Le colonel Bourras et le corps franc des Vosges/1

I

LE COLONEL BOURRAS




M. Jules Bourras, que son frère avait attaché à l’intendance du corps franc des Vosges et qui s’est voué avec tant d’ardeur et d’affection fraternelles à la glorification posthume du vaillant soldat, nous a prié de publier le rapport manuscrit trouvé dans les papiers du colonel et qui doit être considéré comme le canevas du document déposé aux archives de la campagne de 1870.

Depuis, j’ai su qu’un double de ce rapport se trouvait chez Mme  Monnot-Arbilleur, veuve du regretté sénateur du Doubs, dépositaire des papiers laissés par son frère, Gaston Marquiset, député de la Haute-Saône, qui fut lieutenant du corps franc des Vosges ; il était l’ami et le bras droit de son chef, comme on le verra par la notice biographique placée à la suite de cette première partie, notice qui nous a paru être le complément nécessaire de ce petit livre.

Le rapport nous a paru mériter l’impression, au moment où l’on inaugura la statue de Bourras dans son bourg natal. C’est une œuvre absolument impersonnelle, dans laquelle le chef du corps franc des Vosges s’est effacé avec une modestie et un désintéressement qui complètent cette belle figure de soldat.

Je n’ai pas eu l’honneur de marcher sous les ordres du colonel Bourras pendant la campagne. La compagnie dont je faisais partie — francs-tireurs du Rhône attachés comme éclaireurs à la division Cremer, puis au 24e corps — ne fut versée au corps franc des Vosges que plus tard, quand, après avoir réussi comme celui-ci, au prix de dangers et de fatigues inouïs, à échapper à l’internement en Suisse, elle put gagner Gex et enfin Lyon.

Mais, à la division Cremer, nous avions contact fréquent avec le corps franc des Vosges, nous avions appris à apprécier l’ardeur et le courage de ces camarades. Dans les villages où ils avaient passé, les habitants faisaient l’éloge de leur discipline, et ne parlaient de leur chef qu’avec une véritable vénération.

Au mois de février, nous fûmes incorporés au corps franc, à Trévoux. Le colonel Bourras vint voir nos deux compagnies, accompagné du capitaine Pistor qui avait à peine vingt ans et qui devait reprendre, à l’École polytechnique, ses études interrompues. Le colonel nous fit une impression puissante. La tête était pensive, la barbe noire faisait ressortir la matité brune du visage. Les yeux étaient à demi voilés, pleins d’une mélancolie profonde. Mais lorsque, après nous avoir parlé un instant, il évoqua les tristes heures de la défaite et nous dit son espoir dans la lutte qu’il croyait prête à recommencer, des éclairs jaillirent de ces yeux tout à l’heure à demi clos.

La tête se redressa ; les moins éclairés d’entre nous comprirent qu’ils avaient devant eux un meneur d’hommes.

Ce fut bien la qualité maîtresse de Bourras que cette science de mener les hommes. Si, au lieu d’être arrivé dans son arme, le génie, à la force du poignet, par son seul mérite, il avait passé par l’école, peut-être son avancement eût-il été moins lent et eût-il pu donner davantage sa mesure.

Mathias-Alphonse Bourras était né à Pompignan (Gard) le 24 février 1836, d’une famille de petite bourgeoisie. À 10 ans, il entrait au collège Stanislas de Nîmes et y restait jusqu’à 18 ans. Stanislas est une école ecclésiastique ; c’est de là, cependant, que Bourras sortait, en mai 1854, pour s’engager dans le régiment du génie, en garnison à Montpellier.

Le jeune homme avait puisé au collège la connaissance des sciences exactes. Aussi, à cette époque où l’avancement était rare, et dans une arme jalouse de ses origines — l’École polytechnique — fit-il un chemin assez rapide. Il était caporal le 1er janvier 1855, en 1859 il prit part comme sous-officier à la campagne d’Italie et enfin, en 1862, c’est-à-dire au bout de huit ans de service, il obtint l’épaulette de sous-lieutenant.

Il était lieutenant en 1867 et faisait partie du corps de Failly au moment de l’expédition de Garibaldi contre Rome. Celui qui devait être, avec le héros italien, un des chefs les plus en vue dans la campagne de l’Est, eut à combattre contre les chemises rouges. Sa conduite à Mentana lui valut la citation à l’ordre du jour et la croix de Saint-Grégoire-le-Grand.

Après sa campagne d’Italie, il fut envoyé en Algérie, pays où il a laissé d’excellents souvenirs. Il était capitaine au moment de la déclaration de guerre. Sa compagnie ne fut pas désignée pour prendre part à la campagne, mais il sollicita avec tant d’ardeur son envoi à l’armée qu’il obtint enfin cette faveur.

Il assista à la plupart des combats livrés jusqu’à la bataille de Sedan. Fait prisonnier dans cette néfaste journée, il se refusa à signer le revers et réussit à s’évader. Il se rendit aussitôt à Paris pour se mettre à la disposition du Gouvernement de la Défense nationale.

Celui-ci se préoccupait alors non d’arrêter l’invasion, tâche impossible, mais au moins de l’entraver, afin de retarder l’heure de l’investissement de Paris. Des officiers furent envoyés dans les Vosges, pour prêter leur concours au préfet George[1] et au général Cambriels qui s’efforçaient de grouper les corps francs, les mobiles, les dépôts de régiment et les échappés des batailles livrées en Alsace et en Lorraine. Trois d’entre eux, les capitaines du génie Varaigne, actuellement général commandant la division des Vosges, Bourras et le capitaine d’artillerie Schædlin, arrivèrent ensemble.

Bourras fut chargé d’organiser les bandes réunies en compagnies de francs-tireurs ; Varaigne et Schædlin furent mis à la disposition du général Cambriels, commandant de l’armée des Vosges. Le second devait tomber peu après, à la malheureuse bataille de la Bourgonce.

Bourras, à la vue des hommes qu’il avait à commander, fut pris de découragement. Ce soldat habitué à mener une compagnie disciplinée, dans un corps d’élite, désespéra un instant de tirer parti de ces adolescents, de ces paysans, de ces citadins groupés d’une façon disparate, mal armés, à peine vêtus. Cependant il ne voulut pas abandonner sa tâche sans l’avoir tentée.

Il déclara à M. George et à ses hommes qu’il n’organiserait le corps franc des Vosges que si l’attitude des francs-tireurs était bonne devant l’ennemi. Dès les premiers engagements, voyant la crânerie de ses petits soldats, Bourras écrivait qu’il acceptait.

À partir de ce moment, Bourras se révéla. Il dut tout faire à la fois. Il fallait nourrir, armer, équiper ses troupes. Sans cesse debout, dormant à peine, il imprimait à son corps franc une cohésion bien rare alors dans l’armée. Ses officiers durent user de subterfuge pour l’obliger à se reposer. Un sergent de son régiment, nommé Boulay[2], échappé de Sedan, lui aussi, qu’il avait rencontré à Épinal et à qui il confia le commandement d’une compagnie, eut seul assez d’ascendant sur lui pour l’amener à dormir sur un lit. Nos camarades, aujourd’hui encore, ne parlent du colonel qu’avec un respect attendri.

Il n’est plus, et cependant encore, c’est lui qui préside aux relations amicales qui unissent ses anciens soldats, il n’est question que de lui dans nos entretiens.

Son rapport ne dit pas quelle appréhension il causait aux Allemands. Dans un des livres publiés par nos ennemis, on évalue à 10,000 hommes l’effectif du corps franc des Vosges et l’on attribue à ce nombre considérable de partisans la prudence avec laquelle l’armée allemande avançait. En réalité, même avec les troupes régulières, mobiles ou mobilisées, qui lui furent parfois adjointes, jamais Bourras n’eut plus de 2,500 hommes sous ses ordres.

L’ennemi avait du reste une réelle estime pour Bourras. Un franc-tireur, Mesny, d’Arbois, ayant été martyrisé, puis fusillé par les Allemands, le chef du corps franc des Vosges écrivait au général de Werder :


Le Commandant des Corps francs au Général de Werder :

Monsieur le Général,

J’ai l’honneur de porter à votre connaissance un fait indigne de toute nation civilisée, qui s’est passé hier à Nuits :

Le franc-tireur Meny, d’Arbois (Jura), harassé de fatigue, n’a pas pu suivre ses camarades et a été fait prisonnier.

Le chef, dont je ne connais pas le grade, l’a amené à la place où un cavalier badois avait été blessé le matin et l’a fait fusiller après l’avoir taillé de coups de sabre.

Cet officier a commis une action d’autant plus honteuse qu’avant de la commettre il s’était informé de la manière dont on avait traité le Badois blessé le matin, et qu’il savait pertinemment qu’il avait été parfaitement soigné.

J’aime à espérer que cet acte est un fait isolé et que vous en ferez prompte justice. Vous devez le savoir, Monsieur le Général, la plupart des francs-tireurs sont de nobles cœurs cherchant à défendre leur patrie envahie et n’employant contre vous que les armes loyales.

Le jeune Mesny, que vos soldats ont assassiné, appartenait à la Compagnie du Jura, était engagé régulièrement et faisait partie du Corps franc des Vosges qui vous suit depuis la Bourgonce. Ce corps est un corps régulier, commandé par un officier des cadres de l’armée française, délégué à cet effet.

La conduite de nos francs-tireurs a toujours été celle d’hommes d’honneur ; vos blessés sont traités avec les plus grands égards, ainsi que vous pouvez vous en informer auprès du Badois blessé à Broin et transporté au château d’Auvillars.

J’ai l’honneur de vous demander une réponse, pour savoir si c’est par ordre que vos soldats massacrent indignement nos francs-tireurs ou si ce sont des faits isolés commis au mépris de vos ordres par des soldats irrités. L’indignation est grande parmi nous et j’attends votre réponse avant de laisser prendre à cette guerre le caractère d’atrocité que vous venez d’inaugurer.

Nous avons quelques prisonniers badois et ils partageront le sort du jeune Mesny si votre réponse, que j’attends dans un délai de quarante-huit heures, ne désapprouve pas l’acte de sauvagerie que je vous signale.

Veuillez agréer, Monsieur le Général, l’expression de ma considération la plus distinguée.

Signé : A. Bourras,
inscrit dans les cadres de l’armée française
comme capitaine de génie.

Le général von Werder, commandant en chef du XIVe corps allemand, répondait par une lettre dont voici la traduction :

Dijon, le 23 novembre 1870.

Je viens de recevoir votre honorée lettre de ce jour et réponds à cet égard qu’il n’y a aucun ordre permettant de fusiller des prisonniers lors même qu’ils appartiennent à un corps franc.

J’ai ordonné aussitôt une enquête sur cette affaire.

Je veux pourtant faire remarquer que lorsque des paysans sans uniforme tirent sur nos soldats, ils sont traités selon les lois de la guerre et sont condamnés à mort.

Le Général commandant,
Von Werder.

Au commandant du Corps franc des Vosges, l’honoré M. Bourras.

Nuits.


Gambetta appréciait hautement le hardi capitaine dont il avait fait un chef de corps. Le 25 novembre 1870, il le nommait chevalier de la Légion d’honneur et faisait rendre un décret qui donnait au corps franc des Vosges une autonomie complète et à son chef des pouvoirs étendus.

Pendant la retraite de l’armée de l’Est, Bourras déploya une indomptable énergie. Nos régiments entraient en Suisse. Tout autour du corps franc se fermait le cercle ennemi. Le colonel réunit ses officiers, leur dit qu’ils étaient libres de suivre le mouvement général, mais que, pour lui, il allait où était le devoir, en essayant de gagner un point que l’armistice garantissait de toute attaque et d’où il pourrait encore être utile au pays. Officiers et soldats jurèrent de le suivre. C’est cette scène que le sculpteur Morice a voulu rendre en montrant le colonel désignant à son corps d’officiers la route à prendre pour échapper à la captivité ou à l’internement.

À Trévoux, il se mit avec une ardeur fiévreuse à la réorganisation de sa troupe. L’ancien corps franc, les compagnies qui y furent versées reçurent une instruction militaire complète. L’artillerie, la cavalerie, l’infanterie, formaient une masse homogène, prête à rendre de nouveaux services. Aussi notre chagrin à tous fut-il vif quand arriva l’ordre du licenciement. Le colonel prit congé de nous dans une revue passée sur la rive droite de la Saône, dans une belle prairie. Cette unique solennité du corps franc a laissé chez tous un ineffaçable souvenir.

J’ai revu Bourras, depuis lors, au milieu de circonstances difficiles, quand il fut placé comme général auxiliaire à la tête des gardes nationales du Rhône. L’homme n’était plus le même. Dans le grand salon de l’Hôtel de ville, où il fallait sans cesse parlementer avec les chefs possibles de l’insurrection latente, je le revois, morne, affaissé, découragé. J’allais lui demander de faire céder pour moi le décret qui empêchait les engagements volontaires. En retrouvant un de ses petits francs-tireurs, il eut un mouvement de joie, le chef énergique ressuscite, mais il me dit tristement : « Je ne puis rien maintenant, nous sommes oubliés. »

Bourras cependant venait de montrer qu’il avait encore de la vigueur. À la tête d’une partie du corps franc, 80 cavaliers, pour laquelle le licenciement avait été suspendu, il ramena la tranquillité dans Saint-Étienne où le préfet, M. de l’Épée, avait été assassiné.

Le 28 avril 1871, on reconnut les services du général Bourras en le nommant officier de la Légion d’honneur.

Il conserva son grade de général et son commandement jusqu’au mois de septembre 1871. À cette époque il fut remis chef de bataillon du génie par la commission de révision des grades. Il méritait mieux ; cependant, il venait seulement d’être proposé pour le grade de lieutenant-colonel quand en 1880, le 6 février, à 46 ans, il mourut, brisé par une carrière active, miné par l’âpre souvenir de la défaite. Son dernier mot dans son agonie fut :

— Mes petits francs-tireurs !

Dans son arme, malgré son origine de soldat de fortune, Bourras était très estimé.

Plusieurs de ses travaux, notamment un mémoire sur les Opérations préliminaires du siège de Toulon, lui ont valu des félicitations officielles.

Un de ses frères, capitaine du génie, maintient dignement dans l’armée le nom du glorieux soldat auquel ses compagnons d’armes ont voulu élever un monument dans son village natal. Nous avons dû à la reconnaissance nationale de voir cette œuvre pieuse si promptement couronnée de succès.

Le monument de Marquiset, qui se dresse dans le pays même où Bourras déploya tant de ténacité et d’héroïsme, consacrera à la frontière le souvenir du chef que nous avons tant aimé.

Nous laissons maintenant la parole au colonel Bourras. Voici le rapport dans lequel il a raconté, jour par jour, la part qu’il a prise dans la défense nationale.



  1. Actuellement président de chambre à la Cour des comptes.
  2. Aujourd’hui adjoint principal du génie.