Le comédien Rouvière

Mercure de France (p. 376-379).



LE COMÉDIEN ROUVIÈRE[1]


J’ai connu longtemps Rouvière… — Philibert Rouvière ne m’a jamais donné de notes détaillées sur sa naissance, son éducation, etc… C’est moi qui ai écrit, dans un recueil illustré sur les principaux comédiens de Paris, l’article le concernant[2]. Mais dans cet article, on ne trouvera autre chose qu’une appréciation raisonnée de son talent, talent bizarre jusqu’à l’excès, fait de raisonnement et d’exagération nerveuse, ce dernier élément l’emportant généralement.

Principaux rôles de Rouvière : Mordaunt, dans les Mousquetaires, type de haine concentrée, serviteur de Cromwell, ne poursuivant à travers les guerres civiles que la satisfaction de ses vengeances personnelles et légitimes.

Dans ce rôle, Rouvière faisait peur et horreur. Il était tout en fer.

Charles IX, dans une autre pièce d’Alexandre Dumas[3]. Tout le monde a été émerveillé de cette ressuscitation. Du reste, Rouvière ayant été peintre, ces tours de force lui étaient plus faciles qu’à un autre.

L’abbé Faria, dans Monte-Cristo. Rouvière n’a joué le rôle qu’une fois. — Hostein, le directeur[4], et Alexandre Dumas n’ont JAMAIS BIEN COMPRIS la manière de jouer de Rouvière.

Hamlet (par Meurice et Dumas). Grand succès de Rouvière. — Mais joué en Hamlet méridional ; Hamlet furibond, nerveux et pétulant. Gœthe, qui prétend que Hamlet était blond et lourd, n’aurait pas été content.

Méphistophélès, dans le détestable Faust, refait par Dennery. Rouvière a été mauvais. Il avait beaucoup d’esprit et cherchait des finesses qui tranchaient baroquement sur sa nature méridionale.

Maître Favilla, de George Sand. Extraordinaire succès ! Rouvière, qui n’avait jamais joué que des natures amères, féroces, ironiques, atroces, a joué admirablement un rôle paternel, doux, aimable, idyllique. Cela tient, selon moi, à un côté peu connu de sa nature : amour de l’utopie, des idylles révolutionnaires ; — culte de Jean-Jacques, Florian et Berquin.

Le rôle du Médecin, dans le Comte Hermann, d’Alexandre Dumas. — Dumas a été obligé de confesser que Rouvière avait des instants sublimes.

Othello, — dans l’Othello d’Alfred de Vigny. — Rouvière a très bien su exprimer la politesse raffinée, emphatique, non inséparable de la rage d’un cocu oriental.

Et bien d’autres rôles dont je ne me souviens pas actuellement.

Physiquement, Rouvière était un petit moricaud nerveux, ayant gardé jusqu’à la fin l’accent du Midi, et montrant dans la conversation des finesses inattendues… — pas cabotin et fuyant les cabotins. — Cependant, très épris d’aventures, il avait suivi des saltimbanques pour étudier leurs mœurs. — Très homme du monde, quoique comédien, très éloquent.

Moralement, élève de Jean-Jacques Rousseau. Je me souviens d’une querelle bizarre qu’il me fit un jour qu’il me trouva arrêté devant une boutique de bijoutier.

— Une caban, disait-il, un foyer, une chaise, et une planche pour y mettre mon divin Jean-Jacques, cela me suffit. — Aimer le luxe, c’est d’un malhonnête homme.

Peintre, il était élève de Gros.

Il y a quelques mois, Rouvière étant tombé malade, et étant très pauvre, des amis imaginèrent de faire une vente de ses tableaux ; elle n’eut aucun succès.

Comme peintre, il était, à quelques égards, ce qu’il était comme comédien. — Bizarre, ingénieux et incomplet.

Je me souviens cependant d’un charmant tableau représentant Hamlet contraignant sa mère à contempler le portrait du roi défunt. — Peinture ultra-romantique, achetée, m’a-t-on dit, par M. de Goncourt.

M. Théophile Silvestre a de jolis dessins de Rouvière. Pendant longtemps, M. Luquet (associé de Cadart) a offert, comme étant de Géricault, un tableau (les Girondins en prison) que j’ai reconnu tout de suite pour un Rouvière… grande composition, sauvage et maladroit, enfantine même, mais d’un grand feu.

Comme comédien, Rouvière était très admiré d’Eugène Delacroix.

M. Champfleury a fait de lui une curieuse étude sous forme de nouvelle : le Comédien Trianon.

Nous aurions voulu grossir ce chapitre de quelques Causeries du Tintamarre que la bibliographie La Fizelière et Decaux attribue à Baudelaire (années 1846-47), en collaboration avec Aug. Vitu et Th. de Banville. Mais la place nous manquait et d’ailleurs il eût été bien aventureux d’oser un départ formel entre les proses de « Francis Lambert, Marc Aurèle et Joseph d’Estienne »

  1. La Petite Revue, 28 octobre 1865. Article signé Ch. B.
  2. Ce premier article avait paru dans les colonnes de la Galerie des Artistes dramatiques vivants, en 1855, puis avait été repris avec quelques variantes dans l’Artiste du 1er décembre 1859.
  3. La Reine Margot.
  4. Le Directeur du Théâtre de la Gaîté.