Le chroniqueur Proché, documents inédits/Lettres de J. N. Proché/2

II

Agen, 20 octobre 1803.

Monsieur,

Je fus bien fâché de partir de Gontaud sans avoir le plaisir de vous revoir, comme je l’aurois désiré j’en avois même besoin, mais il se présenta une de ces occasions qu’on trouve rarement dans votre ville, je veux dire la voiture qui avoit conduit les nouveaux mariés. Je crus devoir en profiter, mais ce ne fut pas sans avoir hésité long-temps sur le parti que j’avais à prendre. Ce qui me décida fut que je ne recevois aucune lettre de ma famille. En passant à Tonneins j’en trouvai une à la poste, qui par je ne sais quelle fatalité avait été portée à Marmande, renvoyée à Tonneins d’où elle me seroit parvenue à Gontaud le jour de mon départ. Si j’avois prevu cela, j’aurois encore resté deux jours de plus. Mais c’est une affaire faite, n’en parlons plus.

Vous me promites d’avoir la bonté de voir à Gontaud et à Marmande quelques personnes qui m’avoient parlé de leurs enfants[1]. Je serois bien aise de savoir positivement leurs intentions. Vos occupations ne vous ont peut-être pas encore permis d’aller à Marmande. Lorsque vous aurez fait ce voyage, veuillez me faire part du résultat. Pardonnez la liberté que je prends ; vous m’avez témoigné tant d’attachement que j’ose en agir aussi librement. Vous m’obligerez d’en agir de même envers moi, et dans toutes les occasions où je pourrai vous être utile.

Vous ne me laisserez pas ignorer sans doute le parti que vous aurez pris relativement à notre jeune homme[2]. Je vous avoue que je verrais avec peine qu’il restât oisif, et qu’il perdit ainsi le fruit de ses premières études. Il a maintenant des principes, il faut qu’il règle là-dessus le reste de son instruction ; il n’est plus un enfant ; c’est à lui à se décider, en se réglant toujours sur vos facultés.

Le nouveau clergé a été installé aujourd’hui avec pompe dans l’église Saint-Caprais. Les chanoines et les 38 curés du département ont prêté serment sur l’Evangile, à la préfecture, d’où ils se sont rendus, précédés par le Préfet, à Saint-Caprais, où il a été dit une messe l’évêque a ensuite fait un discours, après lui le Préfet a parlé ; on lui avoit établi un siège à côté de l’autel, vis à vis le trône de l’Evêque. Le serment a été prêté à la Préfecture à cause des ministres protestants qui l’ont prêté aussi en la même forme. Les prêtres des autres arrondissements fairont la même cérémonie devant leurs sous-préfets respectifs le 3 Brumaire prochain. J’omettois de vous dire que les curés et ministres protestants ont dîné à la Préfecture. Vous imaginez bien que tous n’y ont pas assisté[3].

Je vous prie de dire à Made Chausenque qu’on travaille à ses bamboches[4], et que je les lui ferai passer par la première commodité ; je lui présente mes respects, ainsi qu’à Mr Chausenque. Mon épouse et mes filles me chargent de vous dire mille choses de leur part, aussi bien qu’à Larroque[5].

J’ai l’honneur d’être bien sincèrement votre très humble et très obéissant serviteur.

    encore chante dans le pays Gontaudais) qu’un de ses voisins de campagne lui apporta, le premier jour de l’an, un vieux merle d’une effrayante maigreur. Mon grand-père reçut les funestes étrennes sans sourciller et invita son homme à venir déjeuner après le messe. Le campagnard, une heure plus tard, accourt avec d’immenses espérances et un immense appétit. Mon grand-père lui fait servir l’infâme oiseau et loi dit de son air le plu narquois : J’ai cru ne pouvoir mieux te régaler qu’en te donnant le rôti que tu me destinais. Le merle était si coriace et si dur que l’invité dût renoncer à y mordre et se retira non moins penaud qu’affamé.

  1. On voit que le brave Proché voulait transformer l’ancien officier de cavalerie en capitaine de recrutement.
  2. Son élève Alexandre Tamizey de Larroque.
  3. Proché a donné beaucoup moins de détails dans sa Chronique sur la mémorable journée. Voici tout ce qu’il en dit (page 94) : « Le nouveau clergé organisé d’après les arrêtés du gouvernement des consuls, a été installé le 20 octobre 1803, par Mgr Jacoupy, évêque. Les curés ont prêté serment sur l’Evangile en présence du préfet et des autres autorités, dans l’église Saint-Caprais, qui, à l’avenir, sera la Cathédrale, et portera le nom de Saint-Etienne, patron du diocèse. »
  4. Le mot n’a pas été admis (avec cette acception) dans le Dictionnaire de l’Académie française. Cette sorte de chaussure contemporaine des Soques, dont nous avons trouvé mention plus haut, a disparu de la circulation à peu près en même temps.
  5. C’était le nom sous lequel mon père était connu. J’ai entendu beaucoup de vieillards qui ne l’appelaient qu’ainsi, y compris son compatriote et ami Vincent de Chausenque.