Le choix d'une fiancée (trad. Loève-Veimars)/Chapitre VII

Traduction par François-Adolphe Loève-Veimars.
Eugène Renduel (4p. 129-143).

CHAPITRE VII.


On pense bien qu’Albertine fut atteinte d’un désespoir extrême lorsque le conseiller lui parla de la loterie dont sa main devait être le lot. Elle se désespéra, elle se lamenta vainement ; la conduite d’Edmond lui semblait surtout inexplicable, car il était devenu tout à coup invisible, et ne lui avait pas seulement adressé un léger message d’amour. Le samedi qui précéda le jour fatal, Albertine était assise, à la nuit noire, dans sa chambre solitaire. Tout entière à la pensée du malheur qui la menaçait, elle réfléchissait s’il ne valait pas mieux prendre une résolution subite et fuir la maison paternelle, plutôt que d’attendre qu’on la forçât d’épouser le vieux secrétaire privé, ou l’odieux baron Benjamin. Elle se mit alors à songer au mystérieux orfèvre et à ses enchantemens, et l’espoir entra dans son âme. Elle éprouva le plus vif besoin de parler à Léonard, et les idées surnaturelles qui s’attachaient à lui firent qu’elle s’attendit presque à le voir apparaître d’une façon bizarre.

Aussi Albertine ne fut-elle pas effrayée en entendant la voix de Léonard, qui lui parla ainsi d’une voix douce : — Chère enfant, laisse là ta tristesse et tous les chagrins de ton cœur. Sache qu’Edmond est mon protégé et que je l’assisterai de tout mon pouvoir. Sache aussi que c’est moi qui ai engagé ton père à mettre ta main en loterie, et ne sois pas inquiète du résultat.

Albertine se jeta aux genoux de Léonard, elle lui baisa les mains, et lui exprima toute sa reconnaissance ; elle lui jura qu’elle se trouvait heureuse de le voir, qu’en dépit de tous ses enchantemens, il ne lui causait nul effroi, et lui demanda enfin qui il était et d’où lui venait sa puissance.

— Ah ! ma chère enfant, dit Léonard en souriant, il me serait difficile de te dire qui je suis ; en cela je ressemble à beaucoup de gens qui connaissent mieux les aventures des autres que leur propre histoire. — Apprends donc, mon enfant, qu’on ne me tient pour personne autre que l’orfèvre Léonard Turnhauser, qui vivait, en 158o, à la cour de l’électeur Jean-George, où il jouissait d’une considération particulière, et qui, poursuivi par la haine et par l’envie, disparut un beau jour on ne sait comment. Mais comme il se trouve tant de gens positifs disposés à rejeter toute idée forte et extraordinaire, jamais je n’ai avoué positivement que je fusse l’orfèvre Léonard du seizième siècle. Qui que je sois, néanmoins, aie confiance en moi, mon enfant, et reprends courage ; demain tu mettras ta plus belle robe, tu te pareras avec élégance, et tu attendras avec résignation la fin de l’épreuve que je te prépare.

A ces mots l’orfèvre disparut.

Le dimanche, à l’heure dite, parurent le vieux Manassé et son digne neveu, le secrétaire privé Tusmann, et Edmond avec l’orfèvre. Les prétendans, le baron Benjamin lui-même, furent frappés de surprise en voyant Albertine, qui ne leur avait jamais paru si belle, et à qui il ne manquait que la couronne de myrte pour compléter sa parure de fiancée.

Dans un accès d’humeur hospitalière, le conseiller avait préparé un élégant déjeuner. Le vieux Manassé regardait la table couverte de mets avec des veux obliques et hagards ; et, lorsque le conseiller l’invita à prendre place, on put lire sur ses traits cette réponse de Shyloch : — Oui, pour sentir l'odeur du jambon, pour manger de cet animal, dans lequel votre prophète, le Nazereth, fit entrer le diable, je veux bien traiter et commercer avec lui, aller et venir, et faire d’autres choses semblables ; mais je ne veux ni boire avec vous, ni manger avec vous, ni prier avec vous.

Le baron Benjamin se montra moins rigoriste, car il mangea avec un appétit vorace. A la fin du repas, le conseiller, dans un discours fort bien tourné, fit connaître aux prétendans la manière d’obtenir la main de sa fille. Les trois amans devaient choisir chacun une cassette, et Albertine était destinée à celui à qui le sort donnerait la cassette où se trouverait son portrait.

A midi, la porte du salon s’ouvrit, et l’on aperçut une table couverte d’un riche tapis, sur lequel se trouvaient trois petites cassettes.

La première était d’or ; sur le couvercle était une guirlande de ducats, avec ces mots :

« Bonheur selon le désir de son âme à qui me choisira. »

La seconde cassette était artistement travaillée en argent. Entre plusieurs passages en caractères étrangers, on y lisait :

« Celui qui me choisira aura beaucoup plus qu’il n’espère.

La troisième cassette était en ivoire ; elle portait cette inscription :

« Qui me prendra, aura le bonheur qu’il a rêvé. »

Albertine prit place sur un fauteuil derrière la table ; le conseiller s’assit auprès d’elle ; Manassé et l’orfèvre se retirèrent au fond de la salle.

Le sort ayant décidé que le secrétaire privé Tusmann choisirait le premier, les deux autres prétendans passèrent dans une chambre voisine. Tusmann s’approcha avec précaution de la table, contempla avec attention les cassettes, et lut toutes les inscriptions l’une après l’autre. D’abord il se sentit attiré par les beaux caractères de la cassette d’argent. — Dieu juste ! s’écria-t-il avec enthousiasme. Quelle belle écriture arabe ! comme elle s’allie bien à ces lignes latines ! Et : « — Celui qui me choisira aura beaucoup plus qu’il n’espère. » — Ai-je donc jamais espéré que mademoiselle Albertine me donnerait sa main ? N’ai-je pas plutôt toujours désespéré ? N’ai-je pas voulu me jeter dans le bassin ? Allons, mon choix est fait ; je prends la cassette d’argent !

Albertine se leva, et lui présenta une clef avec laquelle il ouvrit aussitôt la cassette. Quel fut l’effroi de Tusmann en n’apercevant pas le portrait d’Albertine, mais seulement un petit livre relié en parchemin, qui ne contenait que des pages blanches.

— Ciel ! balbutia le conseiller, un livre. — Non, pas même un livre ; du papier blanc ! Et toutes mes espérances détruites ! Oh ! malheureux secrétaire privé, c’est fait de toi. Partons, partons ; au bassin !

Tusmann voulut s’échapper, mais Léonard lui barra le passage : — Êtes-vous fou, Tusmann ? lui dit-il. Ce trésor est plus précieux pour vous que tous ceux qu’on aurait pu vous donner. Faites-moi le plaisir de prendre ce livre que vous avez trouvé dans la cassette, et de le mettre dans votre poche.

Tusmann obéit.

— Maintenant, reprit l’orfèvre, pensez à un livre que vous voudriez bien consulter en ce moment.

— Oh Dieu ! s’écria le secrétaire, j’ai jeté, avec la folie d’un païen, le Traité de la sagesse politique de Thomasius dans le bassin du jardin botanique.

— Lisez le livre que vous avez dans votre poche, dit Léonard.

Tusmann le fit, et il tira le traité de Thomasius !

— Oh ! mon cher Thomasius, s’écria-t-il, te voilà donc sauvé ; je te retrouve enfin !

— Silence, dit le conseiller. Maintenant, remettez ce livre dans votre poche, et pensez à quelque ouvrage que vous auriez vainement cherché, et qui ne se trouverait dans aucune bibliothèque.

— Mon Dieu ! répondit Tusmann, j’ai bien long-temps cherché à me procurer un petit livre qui traite de la musique et de la composition d’une façon allégorique. Je veux parler de la Guerre musicale de Jean Beer, ou Description de la rencontre entre les deux héroïnes Mélodie et Harmonie, comme elles entrèrent en campagne l'une contre l'autre pour s’occire, et comment elles se réconcilièrent après maints combats et affaires sanglantes.

— Cherchez dans votre poche ! s’écria l’orfèvre. Tusmann tira de nouveau le livre, et dit, en bondissant de joie, qu’il renfermait la guerre musicale de Jean Beer.

— Vous le voyez, dit l’orfèvre, au moyen du livre que vous avez trouvé dans cette cassette, vous vous trouvez en possession de la bibliothèque la plus complète qui ait jamais existé, et que vous pouvez porter partout avec vous.

Sans faire attention à ce qui se passait, sans regarder le conseiller, le secrétaire privé se retira dans un coin de la chambre, se jeta dans un fauteuil, mit le livre dans sa poche, le tira de nouveau, et l’on vit au ravissement qui brillait dans ses yeux, qu’il était le plus heureux des hommes.

Le tour du baron Benjamin arriva. Il entra en se dandinant à sa manière, s’approcha de la table, examina les inscriptions avec sa lorgnette, et les lut à demi-voix. Mais bientôt un instinct naturel et irrésistible l’entraîna vers la boîte d’or, sur laquelle étincelait la couronne de ducats. — «Bonheur, selon le désir de son âme, à qui me choisira. » — Eh bien ! des ducats ; c’est bien là du bonheur selon mon âme, et Albertine, je la désire aussi, depuis si long-temps que je la demande. Benjamin prit aussitôt la cassette, l’ouvrit, et y trouva une jolie petite lime anglaise.

— Ah ! s’écria-t-il avec colère. Qu’ai-je à faire de cette lime ?

— Vous devez être satisfait de votre lot, lui dit l’orfèvre, et vous le serez indubitablement lorsque vous connaitrez la valeur inestimable de ce bijou.

Avez-vous un beau ducat cordonné dans, votre poche ?

— Sans doute ! répondit Benjamin avec colère. Mais que voulez-vous en faire ?

— Prenez ce ducat, dit l’orfèvre, et rognez-le avec cette lime.

Benjamin exécuta cet ordre avec une dextérité qui annonçait une longue habitude ; et, à mesure qu’il rognait le ducat, la bordure revenait et paraissait plus belle ; il en fut ainsi de tous les ducats que rogna Benjamin, dont le cordon devenait plus épais après l’opération.

Manassé était resté jusque là fort tranquille ; à cette vue, il s’élança sur son neveu, et s’écria d’une voix altérée :

— Dieu de mes pères ! quel miracle ! donne-moi cette lime, elle m’appartient. C’est un secret magique pour lequel j’ai vendu mon âme depuis plus de trois cents ans. Dieu de mes pères ! cette lime est à moi.

A ces mots, il voulut arracher l’instrument des mains de Benjamin, qui se défendit avec vigueur. La lutte entre les deux Israélites dura quelques instans ; enfin Manassé, plus faible, succomba, et son neveu le lança au dehors avec vigueur ; puis, revenant avec la rapidité d’une flèche, il tira une petite table dans un coin de la chambre opposé à celui où se trouvait le secrétaire privé, y jeta une pile de ducats et se mit à les rogner avec une ardeur extrême.

— Nous sommes enfin délivrés de ce Manassé , dit l’orfèvre. On prétend que c’est un second Ahasvérus, et qu’il erre sur la surface de la terre depuis l’an 1572. Il a déjà été condamné jadis pour fait de sorcellerie, sous le nom de l’argentier juif Lippold ; mais le diable l’a sauvé en se faisant donner son âme. Maintenant, Edmond, ouvre la cassette d’ivoire.

Edmond l’ouvrit, et y trouva le portrait en miniature de sa chère Albertine. Il se jeta dans les bras de sa fiancée, et le conseiller lui-même prit part à la joie des deux amans. Mais leur bonheur fut bien court, car Léonard rappela à Edmond la promesse qu’il lui avait faite de partir pour l’Italie ; et il lui fallut bientôt se séparer d’Albertine, qui lui promit de lui écrire sans cesse.

Depuis un an qu’Edmond est dans la patrie des arts, on a remarqué que la correspondance d’Albertine devient toujours plus froide, et qu’un jeune référendaire de fort belle taille fréquente beaucoup la maison du conseiller.

Peut-être l’épousera-t-elle s’il obtient bientôt de l’avancement !

FIN DU CHOIX D'UNE FIANCÉE.