Le chevalier de Mornac/22
CHAPITRE XXII.
à la rescousse.
Dans l’après-midi du trentième jour de juin de l’année suivante (1665) les soixante-dix maisons de Québec étaient complètement vides de leurs habitants qui, en revanche, affluaient dans les rues de la petite ville et remplissaient les airs de leurs cris de joie.
Quelle était donc la cause de cette allégresse, et quelle grande fête célébrait-on ce jour-là ?
Ce qui causait les transports des habitants de la capitale n’était rien moins que l’arrivée de Mgr le Vice-Roy de la Nouvelle-France, M. le marquis de Tracy, et d’une partie du régiment de Carignan.
La solennité que l’on célébrait ce jour-là était la fête de la délivrance de la colonie à la rescousse de laquelle le roi de France envoyait enfin les plus abondants secours.
Dix jours auparavant, le 19 juin, le vaisseau de Le Gagneur était arrivé avec les quatre premières compagnies du régiment de Carignan, qui, dans cette belle après-midi du trente juin, faisaient la haie aux abords de la grande église et dans la côte de Lamontagne, avec quatre autres compagnies débarquées le matin même du vaisseau qui avait amené M. le marquis de Tracy.
Tout à coup l’on entendit, venant de la basse-ville, le son martial des tambours qui battaient aux champs, et les cris aigus du fifre qui montaient en trilles joyeuses par-dessus le fort des Hurons.
Mgr le Vice-Roy venait de mettre pied à terre.
À ce signal impatiemment attendu, M. le bedeau de la cathédrale se pendit à la corde de la grosse cloche, tandis que, mêlant leurs voix plus grêles et plus précipitées à celle de leur doyenne, les cloches du Séminaire, du collège des Jésuites, des Ursulines et de l’Hôtel-Dieu entonnaient aussi l’hymne de la réjouissance.
En face de la grande église, dans un petit groupe à part, se tenaient plusieurs de nos connaissances que le lecteur sera sans doute fort aise de trouver saines et sauves à Québec.
D’abord, au premier rang étaient Mme Guillot et son fils, Louis Jolliet ainsi que Mlle de Richecourt, appuyée sur le bras de son cousin, le chevalier de Mornac ; derrière eux se tenaient Joncas avec son ami le Renard-Noir, et maître Jacques Boisdon, le propriétaire de l’auberge du Baril-d’Or. Il hébergeait en ce moment Mornac avec Joncas et le Huron, arrivés de Montréal depuis une quinzaine de jours.
— J’aimerais mieux, disait Mornac à sa cousine, la voix mâle du canon que le caquetage de ces cloches !
— Pourquoi ne tire-t-on pas l’artillerie ? demanda Jeanne.
— Il paraît que Monseigneur le Vice-Roy, par un excès de modestie, assez rare par ma foi chez les militaires, a su qu’on se préparait à lui faire une réception magnifique et a refusé tous ces honneurs. Mais voici le cortège qui s’approche.
On entendit le bruit des acclamations qui montaient et gagnaient de plus en plus la rue de l’église, à mesure que Monseigneur et sa suite avançaient.
Tout à coup, tournant l’angle de la demeure de l’évêque, apparurent vingt-quatre gardes à cheval.
Pour honorer son représentant, Louis XIV avait voulu que les gardes de M. de Tracy portassent les couleurs royales.
Aussi était-ce merveille que de voir l’or et l’argent ruisseler sur leurs riches uniformes de velours et de satin.
Quant aux chevaux, splendidement caparaçonnés, joyeux de se sentir enfin libres sur la terre ferme après une longue traversée, ils s’en venaient piaffant avec ardeur et grâce, et rongeant impatiemment le mors dont ils tachetaient, sans souci, l’or et l’argent massifs.
Après les fiers vingt-quatre gardes, venaient quatre pages non moins richement vêtus que les premiers.
Enfin, suivi de ses laquais, apparut le Vice-Roi lui-même. C’était un beau vieillard à l’air martial et imposant. Le poing droit appuyé sur la hanche, à la royale, le panache blanc de son large chapeau tout galonné d’or effleurant son épaule, il contenait de sa main gauche son nerveux coursier et s’avançait en saluant les colons qui l’acclamaient à l’envi.
À côté de lui se tenait M. le chevalier de Chaumont, son ami et protégé, qui fut plus tard ambassadeur de France à Siam.
Le resplendissant soleil de juin, qui tombait en plein sur toutes les splendeurs du cortège et sur le brillant acier des armes des soldats de Carignan, faisait jaillir mille gerbes de lumière qui scintillaient comme un foyer de flamme dans tout le parcours de la rue de l’église.
— Sapreminette ! s’écria la voix grasse de Jacques Boisdon, sapreminette, que c’est beau !
En ce moment, M. le bedeau qui venait de passer la corde de la cloche à un aide, lequel sonnait à son tour à force de reins et de bras, laissa voir sa figure béate entre les deux battants de la porte de l’église. Il l’ouvrit toute grande et l’on put apercevoir Monseigneur de Laval vêtu pontificalement et accompagné de son clergé. Arrivés près du seuil, tous s’arrêtèrent et attendirent gravement l’arrivée du Vice-Roi.
Celui-ci, aidé de M. de Chaumont qui s’était empressé de descendre de cheval, mit pied à terre en face du portail. Il mit bas son chapeau de feutre dont la longue plume traînait par terre et entra, tête nue, dans l’église.
L’évêque le salua avec grande dignité, lui présenta de l’eau bénite et le mena proche du chœur à la place qu’on avait préparée sur un prie-Dieu.
Mais, disent les relations du temps, M. de Tracy, quoique malade et affaibli de fièvre, se mit à genoux sur le pavé sans vouloir même se servir du carreau qui lui était offert.
Les grandes voix de l’orgue éclatèrent alors et se mirent à se rouler amoureusement sous les arceaux de la voûte en mêlant leur harmonie au chant solennel du Te Deum.
Lorsqu’il fallut sortir de l’église, Monsieur l’évêque vint reprendre Monseigneur de Tracy et le reconduisit, au milieu de la foule qui avait encombré l’église à la suite du cortège, jusqu’à la porte, dans le même ordre et avec les mêmes honneurs qui l’avaient reçu en entrant.[1]
Toujours au son des cloches et au bruit des vivats de la population, le Vice-Roi remonta à cheval et se dirigea vers le château Saint-Louis.
M. de Mésy, le gouverneur, n’était plus là pour l’y recevoir, étant mort quelques semaines auparavant, le septième jour de mai.
Son humilité et sa charité pour les pauvres lui avaient fait demander d’être enterré avec eux dans le cimetière de l’Hôtel-Dieu. On avait fait élever sur sa fosse une grande croix qu’on y voyait encore au temps où la Mère Juchereau de St. Ignace écrivait son Histoire de l’Hôtel-Dieu de Québec, c’est-à-dire vers 1716.
Du moins le vieux capitaine n’avait pas eu à subir l’affront de l’enquête que M. de Courcelles, le nouveau gouverneur qui n’était pas encore arrivé, était chargé de faire contre lui au sujet de ses différends avec le Conseil-Supérieur.
À peine rendu au château du Fort, M. de Tracy dut recevoir la députation des notables de la ville, ainsi que celles des Hurons et des Algonquins qui se montrèrent des plus empressés à lui faire leur cour.
Ces derniers accompagnèrent leurs compliments de présents à leur manière. M. de Tracy prit beaucoup de plaisir à leurs discours. Il leur répondit fort obligeamment par un interprète et leur promit de les secourir et de les protéger contre les Iroquois de tout son pouvoir, dès que les troupes attendues de France seraient toutes arrivées. Mais comme le reste du régiment pouvait tarder à venir, il promit aux Sauvages, nos alliés, de leur donner, sous peu de jours, un certain nombre d’hommes pris dans les huit compagnies déjà rendues à Québec, afin de commencer tout de suite à construire la série de forts que l’on voulait élever sur les bords de la rivière Richelieu, pour contenir les Iroquois dans leur pays.
Quelques jours après, Mornac qui brûlait du désir de présenter ses hommages au Vice-Roy, mais qui avait prudemment attendu que le marquis fût remis de ses fatigues et, en conséquence mieux disposé à l’entendre, le chevalier du Portail de Mornac se faisait annoncer chez Monseigneur de Tracy.
Il avait eu soin de se munir de tous ses papiers de famille, qui étaient restés dans sa valise, à l’hôtellerie du Baril-d’Or, et témoignaient de sa bonne noblesse.
C’était tout ce qui lui restait en héritage de ses aïeux, mais certes ! c’était beaucoup pour lui.
M. de Tracy reçut le chevalier gracieusement et voulut ouïr sur le champ les aventures de Mornac, dont on lui avait déjà parlé.
Comme bien on le pense, le Gascon ne se fit pas prier et déploya dans son récit une verve et un entrain qui lui gagnèrent aussitôt la sympathie du Vice-Roi.
— Je crois que je vais pouvoir vous être utile, lui dit M. de Tracy, lorsque le chevalier prit congé de lui.
À quelques jours de là, Mornac, que le marquis avait fait mander par le capitaine des gardes, ne faisait qu’un bond du château Saint-Louis à la demeure de Mme Guillot.
Quand on l’eut introduit auprès de Mlle de Richecourt, il s’écria joyeusement :
— Victoire, belle cousine, victoire ! Monseigneur vient de me nommer lieutenant à la place d’un officier de Carignan, mort durant la traversée !
— Oh ! quel bonheur pour nous deux, Robert ! repartit Mlle de Richecourt dont la figure prit aussitôt le plus grand air de félicité.
— Hélas ! ma bonne Jeanne, un regret vient pourtant se glisser entre nous et cet heureux événement. C’est que j’ai reçu l’ordre de partir demain matin avec ma compagnie pour aller commencer la construction des forts sur le Richelieu.
— Ah !… et notre mariage… !
— Retardé, ma pauvre amie, forcément retardé !
— Encore !… Mon Dieu ! Robert, que tous ces délais me semblent de mauvais augure ! N’allez-vous pas courir maints dangers dans cette expédition ? Et s’il allait vous arriver malheur. Ah ! j’en mourrais !
— Voyons ! ma chère Jeanne, lui dit Mornac en pressant une main qu’on ne lui refusait plus maintenant, voyons mon amie, soyez raisonnable ! Quels dangers puis-je courir de la part des Iroquois, au milieu de ma compagnie de braves soldats qui ont guerroyé contre les Turcs et ont eu maille à partir avec des hommes autrement redoutables que ces moricauds de Sauvages. Loin de craindre, je me sens heureux d’aller me promener en triomphateur dans ces mêmes régions qui m’ont vu, l’an dernier, passer ignominieusement enchaîné comme un vil captif. Le blason des Mornac a reçu alors une tache qui ne peut être lavée que dans le sang iroquois. Soyez tranquille, ma bonne Jeanne. Vous me reverrez en deux ou trois mois, et alors…
Un long baiser chaudement appliqué dans la petite main de Mademoiselle de Richecourt, compléta la phrase interrompue.
Jeanne secoua la tête et dit tristement :
— J’ai été si peu favorisée jusqu’aujourd’hui par le sort, qu’il me semble que la mauvaise fortune tient pour toujours son œil jaloux sur moi, et que je ne dois m’attendre qu’à des mécomptes et à des malheurs !
Le lendemain, 23 juillet, toute la ville était encore en l’air. Drapeaux et musique en tête, quatre compagnies du régiment de Carignan, suivies d’une autre composée de volontaires que commandait le sieur de Repentigny, descendaient du château du Fort à la basse ville et défilaient, de la façon la plus martiale, au milieu de la population pressée sur leur passage.
Un parti considérable de Hurons et d’Algonquins les accompagnait.
Arrivés à l’Anse-des-Mères tous s’arrêtèrent et l’embarquement commença.
Plus d’un baiser, des centaines de chaleureuses poignées de main, furent échangés entre ceux qui restaient et ceux qui allaient partir.
Vers les dix heures du matin, les troupes et les volontaires étaient embarqués sur de grands bateaux qui, sur le champ, mirent à la voile suivie d’une flottille de canots d’écorce montés par les Sauvages alliés.
Les voiles se gonflèrent sous la pesanteur du vent, les avirons plongèrent ensemble de chaque côté des pirogues et la flottille s’ébranla.
Sur le dernier bateau, debout près du grand mât, son large chapeau de feutre incliné sur l’oreille gauche, la plume au vent, le poing sur la hanche, un mouchoir noué à la garde de son épée qu’il élevait en l’air en le livrant à la brise, se tenait le chevalier de Mornac.
Joncas et le Renard-Noir étaient assis à ses pieds sur un banc du bateau.
À terre, debout sur un cran de roche, Mlle de Richecourt apparaissait isolée de la foule qui couvrait le rivage. Comme elle élevait le bras pour agiter son écharpe en signe d’adieu, son buste superbe hardiment cambré se détachait vivement du fond bleuâtre de l’eau.
À l’apercevoir ainsi belle et attristée par le départ de son fiancé, les galants gentilshommes tout remplis de souvenirs mythologiques alors en grande vogue, la comparaient à Calypso, la splendide déesse, disant du haut des rochers de son île un éternel adieu à son amant Ulysse lorsque la haute mer va l’emporter loin d’elle.
L’une après l’autre les embarcations, poussées par le vent et la marée favorables, disparurent derrière le promontoire élevé du Cap-aux-Diamants.
Le mouchoir de Mornac et l’écharpe de Mlle de Richecourt échangèrent un dernier signe d’intelligence… et les amants se trouvèrent seuls chacun de son côté ; lui s’acheminant vers le sombre inconnu, elle se penchant sur soi-même pour se consumer en une longue et peut-être éternelle attente.
La flottille avait déjà disparu depuis longtemps, que Jeanne restait encore immobile et les yeux fixés sur le haut du fleuve.
La voix de Louis Jolliet la tira de ses tristes réflexions.
— Désirez-vous monter maintenant à la haute ville ? lui demandait le jeune homme.
— Oui, répondit Jeanne d’une voix émue.
Jolliet lui offrit le bras qu’elle accepta comme celui d’un frère, et ils reprirent silencieusement le chemin de la haute ville.
Au milieu de la montée, Jolliet, qui ne paraissait pas moins attristé que Mademoiselle de Richecourt, lui dit avec quelque hésitation :
— J’ai, Mademoiselle, un service à vous demander.
Sa voix tremblait.
— Mais qu’est-ce donc ? parlez ? lui dit la jeune fille en sortant de sa rêverie.
— Je vous prie de vouloir bien préparer ma mère à la nouvelle de mon entrée en religion. Dans quelques jours je serai chez les Jésuites.
— Vous !
— Oui, moi, répondit Jolliet avec tant de sanglots dans la voix que Jeanne comprit qu’il y avait quelque chose d’étrange dans cette brusque détermination.
Elle regarda le jeune homme et vit que ses yeux étaient pleins de larmes.
— Le monde est trop rempli de déceptions ! murmura Jolliet.
— Au fait, pour moi je n’ai guère à m’en louer ! repartit Mademoiselle de Richecourt. Mais vous, que parlez-vous de déceptions ?
Le jeune homme se garda bien de répondre, et ils disparurent derrière l’angle de la palissade du fort des Hurons : elle pensant à Mornac et déplorant les cruelles péripéties qui ne cessaient de traverser sa vie ; lui pleurant sur son pauvre amour méconnu et sur sa chère jeunesse qu’il allait volontairement enfouir au cloître, loin du monde qui, pourtant, naguère encore lui paraissait si beau.
- ↑ Voir le Journal et les Relations des Jésuites, l’Histoire de l’Hôtel-Dieu de Québec, etc.