Le Communisme jugé par l’histoire/Le communisme en 1871

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LE COMMUNISME EN 1871

AVANT ET DEPUIS L’INSURRECTION DU 18 MARS



AVANT-PROPOS DE LA TROISIÈME ÉDITION


Ce petit écrit a vu le jour pour la première fois en 1848, presqu’au lendemain de la révolution de février, quand le communisme était prêché officiellement au Luxembourg par un des membres du gouvernement provisoire et allait essayer de s’imposer à la république naissante par les sanglantes journées de juin.

Grâce à l’intérêt qu’il empruntait aux événements, il fut appelé bien vite aux honneurs d’une seconde édition qui ne tarda pas à être épuisée.

Aujourd’hui, après un intervalle de plus de vingt-deux ans, je m’aperçois avec douleur qu’il n’a rien perdu de son opportunité, et, sur les instances de quelques amis, sur leur offre généreuse de prendre sur eux toutes les charges et tous les soucis de cette publication, je me décide à le faire réimprimer.

Qu’y a-t-il, en effet, de changé dans notre situation ? Le danger qui nous menaçait, il y a près d’un quart de siècle, est toujours le même ; seulement il est devenu plus pressant et plus général. Le communisme dirige ses attaques, non-seulement contre la société française, mais contre la société européenne. Il ne se contente plus de parler et d’écrire, il livre des batailles. À l’insuffisance de ses arguments il supplée par le chassepot et le canon lorsqu’on a commis l’imprudence ou qu’on a été forcé par les malheurs de la guerre de lui livrer des armes.

Oui, c’est le communisme, associé avec plus ou moins d’art aux passions politiques de Quatre-vingt-treize, qui, pendant ces trois ou quatre dernières années, a inspiré les orateurs des clubs parisiens et fait la fortune des candidatures radicales. C’est le communisme qui a dicté les règlements et les programmes de la Société Internationale des travailleurs, et c’est lui que les missionnaires et les fondés de pouvoir de cette association redoutable promènent impunément de ville en ville et de congrès en congrès. Enfin, le doute n’est plus permis aux plus aveugles : s’abritant sous un nom équivoque et profitant de la faveur attachée aux franchises municipales pour élever son pouvoir sur les débris de la société, c’est le communisme qui, dans la fatale journée du 18 mars, s’est installé à l’Hôtel de Ville de Paris. C’est lui qui, depuis bientôt deux mois, sous les yeux et à la satisfaction, peut-être avec le concours d’un ennemi victorieux, tournant à notre ruine les instruments mêmes de notre défense, opprime et déshonore, remplit de désespoir et de deuil notre malheureuse capitale.

Ceux-là sont dans une grande erreur qui, invoquant au hasard la loi du progrès et la faisant intervenir sans distinction dans toutes les choses humaines, s’imaginent qu’il y a une différence entre le socialisme de nos jours et le communisme d’autrefois. Communisme et socialisme, on ne saurait assez le répéter, ne sont que des noms différents d’une seule et même chose. Le communisme, suivant les temps, suivant les lieux, suivant l’esprit des générations auxquelles il cherche à s’imposer, peut changer de forme et de langage, il ne change pas de principes, et ses conséquences, quand il lui est donné de les réaliser, demeurent invariables. Il supprime la propriété, il supprime la liberté tant civile que politique, il supprime la famille. On peut dire qu’il supprime la personne humaine et, par conséquent, la conscience morale de l’homme pour mettre à sa place la toute-puissance, la tyrannie collective et nécessairement irresponsable de l’État.

Cette substitution de l’État à l’individu ou, si je puis m’exprimer ainsi, cette expropriation complète du dernier par le premier, voilà, si vous prenez la peine de les analyser, ce que vous trouverez au fond des maximes, des revendications et des formules socialistes les plus accréditées de notre temps.


Ainsi, par exemple, toutes les écoles par lesquelles, depuis bientôt un demi-siècle, le socialisme est représenté parmi nous, l’école de Saint-Simon, celle de Charles Fourier, le communisme pur, le mutuellisme, sont d’accord sur ce point que les souffrances et la misère des classes laborieuses prennent leur source dans la liberté de l’industrie, principe d’une concurrence illimitée, et qu’il est temps d’y mettre un terme par l’organisation du travail.

Mais si le travail, perfectionné sans cesse par le temps et par l’expérience, ne réussit pas à se donner lui-même peu à peu les lois les plus propres à le régler, quelle autre puissance que l’État pourra lui imposer tout d’un coup l’organisation qu’il réclame ? L’État organisant le travail, c’est l’État qui dispose souverainement des capitaux, des instruments et du personnel de l’industrie, soit agricole, soit manufacturière ; c’est l’État dirigeant à son gré, avec une autorité sans bornes, non-seulement toutes les forces matérielles de la société, mais les facultés de l’intelligence, l’activité de l’âme et de la pensée. L’État sera le maître unique, absolu, des hommes et des choses, des biens et des personnes. Nous serons en plein communisme, et le communisme lui-même ne pourra s’établir et se conserver que sous la règle du despotisme.


Un autre principe mis en circulation et soutenu avec opiniâtreté par le socialisme contemporain, c’est la gratuité du crédit ; c’est pour tous les membres de la société, dispensés de fournir des garanties, soit matérielles, soit morales, le droit au crédit, digne pendant de ce qu’on appelait en 1848 le droit au travail. La gratuité du crédit se confond nécessairement avec l’abolition de l’intérêt. L’intérêt de l’argent une fois aboli, pourquoi conserverait-on la rente de la terre ? pourquoi le loyer des maisons ? Les maisons et les terres ne sont-elles pas des capitaux aussi bien que les billets de banque et les espèces sonnantes ? La faculté d’habiter les unes et de cultiver les autres ne doit-elle pas être regardée comme un véritable crédit ? Or, si les capitaux et les immeubles, si les valeurs et les signes de la valeur appartiennent indistinctement à tout le monde, ils n’appartiennent plus à personne, ils sont la propriété de l’État, et nous voilà encore une fois dans le communisme.

Mais, à parler rigoureusement, la conséquence qu’apporterait avec elle la gratuité du crédit serait encore moins la communauté de la propriété que celle de la misère. Qui se donnerait la peine d’amasser des capitaux qui ne devraient produire aucun intérêt ? de faire construire des maisons qui se loueraient gratis ? de faire défricher des terres qui seraient au premier occupant ? Les capitaux absents, le crédit n’est plus qu’un mot vide de sens. La gratuité du crédit n’est donc pas autre chose que la destruction du crédit.

La gratuité du crédit fait naturellement penser au Manifeste dans lequel, il n’y a pas longtemps, la soi-disant Commune de Paris nous promettait des « institutions propres à universaliser le pouvoir et la propriété[1]. » Universaliser le pouvoir, s’il y a une pensée renfermée dans ces mots, c’est amener la destruction du pouvoir et laisser le champ libre à l'anarchie. Universaliser la propriété, si l'on entend par là, non le progrès du bien-être et de la richesse publique, tel qu'on peut l’attendre avec certitude du développement de l'industrie, de instruction et de la moralité des peuples, mais une mesure législative ou une action gouvernementale ; universaliser la propriété, c’est l’anéantir en lui enlevant son caractère individuel, c’est lui substituer le communisme.


Il y a encore une proposition qu’on retrouve souvent dans les discours et dans les écrits de ceux qui réclament aujourd’hui ou qui ont l'ambition de fonder un nouvel ordre social ; c’est celle-ci : « Le travailleur a droit à la valeur intégrale de son produit. » On a d’abord quelque peine à comprendre ce que c’est que la valeur intégrale d'un produit, puisque la valeur des œuvres de l'industrie humaine est chose essentiellement variable, qui est déterminée par le rapport de l'offre et de la demande. Ou se demandera aussi comment, les diverses espèces de produits du travail industriel étant presque toujours mêlées et jusqu’à un certain point confondues, il sera possible de discerner leurs valeurs respectives. Par exemple, dans la valeur d’une maison, il y a celle du terrain, celle des matériaux, celle des travaux accomplis par l’architecte, les maçons, les charpentiers, serruriers, vitriers, tailleurs de pierre, charretiers, plâtriers, ferblantiers, couvreurs, etc., etc. A la place de la liberté des transactions et des fluctuations naturelles du prix des choses, supposez une règle de rémunération absolue, inflexible, par qui et d’après quelle mesure sera fixée la part de chacun des facteurs du produit commun ?

Mais il ne faut pas que ces difficultés, tout insolubles qu’elles sont, nous dérobent la pensée contenue dans la proposition que je viens de citer. Cette pensée, d’ailleurs claire par elle-même, a toujours été exprimée, tant par les maîtres que par les adeptes du socialisme, avec une entière franchise. En exigeant pour l’ouvrier la valeur intégrale de son produit on demande simplement qu’il ne soit tenu aucun compte des intérêts du capital, ni de la rémunération qui est due aux inventeurs, aux directeurs, aux entrepreneurs, et par laquelle se trouvent représentés les droits de l'intelligence. Quelle sera la conséquence de cette double spoliation ? La première, comme ou vient de le voir, ne laissera subsister d’autre capitaliste que l'Etat. La seconde en fera le seul entrepreneur, le seul directeur des travaux de l'industrie ; car personne, s’il n’en doit recueillir aucun avantage, ne voudra se charger de la responsabilité attachée à ce rôle ou se consumer dans les recherches et les efforts de méditation qu’il exige. Demeuré le seul entrepreneur, le seul capitaliste, l’Etat sera tout et l’individu ne sera rien, ce qui est la marque distinctive du communisme.

Maintenant veut-on savoir quel est l’auteur du prétendu principe de justice distributive qui contient en lui ce glorieux régime ? C’est celui qui a défini le communisme « la religion de la misère » et qui apostrophe en ces termes les partisans de cette forme de société : « Retirez-vous de moi, communistes, vous me dégoûtez ! » Il est vrai que c’est le même qui a dit : « La propriété, c’est le vol. » C’est en vain que Proudhon s’efforce d’échapper aux conséquences de son propre principe, le communisme est autorisé à le compter parmi ses plus illustres défenseurs.

Il en est des anciennes formules du socialisme comme des nouvelles ; toutes, par une voie plus ou moins directe, aboutissent au communisme. Mon intention n’est pas d’en faire ici le dénombrement ; mais il y en a une que j’ai déjà rappelée en passant et sur laquelle il y a quelqu’intérêt à revenir parce qu’elle a failli, en 1848, être inscrite dans la constitution républicaine : c’est le droit au travail.


Le droit au travail était revendiqué surtout par l’école fouriériste ou phalanstérienne, et se distingue essentiellement de la liberté du travail. Il consiste dans le prétendu droit qui appartiendrait à chaque membre de la société de réclamer d’elle un emploi et des moyens d’existence, sans être astreint d’ailleurs à aucune condition d’intelligence ou de valeur personnelle. La société, si nous en croyons Charles Fourier, ayant dépouillé l’homme des biens que la nature lui offrait spontanément dans l’état sauvage, est tenue en stricte justice de les remplacer par le droit que je viens de définir.

Il n’est pas besoin d’un grand effort de raisonnement pour rester convaincu qu’une pareille prétention ne conduit à rien moins qu’à substituer la propriété collective, la propriété de l’État à la propriété individuelle. Si l’État se voit obligé de pourvoir à tout, il faut qu’on lui laisse le droit de disposer de tout ; il ne saurait prendre à sa charge toutes les existences sans posséder les moyens de soutenir un tel fardeau, et la somme de ces moyens est la même que celle des richesses que récèle le corps social. Aussi Proudhon, après la révolution de Février, quand la propriété était attaquée directement devant l’Assemblée nationale alarmée et indignée, a-t-il pu dire sans renier la foi de toute sa vie : « Accordez-moi le droit au travail et je vous laisserai la propriété. » Il savait bien qu’on ne peut accepter le premier sans voter la destruction de la dernière.


Il y a encore une définition du socialisme à laquelle il m’est impossible de ne pas m’arrêter, parcequ’elle appartient à un de nos contemporains qui a joué un rôle important dans la politique et dans la presse, qui s’est signalé comme orateur, comme historien, comme publiciste, et que deux cent mille électeurs de Paris ont envoyé récemment à l’Assemblée nationale. Selon M. Louis Blanc, « il y a deux choses dans l’homme : des besoins et des facultés. Par les besoins l’homme est passif, par les facultés il est actif. Par les besoins il appelle ses semblables à son secours, par les facultés il se met au service de ses semblables. Les besoins sont l’indication que Dieu donne à la société de ce qu’elle doit à l’individu. Les facultés sont l’indication que Dieu donne à l’individu de ce qu’il doit à la société. Donc, il est dû davantage à celui qui a le plus de besoins, et il est permis d’exiger davantage de celui qui a le plus de facultés. Donc, d’après la loi divine écrite dans l’organisation de chaque homme, une intelligence plus grande suppose une action plus utile mais non pas une rétribution plus considérable, et l’inégalité des aptitudes ne saurait légitimement aboutir qu’à l’inégalité des devoirs[2]. « La même idée a été exprimée par M. Louis Blanc, dans ses derniers ouvrages, principalement dans son Histoire de la république de 1848, sous une forme plus sententieuse et plus concise : « De chacun suivant ses facultés ; à chacun suivant ses besoins. »

Il faudrait nier l’évidence si l’on refusait de reconnaître dans ce système les deux traits les plus essentiels et les plus caractéristiques du communisme. C’est l’État ou la société considérée comme une personne collective, qui répartit comme il lui convient, entre ses membres, les biens dont elle dispose et dont elle est par là le seul propriétaire. C’est l’État qui prescrit aux citoyens, d’après une mesure différente pour chacun d’eux, l’emploi qu’ils doivent faire de leur intelligence et de leurs forces. Il est donc le souverain organisateur du travail, c’est-à-dire le souverain arbitre des devoirs en même temps qu’il est l’unique dispensateur des jouissances.

Mais ce n’est pas seulement le communisme, dans son expression la plus impérieuse et la plus despotique, que M. Louis Blanc s’est donné la tâche de défendre dans tous ses écrits ; c’est le communisme et le despotisme réclamés au profit de la partie la plus vile de la société et au préjudice de la partie la plus généreuse, la plus honnête et la plus intelligente. En effet, si les dons les plus rares, les plus utiles, les plus précieux, et les efforts que nous aurons faits pour les acquérir, ne doivent pas avoir pour nous d’autre résultat que d’accroître le nombre et l’importance de nos devoirs, que de rendre la société plus exigeante à notre égard ; si, d’un autre côté, la société se fait une obligation de satisfaire tous nos besoins, sans qu’il nous en coûte le moindre effort d’activité, d’application ou de prévoyance, il sera mille fois plus avantageux d’avoir des besoins que d’avoir des facultés. On peut dire, en intervertissant la distinction de M. Louis Blanc et en prenant les mêmes termes dans un autre sens, que les besoins représentent notre actif et les facultés notre passif ; les besoins nous constituent les créanciers de l’Etat et les facultés ses débiteurs.

C’est en vain que M. Louis Blanc en appelle à la charité, à la gloire, à la satisfaction intérieure qu’apporte avec lui l’exercice des plus hautes facultés. La charité n’existe pas sans la plus complète liberté. Exigée au nom de la loi, elle perd son nom et son existence, elle n’est plus qu’un impôt. Quant aux deux autres mobiles qu’on voudrait substituer à la place de toute rémunération légitime, ils jouent sans doute un grand rôle dans les régions supérieures de la pensée et dans les fonctions les plus éminentes de l'ordre social, mais ils n’ont qu’une médiocre influence sur les plus humbles et les plus indispensables travaux de la vie matérielle. Voici deux maçons, deux cordonniers, deux tailleurs qui remplissent leur tâche avec une activité et une habileté très-inégales. Cependant ils reçoivent la même rétribution, et même, s’il a plus de besoins, une rétribution supérieure sera assurée au plus paresseux et au plus inhabile des deux. Que répondrez-vous à l’autre s’il a la hardiesse de se plaindre ? Qu’il a pour lui la gloire de faire des murs ou des coutures plus solides ? Qu’il trouvera dans sa conscience la récompense de son courage et de son talent ? J’oubliais ; il y a encore ce poteau planté au milieu des ateliers et sur lequel on écrira : « Tout paresseux est un voleur[3]. »

Indépendamment des vices qu’elle partage avec toutes les idées communistes, l’utopie de M. Louis Blanc mérite donc le reproche de sacrifier entièrement le courage, le talent, la sobriété à la lâcheté et à la paresse, à l’incapacité et à l’intempérance. Malgré l’accent de charité attendrie avec lequel elle nous est présentée, elle est peut-être une des combinaisons les plus iniques et les plus perverses qu’ait jamais enfantées l’esprit de système.

M. Louis Blanc nous offre dans ses livres la preuve qu’elle n’est pas moins propre à corrompre le jugement de l’historien que celui du publiciste et de l’homme politique. Elle seule nous rend compte de la haine qu’il exprime en toute occasion, mais particulièrement dans son Histoire de dix ans, pour toutes les libertés conquises en 1789, pour la liberté individuelle, qu’il flétrit, sous le nom d’individualisme comme la source de tous nos maux, pour la liberté du commerce et de l’industrie, pour la liberté d’examen, la liberté d’enseignement et la liberté de conscience[4]. Elle seule nous explique, sans nous obliger à mettre en doute son désintéressement et sa bonne foi, comment il a consacré tant d’années de sa laborieuse vie, tant de productions de sa plume féconde à développer dans le cœur des masses pauvres et ignorantes toutes les passions envieuses et implacables que peuvent exciter la richesse, le pouvoir, la supériorité de l’intelligence ou de l’instruction et même la simple aisance. Sans doute, je ne me sers pas des expressions qu’emploie de préférence M. Louis Blanc. Les deux parties de la société dont il s’applique à développer l'antagonisme jusqu’à ce qu’il ait abouti à une révolution, il les appelle le peuple et la bourgeoisie ; mais il résulte des définitions qu’il en donne lui-même[5], que la bourgeoisie comprend les citoyens qui, possédant une certaine fortune, jouissent également d’un certain degré d’indépendance, et le peuple ceux qui n’ont pour vivre que leur travail quotidien. Ce ne sont pas là deux castes, ni même deux classes distinctes ; ce sont deux situations qui changent et se déplacent chaque jour. Pour les armer l’une contre l’autre, il faut être persuadé comme M. Louis Blanc que les droits reconnus jusqu’à présent à l’intelligence, à la science, au travail et à l’économie, sont des droits usurpés sur la grande masse de ceux qui n’ont que des besoins ; qu’avec des besoins l'on est digne à la fois de jouir et de régner.


Il est donc vrai, comme je le disais en commençant, que tous les principes mis en avant, que toutes les réformes réclamées par les différentes sectes socialistes aboutissent au communisme. Mais le communisme, que nous promet-il ? A quelles conséquences est-il fatalement entraîné par la force de ses prémisses ? Avant même d’avoir parcouru ce rapide résumé de son histoire, on pourra l’apprendre en regardant ses œuvres ; car le communisme est depuis deux mois au pouvoir dans la capitale de la France. Les décrets et les actes de la Commune de Paris nous ont livré tous ses secrets.

Institué à la faveur d’une équivoque, à l’aide de la terreur et de l’assassinat, par une minorité rebelle à la souveraineté nationale, au moment où la France, saignant de tous ses membres, épuisée par les désastres d’une guerre étrangère, est encore foulée sous les pieds de son ennemi, la Commune de Paris nous présente un côté politique dont il faut détourner nos yeux parce qu’il n’appartient pas à notre sujet. Il n’y a donc pas lieu de nous occuper de son dessein, aussi insensé que criminel, de dissoudre la France en trente-six ou trente-sept mille petits États souverains, et cela dans l’instant où, parodiant le langage et les institutions de 93, elle se couvre de l’autorité de la République une et indivisible. Mais il nous importe de savoir comment elle s'y prend pour universaliser la propriété ou, comme s'exprime un des membres de son comité de salut public[6], pour donner à la France et par la France à l’Europe l'égalité sociale.

Cette propriété dont elle doit étendre les bienfaits à tout le monde, elle commence par la détruire entre les mains de ceux qui l’ont acquise ou créée sous la protection de la loi, par leur intelligence et leur activité. Elle pille les caisses des compagnies, elle fait saisir ou mettre en pièces le mobilier des particuliers, elle ordonne la démolition des maisons de ses adversaires, elle supprime des offices qui représentent des patrimoines privés, elle supprime des journaux et ferme des imprimeries, frappant ainsi du même coup la pensée et les intérêts matériels, confisquant en même temps la fortune des patrons et le pain des ouvriers.

Non contente de détruire la propriété ou de la gaspiller au gré de ses passions, la Commune de Paris semble employer tout son pouvoir à l'empêcher de se reproduire. Elle a mis à son usage de telles mesures de police et de tels procédés de gouvernement que l’industrie et le commerce se sont brusquement arrêtés comme le mouvement d’une horloge dont on a brisé le ressort. Les établissements de crédit se sont fermés ou sont restés déserts. Des flots de population, comprenant tous ceux qui n’ont pas été retenus par la force ou par le besoin, se sont précipités vers la province. On dirait une ville ravagée par la peste. L’ordre et le travail, pompeusement promis par le Comité central, dans la journée même du 18 mars, ont disparu avec les fugitifs, et maintenant qu’on a accoutumé les ouvriers à une vie d’aventures, qui pour la plupart d’entre eux offre plus d’avantages que l’exercice régulier d’un métier, il sera bien difficile de les ramener dans les ateliers abandonnés.

Et la liberté, qu’est-ce qu’on en a fait ? Son nom est resté inscrit en tête de tous les décrets et de toutes les proclamations de la Commune ; mais elle-même a cessé d’exister. Les arrestations arbitraires, souvent exécutées sur les ordres d’un délégué subalterne, les perquisitions domiciliaires le retour au barbare procédé des otages, la restauration, sous un autre nom, de la loi des suspects et du tribunal révolutionnaire, nous montrent ce qu’est devenue la liberté individuelle. La suppression, quelquefois sans notification préalable, des journaux qui ne trouvent pas que la Commune ait toujours raison, ni que ses armes soient toujours triomphantes, nous apprennent où en est aujourd’hui, sous le règne de la vraie République, la liberté de parler et d’écrire. L’emprisonnement des prêtres, le pillage des églises, les lieux saints transformés en clubs, la cellule occupée à Mazas par l’archevêque de Paris et les menaces de mort proférées contre lui par les organes les plus accrédités du nouveau pouvoir, nous donnent une idée du respect qui entoure la liberté de conscience et la religion elle-même.

Quant à la famille, ce premier fondement des sociétés humaines, cette première école de dévouement et de respect sur les ruines de laquelle ne pourront germer que brutales passions et orgueil sauvage, pour savoir en quelle estime la tient la Commune, il suffit de se rappeler ce fameux décret, où admettant à une pension les veuves des gardes nationaux morts sous les armes, elle efface toute distinction entre les femmes soi-disant légitimes et les autres. La patrie, encore plus maltraitée que la famille, est formellement reniée. On a remplacé son glorieux drapeau par un autre qui ne peut guère nous rappeler que la livrée du bagne et la soif du sang. C’est celui que, dans les arènes, on agite sous les yeux du taureau sauvage pour attiser sa fureur. Est-ce le même effet que l'on veut produire sur le peuple ? Avec le drapeau de la patrie on s’efforce de répudier toutes ses traditions et tous ses souvenirs, on a décrété la destruction de ses monuments les plus chers, on voudrait supprimer jusqu’à son histoire.

Il ne faudrait pas se figurer que ces violences et ces ruines se sont rencontrées par hasard. Elles procèdent toutes du même principe, qui est celui du communisme. Pour réussir à absorber l'individu dans cette masse confuse, inconsciente, impersonnelle, qui n’est plus seulement l'Etat ou la Commune, mais la communauté, il faut le dépouiller de ses plus nobles prérogatives, de ses plus généreux instincts, de ses plus précieuses facultés ; il faut lui ôter la liberté, la responsabilité morale, la puissance et jusqu’à l’idée du dévouement et du sacrifice, par conséquent la famille, la patrie, la religion ; il faut qu’à la place d’une âme on ne laisse plus subsister qu’une unité dans un nombre ; il faut éteindre toutes les splendeurs et abaisser tous les sommets de la nature humaine. C’est précisément la tâche que s’est proposée la Commune de Paris et qu’elle poursuit avec une obstination digne d’une meilleure cause.

Mais la Commune de Paris, comme l’attesteraient s’il en était besoin, les noms étrangers de ses généraux, l’origine étrangère d’un grand nombre de ses soldats[7] et l’approbation qu’elle trouve dans une certaine catégorie de journaux étrangers, de réunions étrangères ; la Commune de Paris n’est qu’un instrument et une émanation de la Société internationale des travailleurs. C’est là qu’est le véritable danger de notre temps, c’est là que se trame depuis des années une formidable conspiration contre la liberté et la civilisation de l’Europe ; c’est de là, si l’on n’y prend garde, que sortira un jour une jacquerie d’atelier qui fera pâlir les jacqueries de paysans dont l’histoire a gardé le souvenir.

On a vu à différentes époques la France et l’Europe ravagées, tantôt par la peste, tantôt par la lèpre, tantôt par le choléra morbus ; elles sont menacées aujourd’hui d’une contagion bien plus terrible, parce qu’elle s’attaque à l’âme, à l’intelligence, au sens moral et au bon sens, à la charité, à la justice, au respect de soi et des autres, à toutes les forces vives de la nature humaine et de la société. Cette contagion, c’est le communisme qu’on cherche en vain à dissimuler sous le nom de socialisme, et elle n’a pas d’auxiliaire plus puissant et plus actif que la Société internationale.

Pour dompter le communisme la force, si elle est nécessaire, ne suffit pas ; il faut aller jusqu’à la racine du mal, il faut le détruire dans les esprits par la puissance de la persuasion, par l’organe de la parole et de la presse, par une instruction plus solide et plus saine, distribuée d’une main libérale à tous les degrés de l’enseignement, surtout dans l’école primaire ; enfin par la vertu des bons exemples et le spectacle du bien qu’on peut faire, des progrès utiles qu’on peut réaliser, des améliorations de plus en plus considérables qu’on peut introduire dans les relations du capital et du travail, sous l’empire des lois protectrices de la propriété et de la liberté individuelle. Le temps est venu où chacun dans sa sphère, par un moyen ou par un autre, est obligé de se prononcer pour la société ou pour le socialisme. Une voie de conciliation ou de transaction entre ces deux puissances contraires, il n’y en a pas, et celui qui a la prétention d’en proposer une se fait justement soupçonner de complicité ou de démence.

Fontainebleau, 15 mai 1871.

Ad. FRANCK.

  1. Voyez dans le Journal officiel, de Paris, n° du 20 avril 1871, la Déclaration au peuple français. Afin de n’être pas accusé de falsification, je cite le paragraphe tout entier : « Mais à la faveur de son autonomie et profitant de sa liberté d’action, Paris se réserve d’opérer comme il l’entendra, chez lui, les réformes administratives et économiques que réclame sa population ; de créer des institutions propres à développer et propager l’instruction, la production, l’échange et le crédit, à universaliser le pouvoir et la propriété, suivant les nécessités du moment, le vœu des intéressés et les données fournies par l’expérience. »
  2. Histoire de dix ans, tome III, chap. III, pages 109 et 110.
  3. C’est sérieusement qu’en 1848, pendant qu’il présidait les Conférences du Luxembourg, M. Louis Blanc a proposé ce moyen de remédier aux inconvénients de son système.
  4. Qu’on lise dans le tome II de l'Histoire de dix ans, les pages 277 et 282, où l’auteur réclame une religion d’État, un enseignement d’État, aussi bien qu’une industrie d’État.
  5. Même ouvrage, tome Ier page 4.
  6. Proclamation du citoyen Delescluze adressée à la garde nationale, le 10 mai 1871. Moniteur universel du 13 mai.
  7. M. de Bismarck, qui paraît bien informé, dans le discours qu’il prononça devant le Parlement de l'empire germanique, le 2 mai de cette année, attribue à la Commune 8,000 sujets anglais ou irlandais, et des Italiens, des Belges, etc.