Le comte de Cavour et le prince de Bismarck/02

Le comte de Cavour et le prince de Bismarck
Revue des Deux Mondes4e période, tome 138 (p. 90-115).
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LE COMTE DE CAVOUR
ET
LE PRINCE DE BISMARCK

DERNIÈRE PARTIE[1]


XI

Nous avons évoqué rapidement les évolutions diverses de la politique du comte de Cavour ; il nous reste à rappeler les actes similaires de M. de Bismarck avant de mettre ces deux athlètes en présence l’un de l’autre et de relever les similitudes et les différences qui ont pu se produire entre leurs entreprises et leurs procédés respectifs. Nous avons signalé les premières manifestations du futur chancelier allemand, son attitude absolutiste en 1848, sa conversion à Francfort où il conçut la pensée capitale de son programme. Nous l’avons laissé à Saint-Pétersbourg, préparant son terrain en entretenant soigneusement l’irritation que l’attitude de l’Autriche, pendant la guerre de Crimée et au Congrès de Paris, avait semée dans l’âme des conseillers de l’empereur Alexandre ; nous l’avons vu nouant, avec le prince Gortchakof, des relations d’une intimité cordiale, faisant pressentir à son propre souverain tous les avantages qu’il serait permis de tirer d’une étroite liaison avec la Russie. Le roi Guillaume, nourrissant les mêmes desseins, jugea en 1862 que le moment était venu de confier à ce diplomate, dont il avait pu apprécier les aptitudes, la direction de la politique de la Prusse. Après l’avoir accrédité à Paris pendant quelques mois pour lui permettre d’étudier un centre qui lui était inconnu, il le rappela à Berlin pour lui remettre, avec le ministère des Affaires étrangères, la présidence du Conseil. C’était en septembre 1862, un an après la mort de Cavour, et l’Europe vit ainsi se lever, dans le Nord, un astre d’une lumière plus vive, autrement plus troublante que celle dont avait brillé l’astre qui s’était couché dans le Midi.

Personne, parmi les hommes d’Etat, n’ignorait M. de Bismarck au moment où il prit le pouvoir. Le bruit qu’il avait fait à Francfort, le trouble qu’il avait jeté dans les rangs de la Diète, les opinions qu’il avait exprimées si véhémentement n’étaient plus un mystère, et dès ses premiers actes il devint évident qu’on avait affaire à un diplomate ambitieux et entreprenant, que sous sa main la Prusse tenterait de se dégager des entraves fédérales pour inaugurer une politique active et indépendante. Les circonstances s’y prêtaient ; il se hâta de les mettre à profit. La Pologne s’était insurgée, et la Diète avait repris la nébuleuse et éternelle question des duchés du Holstein et du Schleswig.

On considéra à Berlin que ces duchés, revendiqués par des prétendans et par la Diète, disputés au roi de Danemark, étant à tout le monde, n’étaient réellement à personne, et que la Prusse pouvait légitimement en convoiter la possession. Pour atteindre ce but, M. de Bismarck, faisant un détour, prit le chemin de Saint-Pétersbourg. Il proposa au cabinet russe de conclure une convention par laquelle le gouvernement du roi s’engagerait à concourir à la répression de la révolte polonaise qui, de Varsovie, s’était étendue à tout le royaume. L’offre fut agréée et l’accord fut stipulé dans un acte que l’on qualifia de cartel pour en déguiser la véritable portée. Ce fut le premier succès diplomatique de M. de Bismarck. Il y avait en effet, dès ce moment, partie liée entre les deux gouvernemens, et nous verrons le précieux parti qu’on a su tirer à Berlin, dans toutes les complications ultérieures, de ces liens nouveaux, de ce concours qui paraissait avoir été offert et accepté bénévolement. Pour consolider cette situation, le gouvernement prussien prit soin de fermer étroitement ses frontières, s’empressant de livrer aux Russes les insurgés contraints d’y chercher un refuge.

Garanti du côté de la Russie, M. de Bismarck se retourna du côté de la Diète ainsi que du côté des puissances occidentales. Il prit l’attitude d’un modérateur désintéressé, exprimant ou faisant parvenir aux cabinets son désir de contribuer à résoudre pacifiquement la querelle que les Allemands faisaient au Danemark. A Francfort, il s’abstint d’encourager ouvertement toute résolution compromettante ; il ne s’opposa pas longtemps cependant à l’exécution, c’est-à-dire à l’occupation des Duchés par un contingent fédéral. Aux puissances qui jugeaient cette mesure périlleuse pour l’indépendance du royaume danois, il prodigua des assurances réitérées. La question des Duchés avait donné lieu, en 1852, à la réunion à Londres d’une conférence, et on y avait signé une convention stipulant l’intégrité du Danemark. L’ambassadeur d’Angleterre à Berlin, sir à Buchanan, en rappelait souvent les termes à M. de Bismarck qui lui répondait : « Mais vous prêchez un converti, » prétendant que le gouvernement prussien entendait faire respecter et respecter lui-même l’accord établi entre toutes les grandes puissances. Rien n’est plus curieux, plus navrant, devrions-nous dire, que la lecture de la correspondance du représentant de l’Angleterre à Berlin à cette époque ; il recueille soigneusement les déclarations rassurantes de son interlocuteur, et il les transmet à son gouvernement, ne sachant pas toujours quel degré de confiance il est permis de leur accorder.

Il arrive même un moment où M. de Bismarck se montre disposé à accepter la médiation de la Grande-Bretagne. Il tient le même langage à l’envoyé danois, M. de Quaade : « Je puis déclarer en conscience, écrit ce diplomate à sa cour, que le gouvernement prussien désire que l’exécution n’ait pas lieu. M. de Bismarck m’a assuré que lui, personnellement, et le gouvernement dont il fait partie sont en faveur d’un arrangement. » « Ce qui est important pour moi, mande-t-il plus tard, c’est d’éviter soigneusement tout ce qui pourrait manifester, de ma part, un manque de confiance dans les paroles ou dans le pouvoir de M. de Bismarck. Il m’a donné itérativement l’assurance que l’affaire était dans la meilleure situation possible ; il est sincère dans ses efforts pour trouver une issue pacifique. » Pendant plusieurs mois, il a leurré ainsi la diplomatie sur ses véritables intentions.

Une autre question, celle de Pologne, faisait l’objet, en ce moment même, d’un échange de vues fort actif entre les grandes puissances, et le cabinet anglais avait pris, par l’organe de lord John Russel, l’initiative d’une proposition tendant à reconnaître aux insurgés polonais la qualité de belligérans. Ce Principal Secrétaire d’État pour les Affaires étrangères voulait même aller plus loin, et déclarer la Russie déchue de ses droits, solidaires, prétendait-il, des conditions auxquelles les traités de Vienne les avaient subordonnés et qu’elle avait cessé de respecter. Cherchant avant tout, et à tout prix, à resserrer les relations qu’il avait nouées à Saint-Pétersbourg, M. de Bismarck s’éleva contre une pareille prétention, attentatoire, soutint-il, aux droits de la Prusse comme à ceux de la Russie. Pendant qu’il faisait entendre ses remontrances sur ce point, d’un ton ferme et résolu, il se montrait de plus en plus conciliant sur la question des Duchés. Séduit ou trompé, le cabinet de Londres renonça à ses velléités belliqueuses, et le courrier porteur de la déclaration de déchéance, qui était en route pour Saint-Pétersbourg, fut rappelé à Londres. L’insurrection était loin, en ce moment, d’être totalement réprimée, et sur les bords de la Neva, on sut gré à M. de Bismarck de l’altitude qu’il avait prise en cette circonstance.

Le principal ministre du roi Guillaume crut que l’occasion était propice pour se livrer, dans l’affaire des Duchés, à une première évolution. Changeant d’avis, et paraissant le regretter, il insinua que l’exécution devenait une mesure utile à toutes les parties intéressées, même au Danemark, dont la souveraineté était menacée, affirmait-il, par ses adversaires, résolus à lever l’étendard de la révolte. L’exécution, ajoutait-il, implique la reconnaissance des droits de la couronne danoise sur ces contrées, puisqu’elle ne peut être ordonnée que contre un confédéré dont on ne conteste pas les titres à une légitime possession ; si la confédération voulait les méconnaître, ce ne serait pas une simple mesure fédérale qu’elle aurait à ordonner, elle devrait prendre l’initiative d’une agression, d’un acte de guerre. Le prince Gortchakof partageait cet avis, et il en convenait avec l’ambassadeur d’Angleterre à Saint-Pétersbourg. Fort de l’appui du chancelier russe, M. de Bismarck accentue avec plus de précision sa nouvelle manière d’envisager les choses. Quant à sir A. Buchanan, il ne parvenait pas à comprendre les subtiles distinctions à l’aide desquelles son interlocuteur entendait justifier sa conduite. Il donna l’alarme, et on fut consterné à Londres. Les conseillers de la reine Victoria n’en étaient qu’à leur premier déboire, et bien que lord Palmerston eût déclaré à la Chambre des communes que « au jour du danger le Danemark ne combattrait pas seul », M. de Bismarck se proposait de leur en ménager bien d’autres qu’il serait fastidieux de raconter ici. Nous nous sommes attardé sur ces incidens diplomatiques, — et on nous le pardonnera, — parce qu’il nous fallait bien établir la préméditation qui a présidé aux premiers actes du nouveau ministre prussien, si nous voulions, plus loin, en apprécier la moralité[2].

Disons néanmoins que M. de Bismarck déguisa, jusqu’à la dernière heure, à Londres comme à Paris, ses vues ambitieuses. Il suggéra successivement des concessions politiques ou administratives qui, accordées aux Duchés par le roi de Danemark, mettraient fin à tout débat, à tout danger d’intervention ou de guerre. L’Angleterre s’employa activement à les arracher au gouvernement danois, même par la menace ; elle délégua à Copenhague un envoyé extraordinaire, lord Woodhouse ; mais dès qu’une exigence était satisfaite, M. de Bismarck en avançait une nouvelle, toujours avec l’approbation du prince Gortchakof qui en arriva, dans ses entretiens avec le représentant du cabinet de Londres, à considérer l’apparition des troupes allemandes mêmes dans le Jutland « comme une opération sans conséquence[3]. » Cette stratégie fut poussée si loin que lord John Russel confessa devant le Parlement que dans sa conviction on ne pouvait plus désormais se fier aux déclarations de la Prusse et de l’Autriche.

M. de Bismarck avait pris, dans l’affaire de Pologne, la mesure de la résistance que lui opposerait le cabinet de Londres, et il s’était persuadé qu’il pouvait impunément pousser ses prétentions aussi loin que l’exigeaient les intérêts de la Prusse. Il en trouvait la garantie dans le dissentiment qui n’avait cessé d’exister entre l’Angleterre et la France depuis l’origine de ce débat. Son génie, lisant clairement dans le jeu des deux puissances occidentales, lui avait démontré qu’elles n’en viendraient, dans aucune hypothèse, à une entente, redoutable, qu’il lui était donc permis d’user d’audace plus encore que de circonspection, et il ne cessa de conformer sa conduite à cette conviction.


XII

Cependant le gouvernement anglais, atteint dans sa dignité et désabusé, comprit enfin qu’il fallait recourir à d’autres argumens si on voulait sauver le Danemark d’un démembrement. Le langage qu’il avait tenu à Copenhague, la pression qu’il avait si rudement exercée sur la liberté d’action du cabinet danois, lui en faisaient un devoir impérieux. On résolut donc à Londres de procéder à une démonstration armée, en envoyant dans la Baltique une force suffisante pour couvrir les côtes du Danemark et menacer au besoin celles de l’Allemagne. On s’en ouvrit à Paris en proposant au gouvernement français de s’y associer. Le cabinet impérial accueillit favorablement cette communication, en faisant remarquer toutefois que la résolution des deux puissances pourrait engendrer une guerre continentale ; il fit donc demander aux ministres de la reine s’ils avaient tenu compte de cette éventualité dans leurs calculs et quelle conduite ils entendaient tenir au cas où elle se réaliserait. Les pourparlers se poursuivirent ; la France ne dissimula point qu’en un pareil conflit elle aurait à supporter l’effort de l’Allemagne entière, à employer, dans ce choc formidable, toutes ses forces, toutes ses ressources et à courir des risques inévitables ; qu’on ne pouvait exiger du pays de si grands sacrifices et l’exposer à de si graves périls sans lui laisser entrevoir des avantages qui en seraient la légitime compensation, sans lui garantir en outre le concours absolu de son allié, jusqu’à la conclusion de la paix. Rien, on en conviendra, n’était plus légitime ; mais les Anglais que les agrandissemens des autres puissances continentales n’ont jamais émus, n’ont jamais su non plus se résigner à une extension quelconque du territoire de la France ; on en avait eu récemment une nouvelle preuve lors de la cession de la Savoie et de Nice que le Piémont nous avait faite. Placée sur ce terrain, la question des Duchés cessait d’avoir, aux yeux du cabinet de Londres, l’intérêt qu’il avait semblé y attacher ; il voulait bien envoyer ses flottes au secours des Danois, mais il entendait ne prendre aucun autre engagement.

M. de Bismarck avait bien jugé les choses ; sa sagacité, toujours éveillée, l’avait bien conseillé, et quand il fut bien certain que l’événement justifierait ses prévisions, qu’il n’aurait pas à compter avec l’accord de la France et de l’Angleterre, il ne garda plus aucune mesure, ni avec l’Assemblée de Francfort ni avec le Danemark. Invoquant des prétextes qui n’avaient rien de sérieux, et entraînant avec lui l’Autriche qui s’imaginait le contenir en le suivant, il méconnut outrageusement le traité signé à Londres en 1852 et les pouvoirs comme la compétence de l’Assemblée fédérale ; il contraignit le corps d’occupation que, de son consentement et de celui du cabinet de Vienne, la Diète avait envoyé dans le Holstein, à se retirer devant une véritable armée austro-prussienne qui pénétra jusque dans le Schleswig et menaçait le Jutland, après avoir brisé la résistance que les Danois avaient vaillamment tenté de lui opposer. Délaissé par la puissance qui avait pris autoritairement sa défense en main, ne pouvant espérer aucun secours, le Danemark, menacé de perdre la totalité de ses possessions continentales, se résigna à subir le sort du vaincu ; il fit à la Prusse et à*l’Autriche, par un traité conclu le 30 octobre 1864, abandon des deux duchés. Par une dérision du sort, cet acte de spoliation fut signé dans la capitale de l’empereur François-Joseph, auquel son allié réservait, dans un avenir prochain, le traitement qu’ils avaient ensemble infligé au roi de Danemark.

La paix, en effet, était à peine rétablie que déjà M. de Bismarck songeait à ravir à son copartageant la part qui lui était dévolue dans les dépouilles de l’Etat danois. La communauté de possession, avons-nous dit ailleurs, source féconde de conflits faciles à susciter, convenait au ministre du roi Guillaume qui en avait fait la proposition. Portant ses vues plus haut et plus loin, il en fit la base d’une entreprise plus vaste qu’il avait conçue en se heurtant, à Francfort, à la prépondérance de l’Autriche en Allemagne. D’accord avec son souverain, il n’eut plus qu’un objet bien défini, celui de combattre et de vaincre son allié de la veille et de l’expulser de la Confédération germanique. L’âme remplie d’une confiance absolue, il l’aurait, assure-t-on, manifestée en présence du représentant de l’Autriche, accrédité à la cour de son maître : « Il n’y a pas place, lui aurait-il dit, pour nous deux en Allemagne ; il faut que l’un ou l’autre en sorte » ; euphémisme qui ne laissait subsister aucun doute dans l’esprit de ce diplomate. M. de Bismarck n’était pas encore parvenir à ce degré de puissance qui a commandé, depuis, de compter avec chacune de ses paroles ; on attribuait de pareils écarts, très fréquens dans sa bouche, à son intempérance de langage habituelle ; on se reposait sur la droiture des sentimens prêtés au souverain que l’on croyait fort éloigné de partager de pareilles visées. Vaines illusions ; ce jeu du roi et de son ministre a égaré les plus puissans gouvernemens qui en ont été tour à tour les dupes.

Nous excéderions les limites de cette étude si nous entreprenions d’exposer tous les stratagèmes imaginés par M. de Bismarck pour en venir aux mains avec l’Autriche ; il nous suffit de l’avoir montré à l’œuvre dans l’affaire des Duchés. Nous nous bornerons à rappeler sommairement les habiletés diplomatiques d’une stratégie personnelle, que son esprit, toujours fécond en surprises, lui a suggérées quand il a jugé opportun de précipiter la crise. Certain de la bienveillance de la Russie conquise par sa participation en Pologne, non moins assuré de la neutralité de la France, obtenue en lui offrant des garanties qu’il devait plus tard lui refuser obstinément, il prit hardiment son parti de brusquer les événemens. Dès la fin de l’année 1865, on ne gardait plus à Vienne qu’un vague espoir de conserver la paix. Les dissentimens que M. de Bismarck ne cessait de susciter dans les Duchés en accusant les fonctionnaires autrichiens de méconnaître ou d’entraver la légitime action des agens prussiens, ses menées à Paris, à Florence, celles qu’il pratiquait à Francfort pour semer l’inquiétude et la mésintelligence au sein de la Diète ne permettaient guère plus à la cour de Vienne de douter de sa ferme intention de provoquer un conflit prochain. Bientôt le traité d’alliance offensive et défensive conclu avec l’Italie, anxieuse d’être mise en possession de la Vénétie, démontra aux conseillers de l’empereur François-Joseph que le péril était imminent, et dans cette conviction ils ordonnèrent quelques mesures préparatoires pour ne pas être pris au dépourvu. Quelques régimens furent concentrés en Bohême. Et M. de Bismarck de s’écrier aussitôt : « L’Autriche arme, elle a des intentions agressives ; la Prusse est tenue de pourvoir à sa défense. » Secondé par le général de Moltke, exagérant avec lui les dangers de cette situation, il détermina le roi, qui y inclinait personnellement, à prendre, de son côté, des dispositions préventives qui étaient déjà fort avancées dans l’armée prussienne. Rien ne saurait être comparé à ce prologue de la guerre pendant lequel le véritable agresseur invoque les exigences de sa propre sûreté pour se mettre rapidement en état de se mesurer avec son adversaire. Le roi Guillaume lui-même jouait son rôle avec sa bonne grâce habituelle dans cette comédie qui devait bientôt dégénérer en un drame sanglant. Interpellé par la reine douairière, veuve de Frédéric-Guillaume et sœur de la mère de l’empereur François-Joseph, sur l’objet de la convention signée avec l’Italie, il prétendit que cet accord ne contenait aucune disposition agressive, et il autorisa sa belle-sœur à en transmettre l’assurance à Vienne.

Au même moment, M. de Bismarck engageait avec le cabinet de Vienne une polémique officielle qui est un monument de duplicité et donne la mesure de son inépuisable dextérité à décliner les reproches qu’on lui adresse pour en rejeter la responsabilité sur son compétiteur. La lecture en est instructive, mais peu édifiante ; elle constitue, pour les futurs historiens comme pour les futurs diplomates, un ensemble de documens qu’ils feront bien de méditer mûrement. Il accusait l’Autriche de déguiser ses armemens, comme ses mauvais desseins, et de les pousser activement dans une pensée, disait-il, qui n’abusait plus personne ; il renvoyait ainsi au cabinet de Vienne les reproches que celui-ci ne cessait de lui adresser à plus juste titre. Mis en demeure de procéder à un désarmement simultané et réciproque, il subordonna l’assentiment de la Prusse à la condition que l’Autriche réduirait ses effectifs aussi bien en Italie qu’en Bohême.

Les choses traînaient ainsi sans aboutir pendant que des deux côtés on se hâtait de se mettre en mesure de combattre. Convaincu, par les représentations du général de Moltke dont la prévoyance avait pourvu d’avance à toutes les nécessités, que le temps courait désormais au préjudice de la Prusse qui n’avait plus un homme à appeler sous les armes, M. de Bismarck eut recours à l’expédient qu’il tenait en réserve pour le moment suprême ; il somma la Diète de Francfort de réformer les institutions fédérales et lui soumit un projet de constitution nouvelle instituant une assemblée élue par le suffrage universel dans tous les États confédérés. Si féodal qu’il fût par naissance et par principe, il avait compris qu’il devait s’appuyer, dans la lutte qu’il était à la veille d’engager, sur le sentiment national en Allemagne ; cet homme, si peu disposé à flatter la démocratie, n’hésita pas à rendre un hommage rétrospectif au parlement que la révolution, en 1848, avait convoqué à Francfort ; il mettait ainsi sa main de fer sur un levier tout-puissant qui lui garantirait les sympathies et le concours de l’opinion libérale, fort nombreuse et fort active dans tous les pays germaniques. Audacieuse et inattendue, sa démarche eut un retentissement considérable des Alpes à la Baltique et lui valut, pour entrée en campagne, les applaudissemens enthousiastes de tous les adversaires qu’il avait, jusque-là, si violemment combattus dans les Chambres et dans la presse.

Il lança sa proposition au sein de la Diète comme un projectile destiné, en éclatant, à y jeter le plus complet désarroi et à y susciter des propositions provocantes qui autoriseraient la prise d’armes en Prusse. L’Assemblée fédérale, justifiant ses prévisions, seconda ses espérances, et il réussit, en ce moment difficile, comme dans bien d’autres circonstances, à attirer ses adversaires dans le piège qu’il leur tendait, en se dérobant lui-même à toute faute, même vénielle. La Diète en effet ne fit pas, aux ouvertures du cabinet de Berlin, l’honneur d’un examen contradictoire ; elle décida de prendre les mesures de rigueur que la constitution autorisait contre un confédéré qui se mettait lui-même en pleine révolte contre elle. Dès ce moment la guerre était inévitable ; elle éclata sans déclaration préalable, M. de Bismarck jugeant superflu de s’arrêter, en pareille occurrence, aux traditionnelles formalités de la diplomatie. Le roi, au surplus, tenait à décliner la qualité d’agresseur. Ses armées, mieux concentrées et plus nombreuses, n’envahissaient pas moins, sans autre avis, la Bohême et la Saxe d’un côté, le Hanovre de l’autre, et elles marchèrent de succès en succès jusqu’à Sadowa, où elles écrasèrent les forces réunies tardivement sous le commandement du maréchal Benedek.


XIII

Les défaites des Autrichiens déterminèrent le gouvernement français à intervenir comme médiateur, et il offrit aux belligérans des préliminaires de paix. Ils furent agréés, de part et d’autre, et consignés dans une première convention signée à Nicolsbourg après avoir été amendés sur quelques points. Le traité définitif fut élaboré entre des plénipotentiaires réunis à Prague et conclu le 23 août. Les éclatantes victoires des armes prussiennes avaient, d’autre part, ému le cabinet de Saint-Pétersbourg qui crut devoir suggérer la réunion d’un congrès. Voulant garder les mains libres et se soustraire au contrôle des puissances, M. de Bismarck déclina cette ouverture, et la Russie n’insista point. Nous notons cet incident parce que nous aurons lieu d’y revenir plus tard.

Dans les préliminaires qu’elle avait soumis à l’acceptation des deux puissances ennemies, la France avait pris soin d’insérer deux clauses, qui furent acceptées par le cabinet prussien après une certaine résistance : l’une stipulait que les habitans du Schleswig du Nord, en grande majorité de nationalité danoise, seraient consultés par voie plébiscitaire avant d’être réunis à la Prusse, l’autre portait que les États de l’Allemagne méridionale conserveraient leur situation autonome et indépendante, laissant aux États du Nord, appelés à former avec la Prusse une confédération nouvelle, une entière liberté de se concerter avec elle. L’Angleterre s’abstint de toute démarche, jugeant que l’équilibre continental n’était pas troublé du moment où la France n’obtenait aucun avantage nouveau.

Cependant le traité de paix n’avait pas encore été ratifié que déjà M. de Bismarck en méconnaissait les dispositions. Il s’était montré accommodant à Nicolsbourg, pendant qu’on était encore en état de guerre et qu’un retour de fortune pouvait permettre aux Autrichiens de réparer leurs désastres ; cette éventualité n’était pas impossible grâce à l’arrivée de l’archiduc Albert ramenant, à ce moment même, devant Vienne, l’armée qui avait vaincu à Custozza. Mais rentré à Berlin et la paix conclue avec l’Autriche, le ministre du roi Guillaume se ravisa ; voulant rester le maître et dominer dans l’Allemagne entière, il contraignit la Bavière et le Wurtemberg, ainsi que le grand-duché de Bade, à subir des traités d’alliance offensive et défensive qui, sous prétexte de garantir aux parties contractantes l’intégrité de leurs possessions, plaçaient les forces armées de ces États dans la main et sous la direction de la Prusse. Leur autonomie et leur indépendance, réservées et stipulées à Nicolsbourg, n’étaient plus désormais que de vains mots. M. de Bismarck ne tint pas plus compte de la clause relative au Schleswig ; il annexa le duché tout entier au royaume de Prusse sans en consulter les populations, et plus tard, quand un de leurs représentans au nouveau parlement releva cette omission injustifiable, il se borna à faire remarquer que les puissances signataires de la paix avaient, seules, qualité pour s’enquérir de l’exécution des engagemens qui y étaient consignés.

Déjà, sans nul autre accord avec les grandes puissances, il avait, épuisant tous les avantages de la victoire, réuni le Hanovre, la Hesse électorale, le duché de Nassau et la ville libre de Francfort à la Prusse, jusque-là composée de fractions séparées par ces mêmes États qui, pour la plupart, en étaient les enclaves, et acquérant de la sorte, avec des agrandissemens considérables, une continuité non interrompue de frontières et une configuration plus uniforme et plus solide. Dédaigneux des arrangemens qui avaient fondé, en 1815, la Confédération germanique, auxquels l’Europe entière avait été partie contractante, qualité qui lui donnait le droit formel d’exprimer son avis sur les combinaisons nouvelles qu’on y substituait, il constitua, de la seule autorité du gouvernement dont il était l’organe, la Confédération du Nord comprenant tous les États situés entre le Mein et la Baltique, et il en élabora le pacte fédéral sans aucun concert préalable avec les signataires des traités de Vienne. Il mit enfin la main sur les États du midi de l’Allemagne en leur imposant, comme nous venons de le dire, des conventions qui les laissaient à l’entière disposition de la couronne de Prusse. Il put achever cette œuvre immense, qui troublait profondément l’équilibre européen, sans contrôle, sans participation des grands cabinets, dictant ses lois et façonnant l’Allemagne à son gré.

Comme si la destinée l’avait voué à un labeur incessant et toujours plus vaste, M. de Bismarck n’a jamais rempli un programme sans en concevoir un nouveau, plus étendu et plus audacieux. Il avait (à peine élevé le nouvel établissement fédéral et occupé la place immense qu’il s’y était faite en sa qualité de chancelier de la Confédération du Nord, que déjà il jugeait son œuvre inachevée, et il se persuada que son patriotisme lui commandait de la couronner en supprimant la barrière du Mein, en réunissant, dans un ensemble bien ordonné, tous les États allemands sans en excepter aucun, en relevant, en un mot, l’empire germanique au profit de la maison des Hohenzollern. Il est juste de dire qu’il s’y sentait encouragé par l’attitude prise et gardée par les puissances devant son immuable volonté de tout régler autour de lui sans s’en entendre avec elles. L’indifférence de l’Angleterre, la crédulité de la Russie, l’imprévoyance de la France, lui avaient en quelque sorte tracé, avant l’ouverture des hostilités en 1866, le chemin qu’il lui était permis de parcourir. Après la conclusion de la paix avec l’Autriche, leur commune et muette résignation lui démontra qu’il pouvait encore s’imposer à l’Europe sans provoquer un mécontentement redoutable. Esprit entreprenant et téméraire mais sagace et prévoyant, il ne se paya pas cependant de vaines apparences ; il comprit qu’on ne pouvait franchir le Mein sans rencontrer la France, sans la contraindre à subir l’unité de l’Allemagne, également funeste à son prestige et à sa sécurité. Ce résultat ne pouvait être obtenu que par une guerre nouvelle. On s’y prépara pendant quatre ans, le chancelier en s’ingéniant à trouver les moyens diplomatiques propres à la rendre inévitable au moment opportun, tandis que le général de Moltke forgeait l’arme qui devait assurer la victoire. Le souverain, de son côté, ne resta pas inactif ; secondé par son premier ministre qui faisait luire, aux yeux du prince Gortschakof, des éventualités prochaines, propices à ses désirs, propres surtout à faire rapporter les clauses du traité qui, en 1856, avait limité les forces de la Russie dans la Mer-Noire, le roi Guillaume usait, auprès de l’empereur Alexandre, de cette douce et insinuante affabilité dont il a toujours su faire un merveilleux emploi, pour en obtenir sa bienveillante neutralité, sinon son concours, au cas où il serait obligé, pour sa défense, de tirer de nouveau l’épée. On sait que l’un et l’autre n’y ont que trop bien réussi, et nous aurons bientôt à rappeler de quelle ingratitude ils ont payé l’assistance gracieuse et efficace qu’ils en ont obtenue.

Nous n’avons pas à raconter ici dans quelles circonstances naquit la guerre de 1870. Des publications récentes et M. de Bismarck lui-même ont pleinement édifié l’opinion publique à cet égard. Une candidature préparée de longue main et mise en avant d’une façon perfide et subreptice, suivie bientôt de la falsification d’un document d’Etat, stérilisèrent tous les efforts tentés pour conjurer une si effroyable calamité. Dans ce duel, pour lequel la Prusse s’était formidablement armée, la France fut vaincue après une longue et glorieuse défense. Le vainqueur usa sans mesure de son triomphe ; il nous infligea, outre les milliards, une mutilation qui saignera toujours. La France a néanmoins reconquis, grâce à son patriotisme, son rang et son influence dans le monde. Par un caprice du sort qui se joue souvent des vains calculs des hommes, M. de Bismarck n’est pas resté étranger à cette heureuse évolution ; tous ses efforts pour l’entraver en ont au contraire accéléré l’entier épanouissement. Nous devons en effet à son incurable hostilité l’état actuel de nos relations internationales, et l’incident qui en a marqué l’origine est d’une trop haute importance pour qu’il nous soit permis de le passer sous silence.


XIV

En 1875, la France avait, depuis déjà un certain temps, acquitté, en anticipant les échéances, la formidable contribution de guerre qu’il lui avait imposée, et elle avait arrêté les bases de sa réorganisation militaire. Elle avait donné ainsi une preuve éclatante de sa puissante vitalité et de l’élasticité de ses ressources. M. de Bismarck en fut surpris et irrité ; il pensait avoir mis notre pays dans l’incapacité de se relever de la profonde détresse dans laquelle il croyait avoir scellé, pour longtemps, ses forces de toute nature. En quittant Versailles pour retourner à Berlin et passant à Francfort : « Je vous apporte, avait-il dit à un groupe de notables, une paix de cinquante ans. » Il était convaincu, à ce moment, qu’il avait, pour un demi-siècle, rayé la France du nombre des grandes puissances.

En la voyant renaître si rapidement à la vie, et en présence des sacrifices que nous étions encore en état de nous imposer après ceux dont il nous avait accablés, il éprouva un mécompte qu’il ne dissimula point. De concert avec le général de Moltke, il jeta l’alarme, et ces deux hommes, qu’on trouve toujours réunis quand il faut combiner un noir dessein, résolurent de porter à la France de nouveaux coups et de plus irréparables. Tout a été dit à cet égard, et il n’est plus douteux aujourd’hui qu’ils n’aient eu, à cette époque, l’intention de reprendre les hostilités. Mais il leur fallait, cette fois encore, s’assurer la bienveillante neutralité de la Russie. Un envoyé confidentiel fut expédié à Saint-Pétersbourg ; il se heurta à des dispositions nouvelles. Déçus dans leurs espérances que M. de Bismarck avait éveillées quand il sollicitait leur concours et qu’il ne s’empressait guère de seconder depuis que leur appui ne lui était plus nécessaire, l’empereur Alexandre et le prince Gortschakof se montrèrent surpris des confidences qui leur furent faites et en témoignèrent un certain mécontentement ; ils firent plus, ils avertirent notre ambassadeur, le général Leflô, et ils s’interposèrent à Berlin pour détourner l’orage qui nous menaçait. Chose étrange, l’empereur Guillaume n’avait pas été complètement instruit des ténébreux projets ourdis autour de lui. Courbé sous le poids d’un grand âge, il ne prêtait plus aux actes de son gouvernement qu’une attention ou des soins intermittens, et M. de Bismarck comme le général de Moltke prenaient sur eux de préparer des résolutions pour lesquelles ils se réservaient de solliciter, en temps opportun, l’assentiment du souverain. Le comte Schouvalof, ambassadeur de Russie près la cour de Saint-James, quittant Saint-Pétersbourg pour retourner à son poste, fut chargé de notifier, en passant à Berlin, la désapprobation de son gouvernement. Arrivé à Londres, après s’être acquitté de ce soin, il fit part de ses démarches à notre chargé d’affaires ; il l’entretint des différentes phases de cette complication ; il lui dit notamment : « J’ai vu le vieil empereur, qui a paru d’abord fort étonné de nos inquiétudes. Il ne pensait vraiment pas que la guerre fût imminente, mais il était le seul aussi mal informé à Berlin. Il n’a donc pas été difficile de l’amener où nous voulions après qu’il a été averti. »

Nous nous sommes appesanti sur ce grave incident parce qu’il créa une situation inattendue dans laquelle M. de Bismarck nous apparaît sous un jour nouveau, évoluant vers des conceptions imprévues, orientant sa politique dans d’autres directions. Le prince Gortschakof avait-il mis quelque vanité, comme l’a prétendu le chancelier allemand, à montrer à l’Europe qu’il avait bridé, en 1875, le perturbateur perpétuel de la paix générale ? Ce qui est certain, c’est que M. de Bismarck se montra offensé de l’attitude prise et du langage tenu à Saint-Pétersbourg, de l’avertissement surtout qu’on avait fait parvenir à Paris par l’organe du général Leflô. « Je ne me suis jamais, a-t-il dit lui-même dans une séance mémorable du Reichstag, détourné de la Russie ; c’est elle qui me repoussait et me plaçait parfois dans une position telle que j’étais forcé de modifier mon attitude pour sauvegarder ma dignité personnelle et celle de l’Allemagne. Cela commença en 1875, quand le prince Gortschakof me fit comprendre combien son amour-propre était froissé par la situation que j’avais conquise dans le monde politique. » On est donc autorisé, sur le témoignage de M. de Bismarck lui-même, à faire remonter à cette date le dissentiment qui s’est, depuis, de plus en plus aggravé entre la Russie et l’Allemagne, et à en attribuer la responsabilité à la susceptibilité de l’homme qui, plus circonspect jusque-là, avait su, en toute occasion, triompher de son orgueil comme de l’hostilité de ses adversaires. Ce fut la grande faute de sa vie d’homme d’Etat, d’autant plus grave qu’elle devait en engendrer d’autres, une surtout qui lui est exclusivement imputable, et qu’à ce titre nous ne pouvons nous empêcher de rappeler.

Après une laborieuse et sanglante campagne, les armées russes, dans la guerre qu’elles ont soutenue contre la Turquie en 1877, arrivèrent aux portes de Constantinople ; le Sultan dut se résigner à accepter la paix qui fut conclue à San-Stefano. Le traité stipulait des avantages pour le vainqueur et des arrangemens profitables aux populations chrétiennes de l’empire ottoman. Oubliant qu’il avait obstinément décliné une semblable ouverture faite par la Russie après la campagne de Bohême, le prince de Bismarck, de concert avec l’Angleterre, exigea que cet acte, avant de prendre rang dans le droit public européen, fût soumis au contrôle d’un congrès. Le cabinet de Saint-Pétersbourg s’y résigna. Des plénipotentiaires furent convoqués à Berlin, et dans cette assemblée qu’il présida, le chancelier allemand, prêtant son appui aux négociateurs du cabinet anglais, fit prévaloir des résolutions qui mettaient en lambeaux le traité de San-Stefano ; il fit plus : il imagina une combinaison en vertu de laquelle l’Autriche était mise en possession de la Bosnie et de l’Herzégovine, deux provinces de l’empire ottoman, qui était ainsi mutilé par ceux-là mêmes qui avaient pris sa défense. L’objet de cette clause était évident ; elle tendait à mettre l’Autriche en situation d’exercer, dans le bassin du Danube, une influence prépondérante au préjudice sinon à l’exclusion de la Russie. Cette politique était assurément conforme aux vues traditionnelles de l’Angleterre en Orient ; l’était-elle également aux intérêts bien entendus des États germaniques ? Tel n’eût pas été le sentiment de M. de Bismarck dans d’autres temps, alors que son génie, dégagé de toute préoccupation présomptueuse et personnelle, jugeait les choses avec une entière liberté d’esprit. Egaré dans cette voie nouvelle, il ne s’abusa pas toutefois sur les conséquences inévitables d’une si périlleuse déviation. Obligé de pourvoir à des dangers nouveaux, il imposa à l’Autriche le traité d’assurance mutuelle qui a fondé la triple alliance par l’accession de l’Italie, son œuvre dernière, si fatale à l’Europe entière.


XV

L’esquisse, qu’on vient de lire, de la vie politique du comte de Cavour et du prince de Bismarck, si rapide et si incomplète qu’elle soit, montre, ce nous semble, qu’ils réunissaient tous deux à un ardent patriotisme des aptitudes rares dans tous les temps : un dessein bien arrêté, une confiance absolue, une fermeté inébranlable, une prévoyance lumineuse, une promptitude éclairée dans les résolutions, un courage indomptable dans l’exécution : qualités précieuses et surtout nécessaires au succès des grandes entreprises. Rien ne les a émus ni détournés de la voie qu’ils ont, dès l’origine, tracée devant eux avec des visions qui sont la marque du génie. Se sont-ils servis des mêmes moyens pour réaliser leurs vues respectives, et que doit penser la conscience publique des procédés qu’ils ont employés pour atteindre la haute fortune à laquelle ils se sont élevés ? C’est ce qui nous reste à examiner pour déduire de ce travail les conclusions qu’il comporte. Nous ne nous dissimulons pas combien la tâche est délicate ; nous sommes soutenu, en l’abordant, par notre désir bien sincère de nous en acquitter avec une entière bonne foi.

Quand on suit attentivement ces deux puissans manieurs d’hommes et de choses le long de la carrière qu’ils ont fournie, on incline bien vite à penser qu’ils ont été conçus, — si cette expression était ici bien à sa place, — pour la mission qu’ils ont respectivement remplie. Leurs premières aspirations furent un acte de dévotion à la patrie ; sous l’influence de ce sentiment, Cavour voua un culte à la liberté, M. de Bismarck voua un culte à l’autorité ou plutôt à la force. Le premier n’a cessé de considérer la liberté comme l’unique moyen de gouvernement propre à régénérer l’Italie, soumise depuis longtemps à un régime de violente compression, et à l’élever, par une culture nouvelle, à la hauteur de ses destinées. Il en fit l’application la plus large dans tous les compartimens de l’organisme gouvernemental, au commerce, à l’industrie, aux services administratifs comme à la politique. Il avait une conviction plus élevée encore, il pensait que la liberté ne s’épanouit, qu’elle n’acquiert toute sa floraison que quand les institutions qui l’ont octroyée sont confiées à des hommes bien résolus à donner eux-mêmes l’exemple du respect qu’on lui doit. Cavour a été l’un de ces hommes ; il a dédaigné les outrages d’une presse passionnée l’accusant des plus vils méfaits ; se bornant à défendre ses actes devant le parlement, il en a toujours accepté l’examen et la discussion ; il n’a pas plus entravé l’usage de la plume que celui de la parole.

M. de Bismarck ne s’est jamais dérobé aux débats que sa politique soulevait à la Chambre de Berlin, mais il a longtemps méconnu les résolutions de cette assemblée. Pendant les quatre premières années de son ministère, il a administré la fortune de l’Etat sans y être autorisé par une loi de finances ; il ne parvint à faire voter aucun de ses budgets, et il ne pourvut pas moins, à sa guise, aux recettes et aux dépenses du trésor. « Vous violez la constitution, lui criait la majorité de la Chambre. — Nullement, répliquait-il ; il faut bien que les affaires du pays se fassent, et quand vous repoussez le budget d’un exercice prochain, je suis bien contraint de faire application de celui de l’exercice précédent. » Il croyait d’ailleurs rentrer dans la constitution en faisant rendre au roi un décret de dissolution. Le pacte constitutionnel est ainsi resté en souffrance jusqu’à la bataille de Sadowa ; M. de Bismarck y a vaincu à la fois les Autrichiens et le parlement prussien, qui, désarmé par la victoire, lui accorda à son retour un bill d’indemnité.

Bien que pris personnellement à partie et violemment attaqué, M. de Bismarck s’est abstenu, même durant cette première période de son administration, si laborieuse qu’elle fût pour lui, de porter la main sur la liberté de la presse. Mais devenu tout-puissant, il a trouvé des juges qui, à côté du crime de lèse-majesté, ont admis le délit de lèse-dignité ministérielle, et bien des écrivains ont connu, à sa demande, la prison ou la détention dans une forteresse. Pour ne pas nous exposer au reproche d’une omission volontaire, nous rappellerons que, si le comte de Cavour s’est toujours incliné devant la majesté de la puissance législative, il a également respecté les immunités de la presse, bien qu’elles fussent en quelque sorte illimitées ; qu’il a pourtant pris l’initiative d’une disposition nouvelle, destinée à prévoir et à réprimer tout encouragement aux attentats dirigés contre la vie des souverains ou chefs d’Etat étrangers. La législation était muette à ce sujet, et les organes du parti d’action abusaient de son silence pour glorifier les plus criminelles tentatives. Un groupe de conspirateurs italiens, conduit par Orsini, ayant mis en grave péril les jours de l’empereur Napoléon, il jugea opportun de combler cette lacune ; ce fut un acte de probité internationale et de prévoyance politique.

Le statut octroyé par le roi Charles-Albert, calqué sur les institutions françaises de 1830, subordonnait à un cens déterminé le droit électoral. Le comte de Cavour, qui était un juste-milieu, n’a pas plus songé à élargir cette disposition qu’à remanier les autres clauses du pacte constitutionnel pour leur donner un caractère ou une portée plus démocratique. M. de Bismarck s’est montré plus libéral ; il a introduit dans la constitution fédérale de l’Allemagne du Nord le suffrage universel, il l’a maintenu dans celle de l’empire germanique. Nous avons dit dans quelles circonstances et sous l’empire de quelles considérations il s’est arrêté à ce parti si nouveau pour un Germain ; ajoutons qu’il a pris soin d’entourer cette innovation de garanties qui la rendaient sans péril. A côté du parlement élu par ce mode emprunté à la démocratie, il a institué une seconde ou plutôt une première Chambre, le Bundesrath, qui est uniquement composé de représentans des princes confédérés qui les choisissent parmi leurs fonctionnaires. Cette assemblée est investie des mêmes attributions législatives que la représentation issue du suffrage universel. Aucune loi ne peut être soumise à la sanction de l’empereur si elle n’est également votée par l’une et l’autre Chambre, de façon que les décisions du parlement demeurent subordonnées à l’assentiment des délégués des souverains, c’est-à-dire à celui des souverains confédérés eux-mêmes. M. de Bismarck a fait mieux ; il a attribué la présidence du Bundesrath au chancelier, à l’unique détenteur du pouvoir exécutif, et en prenant lui-même possession de ce poste mis au sommet de la confédération, il a réuni entre ses mains, à ses attributions ministérielles, celles que confère le pouvoir législatif. Il fallait son esprit inventif pour imaginer une combinaison aussi ingénieuse, aussi propre à rendre vaine toute tentative du parlement de balancer la puissance souveraine ; mais c’était aussi introduire la confusion des pouvoirs dans un organisme où déjà les ministres relèvent uniquement du chef de la confédération, et réduire quant à l’essence, au principe même de la doctrine parlementaire, la représentation nationale à une sorte de fiction et la dépouiller de toute initiative effective. Tel était d’ailleurs l’objet qu’il avait en vue, et il faut convenir qu’il l’a complètement atteint ; le parlement délibère, l’empereur seul gouverne. Ce n’est pas ainsi que fonctionnait le régime représentatif à Turin ; les Chambres y étaient pourvues de tous les droits que comporte le système constitutionnel, et le comte de Cavour n’a jamais eu la pensée d’y porter atteinte. Nous n’oserions pas affirmer que tous ses successeurs ont imité son exemple et que la Chambre des députés qui siège actuellement à Rome est la sincère émanation du corps électoral au même titre que celle qui délibérait autrefois en Piémont.

Voilà comment, de part et d’autre, les deux ministres ont compris les institutions politiques dont la garde leur était confiée, et rien ne saurait montrer plus clairement qu’ils ont également conformé leur conduite à leurs sentimens personnels dans la gestion des intérêts publics. L’un est resté féodal et autoritaire, l’autre libéral et constitutionnel.

Comment ont-ils envisagé les questions d’un caractère international, comment les ont-ils conduites et résolues ? Jusqu’à la guerre de 1859, le comte de Cavour n’a fait aucun mystère de ses intentions. Sa pensée s’était révélée au Congrès de Paris et elle avait acquis, dès ce moment, la notoriété publique ; dans sa correspondance officielle, et plus nettement dans sa correspondance particulière, il l’affirmait avec plus ou moins de mesure ou d’abandon selon les circonstances. Tous ses efforts tendaient donc à amener une rupture dans les conditions voulues par la prudence que l’ardeur de son ambition n’a pas mise en défaut à cette époque. Il s’en est expliqué avec l’empereur Napoléon, et il ne lui a rien caché de ses prétentions. La guerre a donc éclaté sans surprendre ni l’opinion publique en Europe, ni aucun des gouvernemens intéressés ; l’Autriche elle-même était si bien édifiée qu’elle crut devoir prendre l’initiative des hostilités et envahir le Piémont.

Comment M. de Bismarck a-t-il engagé sa première guerre qui devait être bientôt suivie de deux autres plus sanglantes encore ? Après avoir séduit la Russie, il a abusé l’Angleterre ; il a tantôt défendu, tantôt méconnu, selon l’intérêt du moment, les droits de la Confédération germanique ; nous avons dit en quelles circonstances et à l’aide de quelles assurances, nous n’avons pas à y revenir. A quel titre et pour quelles nécessités a-t-il envahi et mutilé le Danemark ? Y a-t-il été contraint par le devoir de mettre la Prusse à l’abri de toute offense ? En possession des Duchés, le Danemark pouvait-il être un danger pour l’Allemagne ? Assurément non. En cette occasion, le gouvernement prussien a fait acte de conquérant sans plus de motif que n’en avait le grand Frédéric quand il s’est emparé de la Silésie ; l’exemple a paru à M. de Bismarck bon à suivre, et il s’y est employé sans plus de scrupule. On peut différer sur le mouvement italien et l’apprécier diversement ; on ne peut se refuser à reconnaître que les lois de l’histoire n’y ont pas été étrangères, que l’idée de l’affranchissement est, de beaucoup, antérieure aux publicistes comme aux hommes d’Etat qui l’ont reprise de notre temps, que les plus illustres penseurs d’autrefois l’avaient conçue, discutée avant eux et, en quelque sorte, infusée dans le sentiment public : elle avait fait explosion plus d’une fois, et avait été toujours comprimée. On ne saurait donc être surpris, si on veut surtout se souvenir qu’elle a été réveillée par un pontife, quelle ait germé de nouveau et qu’elle ait mûri sous la main d’un puissant esprit. Aucun précédent, aucune considération de même nature n’appelait les Allemands en Danemark. D’une part c’est la délivrance d’une domination étrangère que l’on poursuivait, de l’autre la conquête pure et simple, un agrandissement réalisé sans titres au préjudice du voisin.

Le programme de Plombières impliquait l’Italie libre des Alpes à l’Adriatique, à l’entière exclusion par conséquent de l’Autriche. Devant le réveil de l’Allemagne, devant la concentration des contingens fédéraux sur le Rhin, conduits par la Prusse, ce programme ne put être rempli. Déçu dans ses espérances, convaincu que la confédération italienne, du moment où l’Autriche en ferait partie pour la Vénétie, serait une conception livrée à l’influence de cette puissance, Cavour renonça à y prêter la main. Il déserta son poste, avons-nous dit, en renonçant au pouvoir. Mais bientôt, avons-nous ajouté, il se ravisa et il le reprit avec de nouveaux desseins. De ce jour, nous ne retrouvons plus le Cavour que nous avons connu, l’homme d’État qui ne déguisait aucun mystère. Il conspire avec les administrations provisoires établies dans les Duchés et dans les Romagnes, non plus pour réunir les différentes contrées de la péninsule en une association fédérale comme son souverain s’y était engagé à Villafranca, mais uniquement pour réaliser l’union de ces territoires au Piémont. Bientôt il encourage l’expédition de Garibaldi en Sicile, et il prend prétexte de ses succès pour prétendre que ce chef de volontaires se montrait résolu à marcher sur Rome après être entré à Naples, et que, pour prévenir une si troublante éventualité, le gouvernement du roi se trouvait obligé d’envahir les provinces pontificales de l’Adriatique afin d’arriver en temps opportun à Naples et dessaisir les révolutionnaires de leur conquête.


XVI

Lancé dans cette voie nouvelle, le comte de Cavour la parcourut jusqu’au bout. Il réunit au Piémont, après l’Italie centrale, l’Italie méridionale, dans des circonstances bien différentes dont il ne tint aucun compte. La marque des annexions, dans la première de ces deux contrées, fut la spontanéité du pays lui-même ; les populations s’offrirent et se donnèrent ; dans le royaume des Deux-Siciles, la marque fut la violence ; les populations furent conquises et prises de force. A l’heure des plébiscites et des élections des assemblées locales, les Duchés, la Toscane et les Romagnes n’étaient occupés par aucune force piémontaise ; dans le midi au contraire, les volontaires de Garibaldi et l’armée sarde dominaient en maîtres, et c’est en leur présence, sous le coup de l’invasion, que l’on procéda au choix des députés qui votèrent la réunion au Piémont. Le comte de Cavour en était venu, en somme, à employer des procédés de gouvernement que M. de Bismarck devait illustrer de son côté.

Le futur chancelier en a largement usé et abusé durant ; la préparation de la guerre qu’on était à Berlin bien résolu à déclarer à l’Autriche. Les Duchés conquis, il ne cache guère ses intentions, il devient plus explicite en restant insidieux. Dans cette nouvelle campagne diplomatique, on procéda à une nouvelle distribution des rôles ; la duplicité échut au roi Guillaume. Pendant que le ministre, par des indiscrétions calculées, s’employait à, disposer favorablement l’opinion publique, le souverain ne perdait aucune occasion de rassurer les esprits alarmés par son principal conseiller. Il se montrait rigide observateur du respect des couronnes ; on l’eût offensé en lui supposant la pensée d’agrandir ses États au détriment des princes, ses confédérés. C’est en continuant ce jeu que le souverain et M. de Bismarck conduisirent les choses jusqu’à la veille du conflit. Quand elles en furent à ce point, le dissentiment apparent qui semblait les diviser, disparut soudain, et ils tinrent le même langage, accusant l’Autriche d’avoir armé dans les plus noirs desseins, d’avoir mis la Prusse dans la nécessité de pourvoir à sa défense, et le roi, rentrant victorieux à Berlin, se crut autorisé, dans son discours du trône, à remercier « la Providence de la grâce qui avait aidé la Prusse à détourner de sa frontière une invasion ennemie. »

La fortune avait couronné l’entreprise sans que l’Europe s’en fût suffisamment émue pour en limiter le succès. On en conclut à Berlin qu’on était assez puissant pour satisfaire d’autres convoitises et substituer l’empire germanique à la confédération de l’Allemagne du Nord, et on s’y prépara activement. Quelle fut, durant cette période, la conduite de M. de Bismarck ? Ayant un dessein bien arrêté, celui de contraindre la France à subir l’unité de l’Allemagne, obligé, d’autre part, de laisser au général de Moltke le temps nécessaire à l’organisation de la nouvelle armée, il prit une attitude qui ne fut complètement ni celle qu’il avait observée dans l’affaire des Duchés, ni celle qu’il avait eue avant la guerre de 1866, mais qui tenait à la fois de l’une et de l’autre ; il adopta une politique dilatoire, lui permettant de laisser courir le temps jusqu’au moment opportun. Il se montra, parfois, conciliant dans ses rapports avec la France, mais il déclina courtoisement toutes les ouvertures qui lui vinrent de Paris ayant pour objet d’amener, avec un rapprochement entre les deux gouvernemens, une entente commune soit en Italie soit en Orient. En Italie il prenait soin au contraire, sans l’avouer, d’entretenir l’irritation causée par notre occupation de Rome, source, pour nous, de difficultés qu’il avait intérêt à aggraver en vue des éventualités qui étaient au fond de sa pensée ; en Orient, il tenait exclusivement à satisfaire la Russie dont il voulait se ménager la cordiale bienveillance. En janvier 1870, il déclina, sans même consentir à l’examiner, une proposition de désarmement simultané présentée par le cabinet anglais à l’instigation du cabinet français. L’heure approchait d’ailleurs où il faudrait jeter le masque et hâter l’explosion de la lutte. Au printemps de 1870, M. de Moltke estimait qu’on était en mesure de l’engager. M. de Bismarck mit aussitôt en avant la candidature du prince de Hohenzollern à la couronne d’Espagne qu’il avait préparée de longue main, et nous avons démontré ailleurs qu’il la fit prévaloir dans les conseils du roi comme le meilleur moyen de provoquer la guerre qui a été ainsi son œuvre personnelle.

Le comte de Cavour a méconnu, lorsqu’il s’est associé à Garibaldi pour déposséder le roi de Naples, les engagemens contractés à Plombières stipulant le maintien du Pape et des autres princes italiens dans leurs droits respectifs, quand il a substitué violemment l’unité à la confédération, mais il en est un qu’il a tenu, malgré une opposition formidable, en cédant à la France la Savoie et Nice.

M. de Bismarck a-t-il satisfait à ce même devoir envers les puissances qui, par leur abstention ou leur neutralité bienveillante, lui ont facilité les succès qu’il a remportés ? S’est-il souvenu des paroles qu’il a portées lui-même à Biarritz et de celles qu’il a fait entendre à Saint-Pétersbourg à maintes reprises ? Il a tout oublié. On conçoit qu’après la guerre faite à l’Autriche en 1866, ayant la ferme intention de la reprendre avec la France, il n’ait tenu aucun compte des compensations promises ; mais on ne comprend pas qu’il ait été, après le traité de Francfort, aussi dépourvu de mémoire avec la Russie. En quittant Versailles pour rentrer dans ses États agrandis, le nouvel empereur avait pourtant télégraphié à l’empereur Alexandre : « La Prusse n’oubliera jamais qu’elle vous doit d’avoir empêché la guerre de prendre des proportions plus grandes. » Et il avait signé : « Pour toujours votre reconnaissant : Guillaume. » N’avait-il pas raison, cet heureux souverain, de remercier le tsar d’avoir contenu l’Autriche et permis ainsi à la Prusse de pousser ses succès jusqu’à l’abus ? Faut-il croire que l’empereur Guillaume, revenu couvert de lauriers à Berlin, a lui-même perdu le souvenir des services reçus, ou bien que son principal ministre, désormais le prince de Bismarck, parvenu au sommet culminant rêvé par son ambition, a été pris de vertige, et que, se considérant dès lors comme l’arbitre unique des destinées de l’Europe, il a jugé superflu de compter avec ses amis de la veille ? Ce qui est certain, c’est qu’en cette occasion il a manqué de noblesse et de grandeur, et que son ingratitude, si elle ne fut un crime, fut certainement une faute, si on nous permet d’évoquer, à son sujet, une expression ou plutôt un jugement resté célèbre dans les fastes de la diplomatie. Le châtiment d’ailleurs ne n’est pas fait attendre, et son incurable orgueil en a été le principal instrument.

En effet, durant les trois guerres qu’il a provoquées, il a eu un allié qui lui est resté invariablement fidèle, c’est la Russie. Elle possédait, sur les Duchés de l’Elbe, des droits souverains ; elle a négligé de les faire valoir pour lui complaire ; elle était la puissance dominante dans la Baltique, et sa fidélité l’a dépossédée de cette situation au profit de la Prusse, maîtresse aujourd’hui, dans la Baltique, d’un établissement maritime de premier ordre. Il lui aurait suffi, pour conjurer les défaites infligées aux armées autrichiennes, d’opposer son veto à la guerre de 1866 ; elle n’en fit rien. Elle aurait pu tout aussi aisément contenir l’Allemagne en 1870, comme elle l’a fait plus tard en 1875 ; elle s’en est abstenue, et elle a pris, au contraire, une attitude qui a immobilisé l’Autriche. Jamais aucun gouvernement n’avait reçu d’un allié, n’ayant contracté aucun engagement conventionnel, de plus précieux services que la Prusse de la Russie. S’il est donc une vérité, c’est que la première de ces deux puissances doit à la seconde d’avoir pu tout entreprendre, qu’elle lui doit ses agrandissemens et la situation prépondérante qu’elle a conquise au centre du continent européen.

Comment le prince de Bismarck a-t-il pu négliger et rompre des relations qui lui ont été si profitables pendant la guerre et qu’il avait tout intérêt à conserver dans la paix ? Unie à la Russie, l’Allemagne n’avait aucune complication ultérieure à redouter. Sa vanité offensée a égaré son jugement. La roche tarpéienne est toujours plus proche du Capitole qu’on ne pense. Ne se contentant pas de refuser son concours amical à la Russie durant la guerre qu’elle a soutenue contre la Turquie, le prince de Bismarck a tenu à la vaincre et à l’humilier au Congrès de Berlin, en s’unissant à l’Angleterre ; il y est certes parvenu en la dépouillant de la plupart des avantages stipulés par le traité de San-Stefano. Mais à quel prix ? L’Allemagne le sait aujourd’hui. Si grandes que soient son admiration et sa gratitude pour l’homme qui lui a fait goûter des joies ineffables, elle sent le poids des charges qu’elle supporte, et le soin que met le gouvernement impérial à multiplier ses arméniens lui démontre que le présent est inquiétant, l’avenir fort incertain. Des écrivains d’ailleurs ne le lui ont pas dissimulé ; ils ont hautement reproché au prince de Bismarck d’avoir brisé la fructueuse et salutaire alliance de la Russie pour y substituer une combinaison pleine de périls, d’avoir volontairement créé cette situation non dans une sage et saine pensée politique, mais dans un sentiment personnel, pour venger son orgueil outragé. Tout cela, on ne peut le méconnaître, il l’a accompli froidement, pendant qu’il était tout-puissant, pendant que l’empereur Guillaume n’était plus en état de contrôler ses actes comme au début de leur association. En succédant à son père, Frédéric III, s’il avait vécu, aurait-il consenti à partager de si lourdes responsabilités ? Il est au moins permis d’en douter ; ce qui est certain, c’est que sa mort prématurée mit son successeur en présence du présomptueux chancelier puisant dans son glorieux passé, dans les services rendus, dans les immenses succès obtenus, le prestige d’un conseiller nécessaire. Guillaume II parut d’abord se résigner à jouer un second rôle ; il mit même une certaine affectation à dire le haut prix qu’il attachait aux conseils de l’homme auquel sa maison, comme l’Allemagne, devait la grandeur acquise. Mais le joug se fit trop pesant et il le secoua. Le prince de Bismarck dut descendre involontairement du pouvoir au moment où il avait pu se convaincre qu’il y était solidement assis et qu’il lui était loisible de l’exercer en toute liberté. Par une disgrâce éclatante, dont la pensée n’avait certainement jamais effleuré son esprit, il est entré dans une retraite qui l’a vivement surpris et blessé. Son ressentiment a longtemps éveillé les échos de Friedrichsruhe répétant ses paroles acerbes. Le temps et la bonne grâce de son souverain ont fait leur office et rendu, à son âme irritée, le calme et l’apaisement. Il vit, dans ses domaines, de cette existence adulée et triomphale qui est le privilège des grands hommes disparus. La vie future a commencé pour lui de son vivant ; il a connu la postérité, entendu sa voix, vu s’élever les statues qu’elle lui devait.

La fortune n’a pas comblé le comte de Cavour des mêmes faveurs ; elle l’a ravi à l’Italie pendant qu’il lui était encore nécessaire, au moment où il croyait toucher au terme de son labeur, sans lui permettre d’en goûter la jouissance. Faut-il le regretter ? Pour l’Italie, assurément ; pour lui, il convient de retenir qu’à la veille de sa mort il était aux prises avec l’organisation du nouveau royaume qui rencontrait les plus graves difficultés ; il se trouvait en outre face à face avec la question romaine, qu’il avait abordée pour l’ajourner, n’entrevoyant sans doute, pour la résoudre, aucun autre moyen qu’un expédient sur la valeur duquel, quoi qu’il en ait dit, il ne devait pas conserver de sérieuses illusions ; s’il avait vécu, le temps et l’événement lui auraient démontré au besoin que ce moyen était absolument inefficace ; il a laissé le soin de dénouer ce problème social à ses successeurs qui, moins clairvoyans que lui, l’ont tranché par un coup de force.

Que pensera la postérité de ces deux génies qui ont si profondément troublé la paix de l’Europe ? Pour les contemporains, le prestige du succès a plus d’attraits que l’empire de la morale ; leurs applaudissemens vont aux triomphateurs. L’histoire se montre plus exigeante, moins accessible à l’enthousiasme. Elle leur demandera compte de l’usage qu’ils ont fait des facultés dont la nature les avait dotés et de la puissance qui leur a été confiée. Assurément, les premières conceptions du comte de Cavour, celles qui l’ont guidé durant la première période de son ministère, n’étaient pas en parfaite harmonie avec le droit public, mais elles se recommandaient du droit naturel. L’occupation de la haute Italie par l’Autriche était née d’un abus de la force, et les Italiens pouvaient se croire fondés à y recourir de leur côté pour réaliser leur délivrance. Qui oserait blâmer Cavour d’y avoir employé toutes ses ressources ? En honorant sa mémoire l’Italie s’honore elle-même. Mais les futures générations ne seront pas moins fondées à lui reprocher de leur avoir légué, par une concentration hâtive sinon prématurée et qui excluait le maintien du pouvoir temporel du Saint-Siège à Rome, une situation faite pour inquiéter les esprits et pour troubler les consciences. Les désordres qui ont éclaté sur plusieurs points, le réveil de l’esprit provincial, le déclin de la richesse publique, l’émigration toujours croissante, démontrent que l’Italie souffre déjà d’un mal qui procède aussi bien de son état politique que de son état social. Un lien puissant unit encore les Italiens : la monarchie ; mais ce lien est-il aujourd’hui aussi solide qu’à l’époque où l’on a fondé l’unité italienne en repoussant l’union d’États ? Nous n’oserions répondre à une aussi grave question, mais il nous sera permis de penser que Cavour a escompté prématurément l’avenir en réunissant, à l’aide de procédés révolutionnaires, l’Italie entière sous la couronne de la maison de Savoie, et que ses continuateurs ont aggravé cette erreur en entrant à Rome avant d’avoir négocié le modus vivendi qui, de l’avis de leur maître, pouvait seul garantir la paix du royaume par l’accord du pouvoir politique avec le pouvoir religieux.

M. de Bismarck a-t-il été plus heureux et plus habile ? Heureux, il l’a été jusqu’à la paix ; en domptant toutes les oppositions parlementaires et fédérales, il a fait trois fois la guerre, et trois fois il en est sorti victorieux. Habile, il l’a été également, mais à l’aide de moyens que la morale réprouve. La diplomatie, cette sage et féconde institution, fondée pour prévenir ou fermer les conflits, qui comporte et exige une certaine somme de loyauté, permet de taire ce que l’on pense, mais n’autorise nullement d’affirmer le contraire. On sait comment il l’a pratiquée, méconnaissant les devoirs qu’elle impose et qui en sont la garantie, pour mieux asservir des peuples ou les démembrer selon les caprices de son ambition personnelle. Après le rétablissement de la paix, à dater de 1871, il n’a été ni heureux ni habile, il a provoqué au sein même de l’Allemagne une persécution religieuse qui a tourné à sa confusion ; il a répudié toutes ses doctrines économiques ; de libre-échangiste il s’est fait passionnément protectionniste ; au Reichstag, il a marchandé avec tous les partis, sollicitant leur concours ou les combattant, selon les circonstances, exerçant, tour à tour, contre tous, et même contre ses propres collaborateurs, une intraitable domination. À l’extérieur, il a organisé la paix armée, ce fléau de notre temps, c’est-à-dire l’obligation pour toutes les puissances, grandes ou petites, de créer chaque année de nouveaux impôts pour entretenir sous les armes plusieurs millions d’hommes toujours prêts à s’entrégorger, état de paix lamentable qui conduira l’Europe à une guerre exterminatrice ou bien à la ruine, à l’anarchie, si ce n’est au socialisme, cet autre fléau qui a pris, grâce à lui, une extension chaque jour plus redoutable, surtout en Allemagne.

A-t-il du moins assis la prospérité de l’Allemagne sur des bases solides, fondé un état de choses durable garantissant la paix et le bien-être ? Nous ne tiendrons aucun compte de l’esprit particulariste qui n’est certes pas éteint et s’est manifesté dans une occasion récente avec une éclatante décision. Mais comment ne pas reconnaître que, comme l’œuvre du comte de Cavour, celle du prince de Bismarck souffre des moyens dont il s’est servi pour l’imposer autour de lui ? Par une aveugle politique, le fondateur de l’union germanique l’a mise lui-même aux prises avec des difficultés qu’il serait puéril de méconnaître. Comme les autres puissances, l’Allemagne, par sa faute, n’est-elle pas tenue de vivre sous les armes ? L’empereur parle-t-il jamais à ses peuples sans leur recommander de se tenir prêts à défendre le pays comme s’il était à la veille d’être attaqué ? Ses ministres laissent-ils jamais s’épuiser une session du Reichstag sans lui demander de plus larges crédits pour de nouveaux arméniens, nécessaires, disent-ils, à la sécurité nationale ? Et d’année en année n’en vient-on pas ainsi à courber les populations sous des charges écrasantes ? A qui donc l’Allemagne doit-elle imputer cet état de choses, les périls qu’il engendre, si ce n’est au prince de Bismarck, qui, par le plus étrange des égaremens, a inconsidérément rompu l’entente des cours de Berlin et de Saint-Pétersbourg, et contraint la Russie à s’unir à la France, accord providentiel qui est, à l’heure présente, le seul gage de paix et de sécurité pour l’Europe ?

Nous avons suivi de notre mieux le comte de Cavour et le prince de Bismarck le long des grandes et petites voies qu’ils ont parcourues. Avons-nous réussi à éclairer d’une franche lumière les élans de leur patriotisme et les écarts de leur ambition, leurs gestes et leurs erreurs ? Ne nous sommes-nous pas mépris nous-même sur le véritable caractère des grandes choses qu’ils ont accomplies et des modes divers qu’ils ont respectivement employés ? Nous défiant, en matière si délicate, de notre propre bonne foi, nous n’osons rien affirmer. Nous laissons au lecteur la liberté, surtout le soin d’user de son droit, celui d’apprécier.


Comte BENEDETTI.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre.
  2. Voyez Études de diplomatie contemporaine, par Julian Klaczko ; Furne, 1866.
  3. Sous le règne de l’empereur Nicolas, et avec le comte Nesselrode, la Russie avait d’autres vues. Nous lisons, dans une circulaire du chancelier de l’empire, en date du 6/18 septembre 1848 : « Nous pensons que le territoire de la Confédération germanique, ayant été délimité d’un commun accord entre elle et les puissances de l’Europe dans des traités signés solennellement, l’Allemagne n’a pas le droit de s’incorporer de nouveaux territoires sans leur assentiment préalable… Telle est, dans la question du Schleswig, réclamé par la Confédération sous prétexte de nationalité, l’opinion de notre cabinet. »
    A une insinuation du général Leflô, notre ambassadeur en 1848, sur un rapprochement intime entre la République française et l’empire du tsar, l’empereur Nicolas répondait : « La France et la Russie sont en effet dans des conditions excellentes ; elles ont des intérêts communs et leur alliance serait la meilleure garantie de l’ordre et de la paix en Europe, car personne ne bougera et ne pourra rien en Europe tant qu’elles se donneront la main. » (Dépêche du général Leflô, 26 septembre 1849.)
    Au général Lamoricière, successeur du général Leflô, le comte Nesselrode déclarait que « pour réaliser ses projets (établir sa prépondérance en Allemagne), il faudrait à la Prusse l’appui de la Russie, qui ne lui sera pas donné. » Cette même assurance fut renouvelée à notre ambassadeur par l’empereur Nicolas quand il fut admis à lui présenter ses lettres de créance. « Tant que nous marcherons d’accord, lui a-t-il dit encore dans une autre entrevue, la paix et la tranquillité de l’Europe sont assurées. (Correspondance de Russie, 1848 et 1849 ; Archives des Affaires étrangères.) Il ne pouvait être superflu aujourd’hui d’évoquer ces souvenirs.