Le chevalier de Mornac/16
CHAPITRE XVI.
ruses.
Nous avons quitté le chevalier de Mornac et Jeanne de Richecourt descendant du bûcher où le Gascon avait failli périr, et traversant tous deux la foule stupéfaite.
Ils avaient laissé derrière eux la multitude encore à demi prosternée, et arrivaient près de la cabane de la Perdrix-Blanche, lorsqu’un Sauvage qui s’était jusque-là tenu caché en arrière du ouigouam, à la faveur de l’obscurité, vint à leur rencontre, tout en jetant des regards furtifs autour de lui.
Comme Jeanne surprise faisait un pas en arrière pour éviter quelque soudaine attaque, l’inconnu dit rapidement à voix basse et en français.
— Que la jeune fille blanche et le vaillant jeune homme ne craignent rien ! je suis le Renard-Noir.
— Le Renard-Noir !
— Lui-même. Il est venu pour vous sauver tous les deux. Que le jeune homme me montre son ouigouam afin que j’aille l’y trouver pour y préparer votre fuite. Si le Grand Esprit nous assiste, vous serez libres demain.
— Pourquoi pas tout de suite ? demanda Jeanne avec anxiété.
— La vierge pâle nous perdrait tous par trop de hâte. Il faut attendre. Où est le ouigouam de mon fils ?
— Là, fit Mornac en désignant du doigt sa cabane. D’ailleurs vous n’aurez qu’à me suivre. Après avoir laissé Mlle de Richecourt ici, je m’en vais m’y rendre immédiatement.
— Mon fils est-il seul dans sa cabane ?
— Non, je l’habite avec une vieille et bonne femme qui m’a sauvé une première fois de la mort en m’adoptant pour son fils.
— Une vieille femme !
— Oui, et chrétienne.
— Chrétienne ! Oah ! T’aime-t-elle ?
— Elle m’est tout dévouée.
— Oah ! bien. Va m’attendre dans sa cabane.
Le Renard-Noir, qui voyait la foule s’ébranler et s’avancer de leur côté, disparut en rampant dans l’ombre.
— Quoi ! vous allez me quitter ! dit Jeanne qui serra avec angoisse le bras de son cousin.
— Oui, ma chère Jeanne ; je crois que cela vaut mieux pour nous deux. Vous comprenez que Griffe-d’Ours doit être dans une terrible rage de me voir encore vivant. S’il m’aperçoit avec vous, sa jalousie va le porter à quelque acte immédiat de violence. Rentrez sous le ouigouam de la Perdrix-Blanche. Elle vous aime assez pour vous protéger contre les entreprises de son frère. S’il y a, du reste, quelque danger pour vous, appelez-moi. J’aurai l’œil au guet, et, avec l’aide du Renard-Noir, notre ami, j’aurai facilement raison de notre ennemi commun.
Jeanne écarta la portière de la cabane.
Au même instant un bruit léger de pas se fit entendre derrière eux. Mornac et sa cousine se retournèrent et aperçurent la Perdrix-Blanche qui s’avançait aussi pour entrer dans son ouigouam.
La jeune iroquoise jeta sur Mornac un regard joyeux qui signifiait combien elle était contente de voir le sauveur de son enfant encore une fois sain et sauf.
Mornac la salua comme si elle eût été marquise, et s’éloigna autant pour éviter Griffe-d’Ours que pour aller faire quelque toilette ; ce qui n’était pas sans nécessité. Car les Sauvages et le feu ne lui avaient guère laissé d’autres vêtements que les tatouages dont on l’avait grotesquement barbouillé. Heureusement qu’il faisait nuit. Il courut à sa cabane, répondit à l’étreinte de la vieille femme toute heureuse de le voir encore en vie, et se lava de pied en cap pour faire disparaître les couleurs qui bariolaient tout son corps.
L’épiderme, rougi par la chaleur du bûcher, lui cuisait fort, et en certains endroits il s’en allait par lambeaux. Encore, le Gascon pouvait-il s’estimer heureux d’avoir sauvé sa chair et ses os.
Le bruit s’éteignit peu à peu dans le village, et tout y était paisible quand Mornac eut fini de se débarbouiller.
Il en était à se couvrir de vêtements plus chrétiens lorsque la portière du ouigouam s’écarta doucement pour laisser passer le Renard-Noir.
La vieille femme qui venait de se coucher se mit sur son séant et resta bouche béante, lorsqu’elle aperçut le Huron.
Le Renard-Noir s’avança vers elle, lui dit quelques mots que Mornac ne comprit pas, et, en terminant, fit le signe de la croix.
La vieille parut aussitôt rassurée.
— Le chef a fait entendre à la vieille mère, dit-il ensuite au chevalier, qu’il est ton ami, qu’il ne veut aucun mal à cette femme et que lui aussi est chrétien. Elle est satisfaite. Je n’ai rien à craindre. Parlons.
— À vos ordres, chef.
— Que mon fils me dise d’abord pourquoi on l’avait attaché au bûcher quand je suis entré dans la bourgade ?
Mornac raconta en quelques mots sa malheureuse tentative de fuite avec mademoiselle de Richecourt.
Le Huron sourit plusieurs fois au récit de cette imprudente escapade et repartit :
— Il faut que mon fils soit bien inexpérimenté pour avoir agi de la sorte et qu’il connaisse bien peu les hommes de ce pays pour avoir cru leur échapper aussi facilement. N’importe le jeune homme est brave. Je l’ai bien vu lorsqu’il était sur le bûcher. Aussi allais-je me dévouer pour lui et tâcher de couper ses liens et de m’enfuir avec lui. Mais le grand bruit que les esprits ont fait en secouant la terre, et le dévouement de la belle vierge blanche m’ont devancé. Je vais essayer de vous faire fuir, moi, en y mettant toute la ruse d’un vieux chef. L’autre homme à la face pâle, où est-il ?
— Vilarme ?
— Oui.
— Ne nous inquiétons pas de lui, et puisse-t-il rester ici où il est bien plus à sa place qu’en pays civilisé. À moins que vous n’aimiez mieux que je le tue avant de partir.
Le chef huron ouvrit de grands yeux en découvrant cette haine mortelle qui lui semblait exister entre Vilarme et Mornac.
Celui-ci qui s’en aperçut, exposa en quelques mots au Renard-Noir les méfaits du mécréant.
Le Huron repartit :
— C’est un chien enragé. Il faudra s’en défaire. Avez-vous d’autres amis dans le village que la vieille femme d’ici ?
— La Perdrix-Blanche, qui est la propre sœur de Griffe-d’Ours. J’ai sauvé son enfant. Il se noyait. Depuis ce temps elle semble beaucoup adorer mademoiselle de Richecourt. Elle connaissait notre fuite de ce soir et n’en a rien dit à personne. Sans la trahison de ce maudit Vilarme…
— Oah ! bien, elle vous aidera encore. Le chef va l’aller voir tout de suite. Que le jeune homme attende mon retour.
Il sortit et gagna, à pas de loup, le ouigouam de la Perdrix-Blanche.
Il tira la peau qui servait de porte et regarda à l’intérieur.
Les deux femmes étaient seules.
Le Renard-Noir entra.
Mademoiselle de Richecourt le reconnut ; mais la Perdrix-Blanche ne put retenir un cri.
Le Renard-Noir s’avança vers l’Iroquoise en lui faisant signe de se taire, et commença avec elle en dialecte iroquois, un entretien qui se peut traduire comme suit :
— Que la jeune femme n’ait point peur. Le Huron ne lui veut pas de mal. Il est l’ami de la jeune vierge pâle et du jeune homme blanc qui a sauvé ton enfant prêt à se noyer. Es-tu bien reconnaissante au jeune homme ?
La mère jeta un regard de feu de ses grands yeux noirs sur l’enfant qui dormait dans un coin de la cabane et répondit :
— S’il fallait mourir pour lui, je quitterais volontiers la vie.
— Tu peux le sauver à moins que cela. Écoute. Tu connais la croyance commune aux Sauvages au sujet des maladies et de certains rêves fâcheux, ainsi que le soin qu’ils prennent d’en détourner le cours et l’accomplissement. Demain fais venir tes parents et tes amis et annonce-leur que tu es malade et que tu as rêvé, pendant la nuit, que tu étais menacée de mort. Tu demanderas qu’on fasse un festin à tout manger pour apaiser la colère de l’esprit. On ne pourra point te refuser. Le soir, pendant que tout le village sera plongé dans les jouissances du grand repas, je ferai évader la vierge blanche et son ami. La jeune femme consent-elle ?
La Perdrix-Blanche réfléchit un instant et répondit :
— Si le guerrier huron veut promettre qu’il ne fera aucun mal à mon frère Griffe-d’Ours, j’obéirai.
L’œil fauve du Renard-Noir étincela ; son bras eut un mouvement nerveux. Néanmoins il répondit :
— Il y a bien longtemps que le chef huron veut se venger de Griffe-d’Ours. Mais ma vengeance attendra et je n’entreprendrai rien encore contre ton frère. J’ai dit.
— Alors, tu seras obéi.
— Fais donc que le festin ait lieu demain soir ?
— Demain, à la tombée du jour aura lieu le grand repas.
— La jeune femme a un bon cœur et le Grand Esprit lui en tiendra compte un jour. — Mademoiselle, dit-il ensuite en se tournant vers Jeanne qui écoutait tout sans rien comprendre, prenez garde, d’ici à demain, d’irriter Griffe-d’Ours pour qu’il ne porte pas sur vous des mains violentes. Soyez prudente et tranquille. Mes frères blancs, le vieux coureur des bois et le jeune fils de la dame que vous appelez votre mère, veillent avec moi de loin sur vous ; demain, peut-être, vous serez libre.
La jeune fille lui serra la main.
Lui, entendant du bruit au dehors, disparut aussitôt.
Une minute plus tard et il se serait rencontré avec Griffe-d’Ours qui entra dans le ouigouam, et fit un geste de mécontentement à la vue de la Perdrix-Blanche qui veillait à côté de mademoiselle de Richecourt.
— Ma sœur la vierge blanche s’ennuie donc beaucoup dans mon village puisqu’elle a voulu le quitter sans m’attendre pour me faire ses adieux, dit-il d’un ton railleur.
Mademoiselle de Richecourt ne répondit point.
— La belle jeune fille regrettait peut-être mon absence, continua l’Iroquois en redoublant d’ironie ; et voilà pourquoi elle a voulu aller sans doute au devant de moi avec son jeune ami qui semble se moquer trop de la mort. Pour éviter par la suite autant de trouble et pour vous retenir au village, vous allez devenir la femme du chef. Quant au jeune guerrier, votre ami, il est brave et me suivra dans mes expéditions. Le chef est fatigué ce soir et la vierge blanche ne l’est pas moins. Aussi les cérémonies de notre union n’auront pas lieu cette nuit, mais pendant la suivante.
Il contempla un instant Jeanne pour saisir l’impression que ces paroles produiraient sur sa physionomie.
Celle-ci ne leva pas seulement les yeux et resta impassible.
— J’ai dit, acheva le chef avec une énergie d’expression qui marquait sa décision irrévocable.
Et il sortit du ouigouam.
Le Renard-Noir avait rejoint Mornac.
— La Perdrix-Blanche consent à nous aider, dit-il au chevalier qui l’attendait avec impatience. C’est une bonne femme. J’ai vu dans ses yeux qu’elle ne mentait pas et que son cœur t’est sincèrement dévoué. Maintenant, mon fils, écoute-moi bien. Demain, durant le jour, à l’approche du grand festin, tu verras entrer dans le village un homme qui a longtemps couru les bois et qui connaît toutes les ruses des Sauvages. Il sera déguisé. Prends garde de le reconnaître pour un ami ; c’est Joncas. Feins de l’avoir jamais vu. Il apportera de l’eau-de-feu pour échanger contre des pelleteries, des mocassins et des raquettes qui nous serviront pendant notre fuite à Stadaconna ; l’hiver est proche. Tu comprends que l’eau-de-feu devra couler à flots dans le grand repas à tout manger. Tu assisteras à ce festin et tu agiras comme les autres. Tâche de faire boire Griffe-d’Ours pour qu’il s’endorme. Toi, prends garde.
— Sois tranquille, mon vieux, interrompit Mornac en souriant. Je suis, sur ce sujet, de force à tenir tête à n’importe quel gaillard du village.
— Bon ! L’obscurité venue, tu t’assureras que tous, ou à peu près, sont engourdis par la viande et l’eau-de-feu, sauve-toi doucement et viens aussitôt sous ce ouigouam. Je t’attendrai ici avec mes deux camarades. As-tu compris ?
— Parfaitement.
— Bien. Oh ! évite de rencontrer, durant le jour, la vierge blanche : Griffe-d’Ours aura moins de soupçons. Sans qu’on te remarque, fais savoir à la jeune fille de s’habiller et de se chausser chaudement. Il commence à faire froid dans les bois. À présent je m’en vais. Sois prudent.
Il vit en sortant qu’il tombait une petite pluie froide et serrée.
— Bon ! dit-il, voilà qui va effacer la trace de mes pas en fondant la neige.
Et il s’éloigna sans bruit pour aller rejoindre Louis Jolliet qui l’attendait avec impatience dans la grotte du champ des morts.