ce fut un soulagement pour elle de voir que son fiancé les partageait. En la quittant il s’entretint avec la servante Béatrix et il apprit d’elle que la signora Bianchi s’était retirée le soir précédent aussi bien portante que d’habitude.

Vivaldi quitta Villa-Altieri en méditant sur le sinistre événement et sur l’espèce de prophétie du moine, qui se liait d’une si étrange manière à la mort de la signora Bianchi. Il décida de profiter de quelque nuit pour poursuivre dans les ruines de Paluzzi le mystérieux inconnu.

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Privée par cette catastrophe inattendue, de la seule parente et du seul appui qu’elle eût sur terre, Elena n’était cependant occupée que des pieux devoirs qui lui restaient à remplir. La signora Bianchi fut enterrée dans le couvent de Santa-Maria. Le service achevé, l’abbesse rendit visite à Elena et entremêla ses consolations des plus vives instances pour la décider à chercher un asile dans la communauté, en attendant qu’elle fût mariée. C’était, en effet, l’intention de la jeune femme, qui espérait trouver là une retraite convenable à sa situation. Elle en fit part à Vivaldi le soir même. Aux premiers mots qu’elle lui dit, le jeune comte fut saisi d’une inquiétude vague ; mais Elena lui fit comprendre que cette retraite n’était que momentanée et que son honneur lui conseillait d’accepter les propositions de la bonne abbesse.

Aux vives inquiétudes de son fiancé, Elena répondait par de doux reproches.

Vivaldi n’avait rien de sensé à lui répliquer : il lui demanda finalement pardon de sa faiblesse et s’efforça de bannir des inquiétudes si mal fondées.

Les deux jeunes gens se séparèrent en versant des larmes, et en s’exhortant mutuellement au courage. Vivaldi se proposait de tenter une dernière fois de fléchir ses parents ou, s’il n’y parvenait pas, d’épouser celle qu’il aimait malgré leur opposition.

Elena restée seule, s’efforça de se distraire par les apprêts de son départ qui la conduisirent fort avant dans la nuit. La vue de cette maison où elle avait vécu depuis son enfance et qu’elle allait quitter, lui inspirait des pensées mélancoliques. Elle croyait voir errer l’ombre de sa tante dans cette chambre où elles avaient passé encore la soirée ensemble, la veille du fatal événement. Elle fut distraite de ses souvenirs par le bruit soudain qu’elle entendit au dehors. Elle leva les yeux et vit plusieurs figures qui semblèrent passer rapidement devant sa fenêtre.

Comme elle se levait pour fermer les jalousies, on frappa fortement à la porte d’entrée, puis la servante Beatrix poussa des cris perçants.

Bien qu’alarmée pour elle-même, Elena eut le courage de courir au secours de la vieille femme ; mais en entrant dans le passage qui menait à la salle d’où partaient les cris, elle aperçut trois hommes masqués et enveloppés de manteaux, qui s’élancèrent à sa rencontre. Elle s’enfuit ; mais ils la poursuivirent jusque dans la chambre qu’elle venait de quitter.

Sa force et son courage l’abandonnaient. Elle leur demanda cependant quel était leur projet ; sans lui répondre, ils lui jetèrent un voile sur la tête et l’entraînèrent vers le portique, malgré ses cris et ses supplications.

En passant devant la salle, elle aperçut Beatrix attachée a un pilier. L’un des bandits masqués la surveillait et la menaçait du geste. La pauvre vieille femme, à la vue d’Elena, se mit à supplier ces hommes, plus pour sa maîtresse que pour elle-même ; vains efforts !

Elena fut entraînée de la maison dans le jardin. Là, elle perdit connaissance.

Quand elle revint à elle, elle se trouvait dans une voiture fermée, emportée au grand galop des chevaux. À ses côtés, elle revit les deux hommes masqués qui s’étaient emparés d’elle et qui, à toutes ses questions, ne répondirent que par un silence absolu.

La voiture marcha toute la nuit, ne s’arrêtant que pour changer de chevaux. À chaque relai, Elena s’efforçait d’appeler à son secours les gens de la poste ; mais les stores étaient soigneusement fermés, et les ravisseurs en imposaient, sans doute, par quelque fable à la crédulité de l’entourage, car personne ne bougea pour la délivrer.

Elena se vit séparée de Vivaldi pour toujours, persuadée que cette violence était l’œuvre de la famille de son fiancé. Elle comprit quels obstacles insurmontables allaient se dresser entre eux et l’idée qu’elle ne le verrait plus agit sur elle avec tant de force qu’elle en oublia toute autre crainte.

Dans la matinée, comme la chaleur commençait à se faire sentir, on abaissa un peu les panneaux de la voiture pour donner de l’air ; mais cette petite ouverture ne laissait voir que des cimes de montagnes et des roches sombres.

À la fin du jour, la voiture entra dans une gorge creusée entre deux chaînes de rochers.

Comme le chemin était devenu trop raide et trop étroit pour un véhicule, ses deux guides descendirent et l’obligèrent à mettre aussi pied à terre. Elle les suivit par un chemin bordé de bosquets. En avançant, on distinguait les différentes parties d’un vaste édifice : les tours et les clochers de l’église, les toits d’un cloître découpés à angles aigus, les murs des terrasses surplombant sur des précipices et l’antique portail.

Les compagnons d’Elena s’arrêtèrent près d’une petite niche de madone et examinèrent quelques papiers. Puis, l’un des deux s’éloigna dans la direction du monastère, laissant Elena à la garde de son compagnon.

La jeune femme vit quelque temps après deux religieux qui s’avancèrent vers elle et qui renvoyèrent l’homme qui était resté près d’elle. Ils lui dirent ensuite de les suivre.

Ils arrivèrent à une grille qui leur fut ouverte par un frère lai et entrèrent dans une vaste cour. Le frère traversa la cour et sonna une cloche : une religieuse ouvrit et la jeune fille fut remise entre ses mains.

La sœur, gardant le silence, la fit passer dans de longs corridors, dans lesquels ne résonnait le pas d’aucun être humain et dont les murs étaient couverts de lugubres peintures et d’inscriptions menaçantes, signes évidents de la superstition de ce triste séjour. Elena perdit l’espoir d’éveiller quelque pitié dans des âmes endurcies par la vue perpétuelle de ses sombres emblèmes. Elle considérait avec effroi cette religieuse pâle et maigre qui la conduisait, plus semblable à un spectre qu’à une créature vivante.

Arrivée au parloir de l’abbesse, la religieuse dit à Elena d’un ton cassant :

— Attendez ici.

Et elle quitta la salle en jetant à l’étrangère un regard méchamment curieux et chargé d’une sorte de haine. La pauvre Elena ne resta pas longtemps abandonnée à ses réflexions. L’abbesse parut. Elle avait un grand air de dignité, qui prit, en présence de l’orpheline, le caractère de la hauteur et du dédain. Cette femme, qui appartenait à une famille noble, estimait que de tous les crimes, le sacrilège excepté, le plus exécrable était l’offense faite à des personnages d’un rang élevé. Elena s’était levée, toute tremblante à son approche ; elle la laissa debout :

— Vous êtes, je crois, lui dit-elle, la jeune personne arrivée de Naples.

— Je me nomme Elena Rosalba, répondit celle-ci en reprenant un peu d’assurance.

— Ce nom n’est pas connu, répliqua l’abbesse. Je sais seulement qu’on vous envoie ici pour que vous appreniez à vous connaître et à vous pénétrer de vos devoirs ; et j’aurai soin, pour vous amener là, de suivre exactement ce que m’a fait adopter mon dévouement à l’honneur d’une noble famille.

Ces mots furent un trait de lumière pour Elena qui, par l’effet d’une conscience pure, osa demander en vertu de quelle autorité elle avait été enlevée de sa maison et de quel droit on la retenait prisonnière. L’abbesse n’était pas habituée à s’entendre interroger ; elle demeura un moment muette d’étonnement ; à la fin, elle reprit :

— Je dois vous avertir que ces questions ne conviennent pas à votre situation et que le repentir seul peut atténuer vos fautes.

— Je laisse ces sentiments, madame, répartit Elena avec une révérence pleine de dignité, à ceux qui m’oppriment injustement.

Là se bornèrent ses récriminations, d’ailleurs inutiles.

Elle fut conduite, à la chambre qu’elle devait habiter, par la religieuse qui l’avait reçue à son entrée. C’était une cellule étroite qui n’avait qu’une petite fenêtre. Un matelas, une chaise, une table, un crucifix et un livre de prière, en composait tout le mobilier. Elena ne put retenir ses larmes.

Hélas ! se dit-elle, je mérite bien ce que je souffre puisque je suis descendue, ne fut-ce qu’un instant, à désirer une alliance dont on ne m’a pas jugée digne ! Mais il est encore temps de recouvrir ma propre estime, en renonçant à Vivaldi… Renoncer à lui ! à lui qui m’aime tant ! à lui qui a reçu ma foi et qui déjà possède mon cœur ! Cruelle alternative ! L’honneur et la raison me commandent-ils de sacrifier ainsi celui qui sacrifiait tout pour moi et le livrer à une éternelle douleur, pour satisfaire aux vains préjugés de son orgueilleuse famille ?…

Il ne lui restait plus qu’à se soumettre à l’affreuse destinée qui la menaçait. Elle se sentait perdue à jamais et, lorsqu’elle venait à penser au peu de probabilité que Vivaldi parvînt jamais à découvrir sa retraite, la vive douleur qu’elle en ressentait montrait assez qu’elle craignait plus de le perdre que d’acheter sa présence par les plus cruels sacrifices, et que de tous les sentiments qui luttaient dans son âme, le plus puissant était encore son amour !