Le comte Joseph Gorani d'après ses mémoires inédits

Le comte Joseph Gorani d'après ses mémoires inédits
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 5 (p. 854-888).
LE
COMTE JOSEPH GORANI
D’APRES SES MEMOIRES INEDITS.

Le comte Gorani fut un personnage célèbre en littérature et en politique au déclin du siècle dernier ; mais il n’est guère connu aujourd’hui que par les biographes de la restauration, qui l’ont beaucoup chargé, parce qu’ils ne le trouvaient pas homme à partir pour les croisades. Quant aux biographes qui sont venus après Michaud, ils n’ont fait que copier les inexactitudes de cet historien ; nous avons sous la main de quoi les prendre tous en faute. Un avocat genevois, M. David Moriaud, a trouvé chez un bouquiniste quatre volumes manuscrits, de grand format et d’une écriture très serrée : ce sont les mémoires autographes du comte Gorani. Le récit est long, touffu, verbeux, écrit d’une main sénile, dans ce français fluide et incorrect que parlent si facilement tant d’Italiens ; on y sent un vieillard fatigué qui bavarde comme Polonius, mais qui a conservé des restes de sagesse et de finesse. Dans ce fouillis de souvenirs souvent insignifians, on rencontre un assez grand nombre de traits heureux, de portraits vivans, d’anecdotes et d’aventures qui peuvent instruire ou amuser, de curiosités qui pourront servir à l’histoire. Et si l’on songe que Gorani fit la guerre de sept ans, fut prisonnier du grand Frédéric, diplomate au service de l’Autriche et du Portugal, voyageur infatigable, écrivain fécond, auteur de pamphlets qui ont fait beaucoup de bruit et de livres sérieux qui ont répandu beaucoup d’idées, aide-de-camp de Mirabeau, qu’il vit de très près, et des girondins, dont il servit la politique, ami de nos encyclopédistes et des philanthropes italiens, aimé de Beccaria, de Charles Bonnet, de Voltaire, qui songea un moment à lui pour le trône de Constantinople, on ne nous reprochera pas d’avoir descendu d’un grenier cette vieille figure qui a de l’expression et de l’agrément, sinon de la correction et de la grandeur.


I.

Joseph Gorani naquit à Milan le 15 février 1740, et non en 1744, comme le disent les dictionnaires de biographie. Il était de bonne famille et il eut le droit de porter le titre de comte. Un Gorani, son trisaïeul, homme de loi très riche, avait fait à Milan très grande figure et s’était construit un palais dans une rue qui porte encore son nom. Cependant dès son enfance le petit Joseph croyait descendre de plus haut ; on lui avait dit au berceau qu’un de ses ancêtres, Gorano ou Corano, avait été en 501 roi d’Ecosse. Le nom de ce souverain, qui, paraît-il, fut assassiné par des conjurés après trente-quatre ans de règne, se trouve consigné dans le Mappamondo istorico du jésuite Antonio Foresti (Venise 1710) ; mais ce révérend père ne dit pas comment du roi écossais dérivèrent les comtes lombards, et Joseph le sut d’autant moins qu’il était le cadet de plusieurs frères et qu’on ne lui laissa jamais consulter les archives de sa maison. Un cadet de famille qui se croit de sang royal, marquons bien au début ces deux traits, qui nous expliqueront toute la vie de l’homme : de là son mécontentement, son esprit de révolte, son ambition effrénée, les contradictions de sa pensée et de sa conduite, la mobilité, l’agitation de ce Macbeth de comédie, à qui sa nourrice avait dit : « Tu seras roi ! »

Quand il allait naître, sa mère, qui avait beaucoup de dévotion et peu de culture, rêva une belle nuit qu’il serait un saint homme et gouvernerait un ordre religieux. Dès qu’il put marcher, elle le mit aux barnabites : c’était sa manie d’enfermer sa famille dans des couvens. Elle n’y avait pas réussi avec son fils Charles, qui était bien entré aux jésuites, mais avait quitté l’habit de l’ordre quinze jours avant l’heure où il aurait dû faire sa première profession. Il eut du succès dans le monde et beaucoup d’aventures galantes, sur quoi il partit pour la guerre, où il fut tué. Les jésuites inscrivirent cette mort parmi les accidens sinistres auxquels doivent s’attendre ceux qui ont quitté leur compagnie. Quant à Joseph, bien que maladif et obsédé d’exhortations pendant ses convalescences, il résista aux pieux efforts de ses maîtres, qui auraient voulu le retenir auprès d’eux. Il ne voulait pas être barnabite, il aspirait à la royauté. Aussi n’avait-il qu’une idée en tête : entrer dans l’armée, et à cet effet s’échapper du collège. Une première tentative d’évasion ne réussit pas ; à la seconde, il put se réfugier dans la citadelle et offrir ses services au colonel, qui consentit à le garder. L’éducation militaire lui fit du bien ; la caserne était alors moins vicieuse que le couvent. Il monta crânement sa première garde, et, promu au grade d’enseigne, partit pour l’Allemagne, où l’on se battait. En Autriche, il vit le grand Métastase, qui était alors la gloire de l’Italie et la great attraction de Vienne. Beaucoup d’étrangers n’y allaient que pour visiter le poète impérial.

« Qu’est-ce qu’une armée ? C’est un corps animé d’une infinité de passions différentes qu’un homme habile fait mouvoir pour la défense de la patrie ou pour usurper des états ; c’est une troupe nombreuse d’hommes armés qui suivent aveuglément les ordres d’un général dont ils ne connaissent pas les intentions ; c’est une multitude d’âmes, pour la plupart viles et mercenaires, qui, sans songer à leur propre réputation, travaillent à celle des empereurs ; c’est un assemblage confus de libertins et de joueurs qu’il faut assujettir à l’obéissance la plus sévère, de lâches qu’il faut mener au combat, de téméraires dont il faut réprimer l’ardeur outrée, d’impatiens qu’il faut accoutumer à la constance. » En citant ces paroles de Fléchier, Gorani nous apprend qu’elles rendent exactement ce qu’était au siècle dernier l’armée autrichienne. Le jeune officier lombard vit la guerre, et ne la trouva point belle : il assista, le 22 septembre 1757, au bombardement inutile de Zittau, et, la ville prise, s’employa de son mieux pour éteindre l’incendie ; il connut l’ébriété de la victoire et l’effarement de la déroute. Après le combat de Lissa (5 décembre 1757), où la Wachtparade du grand Frédéric mit en fuite 25,000 Autrichiens, il subit la faim, le froid, toutes les privations, perdit ses deux chevaux, son argent, son bagage, et tomba, plus pauvre que jamais, chez des meuniers hussites qui lui firent bon accueil et le convertirent presque à leur religion.

L’année suivante, il fallut reprendre les armes. Gorani fut au siège de Dresde ; il en raconte un épisode où il se couvrit de gloire sans s’en douter. C’était dans la nuit du 9 au 10 novembre 1758. Il avait été posté, avec six cents soldats commandés par un lieutenant-colonel, dans le jardin du roi de Pologne ; « il y faisait très chaud, grâce aux boulets rouges et aux boulets de canon qui pleuvaient de la ville, et grâce aux sorties des assiégés. Ce lieutenant-colonel était un comte Naharro, qui, bien qu’Espagnol, avait pris le goût de la table et du bon vin en vivant avec les Allemands. Il eut la générosité de vouloir traiter à table tous les officiers de son détachement, et, comme nous eûmes excessivement à faire pour repousser les sorties de la garnison, nous ne pûmes dîner qu’à trois heures du soir. On mangea et l’on but copieusement force vins exquis de tous les pays ; les liqueurs ne furent point oubliées, et, le commandant nous donnant l’exemple, nous étions tous trop bons compagnons pour rester en arrière. Il est bon à savoir que chaque jour on nomme dans une armée un général-major, un colonel, un lieutenant-colonel et un major, avec le devoir de faire des visites continuelles à tous les postes pendant la durée de vingt-quatre heures. Ces messieurs ne nous visitèrent heureusement que pendant le jour et nous oublièrent après, apparemment parce qu’ils n’avaient pas assez froid pour se chauffer à notre position, où le feu n’avait pas cessé de toute la nuit. Si nos visiteurs nous avaient vus, ils nous auraient trouvés tous ivres, et, selon nos lois militaires, nous aurions tous été condamnés à mort ou pour le moins à être cassés avec infamie, parce que nous étions dans un poste destiné à se battre sans cesse contre l’ennemi. Le fait est que, chaque officier étant forcé de faire la ronde à tour de rôle pendant une heure, je me trouvai deux fois, pendant la nuit et à l’aube du jour, au milieu des flammes, des décombres, des morts et des mourans sans avoir une égratignure, mais ayant sur moi plusieurs taches de sang. Mon chapeau et mon habit avaient des marques de coups de sabre et de balles de fusil, car on m’assura que je m’étais conduit comme un héros et qu’on avait eu de la peine à m’emporter lorsqu’on m’avait cru blessé. » Il paraît qu’en effet l’affaire avait été chaude ; le détachement de Gorani avait perdu, entre tués et blessés, un capitaine, deux lieutenants et une soixantaine d’hommes ; mais il avait fait plus de mal encore aux Prussiens, et leur avait pris cent prisonniers et cinquante déserteurs. « Lorsque nous fûmes relevés à dix heures du matin, après avoir annoncé mon retour à mes supérieurs, je me retirai dans ma tente, où je dormis comme un bloc, et je n’ouvris les yeux que lorsqu’on vint m’appeler de la part du colonel. »

Cette action d’éclat fit à Gorani le plus grand honneur et aussi le plus grand bien, car il ne se grisa plus de sa vie. Il passa en Bohême l’hiver de 1758 à 1759, assez mécontent de sa famille, qui le laissait sans argent. Il en fallait alors pour avancer. Sa mère lui envoyait « des lettres ascétiques au lieu de lettres de change. » Il se refaisait par le jeu ; il gagna un soir 16,000 florins, qu’il ne reperdit quelques jours après qu’en partie. En 1759, il prit part à de nouveaux combats, et y gagna le grade de premier lieutenant effectif. Un jour, le 29 novembre, il fut envoyé avec un lieutenant-colonel et 400 hommes à Hermsdorf (en Saxe) pour y installer un nouveau camp ; cette petite troupe se mit en marche à travers un épais brouillard, avec des paysans pour guides. Les paysans, de bonne ou de mauvaise foi, se trompèrent de route, et tout à coup, le brouillard s’étant levé, les 400 hommes se trouvèrent à Lungwitz, cernés par 3,000 cavaliers prussiens. Ils firent bonne contenance, et, après avoir fusillé leurs guides, se formèrent en bataillon carré ; cependant ils furent culbutés en un clin d’œil et durent se rendre après trois décharges, en laissant sur le carreau 83 morts. Gorani, blessé à la tête, fut porté à Weissig, puis à Grossenhain. Il guérit au bout de huit jours ; seulement il était plus pauvre que jamais. On lui comptait bien sa solde, mais en fausse monnaie, et le malheureux était forcé de passer des journées entières au lit pour laisser sécher, quand on la lavait, son unique chemise. Il n’en admirait pas moins le grand Frédéric, qui l’avait mis en cet état et qui lui donnait de l’argent falsifié. Il obtint un jour l’honneur de voir le royal philosophe de Sans-Souci, qui daigna lui adresser une parole aimable. Il y a des vainqueurs qui imposent même aux vaincus ; Goethe se laissa décorer par Napoléon. Disons pourtant, pour excuser Gorani, que les Milanais de son temps n’avaient pas de patrie.

Les prisonniers de la Prusse donnaient leur parole d’honneur de ne point s’évader, sur quoi on leur laissait leur épée. Gorani put donc rester armé ; il n’en faillit pas moins geler en route, quand il fut transporté à Berlin dans un chariot découvert, par un froid de Brandebourg. À leur arrivée dans la capitale prussienne, les prisonniers autrichiens furent insultés par la populace, qui les prenait pour des Français pris à Rosbach : on ne nous a jamais aimés dans ce pays-là. Quand Gorani eut bien prouvé qu’il n’était pas Français, on le laissa tranquille. Il obtint même plus tard, à Berlin, la protection d’une grande dame qui était l’amie de Formey. Ce docteur protestant, que la Prusse opposait alors à Voltaire et à Jean-Jacques, devint l’instituteur du prisonnier ; il lui apprit les langues mortes, les sciences et la religion, et le conduisit à Potsdam, où il lui montra, sur la table du grand Frédéric, un volume de Plutarque ouvert à la vie de Caton ; le souverain ne l’avait lu qu’à moitié. Gorani sortit des mains de Formey tout à fait régénéré ; par malheur, il quitta Berlin et fut confiné à Magdebourg, où le diable le reprit de plus belle. Il y avait là 1,600 officiers prisonniers de guerre et payés en fausse monnaie ; ils jouaient pour vivre et trichaient à qui mieux mieux. Un joueur plus fort qu’eux, un Milanais nommé Casellas, instruisit son compatriote dans l’art de piper les dés et de faire sauter la carte. Il l’associa même à une banque, où il fit de gros bénéfices ; mais Gorani, qu’on tentait aisément, se dégoûtait vite : il guérit du jeu comme il avait guéri du vin et d’autres maladies prises-nu couvent. Il resta pourtant libertin et le fut toute sa vie, par ostentation peut-être.

Pendant sa captivité en Prusse, il dut changer souvent de résidence ; il fut pendant quelque temps interné à Stettin, où il vit le régiment de Beveren, C’était une phalange de colosses embauchés dans tous les pays chrétiens. Un jour que Gorani mangeait dans un cabaret avec un gentilhomme de ses amis, survint une sorte de géant qui sauta au cou de ce gentilhomme en lui disant : « Vous êtes de mon pays, vous avez l’accent de Bologne. » Ce géant était le cabaretier en personne : il se nommait Zambeccari, et appartenait à l’une des quarante familles bolonaises chez lesquelles la dignité de sénateur était héréditaire ; mais, comme il était cadet de famille, il avait été voué à la religion. Consacré prêtre à vingt ans, par dispense, et gratifié d’un canonicat dans l’église de Saint-Pétrone, il avait rencontré un embaucheur prussien qui se faisait passer pour négociant, et qui, s’étant lié d’amitié avec lui, l’avait engagé à partir pour la Prusse, lui promettant une place d’aumônier dans le régiment des gardes, le logement, la table et 2,000 écus de traitement. Zambeccari s’était laissé séduire par ces magnifiques promesses ; à peine arrivé à Berlin, on l’avait enrôlé de force dans le régiment de Beveren, et on l’avait forcé d’épouser une fille aussi grande que lui. C’était le moyen de perpétuer la race. Cette fille se trouva être une femme de tête, fort habile et très intrigante, qui devint vivandière et ouvrit le cabaret où mangeait Gorani. Le couple athlétique pouvait montrer six enfans, dont l’aîné atteignait déjà la taille de son père ; les autres promettaient d’y arriver. Or Zambeccari ne fut pas le seul Antée de bonne maison séduit par les embaucheurs prussiens. Gorani eut pour perruquier à Stettin un autre soldat du régiment de Beveren ; ce perruquier était un comte d’Udine.

Les prisonniers furent transportés à Dantzig ; la mer était affreuse, et après une tempête le navire échoua. Gorani prit la gale pendant la traversée, puis il glissa en traîneau de Königsberg à Tilsitt, où ses compagnons et lui, dénués de tout, firent des filets pour prendre les oiseaux. Ils fondèrent dans cette ville une loge de francs-maçons et y attirèrent un marchand de vin qui leur offrit de bons repas ; ils menaient d’ailleurs joyeuse vie, et Gorani se couchait fort tard, ce qui sauva la ville. Une nuit, en effet, le feu prit à une maison et se propagea rapidement ; notre viveur, qui était seul éveillé dans son quartier, donna l’alarme ; il n’y eut que 200 maisons brûlées, mais sans lui Tilsitt aurait péri tout entier. Ce service éclatant le rendit très populaire sans l’enrichir ; les prisonniers étaient fort maltraités par le fisc. Nous avons dit qu’on les payait en fausse monnaie que le grand Frédéric, sans doute par pudeur, faisait battre à l’effigie de souverains étrangers, du roi de Suède par exemple ou du roi de Pologne. Marie-Thérèse, l’impératrice autrichienne, voulut user de représailles et ne donna plus que demi-paie aux prisonniers prussiens que la guerre lui avait livrés. Frédéric alors en fit autant ; il réduisit de moitié la solde qu’il devait aux compagnons de Gorani, et n’en continua pas moins de les payer en fausse monnaie ; puis, en janvier 1763, il trouva un moyen encore moins coûteux de se tirer d’affaire : il ne donna plus rien. Il en résulta qu’au bout d’un mois, le 11 février, Gorani se mit à la tête de quinze officiers suivis de leurs domestiques, et cette armée de 32 hommes se rendit à la grand’garde de Tilsitt, défendue par 10 soldats et 10 bourgeois qui mirent bas les armes, sur quoi les insurgés montèrent à l’hôtel de ville et se firent compter leur argent. Pendant plusieurs jours, l’officier de vingt-trois ans fut le maître de la ville ; le coup fait, il songea, un peu tard, aux conséquences. Une partie si vite gagnée devait amener une revanche terrible. Comment y échapper ? Persister dans l’insurrection et s’emparer de la Prusse ducale pour la donner à l’impératrice, ou s’enfuir et regagner la Hongrie par la Pologne ? Ce dernier parti était le plus sage, mais les prisonniers hésitaient et perdirent trois jours à délibérer. Survint un major prussien avec 300 hommes qui arrêtèrent les rebelles et les mirent sous les verrous. Gorani alors, se souvenant des leçons de Formey, fit des réflexions sur Dieu et l’immortalité de l’âme.

Comme il philosophait ainsi mélancoliquement, il entendit un grand bruit dans la rue. Bonne nouvelle ! la paix était faite entre la Prusse et l’Autriche, et le premier magistrat de Tilsitt, après avoir officiellement publié cet heureux événement, poussa ce cri dans la rue : « Vive Frédéric le Grand, vive notre gracieux souverain, notre roi chéri ! » Alors Gorani eut un mouvement généreux ; il se mit à la fenêtre et osa crier à son tour : « Vive Marie-Thérèse, notre impératrice-reine, la plus grande et la plus juste des souveraines de l’univers ! » puis, vidant ses poches, il jeta tout ce qu’il avait d’argent à la foule, qui répéta l’acclamation. Cette action rétablit ses affaires à Tilsitt, où on lui pardonna son coup de tête : on ne se souvint plus que du bien qu’il avait fait ; les francs-maçons se cotisèrent pour lui offrir des secours, et son départ pour Königsberg fut un triomphe. Il n’en devait pas moins être jugé. Il comparut devant l’auditeur et se comporta bien, assumant sur lui toute la responsabilité de la révolte. Aux reproches du magistrat, il répondit par un mot qui fit impression à l’audience : « Monsieur l’auditeur, vous êtes-vous jamais trouvé dans le cas d’avoir faim, et environné de gens crevant de faim ? » Le procès ne pouvait être bien rigoureux, puisque la paix venait d’être signée, et l’accusé trouvait partout des protecteurs ou des défenseurs ; on racontait ses prouesses, on le portait aux nues. Un jour, dans une forêt, il avait sauvé un enfant des griffes d’un loup qui allait le dévorer ; une autre fois, il avait relevé un vieillard qui venait de tomber sous un fardeau trop lourd, et il s’en était chargé lui-même ; enfin, dans la nuit de l’incendie, il avait sauvé Tilsitt. Gorani fut donc relâché après treize jours de détention, et il obtint aussitôt tous les succès du monde. Le roi de Prusse lui fit offrir une compagnie, l’empereur de Russie un brevet de lieutenant-colonel ; mais notre ambitieux visait plus haut : ne descendait-il pas d’un roi d’Ecosse ? Il se croyait destiné au trône et voulait devenir le modèle des souverains. Cette manie tenace ne fut pas sans profit pour lui, car il tâcha d’apprendre son métier de prince ; il étudia l’art militaire, l’histoire, la géographie, la politique, il entreprit de grands voyages et fit, en un mois, une excursion en Russie, en Suède et en Danemark. Au retour, il ne fit que traverser l’Autriche, où il obtint un congé, puis s’en alla tout droit à Milan, où il tint ce qu’il appela son lit de justice. Il avait été fort mal reçu par sa mère, qui lui trouvait une mine de luthérien, et qui appartenait à un intendant et à un confesseur : aussi les chassa-t-il l’un et l’autre de la maison « avec une bonne volée de coups de canne. » Quelque temps auparavant, injurié par un sénateur qui tenait contre lui le parti de sa mère, il avait pris le plateau sur lequel étaient l’encrier, le sablier et la bougie, et avait jeté le tout à la tête de ce magistrat. Comme le jeune gentilhomme était officier autrichien, l’autorité militaire lui donna raison : c’est ainsi qu’il arrangea ses affaires de famille. Alors il monta en gloire et se crut l’égal des grands capitaines de tous les temps. Il eut quantité d’aventures galantes à Milan d’abord, puis à Turin, mais aussi des mécomptes, parce qu’il s’avisa d’être jaloux, et qu’à Turin, au siècle dernier, le cœur d’une femme était « comme une ville prise où les vainqueurs, quand ils y entrent, laissent subsister les anciens habitans. » On lui offrit tout ce qui aurait pu le séduire, un grade dans l’armée, de riches héritières (il en avait déjà refusé à Vienne) ; rien ne lui semblait digne de lui. Au service du roi de Sardaigne, il aurait pu obtenir un régiment, mais il dédaignait le service du roi de Sardaigne. Il lui fallait un trône, et un beau jour il partit pour Gênes avec l’intention de se le procurer à tout prix. Il était tellement sûr de son fait, qu’il ne craignit pas de faire ce voyage en compagnie de trois moines, ce qui est de mauvais augure aux yeux des Italiens. Un habitant de Naples, même libre penseur, ne manque pas de se signer quand un ecclésiastique monte dans sa voiture. Cependant le voyage fut agréable pour Gorani ; la conversation roula sur l’amour, et on en parla décemment.


II.

C’était la Corse que le jeune prétendant songeait à conquérir pour y fonder sa dynastie, et un rêve pareil, il faut le dire, n’était pas alors aussi fou qu’il le serait aujourd’hui. N’avait-on pas vu, moins de trente ans auparavant, un aventurier allemand, le baron de Neuhof, se glisser dans cette île et s’y faire proclamer roi sous le nom de Théodore ? Il aurait pu s’y soutenir, s’il avait eu plus d’armes, plus d’argent, et surtout plus de talent. C’était du moins l’avis de Gorani, qui le 6 mars 1764 s’embarqua pour la Corse. Quand il y arriva, Pascal Paoli gouvernait l’intérieur de l’île avec beaucoup de sagesse et d’autorité, consultant souvent les députés des paroisses et dirigeant leur assemblée à son gré, mais sans donner prise à la moindre accusation de despotisme. Il s’était concilié l’admiration et la confiance du peuple ; « irréprochable dans ses mœurs, affable avec dignité, économe dans le maniement des deniers publics, exact à rendre justice et à entretenir la discipline, doué de cette éloquence qui enflamme les esprits, ayant l’art de faire désirer et décider ce qui était conforme à ses volontés,… il voulait le bonheur, la prospérité de sa patrie. » C’est Gorani qui avoue toutes ces choses, et qui n’en conçut pas moins le projet de supplanter Paoli. Il pensait qu’en arrivant en Corse avec tant de canons, tant de soldats et tant d’argent, la conquête était assurée. Il avait préparé son plan et prévu les moindres détails, même les ruses de guerre. « J’aurais fait habiller en hommes plus de 20,000 femmes qui se seraient présentées de loin sur chaque point d’attaque avec des torches allumées, » et ce coup d’audace n’eût pas manqué son effet. Maître de la Corse, il aurait pris Gênes, il eût rançonné et déporté dans l’île tous les nobles et les riches de cette république ; il se serait fait ensuite céder la Sardaigne et l’île d’Elbe « contre quelques compensations, » et toutes ces îles auraient composé dans ses mains « une jolie monarchie, » consolidée par l’amour des peuples qu’il aurait gagnés en ne s’occupant que de leur bonheur. Le jeune aventurier songeait à donner à ses états la constitution anglaise. Il ne lui manquait qu’une chose, des millions. Où en trouver ? À Constantinople, — et le voilà en route pour le Levant. Il y fit un voyage très intéressant, à en juger par ses notes ; il alla de Stamboul jusqu’aux frontières de la Hongrie, mais il n’obtint pas un sou du Grand-Turc. La Porte, qui craignait la guerre avec la Russie, ne se souciait pas de fonder un royaume en Corse ni même d’affaiblir les Génois. Gorani ne perdit cependant pas courage ; il pouvait encore aller demander les millions qu’il lui fallait en Asie ou en Afrique, et il hésitait entre Tunis, Alger et le Maroc, quand le capitaine d’un vaisseau marchand lui offrit de le ramener à bon compte à Gênes. Il y consentit, car il n’avait plus d’argent, et il s’en revint si confus que, n’osant pas se montrer à Milan, il repartit de Gênes pour Marseille, où il eut une aventure avec une figurante et un duel avec un officier ; de là, il s’embarqua pour Barcelone, et passa l’automne à Madrid.

Gorani garda de ce séjour un souvenir des plus vifs, et même dans l’âge avancé où il écrivit ses mémoires tous ses sens étaient encore excités par les fruits excellons, les parfums d’oranger, les basquines, les mantilles, les longs voiles des Espagnoles et les beaux yeux de dona Francisca, qui dansait si bien le fandango. À la quatrième visite qu’il avait faite à cette artiste, elle lui avait dit qu’elle l’aimait et n’aimerait jamais que lui. Renonçant dès lors à la royauté, il s’était décidé à entrer dans la diplomatie au service du roi catholique ; de puissantes protections lui assuraient le succès. Par malheur, dona Francisca avait eu un premier amant, don Manuel, qui était grand d’Espagne, et qui, l’ayant quittée parce qu’elle ne l’aimait pas, s’était retiré à Tolède, où il possédait un palais ; à son retour à Madrid, ce gentilhomme apprit qu’il avait un rival heureux, et par dépit enleva l’infidèle. À cette nouvelle, Gorani resta d’abord foudroyé, et ne sut que faire pendant deux jours ; on lui dit alors que don Manuel était allé à Carthagène, il partit aussitôt pour le rejoindre, et lui reprendre dona Francisca. Chemin faisant, dans un bon voiturin conduit par un homme sûr, il regardait le paysage et les paysans, écoutait les anecdotes et les inscrivait sur son carnet ; il apprit, entre autres choses, qu’on allait canoniser un saint homme du pays, un moine hiéronymite, « non qu’il eût fait du bien à ses semblables, mais parce qu’il avait passé trente ans dans sa cellule sans se peigner ni se raser, ni parler, ni sourire, mais se rendant toujours exactement au réfectoire et au chœur. » En s’instruisant ainsi, notre voyageur finit par arriver à Carthagène, où il ne trouva ni dona Francisca ni don Manuel : cet homme s’était donc moqué de lui, cette fille aussi peut-être. Gorani fut sans doute furieux, mais il guérit aussitôt de sa passion : cependant il n’osa plus retourner à Madrid. Il craignait le ridicule, et pensa, non sans raison, qu’après cette équipée on ferait difficilement de lui un ambassadeur. D’ailleurs il avait peur du saint-office, et il nous le dit dans une phrase où il se moque un peu de lui-même : « je m’étais trouvé si bien à Madrid jusqu’à l’enlèvement de ma maîtresse que l’inquisition même ne m’avait fait aucune impression ; mais, aussitôt que j’eus quitté Madrid, cette inquisition se présenta à mon esprit comme la chose la plus insupportable, tant il est vrai que tout change au gré de nos passions. »

Ayant donc renoncé à Francisca, Gorani revint à l’idée de se construire un trône, et à cet effet il accepta l’offre d’un commissaire anglais, qui l’emmena avec lui dans les états barbaresques. Ce fut encore une excursion intéressante, mais improductive ; le dey d’Alger ouvrit une oreille aux projets du prétendant, mais lui fit des conditions très dures ; les autres ne voulurent même pas l’écouter. Gorani ne rapporta donc de Barbarie que des impressions de voyage et il s’embarqua pour Cadix, où il dut faire quarantaine. Rien de plus agréable qu’une quarantaine dans un port de mer quand on a des livres et des amis qui viennent en bateau vous tenir compagnie à distance ; Gorani trouva dans un gentilhomme qui était prêtre et négociant, le comte abbé Prasca, un visiteur assidu qui lui donna de très bons conseils. Il l’engagea fortement à entrer dans le commerce, excellent moyen de faire fortune sans se mettre aux gages d’un prince ou d’un ministre, et de sauvegarder son indépendance et sa dignité. Quand Gorani put descendre à terre, l’abbé le conduisit de théâtre en théâtre et le présenta dès le premier jour à plusieurs Espagnoles, notamment à la femme d’un négociant florentin établi à Cadix. « Je voudrais, mon ami, lui dit l’abbé, que Mme D… pût vous fixer parmi nous et vous engager à vous prêter à ce que nous voulons faire pour votre bonheur. Son mari est absent ; il est à Madrid pour une commission de ses associés. C’est une femme sentimentale. Elle a épousé son mari pour complaire à ses père et mère, qui désiraient l’établir richement… Je vous conseille de vous attacher à elle, d’autant plus que son mari est fort commode ; il l’a épousée aussi par spéculation, sans abandonner une maîtresse qu’il avait, et il lui laisse la plus entière liberté. » Tels furent les conseils de l’abbé, qui était d’ailleurs galant homme. Angélique, — c’était le nom de baptême de Mme D…, — plaisait à deux officiers espagnols, qu’elle recevait poliment, mais sans leur donner aucune espérance. Un soir, à la sortie du théâtre (on en sortait à neuf heures), ils la reconduisaient chez elle lorsqu’ils rencontrèrent le Télémaque italien et son sage mentor. Angélique congédia aussitôt les deux officiers ; « l’abbé en fut très charmé, » et laissa Gorani seul avec elle. Le couple ému se promena longtemps sous les ormes blancs de la Lameda, le mail de Cadix, où l’on était protégé par une grille contre les voitures et d’où l’on embrassait un grand espace de mer. Il s’y conclut un traité (nous parlons la langue de Gorani) plus vite négocié que celui de Westphalie. Angélique avait des traits peu réguliers, mais beaucoup de fraîcheur et d’éclat, la beauté du diable ; elle n’avait encore que dix-sept ans.

Gorani fut donc parfaitement heureux dans Cadix, ville d’affaires et de plaisirs qui avait de quoi enrichir et amuser ses 80,000 âmes. Pendant trois mois, du 17 mai au d4 août 1765, il vécut en pleine joie, accueilli, fêté partout, attiré dans une maison de commerce où il aurait fait fortune. Il avait renoncé au trône et il allait enfin trouver son assiette quand il eut la fatale idée, le 14 août, d’aller prendre le frais à la Lameda avant cinq heures du matin. Les grandes dames tôt levées s’y rendaient quelquefois, comme pour chercher fortune, et intriguaient les gens sous le voile : en Espagne, on le sait, toute la vie est un carnaval. Gorani fut donc accosté par une tapada qui lui parut avenante et bien faite, et qui lui dit mille galanteries avec un accent étranger. Elle lui demanda bientôt à déjeuner dans un des cafés de la promenade, et ils venaient de prendre le chocolat en tête-à-tête quand tout à coup la femme, avant qu’on l’en eût priée, leva le voile qui la masquait. C’était Angélique. Gorani fit pourtant bon visage à mauvais jeu. « Que je suis donc ravi ! s’écria-t-il. J’ai deviné : c’est bien toi, ma divine amie ! J’ai fait semblant de ne pas te reconnaître pour te ménager un plaisir de plus… » La femme offensée ne lui permit pas de continuer : elle l’accabla d’imprécations et lui asséna, sans qu’il s’y attendît, « deux terribles soufflets, » les seuls qu’il eût reçus et qu’il dût recevoir de sa vie. Que faire en pareille occasion ? Gorani resta pétrifié : il laissa partir u la déesse irritée » sans la retenir, sans la suivre, sans même lui répondre un seul mot. À six heures et demie du matin, il était sur la route de Séville.

Il erra quelque temps encore, ne sachant à quoi se résoudre, et ne voulant pas retourner dans la ville d’Angélique après l’affront qu’il y avait reçu. Enfin, comme il avait de bonnes recommandations pour le Portugal et qu’il espérait y trouver de l’argent pour son royaume de Corse, il partit pour Lisbonne, où il arriva, non sans déboire, à la Toussaint. Il descendit modestement dans une petite auberge à l’enseigne des Saintes âmes du Purgatoire : c’était un corridor étroit, glissant entre deux rangées de cellules séparées par des cloisons toutes fendues et n’ayant que 5 pieds de haut ; on pouvait donc regarder chez le voisin par-dessus les cloisons, si l’on était trop scrupuleux pour mettre l’œil aux fentes. Cette maison n’était pas de bon augure ; ajoutez que Gorani venait de faire une chute en voyage et que pendant un bon quart d’heure il était resté évanoui : d’autres, assure-t-il, auraient rebroussé chemin à sa place. Il n’en sortit pas moins de sa tanière, entre chien et loup, en y laissant par précaution son argent et sa montre, et il se mit à se promener en long et en large sur la place del Rocio. Il fut abordé par une négresse, qui tenait à la main son chapelet et qui, entre un Pater et un Ave Maria, lui offrit de le présenter à une bonita rapariga dont elle lui vanta les mérites. Gorani suivit la négresse, qui lui fit traverser cinq ou six rues ; il passa une petite porte et, après avoir monté trois étages, se trouva en face d’une jolie personne qui lui demanda d’abord à souper. À une heure du matin, il entendit du bruit sur le palier. « Ce sont des rats, » lui dit-on pour le rassurer, mais Gorani se défiait déjà des rats de Lisbonne. Il enfila lestement son habit, prit un pistolet dans sa main droite, son épée nue dans la main gauche, et attendit trois minutes ; la porte s’ouvrit alors, et un homme entra suivi de plusieurs autres et tenant une lanterne à la main. Preste et adroit (il avait vingt-cinq ans), Gorani déchargea son pistolet sur le premier venu ; la lanterne tomba, l’homme aussi peut-être, l’épée écarta les autres, et en trois sauts, poursuivi par ces chenapans, le futur diplomate était sur le pavé, courant, à peu près nu, au hasard devant lui. Après bien des péripéties burlesques, il parvint enfin à regagner son logis, guidé par un bon Portugais qui lui prêta son manteau.

Ce singulier début n’eut point de suite fâcheuse. L’auberge des Saintes âmes du Purgatoire n’était pas de première classe, mais l’aubergiste valait mieux que sa maison et que son métier : c’était un gentilhomme génois qui avait dû quitter son pays pour une affaire galante et qui, non content de soigner son hôte et de le panser comme eût fait un frère d’armes, lui conseilla de se loger plus décemment et lui trouva un appartement fort bien meublé. Gorani avait une lettre de recommandation pour le patriarche de Lisbonne, et il eût voulu s’adresser d’abord à ce prélat, pensant que les gens d’église avaient tout pouvoir en Portugal ; mais le Génois l’empêcha de commettre cette première faute. Pour lui prouver combien peu les cardinaux étaient influens dans le pays, il lui montra un édit récent contre l’abus des chapelles. L’édit commençait par ces mots : « La politique de la cour de Rome lui fit toujours prendre le parti de ne placer sur le siège de saint Pierre qu’un vieillard décrépit qui, dans l’imbécillité de l’âge, se prête à tout ce que l’esprit d’intrigue peut désirer. Ce superbe pontife, esclave de ceux qui gouvernent en son nom, enchaîne sous sa tiare au char de l’intérêt la gloire, l’honneur, la religion et la vérité. Pierre disait : « Levez-vous, je ne suis qu’un homme, » et on a substitué à un dieu fait homme un homme souvent très pervers dont on a fait un dieu. C’est de la bouche d’un Hildebrand, si connu sous le nom de Grégoire VII, que l’on a fait sortir des principes qui sont des imprécations contre les autorités les plus légitimes, et des oracles qui sont des blasphèmes. Le successeur du prince des apôtres a répandu l’anathème dans tout l’univers, et ce royaume en a été plus infecté qu’un autre, ce dont Dieu nous fait un devoir de le guérir. La conduite des papes et de leurs ministres nous fait regretter le paganisme. Le corps du clergé national, oubliant son plus beau titre, qui est d’être Portugais, attaché à ses rois, s’est livré à l’esclavage ultramontain, dans l’idée de conserver des privilèges odieux, qui ne peuvent subsister avec la liberté de notre église portugaise. » On ne dit pas autre chose, aujourd’hui encore, en Prusse et en Suisse, mais on le dit moins crûment.

Gorani renonça donc à se présenter d’abord au patriarche et résolut d’aller tout droit au maître, au premier ministre qui gouvernait alors le Portugal, à ce Joseph de Carvalho qui devint plus tard le marquis de Pombal, et qui, en 1765, n’était encore que le comte d’Oeiras. Pour se présenter décemment à ce personnage, il prit une voiture à crédit, et se donna un domestique habillé tout de neuf aux frais de l’hôtelier génois. Il arriva chez le comte d’Oeiras au moment où ce ministre sortait de table avec sa famille et traversait un corridor d’où il vit descendre de voiture l’élégant officier italien. Son excellence avait pour premier valet de chambre un Français qui, voyant la bonne mine et le galant équipage de Gorani, l’introduisit aussitôt chez ses maîtres ; ce fut ainsi que, sans demander d’audience et six jours après son escapade nocturne, le nouveau-venu, qui avait risqué d’être assassiné par des voleurs ou fusillé par une patrouille, se trouva en face de l’homme qui était le véritable roi de Portugal. Il se présenta bien et tendit au comte et à la comtesse, « avec un air d’aisance et de respect, » les deux lettres qui le recommandaient auprès de leurs excellences. Il savait que « la pantomime, portée à un certain degré de perfection, produit toujours un grand effet sur la canaille et sur les hommes les plus distingués. » Il soigna donc sa pantomime et aborda le ministre en faisant de tout son corps un grand point d’admiration et d’exclamation ; il y sut ajouter un compliment emphatique, et, comme il était parent éloigné de la comtesse, il fut traité dès lors non-seulement comme un fidalgo, c’est-à-dire comme « le fils de quelqu’un, » mais encore comme un fidalgo de la famille. Quelques jours après, il reçut un brevet de capitaine de grenadiers, avec une solde de 32,000 reis par mois ; malheureusement pour lui, le reis ne valait que six dixièmes de centime. Il obtint plus tard le grade d’adjudant-général, mais il ne servit pas à l’armée ; il appartenait au ministre, dont il faisait la partie, car le comte d’Oeiras était joueur et même assez mauvais joueur. Ceux qui lui demandaient des audiences, retenus longtemps dans l’antichambre, le croyaient souvent absorbé par les affaires du pays, tandis que le profond homme d’état n’était occupé que de sa partie de cartes. Outre le jeu, Gorani avait quelques menus devoirs à remplir ; il fut chargé par exemple, le 10 janvier 1766, d’aller assister à une revue et de rapporter au ministre ce qui devait s’y passer. Il vit défiler le régiment royal étranger, commandé par un Français, le colonel de Graveron, homme de valeur qui connaissait la théorie, la tactique et tous les détails de la discipline militaire ; le régiment se tenait à merveille et le colonel espérait de l’avancement. Cependant le général qui dirigeait les manœuvres commanda un mouvement grâce auquel le régiment royal étranger se trouva enveloppé par les troupes portugaises, fort supérieures en nombre, puis il cria de toute sa voix : Armes, pieds. Quand on eut exécuté cet ordre, il lut un décret du roi qui mettait le régiment étranger en état d’arrestation, et sommait le colonel et les autres officiers de rendre leurs épées. Graveron fut mis en jugement, et la première commission qui eut à examiner son affaire le déclara innocent. Le ministre fit casser l’arrêt, et nomma une autre commission qui condamna le colonel à la potence ; le roi daigna commuer sa peine, et on ne le pendit pas, mais on le fusilla. On l’accusait de concussion ; quand il fut mort, on trouva dans sa maison trois louis et demi : c’était toute sa fortune. Son crime était plus grave : un jour, dans un cercle de nobles où les officiers étaient reçus, tous les assistans s’étaient mis à chanter la gloire du comte d’Oeiras, Graveron seul n’avait point fait sa partie dans ce chœur de louanges ; il avait paru ne rien entendre et il était sorti sans dire un mot.

Ce trait montre fort bien ce qu’était Oeiras, tout-puissant en Portugal depuis le fameux tremblement de terre. Quand Gorani vint à Lisbonne, dix ans après la catastrophe, on en parlait encore avec terreur. On se rappelait les soubresauts de la terre, qui « paraissait un fluide bouillonnant à grosses ondées, » le débordement de la mer et du fleuve qui avait transporté des vaisseaux à plusieurs lieues dans les terres, étranges naufrages où l’on sombrait en plein champ, les incendies enfin, plus funestes que les inondations et les plus fortes secousses. M. Beulé a soutenu ici même que Pline le Jeune et Bulwer avaient calomnié le Vésuve, et qu’il fallait attribuer la destruction de Pompéi, non pas au lapillo que vomissait le cratère, mais aux lampes que les habitans en fuite avaient laissées brûler dans leurs maisons. Gorani fournit, sans y songer, quelques faits à l’appui de cette conjecture. En 1755, le jour du tremblement de terre, Lisbonne fêtait la Toussaint ; toutes les cuisines des maisons aisées, des casernes et des couvens étaient allumées, des brasières chauffaient toutes les églises, où flambaient des bougies et des cierges et où fumaient des encensoirs. Tout cela prit feu au moment de la forte secousse, qui dura trois minutes et vingt secondes. Le plomb fondu coulait partout ; les toits s’effondraient, enfonçant les planchers et renversant les murailles ; l’église Sainte-Anne en croulant écrasa 1,500 fidèles et le prêtre qui leur donnait la bénédiction in articulo mortis. Il y eut au calcul de Gorani 45,000 morts et 3,852 constructions renversées ; les jours suivans, par mesure de prudence, les habitans abattirent beaucoup d’autres maisons. La perte fut évaluée à 600 millions, sans compter les richesses enfouies dans le palais du roi, qui fut réduit en cendres. Tous les souverains de la maison de Bragance s’étaient prescrit comme un devoir d’ajouter quelque chose à ce dépôt de trésors, et Joseph Ier thésaurisait plus que tous les autres. « Le comte d’Oeiras, dit Gorani, l’avait engagé à ne pas payer ce qu’il devait et à faire attendre la solde des gens qui étaient au service de la cour, où j’ai vu des domestiques vendre leurs femmes et leurs filles pour se procurer du pain. » Enfin, dix ans après, la ville n’était qu’à moitié rebâtie et montrait encore aux étrangers les ravages du tremblement de terre. Protégés par ces ruines, les voleurs et les assassins avaient beau jeu dans les rues non éclairées. La nuit, Lisbonne était un coupe-gorge, et de loin en loin (dix-sept fois en moins de deux ans d’après notre guide) le sol se remettait à trembler.

Joseph de Carvalho n’était qu’un petit gentilhomme portugais poussé par des protecteurs augustes et par les jésuites, qu’il devait persécuter plus tard, mais il montra du cœur le jour du désastre. Il se rendit seul auprès du roi que tout le monde avait abandonné. Il y trouva une scène de comédie : le roi Joseph Ier et l’infant dom Pedro à genoux l’un devant l’autre, le roi suppliant l’infant de prendre la couronne, et l’infant suppliant le roi de la garder. « Elle est trop lourde pour moi, » disait l’un. — « Elle est encore moins faite pour moi, » disait l’autre. Ils avaient probablement raison tous les deux. Carvalho survint donc pendant ce dialogue ; il fut éloquent et rendit un peu de courage à ce pauvre souverain, qui le serra dans ses bras, et lui remit le sceau royal avec le pouvoir absolu. Carvalho commença par faire arrêter les cinq autres ministres, ses collègues, et les envoya en Afrique, où, dit-on, ils moururent empoisonnés. Ensuite il appela dans Lisbonne plusieurs régimens d’infanterie et de cavalerie, il fit venir tous les bourreaux du royaume et planter des potences dans tous les quartiers. Quantité de patrouilles parcouraient la campagne, et chacune avait avec elle un juge, un prêtre et un bourreau. On arrêtait tous les gens qui paraissaient suspects et on leur demandait leurs moyens d’existence ; s’ils ne pouvaient répondre, ils étaient jugés sur-le-champ, confessés et pendus ; 4,000 hommes furent ainsi exécutés en quinze jours, et dans le nombre, Gorani l’avoue, il dut y en avoir beaucoup d’innocens ; mais il fallait des lois de sang pour sauver ce qui restait de Lisbonne. Le tremblement de terre avait fait tomber les portes des prisons, d’où tous les malfaiteurs s’étaient rués dans la ville en criant à tue-tête qu’il n’y avait plus ni police, ni juges, ni roi, ni saints, ni Dieu. Maîtres du pays, ils commettaient tous les excès et tous les crimes. Ainsi délivré des ennemis d’en bas, Carvalho ne craignit pas de sévir contre ceux d’en haut : il abattit les grands et chassa les jésuites ; puis il tomba malade, et Gorani vit des scènes qui auraient tenté la brosse du duc de Saint-Simon. Le ministre était dans un état navrant ; on ne voyait dans ses yeux que frayeur et remords ; on l’entendait crier : « Le traître ! le monstre ! Tu veux me frapper ? que t’ai-je fait ? Pardonne-moi, j’ai tort. J’ai cru cela nécessaire, » ou encore : « On tue mon roi ! on m’assassine ! on assassine ma femme et mes enfans ! » Les courtisans paraissaient pétrifiés ; il y avait foule à la porte du palais, et tous feignaient de se désoler ou de se réjouir selon les nouvelles. Chaque passant tenait les yeux baissés dans la rue et n’osait les lever sur les gens qu’il rencontrait, de peur de laisser deviner sa pensée. Quand on voyait ensemble deux hommes arrêtés, on était sûr que l’un des deux espionnait l’autre, à moins qu’ils ne s’espionnassent mutuellement. « Le bruit courut que le ministre allait rendre l’âme ; on ne savait alors si l’on devait témoigner du désespoir ou de la joie, tant on craignait que cette mort n’arrivât point… Dans toutes les églises, on avait fait des prières publiques, et l’on peut dire que les prêtres, les moines, les religieuses, bombardaient le ciel de toute sorte de dévotions hypocrites que les bouches prononçaient et que les cœurs désavouaient… Les grands, plus petits encore que les gens des dernières classes du peuple, les surpassaient en bassesses, en prières dont les restrictions mentales étaient faciles à deviner… » Le premier jour où le ministre, aidé de ses domestiques, put se placer dans un sofa du salon, il y fut environné par tous les grands seigneurs du royaume, ecclésiastiques et séculiers, par les chefs de tous les conseils prosternés devant lui, empiétant les uns sur les autres en exagérations outrées pour lui témoigner leur joie sur son rétablissement…

Quand l’excellence fut hors d’affaire, tout Lisbonne se mit en fête ; ce n’étaient que Te Deum, réjouissances publiques et privées ; on priait tous les matins, on dansait tous les soirs, et un déluge de poésies inonda le palais du ministre. « Je fis moi-même des vers à cette occasion, dit Gorani, mais mes vers étaient sincères, puisque j’étais persuadé que mon bienfaiteur l’était aussi de tout le Portugal. » Cet enthousiasme ne dura pas ; le jeune courtisan s’aperçut un peu tard que le comte d’Oeiras n’était pas un homme de bien, ni peut-être même un homme de génie. Assez libre d’esprit pour chasser les jésuites, qui l’inquiétaient, le ministre avait conservé tous les préjugés de son pays contre les Juifs, même contre ceux qui avaient abjuré leur foi : il empêcha Gorani d’épouser la fille d’un « nouveau converti, » car aux yeux des Portugais il fallait quatre générations pour laver une famille du péché de judaïsme. D’autre part, la violence du despote, les conspirations qu’il avait inventées pour se défaire de ses compétiteurs, le tribunal de l’Inconfidencia, qu’il avait substitué à l’inquisition et qui faisait regretter le saint-office, l’exécution du colonel français et surtout le motif secret de cette rigueur, tous ces faits et beaucoup d’autres émurent Gorani, qui n’était imprudent que par boutades. On le fit voyager en Portugal avec un compagnon de route qui l’excitait très souvent à boire, et qui lui disait beaucoup de mal du comte d’Oeiras. À chaque instant, il lui arrivait d’avoir à se défendre contre de pareilles provocations ; les délateurs commençaient à s’occuper de lui, si bien qu’un jour, à l’improviste, il fut arrêté dans la rue et conduit au tribunal de l’Inconfidencia. On lui fit traverser trois salles ; la troisième était tapissée en noir et meublée d’une table que recouvrait un tapis noir. Il s’y promena longtemps de long en large, craignant une visite domiciliaire et l’enlèvement de ses papiers, ce qui l’aurait perdu. Après cinq quarts d’heure d’attente, il vit entrer un juge, suivi d’huissiers, de greffiers et de sbires ; ce juge s’assit dans un fauteuil, les greffiers sur des tabourets, et Gorani dut rester debout. L’interrogatoire dura six quarts d’heure. Le magistrat avait ses lunettes sur le nez et suivait avec une certaine inquiétude les mouvemens du prévenu, qui, ayant pris sur la table l’étui de ces lunettes, s’amusait à le faire tourner entre ses doigts. « Mais enfin, demanda le malheureux, quel est mon crime ? — On vous a vu causer un soir, au théâtre, avec un homme que nous avons mis en prison ; cet homme était un traître. Vous l’êtes donc aussi, puisque vous paraissiez si bien avec lui. » À ces mots, perdant patience, Gorani donna un grand coup à l’étui, qui sauta en l’air et retomba sur la table ; le juge le reprit avec un sourire de satisfaction. « Vous m’avez dit plus d’une fois, monsieur, répliqua l’ex-favori du ministre, que vous avez fait vos études à l’université de Coimbre. Or il faut que vous ayez oublié d’y étudier la logique ; ce que vous venez de me dire pèche absolument contre tous les principes de l’art de raisonner. » Là-dessus le juge se leva ; les greffiers derrière lui, les sbires derrière les greffiers, sortirent de la salle, et Gorani resta seul. Il entendit sonner deux, trois, quatre heures, et au moment où le coup de cinq heures allait partir, il vit entrer le jeune comte d’Oeiras, qui le prit par le bras et l’emmena chez son père. Là, on le fit dîner, car il était à jeun, et il eut l’honneur d’être servi par la famille du ministre, qui lui-même offrit du pain à l’homme qu’on venait de juger. Ce n’était donc qu’une mystification qui amusa fort la compagnie ; mais « le diable n’y perdit rien. » effrayé d’abord, puis fâché de l’aventure, Gorani vécut dès lors dans des transes continuelles, non qu’il craignît pour ses papiers, que son valet de chambre et « une charmante jeune fille qu’il avait chez lui » s’étaient empressés de brûler au premier bruit de son arrestation, mais parce qu’il était ennuyé de ne plus pouvoir dormir sur ses deux oreilles. Il était devenu triste et cauteleux, n’osait plus écrire la nuit, craignait même de se promener et se défiait des murs, qui pouvaient avoir des yeux. Aussi n’avait-il qu’une idée fixe : quitter le Portugal ; mais l’évasion n’était point facile. Le ministre le tenait dans sa main et avait les bras longs. Gorani recourut alors à un stratagème de comédie : il se fit écrire de Milan que son père était mort. La lettre fut naturellement ouverte à la poste, et elle était connue du ministre quand le prétendu orphelin se présenta chez lui, l’air morne et les yeux rouges, pour lui demander un congé. La faveur fut obtenue, et, libéré le 1er mars, notre fugitif entrait dix jours après dans le port de Gênes.

La terreur que lui avait inspirée le comte d’Oeiras était si grande qu’il en frémissait encore même quand il ne fut plus sous sa main. Il savait que deux gentilshommes autrichiens qui, au retour d’une ambassade en Portugal, s’étaient permis de mal parler du ministre, avaient été l’un empoisonné à Gênes, l’autre assassiné dans le Tyrol. Aussi n’eut-il garde de refuser une mission de ce féroce bienfaiteur, qui voulut l’envoyer à la cour de Vienne. Sur cette mission et sur les autres qu’il accepta dans la suite, le diplomate italien a jugé bon de garder le plus profond secret ; louons-le de cette discrétion sans lui en savoir gré, car ses mémoires auraient beaucoup gagné à moins de réserve. Il peut être curieux d’apprendre que le prince de Kaunitz se faisait apporter à table, après dîner, un nécessaire de toilette et qu’il se brossait les dents devant les grands personnages du pays et devant les diplomates étrangers, mais nous aimerions mieux savoir ce que voulait de ce ministre autrichien son confrère de Lisbonne. Dans une audience de l’impératrice, provoqué par elle, Gorani commit l’imprudence de parler très librement du prince de Kaunitz ; il en résulta que le lendemain il fut consigné à la porte de cet homme puissant, et demeura quelque temps en disgrâce. De nouveaux protecteurs lui tendirent la main et le ramenèrent sur l’eau ; il obtint des missions (toujours secrètes) à Munich, qui, méritant alors son nom de Monachium, était une ville de moines, à Stuttgard, à Manheim, en Hollande, à Londres, où il fit des folies, à Paris enfin, où il vint pour la première fois en 1767. Pendant son très court séjour dans la grande ville, il fut présenté à Louis XV, qui ne daigna pas lui adresser un mot. En revanche, il eut à se louer des philosophes, qu’il vit presque tous ; il s’attacha dès lors à Bailly et n’aima pas d’Alembert. « Je lui trouvais, dit-il, trop de morgue, des prétentions trop illimitées, trop de despotisme à s’arroger le droit de passer pour le premier génie du monde. » De retour à Vienne, il fut d’abord très en faveur à cause du succès de ses missions, mais on lui attribua une satire en vers français dirigée contre Marie-Thérèse ; il eut beau s’en défendre et invoquer l’autorité de Métastase, qui le déclara incapable de tourner des vers français, il fut cette fois abandonné de tous, même de son protecteur obstiné, le prince de Lichtenstein. Il dut alors se cacher à Venise, puis à Lucernate, qui était une terre de sa famille, à 3 lieues de Milan. Renonçant à la diplomatie, il se fit homme de lettres.


III.

C’est de cette époque que datent les relations de Gorani avec Beccaria et avec la société du Café, journal littéraire qui rappelait le Spectateur d’Addison, et qui eut deux ans de vie. Tout n’était pas or dans cette feuille périodique, cependant elle associa dans un travail commun des esprits cultivés et très actifs, — Pietro Verri, le père Frisi, Giovanni Visconti et d’autres, — qui attirèrent sur eux l’attention de nos encyclopédistes : il y eut dès lors entre Paris et Milan un fructueux échange d’idées et une féconde communion d’efforts. C’est du Café qu’est sorti le livre de Beccaria, des Délits et des peines, qui fut traduit en vingt-deux langues, et devint l’évangile des humanitaires, au moins jusqu’à la révolution. Ce Beccaria, dit Gorani, qui le vit souvent et longuement, « avait une tête vraiment encyclopédique, et toutes ses immenses connaissances étaient si bien classées dans son cerveau, il avait de plus des vues si originales sur tout, qu’il me fit plus de bien par sa conversation que je n’en obtins par la lecture de plusieurs milliers de volumes. Cet homme extraordinaire, à qui il ne manquait qu’un caractère plus ferme et une véritable grandeur d’âme, m’apprit à fixer mes idées sur chaque chose et à ne jamais précipiter mon jugement. » Dans sa vie solitaire de Lucernate et avec l’aide de Beccaria, qu’il allait visiter toutes les semaines, Gorani écrivit en italien son premier livre, Il vero Dispotismo, que beaucoup de critique ont jugé sans l’avoir lu. Ce n’est autre chose qu’un plan de gouvernement monarchique. À la vérité, le jeune auteur avait songé d’abord à jeter son état idéal dans le moule républicain, mais il avait renoncé à ce projet sur les sages avis de Beccaria, qui voulait bien revoir avec le plus grand soin les manuscrits du débutant et qui lui avait dit un jour : «Vous avez plus de matériaux dans vos notes et dans vos souvenirs pour un système monarchique que pour une rêverie républicaine. » Cette simple observation avait retourné d’un seul coup toutes les idées et tous les projets de Gorani. Il soutint, en résumé, dans son livre que, puisque le but des souverains est de se rendre despotes, le plus sûr moyen de réussir est de faire chérir leur administration, et de régner par des volontés meilleures que les lois écrites. « Je prouvais aux souverains, nous dit l’auteur, qu’ils ne pouvaient aspirer au despotisme aussi longtemps qu’ils se laisseraient gouverner eux-mêmes par leurs ministres, par leurs maîtresses ou leurs favoris. Un pareil ouvrage donnait lieu à beaucoup de détails sur les finances, le commerce, l’agriculture, l’économie, et, parmi ces détails, il en existait concernant la manière de former et d’entretenir des troupes plus formidables par leur attachement à l’état que par leur nombre. » En d’autres termes, Gorani rêvait un tyran d’Yvetot.

Pendant qu’il écrivait son livre, le cadet de famille avait des tracasseries domestiques, persécuté surtout par un de ses frères « qui ne passait pas un seul jour sans entendre deux ou trois messes et sans assister à deux ou trois grandes bénédictions. » Gorani vivait bien tranquillement à Lucernate, sans domestiques, et avec une de ses sœurs qui s’était attachée à lui ; on osa calomnier ses relations avec cette jeune fille, qu’on voulut jeter dans un couvent, et qui, après bien des tribulations, finit par épouser un homme de sang royal, âgé de soixante-six ans, le comte Alexis Comnène ; ce vieillard n’avait « ni vertu, ni esprit, ni culture, ni bon sens. » Sur quoi Gorani se rendit à Genève (1769) pour y faire imprimer son livre. Dans ce laboratoire intelligent, où tout le monde travaillait, même les riches, il fréquenta surtout Charles Bonnet, qui eut pour lui pendant plus de dix ans et jusqu’au dernier jour beaucoup d’estime et d’affection ; c’est un fait à noter, car Bonnet avait le droit de se montrer difficile. Gorani fit aussi, comme tous les lettrés du temps, le pèlerinage de Ferney.

Ce qui lui plaisait dans le châtelain de l’endroit, c’était surtout la haine contre la religion romaine et la cour d’Autriche. Il alla donc voir celui qu’on nommait le patriarche, et il prit pour l’aborder « la contenance d’un jeune dévot qui approche du saint sacrement. » On voit qu’il soignait toujours sa pantomime. Voltaire, sa- chant Gorani Milanais, lui demanda des nouvelles de la vierge Marie, de saint Ambroise et de saint Charles Borromée. Le jeune visiteur, qui avait de la présence d’esprit et une mémoire étonnante, répondit en altérant un peu les deux premiers vers de la Pucelle :

Vous m’ordonnez de célébrer des saints ;
Ma voix est faible et même un peu profane.


C’était bien débuter. Ajoutons que Gorani avait la tête pleine d’anecdotes et qu’il connaissait à fond le théâtre français ; aussi fut-il bien reçu dans cette illustre maison, où il fit deux séjours en 1769, le premier de trois jours, le second d’une semaine. Il avait obtenu ces deux invitations en citant à propos des vers de Voltaire sur l’opéra, et une longue phrase du même auteur démontrant la nécessité de la rime dans la poésie française. C’était le temps où le patriarche coquetait par lettres avec l’impératrice de Russie Catherine II, qu’il appelait familièrement sa Cateau, et, en style plus noble, la Sémiramis du nord. M. Desnoiresterres, en son livre, Voltaire et Rousseau, a raconté avec soin ces galanteries politiques ; Gorani s’y trouva mêlé par aventure, et nous fournit quelques détails nouveaux. On connaît l’affection très sincère et presque enthousiaste de Voltaire pour Catherine II. N’avait-il pas écrit en 1767 à Mme Du Deffand : « Je suis son chevalier envers et contre tous. Je sais bien qu’on lui reproche quelque bagatelle au sujet de son mari, mais ce sont des affaires de famille dont je ne me mêle pas, et d’ailleurs il n’est pas mal qu’on ait une faute à réparer, cela engage à faire de grands efforts pour forcer le public à l’estime et à l’admiration, et assurément son vilain mari n’aurait fait aucune des grandes choses que ma Catherine fait tous les jours. » Gorani ne partageait pas l’engouement de Voltaire pour cette souveraine, qu’il avait vue de trop près ; cependant il se garda bien d’y rien objecter, « ne voulant pas s’attirer la haine de cet homme de génie. » Il consentit même à entrer dans les plans du vieillard qui de Ferney menait tant de choses. Ici les mémoires que nous résumons deviennent curieux ; copions-les sans les retoucher.

« On sait que Voltaire n’avait pas borné sa haine au catholicisme, qu’il fut le premier à désigner sous le nom d’infâme, mais il (haïssait] aussi le musulmanisme. Or, dans toutes ses lettres à Catherine II, il ne manque jamais d’insister pour qu’elle chassât les Turcs de l’Europe et pour qu’elle établît le siège de son empire à Constantinople. Diderot, d’Alembert et plusieurs hommes célèbres secondaient Voltaire et ne manquaient pas d’aigrir l’impératrice contre les Turcs…

« Peu de jours avant d’avoir reçu une seconde invitation pour aller passer quelques jours au château de Ferney, deux autres Milanais s’y étaient présentés. Voltaire leur fit des questions sur ce qui me regardait personnellement. Ils lui apprirent que j’avais fait la guerre de sept ans, que je m’y étais comporté avec valeur, que j’avais été en faveur à la cour de Lisbonne, que je l’avais quittée sans sujet et par caprice, que j’avais été aussi en faveur à Vienne, où je m’étais perdu par mes imprudences, et que je venais de marier ma sœur avec le dernier rejeton de la famille impériale des Comnène. Ayant appris toutes ces particularités (particolari), Voltaire conçut un projet pour l’exécution duquel je lui paraissais l’homme le plus capable.

« Le 11 juillet 1769, étant allé à Ferney pour y passer quelques jours, le patriarche me fit d’abord entrer dans son cabinet, et à peine y étais-je qu’il me demanda quelques explications… Je lui fis alors un narré clair et véridique des raisons qui m’avaient engagé à quitter le Portugal, et de celles qui m’avaient attiré les deux disgrâces à la cour de Vienne. Mes explications plurent au patriarche, qui me dit qu’il me croyait un homme appelé à de grandes entreprises, et qu’il voulait m’en proposer une d’un genre élevé et qui me fournirait des occasions de faire briller mes talens et mon courage, d’autant plus qu’il trouvait en moi une réunion de circonstances pour avoir les plus grands succès, puisque je venais cette année même de marier ma sœur au rejeton unique de la ligne légitime des empereurs de Constantinople et de Trébizonde, le comte Alexis Comnène.

« Je ne me rappelle plus en ce moment si, en juillet 1769, la guerre entre la Russie et la Porte était déjà allumée ou seulement sur le point de se déclarer ; le fait est qu’on en parlait beaucoup et que c’était la grande nouvelle du jour. Voltaire me proposa d’aller en Russie avec des lettres de sa part pour l’impératrice et pour les principaux ministres de cette souveraine. À cette première proposition, je répondis par des plaisanteries ; mais, le patriarche m’ayant assuré qu’il parlait sérieusement, je lui répondis tout uniment que mes vicissitudes (vicende) avaient produit chez moi le bien de me guérir de l’ambition, et que j’avais perdu toute envie de jouer de nouveaux rôles politiques, et que le seul désir qui me dominait était d’acquérir un nom dans les lettres par l’assiduité de mon travail… Voltaire revint à la charge sur le projet qu’il avait formé, en insistant avec force, et en me faisant sentir que le succès serait très facile… Je crus confondre le philosophe par des tirades de vers harmonieux de ses propres ouvrages que je savais par cœur et qui exprimaient le néant des projets ambitieux. Quoique cette manière d’objecter fût du goût du poète, il sut pourtant l’éluder en m’insinuant avec adresse que, par les vers que je venais de lui citer, il n’avait eu en vue que de tonner contre l’ambition vulgaire. « L’ambition de l’homme de génie, me dit-il, qui ne cherche la grandeur que pour le bonheur de l’humanité, est un genre d’ambition héroïque qui mérite les éloges des philosophes. Si je n’avais moi-même que trente ans et si je me trouvais dans des circonstances semblables à celles où vous vous trouvez, je n’aurais aucune difficulté à accepter des projets de cette nature, et je me hâterais de les mettre à exécution. Songez, monsieur, qu’aucune loi divine ni humaine ne vous soumet à une souffrance passive des outrages qu’on vous a faits à Vienne. D’ailleurs chaque homme apporte en naissant le droit de jouer dans le monde le plus grand rôle qu’il peut, etc., etc. »

« Ce fut seulement le huitième jour de ma seconde demeure au château de Ferney que Voltaire réussit à dissiper mes incertitudes. Nous prîmes entre nous l’arrêté suivant : que nous garderions, lui et moi, le plus profond secret sur ce dont nous étions convenus ; que je ferais une course à Milan, afin de persuader mon beau-frère et ma sœur à me seconder et que, vu l’incapacité absolue du comte Comnène pour des affaires de cette nature, et son défaut total de courage, il suffirait de me faire autoriser par un écrit de sa part, — que je repasserais au plus tôt à Ferney avec ma sœur, et que lui (Voltaire) ferait après le reste pour bien disposer l’impératrice de Russie, qui ne demandait pas mieux que de trouver, disait-il, un homme à talent et hardi, en état de faire insurger les Grecs en faveur d’une famille qu’ils regrettent encore. Aussitôt que la révolution aurait été faite, on devait arranger les choses pour que le profit fut pour moi et ma sœur, dont le mari ne devait servir que de prête-nom. »

il paraît que Voltaire ne garda pas le secret, car Gorani, partant peu après pour l’Italie, fit route avec un officier russe qui allait faire des approvisionnemens pour les forces de terre et de mer à envoyer dans l’Archipel contre les Turcs. Cet officier, qui avait probablement passé à Ferney, disait que sa souveraine avait donné à Voltaire la commission de lui trouver quelque ambitieux de courage et de talent qui pût se présenter aux Grecs comme descendant d’un Lascaris, d’un Paléologue ou d’un Comnène. Catherine II l’aurait soutenu de toute sa puissance et lui aurait fait un trône de bien bon cœur. « Ces propos, dit Gorani, me plurent extrêmement, » mais il ne fit aucune confidence à son compagnon de route. Esprit vif, alerte et pétulant, il manquait de persévérance, entreprenait volontiers, et s’impatientait au moindre embarras, se jetait vite à l’eau, mais s’y glaçait vite. Il était feu et flamme en quittant Voltaire ; quand à Lucernate il apprit du bon curé de la maison que le comte Comnène était parti avec sa femme pour faire un voyage en Italie, l’homme qui devait détrôner le Grand-Turc, subitement dégrisé par ce contre-temps, rebroussa chemin et abandonna l’entreprise. Il s’excusa auprès de Voltaire en rejetant toute la faute sur le Comnène, et il continua d’être bien reçu à Ferney. Le patriarche, qui lui voulait du bien, lui offrit quatre ans après une place de bibliothécaire et de chambellan de confiance chez le landgrave de Hesse-Cassel : un logement à la cour, la table de son altesse, mille écus d’empire d’appointemens, la liberté et des livres ! C’était alléchant, et Gorani venait d’accepter quand il apprit la mort de son père ; ses intérêts le rappelèrent à Milan. Il était écrit que cet éternel voyageur ne s’assiérait jamais nulle part.

Cependant il réussissait comme homme de lettres. Son premier livre, Il vero Dispotismo, imprimé à Genève, avait paru au commencement de 1770, et l’édition s’était bien vendue. L’ouvrage fut réimprimé à Neufchatel et traduit en français et en allemand ; rien de plus séduisant que ces premières caresses de la gloire. Le nouveau-venu dans les lettres fut très fier de son premier succès, et, bien qu’il fît semblant de s’en moquer plus tard, il n’en parlait pas moins avec une certaine complaisance des lettres qu’il avait reçues à ce propos de tous les encyclopédistes, de tous les philosophes, et même des princes allemands, ses anciens persécuteurs. Ce n’est pas tout, cet heureux écrit obtint très facilement le genre de consécration qui était alors nécessaire au succès des meilleurs livres : il fut mis à l’index à Rome, prohibé par les prêtres et brûlé même, insinue Gorani, par la main du bourreau.

Encouragé par ce premier succès, le jeune écrivain se remit à l’œuvre, et produisit coup sur coup quantité de livres utiles et sérieux[1]. Il suffit d’en lire les titres pour admirer la verve, l’activité studieuse de cet esprit sans cesse en mouvement. Nous venons de parcourir en grande partie ses œuvres imprimées ou inédites, et nous reconnaissons que Gorani, comme écrivain, était de son temps, bien qu’il l’ait très souvent devancé. S’il n’eut jamais de principes, ni peut-être même d’opinions, il eut du moins des idées, souvent fraîches et jeunes, et les mit en circulation au bon moment ; à ce titre, la notoriété qu’il acquit fut méritée. Il avait beaucoup vu, beaucoup lu, connaissait les langues (en particulier l’allemand, qui de son temps n’était guère étudié), connaissait aussi les hommes, s’était glissé partout et n’était resté nulle part, avait été mêlé à quantité d’affaires secrètes, et, nourri dans les coulisses de la politique, en savait fort bien les détours ; de là dans les moindres de ses écrits beaucoup de petits traits et de petits faits qui peuvent instruire encore. Dans les Mémoires secrets, le volume sur Naples par exemple est d’un observateur un peu bavard, mais très curieux, qui avait l’œil bien ouvert. Il s’intéressait à beaucoup de choses, et dans ses nombreux voyages rien n’échappait à son attention : ni le paysage, ni l’agriculture, ni les monumens des villes, ni les mœurs des citadins et des paysans ; il savait écouter, regarder, retenir, et, s’il s’était donné le temps de rédiger ce qu’il notait en courant, il eût pu nous laisser d’intéressans volumes de voyages. Il eut ce malheur d’être employé aux intrigues plutôt qu’aux événemens, d’user son esprit aux petites affaires et probablement aux affaires douteuses, et il y prit l’habitude commune aux esprits fins, mais un peu bas, de voir les choses en petit. Il soupçonnait partout des dessous de cartes, cherchait, comme on dit, la bestiole, écoutait les commères, assignait volontiers des causes minuscules aux plus grands effets. Pour expliquer par exemple la chute d’un ministre, il disait que sa fille eut un jour un amant jaloux et qui voulut être seul ; les rivaux éconduits se fâchèrent et passèrent à l’opposition : c’est ce qui amena 89 et 93. Savez-vous ce qui perdit la royauté ? C’est qu’elle avait renoncé à l’étiquette, a aussi nécessaire aux souverains que les costumes aux acteurs. » Cette microscopie a de l’agrément et peut avoir aussi de l’utilité ; mais je suis de l’avis de Vauban, je n’aime pas les gens qui regardent par le trou de la serrure. Gorani dans sa jeunesse avait eu le malheur de s’exalter trop vite et trop fort, il avait dû revenir de ses enthousiasmes : aussi dans sa vieillesse était-il revenu de tout. Après avoir été la dupe de sa foi, il devint, ce qui arrive trop souvent, la dupe de sa défiance.

Il eut de la bile et trouva tous les vins amers ; les dégoûtés sont encore ceux qui se trompent le plus. Ses mémoires, surtout les chapitres qui racontent les temps où il se faisait vieux, fourmillent d’injustices. Un jour, le 7 mars 1790, il rencontra chez Sophie Arnould « l’illustre Beaumarchais, » auquel il ressemblait par tant de côtés, on l’a déjà remarqué sans doute. Eh bien ! voici ce qu’il dit de lui dans son journal : « Beaumarchais, un des hommes les plus spirituels, les plus aimables et les plus haïssables de France… Tout Paris était dans la persuasion qu’il avait tué ses trois premières femmes après les avoir auparavant accablées d’indignités. Il avait été longtemps l’âme damnée de Sartines et de Lenoir, qui l’ont employé à des forfaits. Au commencement de la révolution, il s’était déclaré un partisan zélé de cette levée de boucliers, dans l’espoir d’y jouer un rôle ; mais aucune faction ne voulut plus de lui. Louis XVI le connaissait parfaitement dès le temps où il n’était que dauphin. Dans ces temps, comme on parlait en sa présence de cet homme et de sa détention, ce prince dit : « C’est bien fait, car c’est un homme vil et atroce qui ne sait se faire valoir que par sa méchanceté. Les maîtres d’hôtel n’en ont pas voulu, et les contrôleurs feraient bien de le renvoyer. » Gorani porte ainsi bien des jugements sommaires. Ce qui manque enfin à ses écrits, c’est le style. Son italien parait traduit du français et son français de l’italien. On a déjà vu, dans les passages de ses mémoires que nous avons cités textuellement, la mollesse et la gaucherie de ses phrases. Quelques-uns de ses ouvrages, notamment les Lettres aux souverains, sont écrits d’une plume plus correcte et plus vive ; mais nous savons qu’ils furent corrigés par son ami Pougens, l’un des rares hommes dont Gorani ne nous ait dit que du bien[2]. Ce Pougens, fils naturel du prince de Conti, était devenu aveugle à Rome en 1779, à l’âge de vingt-quatre ans. Ce malheur n’avait pas même interrompu ses études ; comme Augustin Thierry, il fit amitié avec les ténèbres et continua ses travaux de bénédictin. En 1793, il compromit sa vie en voulant sauver celle de son père ; en même temps, il était imprimeur et préparait son grand ouvrage sur les origines de la langue française, qui ne parut qu’en 1819. C’était une âme charmante, un philosophe résigné qui laissait aller les choses, mais plein de cœur pour ses amis. Gorani se brouilla avec lui, et n’en continua pas moins de le louer et de l’aimer, même après la brouille, ce qui leur fait honneur à tous deux.


IV.

Il est temps de reprendre et d’achever l’histoire de notre aventurier. Après la mort de son père, il passa cinq années à Milan, où il ne fit guère que plaider contre sa famille. Ses affaires arrangées, il repartit pour la Suisse en 1778 et se remit au travail dans sa retraite de Nyon. Il fit ensuite un long voyage d’études en Italie et y recueillit des matériaux pour les Mémoires secrets dont nous avons parlé. À Rome, il vit le cardinal de Bernis déjà vieux, faisant grande figure et ne s’occupant pas du tout de religion. Quand on en parlait devant lui, il ne disait ni oui ni non, mais s’enfermait en lui-même et ne laissait pas voir sa pensée. Il n’aimait pas qu’on lui rappelât ses petits vers, qu’il appelait ses péchés de jeunesse ; il se laissa cependant aller un soir à raconter à Gorani ses modestes débuts, le petit appartement qu’il avait occupé au Louvre grâce à la protection de Mme de Pompadour, qui aimait son esprit et ses madrigaux, surtout ceux qu’il composait pour elle, la pièce d’étoffe que cette marquise lui avait donnée pour meubler ce petit appartement, comment il avait rencontré le roi dans un escalier dérobé du palais quand il s’en retournait tout heureux, cette pièce d’étoffe sous le bras. « Elle vous a donné la tapisserie, voici pour les clous, » lui avait dit le monarque en tirant cinquante louis de sa poche.

Cependant la révolution marchait, et Gorani, qui en connaissait les chefs, eut probablement envie de se mettre à côté d’eux ou peut-être devant eux ; cette ambition, qu’il n’avoue pas, le fit partir pour Paris, malgré les sages conseils de Charles Bonnet, le 10 août 1790, Son voyage est une odyssée burlesque qui aurait amusé la plume de Sterne. Grâce aux conseils officieux d’un ami qui prétendait avoir fait quatre-vingt-sept fois la route, le malheureux Gorani eut à subir toute sorte de mésaventures qu’il se serait épargnées en voyageant comme les simples mortels ; il essuya une affreuse tempête dans le Jura, en voulant prendre un sentier de traverse ; il laissa repartir plusieurs fois la diligence en s’attardant aux relais et dut la rejoindre à pied ou dans des carrioles payées fort cher, il fit plusieurs chutes, une entre autres dans un égout ; il perdit ses mouchoirs, sa canne à pomme d’or, son portefeuille, son passeport, sa carte de France, qui tomba dans l’Yonne ; enfin, en arrivant à Paris, il descendit dans un hôtel suspect où il reçut dès la première nuit la visite du commissaire et des sergens. Paris lui fit l’effet d’une lanterne magique. Ce n’était plus l’allègre et brillante cité d’autrefois ; on n’y trouvait plus que des sentinelles et des patrouilles : les grands se faisaient petits, les valets méprisaient leurs livrées, tous les rangs étaient confondus. Gorani se trouva dépaysé et demeura quelque temps sans rien faire, visitant les clubs et les salons, dînant un jour chez le nonce, le lendemain chez Sophie Arnould ou chez Mme Du Barry, visitant les philosophes qu’on appelait « les penseurs du duc de La Rochefoucauld, » parce qu’ils fournissaient des idées à ce gentilhomme, fréquentant les abbés qui ne croyaient ni à Dieu ni à diable, et les courtisanes qui recevaient ces philosophes et ces abbés. Dans tous ces mondes, Gorani était fort bien reçu, non pourtant sans quelque surprise. « Comment ! monsieur, lui disait-on, vous pensez si bien, vous raisonnez si juste, et vous êtes Italien ? » On le regardait un peu comme une bête curieuse, et l’on ne se hâtait pas de lui offrir les premières places de l’état. Il fut déçu d’emblée et ne produisit pas l’effet qu’il aurait voulu ; de là un dépit qu’il n’avoue pas, mais qui perce à chaque ligne de ses mémoires. On ne saurait croire combien Paris s’est fait d’ennemis parmi les écrivains de province, et la France parmi les écrivains étrangers, parce que nos recueils leur ont refusé des articles et nos théâtres des comédies. Gorani se mit à crier contre tout le monde ; il finit cependant par s’attacher à Mirabeau, qui l’éblouit. Sur ce « géant de la révolution, » notre Italien déborde en phrases enthousiastes : il resta sous le charme et n’eut peut-être pas le temps de se dégoûter. Il dit, entre autres choses, que, bien différent de Néron, qui mourut trop tard, et de Titus, qui mourut à temps, Mirabeau mourut trop tôt pour sa gloire. En 1791, c’était l’avis de presque tous les sages ; on croyait que le grand orateur qui avait excité la révolution était seul capable de la contenir. « Il avait toujours voulu la monarchie, et celle dont il aurait été le premier ministre serait bientôt devenue très absolue. » Telle était l’opinion de Gorani, qui vit Mirabeau de très près et qui assista souvent aux fameux dîners à huis-clos où n’étaient admis que les intimes. L’épicurien de Milan nous décrit complaisamment la salle à manger, meublée de buffets somptueux sur lesquels reposaient des vases antiques « remplis de choses exquises » et de bibliothèques où s’alignaient tant de livres rares et superbement reliés. Deux panneaux étaient couverts de peintures et d’estampes « représentant les plaisirs de la table. » Les domestiques n’assistaient point à ces dîners ; les convives s’asseyaient sans cérémonie et avaient entre eux des servantes à quatre étages garnies de verres, de bouteilles, d’assiettes et de couverts. Chacun se servait lui-même, et l’on pouvait causer librement, sans craindre les oreilles indiscrètes. Le premier service une fois consommé, le maître, qui avait l’art de présider, agitait sa sonnette, et l’on interrompait les conversations. Trois valets emportaient les plats vides, trois autres apportaient le second service et disparaissaient en un clin d’œil. Gorani dînait chez Mirabeau le 24 février 1791, et ils en étaient au dessert quand on vint leur annoncer que 12,000 hommes et femmes harangués par Robespierre s’agitaient aux Tuileries demandant le rappel des tantes du roi, qui avaient émigré. Mirabeau se leva aussitôt, et, se jetant dans l’émeute, fit un discours qui apaisa le peuple en un moment. Avant lui, Barnave avait essayé de répondre à Robespierre, mais sans succès, parce qu’il était parti de bas ; la naissance de Mirabeau, autant que son talent, faisait impression sur les masses.

En ce temps-là, Gorani écrivait quantité de notes et de mémoires pour les comités, qui se gardaient bien de le payer en gloire ; il aimait la révolution et la croyait viable et valide malgré les avis décourageans de Marmontel, qui boudait chez Sophie Arnould. Il travailla aussi pour Mirabeau, qui avait l’art d’exploiter le savoir, et l’esprit des autres, et qui leur communiquait le feu sacré. Gorani fut employé par l’homme d’état à diverses missions dans sept départemens de France, et auprès du roi de Sardaigne, — missions secrètes, cela va sans dire, et sur lesquelles l’agent trop discret garde le silence. Il est permis de supposer cependant que Mirabeau cherchait à faire des partisans à Louis XVI ; malheureusement pour ce souverain, le royaliste un peu tardif mourut dès 1791, et la monarchie « descendit avec lui au tombeau. » Gorani vit encore la fortune lui échapper ; mais il était habitué aux mécomptes. Bailly, qui lui voulait du bien, demanda pour lui à la constituante le titre de citoyen français (26 septembre 1791). Ce fut l’un des derniers actes du fameux maire de Paris, qui deux mois après devait rentrer dans la vie privée. La demande de Bailly fut reçue avec applaudissement, au grand désespoir de Gorani, qui affirme dans ses mémoires, on ne sait trop pourquoi, qu’il n’avait jamais sollicité ni souhaité pareil honneur. Il ajoute même qu’il fit retirer la pétition, mais trop tard, le Moniteur annonçant la demande de Bailly était parti pour l’Autriche, et l’empereur Léopold, furieux d’apprendre qu’un de ses sujets avait voulu s’élever au rang de citoyen d’un pays libre, lança un décret foudroyant contre le pauvre Autrichien libéré. Gorani fut exilé de l’empire, expulsé des académies impériales dont il était membre, rayé du livre de la noblesse, et ses biens furent confisqués. Il fut donc bien forcé d’accepter la nouvelle patrie que lui offrait la France. Les biographes prétendent que les foudres de l’empereur furent allumées par le pamphlet de Gorani sur l’Italie ; mais les biographes se trompent, ces mémoires secrets ne parurent que deux ans après.

Le nouveau citoyen dut alors se choisir une place entre les partis ; il hésita longtemps et finit par se rallier aux girondins, qu’il prenait alors pour des royalistes ; il ne fut désabusé que longtemps après de cette illusion, et dut reconnaître qu’ils penchaient tous vers la république. Il n’y avait parmi eux, dit-il, qu’un homme « à idées pures, » Vergniaud. Cependant Gorani était fort lancé dans la politique écrite ; il publiait quantité d’articles, de mémoires, avoués ou non, qui le mirent en vue. Pendant la longue agonie de la monarchie, on lui offrit trois fois le ministère des affaires étrangères. Il n’accepta pas, parce qu’il désespérait du régime mourant et du roi faible et irrésolu, qui n’aurait jamais secondé ses efforts. Il dit à ce propos, sans beaucoup d’héroïsme : « Je voyais ce monarque courir lui-même à sa perte, et je ne voulais pas me perdre moi-même sans aucun espoir de succès. » Il n’accepta donc que des missions en France, où il fut chargé de relever l’esprit public et d’inspirer aux populations un grand enthousiasme pour l’assemblée législative. En 1792, poussé par ses amis Condorcet, Brissot, Clavière, Péthion, Vergniaud, il écrivit, sous le pseudonyme d’Emmanuel Texeira, celui de ses ouvrages qui lui valut le plus d’applaudissemens et d’imprécations, ses Lettres aux Puissances. C’étaient des épîtres adressées au roi de Prusse, au duc de Brunswick, aux rois de Naples, de Sardaigne, à d’autres souverains encore, pour les engager à rompre le traité de Pillnitz et à laisser la France en paix. À part les insolences et les pétulances, ces lettres, qui parurent au Moniteur, peuvent compter parmi les bons pamphlets du temps ; le citoyen Gorani, brûlant ses vaisseaux, embrassait chaudement la cause de sa nouvelle patrie. Il la déclarait invincible chez elle et vantait hautement l’enthousiasme, l’intrépidité de cette nation armée qu’il devait présenter plus tard comme une cohue de féroces badauds. Ses écrits firent du bruit et du bien, ils arrivèrent à qui de droit et attiédirent la coalition déjà menaçante. Gorani se reprocha plus tard le succès de son œuvre, et il eut tort ; la convention en fit tirer une belle édition dont elle lui offrit deux mille exemplaires qu’il eut la faiblesse de jeter dans le Rhône et dans l’Arve ; un des volumes repêchés est tombé sous nos yeux et nous a fait estimer l’auteur. Il y a de la logique et du bon sens dans ces feuilles écrites de bonne encre, il y a aussi de la foi et du cœur ; on y sent le grand souffle qui culbuta les Prussiens à Valmy. Gorani a beau dire, il eut aussi son année d’enthousiasme, et ce fut la meilleure de sa vie.

En ce temps-là, l’heureux publiciste fut sur le point de devenir représentant du peuple à la convention ; mais les ministres, qui désiraient le garder et l’employer comme agent secret, lui firent signer une déclaration par laquelle il refusait la candidature. Ce fut pour lui un gros chagrin et cependant un grand bonheur qui le sauva de l’échafaud, où il aurait suivi les girondins, ses compagnons d’armes. La révolution a fait moins de victimes parmi ceux qui l’ont combattue que parmi ceux qui l’ont servie ; c’est Gorani qui a dit ce mot souvent répété. Il eut donc encore des missions en Angleterre, où il aurait pleinement réussi sans les massacres des prisons ; mais ces horreurs retournèrent brusquement contre nous l’opinion britannique. L’agent de nos ministres obtint seulement qu’on ne nous fit pas la guerre, ce qui était déjà quelque chose, et il eut le même succès à Amsterdam. Dans cette ville, il fut d’un grand repas où se trouvaient trente-deux convives de différens pays, tous hostiles à la révolution ; on ne se gêna pas pour lui, car on ignorait ce qu’il était venu faire en Hollande. Tout ce beau monde annonçait l’arrivée prochaine du roi de Prusse à Paris, où ce monarque aurait la gloire d’arranger les affaires de la France. Un lord, qui suivait sur son assiette la marche des Prussiens, offrait de parier 6,000 guinées qu’à la fin du mois au plus tard Frédéric-Guillaume serait au Louvre, et dicterait ses lois à la grande nation. D’autres offraient d’ajouter à la mise de l’Anglais une somme égale. C’était le 25 septembre 1792, cinq jours après Valmy. Si Gorani avait tenu le pari, il eût pu gagner 12,000 guinées. Il n’en fit rien cependant : ce fut une des bonnes actions de sa vie ; il avait dans sa poche la preuve positive que, loin de marcher sur Paris, le roi de Prusse avait déjà rebroussé chemin.

Dans cette période de sa vie, Gorani se conduisit bien ; il osa défendre Francfort, où il avait failli être pris par les Prussiens, contre les injustices et les calomnies de Custine ; il osa plaider pour Genève contre les rancunes de Clavière, qui aurait voulu dès 1793 annexer à la France la petite république où il était né. Sur ce point, les mémoires que nous avons sous les yeux donnent des détails intéressans ; mais ce n’est pas ici le lieu d’y insister. Cependant le nouveau citoyen français se détachait de plus en plus de la révolution, dont il voyait de trop près les violences. La guillotine surtout lui fit horreur ; il l’aperçut pour la première fois sur la place Louis XV, un jour qu’il revenait d’Auteuil, où il avait soupé avec Volney et Bitaubé chez la veuve d’Helvétius. Il était gentilhomme et franc-maçon ; les excès des sans-culottes choquaient ses goûts d’homme du monde et ses tendances humanitaires. Sur tout ce qu’il vit dans la rue, dans les clubs et dans les salons, il nous apprend peu de chose ; on trouve pourtant dans ses mémoires un récit détaillé qui contredit une assertion de M. Thiers. Il s’agit de l’insurrection du 10 août. Après avoir raconté la séance orageuse de la convention à laquelle il assistait (sur ce point, son récit confirme celui de l’historien), Gorani continue en ces termes :

« Sur ces entrefaites et au milieu de ces débats, Danton, Marat et Robespierre, suivis par cinq autres parmi les principaux conspirateurs, sortirent à la dérobée de la convention et furent dans une maison de la rue Dauphine… C’est dans ce conciliabule, tenu le 9 mars, que fut résolue l’exécution du mouvement extraordinaire (concerté) pour la nuit du 9 au 10… On savait où trouver les 5,273 victimes qu’on devait massacrer cette nuit-là (Gorani était du nombre). C’est une chose très remarquable dans la révolution que, toutes les fois qu’une insurrection partielle n’a pu réussir, on n’a jamais été redevable de pareilles faveurs au patriotisme ni à la vertu. Le mouvement qui devait avoir lieu dans la nuit du 9 au 10 mars n’a échoué que par un hasard heureux. Cinq jeunes gens faisaient une orgie dans la maison même où les conjurés s’étaient assemblés. Un sixième de ces muscadins, y étant venu un peu tard, s’aperçut d’un mouvement au premier étage ; il prêta l’oreille à ce qu’on y faisait et reconnut la voix de Marat, de Robespierre et de Danton. Le jeune homme était attaché à la maison Roland : il y alla sur-le-champ, le conseil exécutif fut assemblé, et l’on prit les mesures nécessaires pour empêcher (de sonner) le tocsin et de tirer le canon d’alarme. Cette conspiration fut découverte à une heure après minuit, c’est-à-dire six quarts d’heure avant le moment de l’exécution… J’étais alors logé au collège des Quatre-Nations. Ma chambre à coucher avait ses croisées sur la rue de Seine. Un moment avant le coup de deux heures (le matin du 10 mars), j’entends frapper de grands coups à ma porte. Je m’éveille à l’instant, je saute hors de mon lit, j’ouvre une croisée. Un gendarme dans un fiacre s’écrie : « Citoyen G…, viens comme tu es avec moi dans cette voiture et ne crains rien ; je te parle d’ordre du citoyen ministre Clavière… » J’enfile un habit dans un clin d’œil…, je descends et entre dans le fiacre, et au bout de peu d’instans je suis chez Clavière, où je trouve assemblés Brissot, Vergniaud, Condorcet, les Roland, mari et femme, ainsi que les autres personnages les plus marquans du parti de la Gironde. Nous étions en tout au nombre de vingt-deux… » Clavière instruisit ses amis du complot découvert, et chacun donna son avis sur les mesures à prendre. Tous ceux qui avaient opiné avant Gorani avaient demandé que les coupables fussent traduits devant la convention, « qui venait d’échapper au danger d’être massacrée aux trois quarts, » afin qu’ils fussent mis hors la loi, jugés selon toutes les formalités prescrites et exécutés le jour même, si faire se pouvait. C’était déjà violent, mais Gorani taxa les girondins de mansuétude et de faiblesse. Il dit en substance : «La patrie est perdue, si vous attendez son salut de la loi. Où sont nos lois ? Nous n’avons plus de constitution depuis le 10 août. Nos ennemis agissent, révolutionnairement : ils ont pour eux les tribunes, ils ont la convention, frappée de terreur. Agissons révolutionnairement comme eux. Pas d’égard pour l’inviolabilité des députés coupables ! Qu’on aille sur-le-champ, en force, attaquer les hommes encore assemblés dans la rue Dauphine, qu’on mette chacun d’eux dans un sac et qu’on le jette dans la Seine après l’avoir bien saigné. Qu’on en fasse autant à leurs complices, et sur-le-champ, car à l’heure où nous sommes chaque minute vaut un siècle pour le pays, menacé d’extermination. Que cela soit fait aujourd’hui même, après quoi, d’ici à peu de jours, proposons une constitution nouvelle et replaçons sur le trône, avec un conseil de régence, l’héritier légitime de tant de rois. » Là-dessus Gorani, qui avait eu le temps de prendre ses papiers, tira de sa poche un plan de constitution : il en avait fait une douzaine ; mais les girondins, toujours modérés, trouvèrent que l’avis du préopinant était « contre les bons principes. » Ils préférèrent « leurs remèdes anodins. » Ce ne fut qu’à la veille d’être guillotiné que Brissot donna raison à Gorani, et déclara que, si on l’avait écouté, la France était sauvée… À la fin de la séance, Clavière parut incliner à l’idée féroce de l’Italien ; mais « cet homme, auquel on ne pouvait contester une grande pénétration, manquait de courage… Quoi qu’il en soit, la chose manqua,… » et l’on se mit à table. Clavière offrit aux girondins un déjeuner splendide, « et, comme les Français sont toujours Français, tous ces convives, à peine échappés à la plus horrible boucherie, mangeaient, buvaient, comme si tous les dangers étaient disparus.»

À dater de ce moment, Gorani se sentit malheureux en France comme il l’avait été en Portugal, et ne songea plus qu’à la fuite. Cependant il n’était point facile de s’évader : Robespierre avait fait promulguer une loi prohibant la sortie de France à tous les fonctionnaires : on comprenait sous cette dénomination tous ceux qui, n’importe à quel titre, avaient servi l’état. Il n’y avait pour Gorani qu’un moyen de se mettre à l’abri, car il craignait non sans raison pour sa tête : c’était de se faire donner une mission du gouvernement. Il l’obtint enfin, à sa grande joie, partit le 27 avril en toute hâte, et courut les grandes routes au galop, sans s’arrêter à aucune auberge, sans se retourner même, de peur d’être changé en statue de sel. Il était à Genève le 1er mai ; à dater de ce jour, il disparut de la scène politique. Il avait mission de surveiller la Suisse, mais ne s’employa qu’à la protéger. Il s’y employa si bien, qu’il devint suspect à Robespierre et qu’il dut errer longtemps de ville en ville et de village en village, guetté d’un côté par les agens de la France, poursuivi de l’autre par des émissaires que la reine de Naples avait envoyés à ses trousses pour l’enlever ou l’assassiner. Ses Mémoires secrets avaient donné des détails trop minutieux sur les mœurs de cette souveraine. Dans cette dernière partie de sa vie, il n’eut d’autre souci que de faire oublier les services qu’il avait rendus à la révolution. Fut-il en ceci, comme on l’a prétendu, un agent de l’Autriche ou de l’Angleterre ? Rien de moins probable à notre avis qu’une pareille assertion. Il est certain que depuis le jour où il avait été privé de ses biens par l’archiduc Ferdinand, gouverneur de Milan, «pour s’être mal conduit à Paris, » il n’avait cessé d’être odieux à la cour de Vienne. Cela est si vrai qu’il passait en 1793 pour avoir une mission secrète du comité de salut public ; on l’accusait de vouloir révolutionner l’Italie, et le ministre d’Autriche en Suisse, M. de Buols, se démenait diplomatiquement pour l’empêcher de passer sur le territoire helvétique. Un envoyé de Venise écrivait à la même époque à son gouvernement « qu’un certain Gorani, le même qui avait écrit des monitoires en forme de lettres à tous les rois de l’Europe, était destiné par le gouvernement de France à devenir l’instrument d’une révolution en Italie, qu’il était accompagné de six satellites tout prêts à exécuter ses ordres et pis encore au besoin, — que ce Gorani avait déjà soulevé la Pologne… que la conjuration de Naples était son ouvrage, qu’il tendait des pièges à tous les gouvernemens de la péninsule, — que cet homme était capable des plus grandes entreprises et qu’il fallait se défier de lui. » Cette dépêche, citée par l’historien Botta, et les démarches de M. Buols réhabilitent pour nous celui qu’elles voulaient flétrir, et il est certain que Soulavie, l’agent de Robespierre à Genève, mentait effrontément lorsqu’il représentait le comte lombard comme un instrument des aristocrates et des tyrans. La vérité est que Gorani, fidèle à son caractère, s’était lassé de la révolution comme il se lassait de tout, qu’il avait eu peur de son propre ouvrage, surtout d’un ouvrage qui lui était payé si mal. Dans les tempêtes politiques, il y a des vagues qui portent un monstre, après quoi, comme dans le récit de Théramène,

Le flot qui l’apporta recule épouvanté.

« Je connaissais les grands, je connais maintenant les petits, » avait dit Alfieri en voyant nos sans-culottes ; il est probable que Gorani, qui avait passé du comte d’Oeiras à Robespierre, dut penser quelque chose de pareil. Dix jours avant sa fuite de Paris, il avait entendu au club des Cordeliers un orateur de vingt-six ans proposer qu’on massacrât tous les citoyens sexagénaires et toutes les femmes qui auraient passé la cinquantaine, « afin de ménager les approvisionnemens. » Ces férocités effraient les hommes sur le retour en temps de guillotine. Gorani écrivit donc des Lettres aux Français, imprimées à Francfort en 1794, avec la fausse date de Londres, pour servir de contre-partie à ses lettres aux souverains ; il avait parlé aux rois en républicain, il nous parlait en royaliste. Ces repentirs ne l’empêchèrent point, dans une courte apparition qu’il fit à Paris en 1796, d’y passer pour un septembriseur. Mal vu des monarchistes parce qu’il avait été girondin, mal vu des patriotes parce qu’il était devenu monarchiste, mal vu des catholiques parce qu’il avait passé à Luther, mal vu des protestans parce qu’il avait gardé des mœurs un peu catholiques, mal vu des philosophes parce qu’il ne cachait pas certains sentimens religieux, il expia durement la mobilité de son esprit et les inconséquences de sa conduite. Il n’éprouva pas un mécompte qui ne fût le châtiment d’une erreur ou d’une sottise ; sa vie peut donc intéresser les moralistes, si elle repousse à et là quelque puritain. Il avait assez d’esprit, de culture, de naissance et d’ambition pour arriver aux premiers rangs, mais il n’y put jamais rester assis, tant il aimait à changer de place. Il eut trop d’affaires pour un philosophe, trop d’idées pour un homme d’action, trop de conscience pour un homme politique, trop de politique pour un honnête homme, une ambition qui visait haut, mais qui manquait de souffle, un vif sentiment du juste et du bien, trop vite découragé par la vue du monde, un coup d’œil assez prompt, net et clair, mais dispersé sur trop de choses, une audace qui osait entreprendre et qui ne savait persévérer, une souplesse et une finesse trop souvent compromises par l’orgueil de la race et la chaleur du sang, enfin un ensemble de qualités et de défauts qui ne pouvaient aller ensemble. C’est pourquoi sa vie fut manquée, et cependant il aurait pu dire dans sa vieillesse : « Je méritais mieux que ce que je suis, et je valais mieux que ce que j’ai fait. »

Il disparut en 1793, à l’âge de cinquante-trois ans ; il se traîna encore dans l’ombre, à Genève, complètement oublié, jusqu’au 15 décembre 1819. Quinze ans auparavant, en 1804, les auteurs du Dictionnaire historique avaient publié sa nécrologie.


MARC-MONNIER.
  1. Voici une liste des ouvrages de Gorani moins incomplète que celles qu’on a données jusqu’ici : Il vero Dispotismo, Genève, Philibert et Chirol, 1770, — Imposta seconda l’ordine della natura, — Essai sur l’éducation publique, — Mes Tentatives pour obtenir des mulets de différens genres d’insectes. Nous ne savons si ces deux derniers ouvrages ont été publiés. — Elogio di Bandini, imprimé en 1778, — Elogio di Redi, Sienne 1782, quatre éditions, — Ricerche sulla sciensa dei Governi, imprimé à Milan en 1771 avec la fausse date de Lausanne, — Lettres aux souverains sur la révolution française, Paris 1793, — Mémoires secrets et critiques des cours, des gouvernemens et des mœurs des principaux états de l’Italie, Paris, Buisson, 1793, 3 vol. in-8o. — Lettres aux Français, Francfort, avec la fausse date de Londres 1794. — Les dictionnaires de biographie signalent encore, comme un ouvrage très rare de notre auteur, un volume intitulé Prédictions de Jean Gorani, citoyen français, sur la révolution de France. Ce n’est qu’une contrefaçon des fameuses Lettres aux souverains citées plus haut, et Gorani dut ignorer cette publication, où on le nomme Jean au lieu de Joseph. Il a écrit de plus de longs mémoires inédits sur la Hollande, le Portugal, l’empire russe, sur les fromages, les engrais, la météorologie ; une Histoire de Genève, dont le manuscrit est conservé à la bibliothèque de cette ville, et l’interminable biographie d’un voleur d’église, qui avait été exécuté à Milan : 12 volumes d’écriture.
  2. Les Lettres aux souverains sont dédiées à Pougens, qui, à son tour, dédia ses Maximes à Gorani.