Le choléra-morbus à bord d’une frégate américaine

Le choléra-morbus à bord d’une frégate des États-unis, le Congrès dans la mer du sud.[1] — Je m’empresse, conformément à votre désir, de vous envoyer un compte succinct des ravages qu’a exercé le choléra spasmodique à bord de la frégate des États-Unis le Congrès, en 1820. Mon journal médical ayant été égaré par un ami à qui je l’avais prêté à mon retour, je me vois forcé de vous écrire de mémoire.

Au mois de novembre 1820, le Congrès appareilla de l’embouchure de la rivière de Canton pour Manille. L’année d’avant, nous avions perdu dans ces parages beaucoup de monde de la dyssenterie des tropiques, mais aucun cas de choléra ne s’était manifesté à notre bord. Ce fléau avait, dans l’intervalle, éclaté à Manille, et quand nous y arrivâmes, il y régnait depuis deux mois avec une violence extrême.

Les naturels, qui formaient la majeure partie de la population, furent les plus maltraités par l’épidémie. Ce fut à tel point qu’ils accusèrent les résidans étrangers d’avoir empoisonné l’air et l’eau pour les faire périr, et s’emparer ainsi de leur pays. Dix à quinze mille indigènes avaient succombé dans l’espace de deux mois. Tout le monde se rappelle le cruel massacre des étrangers qui y eut lieu à cette époque. Le Congrès jeta l’ancre le 30 novembre, à la distance de trois ou quatre milles de la ville, et durant notre séjour dans cet ancrage le vent souffla continuellement de terre. Des officiers et des marins se rendaient journellement à Manille, où personne ne croyait à la contagion. Les naturels, dans leur rage contre les Européens, en avaient pris plusieurs de bien portans, et les avaient tenus durant des heures entières renfermés, avec les mourans pour leur donner le mal, convaincus qu’ils étaient, qu’en le leur communiquant, ceux-ci en guériraient. Toutefois aucun d’eux ne le gagna. Ce résultat et beaucoup d’autres que je pourrais citer tendant à prouver que le choléra n’est pas contagieux.

Son apparition à Manille avait été précédée d’un vent frais, qui avait occasionné une inondation des terrains bas de la côte, voisine de la ville, où la mer avait laissé, en se retirant, un quantité considérable de matières fangeuses et d’animalcules. Ces dépôts, exposés aux rayons d’un soleil brûlant, poussèrent des exhalaisons qui corrompirent l’air, et étaient tellement infectés que des officiers qui avaient voulu visiter cette partie du rivage furent obligés de retourner sur leurs pas, et de regagner le vaisseau. J’ajouterai que les nuits étaient, en cette saison, extrêmement humides et froides.

L’épidémie, à ce qu’il paraît, avait exercé beaucoup plus de ravages dans les faubourgs que dans l’intérieur de la ville.

Le premier cas de choléra se manifesta à bord du Congrès le 2 décembre. Un matelot, nomme Dunn, âgé de cinquante ans, et qui n’avait point été à terre, mais qui souffrait depuis long-temps de la dysenterie, devint tout-à-coup plus malade, éprouva des vomissemens et des spasmes dans les muscles des doigts de pied, qui gagnèrent graduellement les grands muscles des extrémités inférieures, et s’étendirent enfin à tout le corps. Son pouls faiblit promptement et en peu d’heures les spasmes et les vomissemens cessèrent. Son épuisement était extrême ; il expira en peu de temps.

Le lendemain 3, nous eûmes un autre accident. Un marin, homme vigoureux et sain, ressentit une douleur brûlante à l’épigastre, une soif dévorante, et de demi-heure en demi-heure, il avait des vomissemens et des déjections. Son estomac rejeta une assez grande quantité de ce fluide clair si souvent décrit. Le tout était accompagné de violentes contractions des muscles des pieds, des jambes et des cuisses, qui s’étendirent bientôt à d’autres parties du corps. Le malade n’éprouva que quelques intervalles fort courts de répit pendant les six heures que le mal fut le plus intense. Il fut alors délivré de ses douleurs, mais il était d’une faiblesse extrême, comme un homme au dernier période du typhus, et ne survécut que peu d’heures.

Le 4, nous en eûmes un autre. — Dans la soirée, nous levâmes l’ancre et nous remontâmes jusqu’à l’entrée du port.

Le 5, de grand matin, nous remîmes à la voile et nous gagnâmes la haute mer. Dans cette journée, il se manifesta six cas, présentant tous les caractères de la plus intense malignité. Trois d’entre eux ne vécurent que quelques heures, deux succombèrent le lendemain. Ayant fait l’autopsie des cadavres, nous trouvâmes, dans les intestins supérieurs, un liquide aqueux très pâle et une substance, ayant une légère teinte de crème, de la consistance du coagulum. Il n’y avait point de bile dans le duodénum, où l’on remarquait, ainsi que dans les parties contiguës, une inflammation considérable : l’on voyait aussi un grand nombre de petits vaisseaux rouges, qui paraissaient légèrement injectés. La vésicule du fiel, chez un de ces morts, était remplie d’un fluide semblable à de la mélasse. Le foie et le système nerveux étaient surchargés de sang peu épais et très noir, mais nullement coagulé. Les soins que nous étions obligés de donner aux malades ne nous laissèrent point le loisir de faire toutes les observations que nous aurions désiré. Plusieurs individus atteints d’autres maladies, et soumis à un traitement mercuriel, ne furent point attaqués du choléra.

Nous eûmes chaque jour plusieurs morts jusqu’au 9, que la maladie se ralentit et devint plus bénigne. À partir de ce jour jusqu’au 16, nous perdîmes seulement deux hommes.

Après avoir traversé toute la mer de la Chine et être arrivé en vue de la côte basse et marécageuse de Sumatra, pour franchir le détroit de Banca, nous essuyâmes fréquemment des calmes. Les rosées étaient abondantes durant la nuit, et le matin il y avait d’épais brouillards. Dès-lors le choléra reprit sa première malignité et ne nous quitta que quelques jours après que nous fûmes sortis du détroit. Nous rencontrâmes, à l’embouchure du fleuve de Palambang, l’escadre hollandaise, qui nous dit en avoir aussi beaucoup souffert. Ce fut après notre départ de Manille et dans le voisinage du détroit de Banca, que la maladie présenta le caractère le plus funeste. Elle enleva, pendant le mois de décembre, plus de trente personnes à notre bord. Sur quarante officiers, couchant dans la salle de garde et dans la sainte-barbe, il n’y eut qu’un jeune aspirant d’attaqué, encore ne le fut-il que fort légèrement.

Quant à l’étiologie du mal, je n’ai observé aucun fait qui donne lieu de supposer qu’il soit contagieux. Je le crois produit par l’atmosphère, comme la fièvre jaune ou l’influenza ; mais, dans l’état actuel de nos connaissances, il est impossible de dire si la cause agit d’abord sur les nerfs ou sur le sang.

Les symptômes étaient : 1o engourdissement des extrémités, 2o vertiges, 3o douleurs à l’épigastre ; 4o yeux caves et contraction des traits de la face, 5o spasmes, 6o vomissemens et déjections, 7o extrême faiblesse, 8o froid aux extrémités et absence de pouls, 9o peau noire et livide, sueurs froides et visqueuses.

John Brown, un de ceux qui succombèrent le lendemain du jour où nous eûmes franchi le détroit de Banca (20 décembre), avait tous les muscles du corps extrêmement contractés. On eut beau lui administrer de copieuses doses d’opium ; on ne put parvenir à les détendre. Ils formaient çà et là des nœuds durs, où l’on observait un léger tic qui ne disparut que lorsque la gangrène se fut manifestée ; à peine si l’on put jusqu’alors persuader à ses camarades qu’il fût réellement mort.

Quant au traitement, ce que j’en puis dire, c’est que les moyens curatifs recommandés par la médecine m’ont rarement réussi. L’épidémie était évidemment beaucoup plus intraitable en Asie qu’elle ne l’a encore été en Europe. Nous employâmes tour-à-tour des stimulans et des anodins de toute espèce, que nous administrions en doses plus ou moins copieuses, des amers, des alcalis, des bains chauds, des bains de vapeurs, des fomentations, des frictions, en un mot tous les moyens susceptibles de provoquer la réaction. Il n’y eut que les anodins, pris en fortes doses dès l’origine, et à la suite de chaque paroxysme, et jusqu’à ce que le système fût tout-à-fait calmé, qui produisirent d’heureux effets : si l’on y avait recours dans les premières heures de la maladie, il y avait chance de guérison, sinon tous les efforts de la médecine étaient inefficaces.

Je pourrais donner plus d’extension à ce sujet ; mais ce serait, suivant moi, à peine inutile ; car je ne sache pas qu’il existe une épidémie plus rebelle aux ressources de l’art. »

  1. lettre du docteur Edwards, chirurgien du Congrès, en date du 20 février 1832.