Le chevalier de Mornac/12
CHAPITRE XII.
une sombre histoire.
Le soir du même jour, Mornac veillait seul auprès du feu, dans le ouigouam de sa mère adoptive.
À demi couché sur une peau de bison, les mains croisées sur les genoux, les yeux fixés sur l’ouverture du toit, par où les étincelles s’échappaient pétillantes et s’en allaient s’éteindre dans l’air, après avoir un instant brillé comme les étoiles qui scintillaient dans le coin du ciel visible par la déchirure du toit de la cabane, le chevalier suivait le vol de sa rêverie capricieuse comme la fumée du brasier.
Il en était à se demander comment l’ombrageux Griffe-d’Ours avait pu se décider à le laisser en arrière, et libre de voir Mlle de Richecourt autant qu’il le désirait. Pourquoi le chef n’avait-il pas songé à l’emmener avec ses jeunes gens et à l’éloigner du village ? C’est ce que Mornac ne pouvait s’expliquer.
S’il eût mieux connu le chef iroquois, cet oubli eût moins excité sa surprise.
La grande passion des Iroquois était la guerre ; quant à l’amour, vu qu’ils n’en connaissaient point les délicatesses platoniques et qu’ils considéraient l’abus des jouissances physiques comme énervantes et fatales aux guerriers, ils n’en usaient que fort modérément. Ce petit peuple de conquérants, qui, dans l’espace de tout un siècle, fit trembler l’Amérique du Nord du retentissement de ses armes, avait, à défaut d’instincts plus généreux, l’intelligence de la férocité, et surtout le besoin de ménager ses forces afin de faire face aux nombreux ennemis qui l’entouraient de toutes parts.
Si telles étaient les idées du gros de la nation iroquoise, on conçoit sans peine que Griffe-d’Ours, que ses exploits avaient fait nommer chef à un âge assez peu avancé, et auquel ses cruautés avaient mérité le surnom de Main-Sanglante, estimait bien plus les ardentes émotions de la bataille que les « gentils combats d’amour », comme disaient les trouvères de la vieille Europe.
Aussi, à peine avait-il su que les quatre autres cantons iroquois se disposaient à envoyer des partis contre les Mohicans leurs plus redoutables ennemis, que Griffe-d’Ours avait oublié sa belle captive, Mlle de Richecourt, ainsi que Mornac et Vilarme, pour ne plus songer qu’à choisir ses jeunes gens et à les bien armer en guerre. Le temps pressait, et le soir même il était parti, gonflant sa forte poitrine des âcres senteurs de la forêt en songeant à la bonne odeur du sang des vaincus.
Mornac en était encore à chercher la solution de ce problème, quand une ombre s’interposa entre lui et la lumière du feu. Il se leva et reconnut la Perdrix-Blanche.
Celle-ci le prit par la main, l’attira doucement vers la porte de la cabane et lui fit signe de la suivre.
Le village était plongé dans l’obscurité. Complet y eût été le silence, si l’on n’eût entendu, de ci et de là, un chant bizarre et monotone, les frais éclats de rire de quelque jeune fille, et les aboiements de certains chiens répondant aux échos de leur propre voix que leur renvoyait la forêt sonore.
En quelques secondes la Perdrix-Blanche arriva à son ouigouam où elle fit entrer Mornac qu’elle conduisit auprès de Mlle de Richecourt.
Jeanne était assise sur son lit de peau d’ours. Elle tendit la main au chevalier, et lui dit de s’asseoir à côté d’elle sur la longue estrade qui régnait autour de la cabane.
Tandis que la Perdrix-Blanche prenait place tout près du grand feu qui flambait au milieu du ouigouam, mademoiselle de Richecourt dit au chevalier :
— Je ne sais, en vérité, si les attentions de cette femme cachent quelque piège, ou si elles sont sincères ; mais depuis midi, elle ne cesse de m’accabler de prévenances. Voyant que je paraissais triste, elle me fit signe, il y a un instant, qu’elle allait chercher quelqu’un ; et voilà qu’elle vous amène ici. Il est vrai que son frère est parti ce soir.
— Je crois pouvoir vous donner la clef de ce mystère, répondit Mornac avec un sourire. J’ai sauvé, ce matin, l’un des enfants de cette femme, au moment qu’il était en train de se noyer. C’est sans doute la reconnaissance qui la pousse à agir ainsi.
— Mais racontez-moi donc ce sauvetage ?
Le chevalier se rendit au désir de Jeanne et lui dit en terminant :
— Vous voyez que j’ai gagné cette femme à notre cause, et que nous pourrons au besoin compter sur elle.
— Un bienfait n’est jamais perdu, chevalier.
— Non certes, et surtout celui-là qui me va permettre de m’approcher plus souvent de vous, belle dame.
— Belle ! je ne le dois être guère. Le manque de miroir ne m’a pas permis de constater les ravages que la maladie a causés chez moi ; mais je suis sûre que je suis affreuse.
— Affreuse ! s’écria le galant gentilhomme qui mit un genou en terre et s’empara de la main blanche de la jeune fille en dévorant du regard ses traits pâlis mais toujours beaux. Je vous jure, ma cousine, que vous êtes bien la plus adorable femme qui soit au monde. Et j’ajouterais la plus adorée, si je ne craignais que vous ne prissiez ce dire pour une gasconnade ; ce dont, sur mon honneur, je serais fort malheureux !
Je prie le lecteur de croire que le chevalier était bien sincère. Car, il le faut avouer en toute conscience, ce pauvre Mornac était amoureux de sa cousine.
Jeanne se sentit rougir sous le regard ardent du jeune homme, et lui retira doucement sa main en disant :
— Mon cousin veuillez reprendre votre place et ne me plus conter fleurette. Nous avons à nous occuper ce soir de choses bien plus sérieuses, trop sérieuses même, j’en ai peur.
— Que voulez-vous dire, fit Mornac qui se rassit tout honteux de voir sa déclaration si froidement accueillie. Le gaillard avait toujours été fort entreprenant auprès des femmes, et moi, son historiographe, je dois à la vérité d’avouer qu’il avait rarement trouvé de cruelles.
— Ne vous souvenez-vous donc pas, chevalier, que vous m’avez promis de me dévoiler la funeste influence que Vilarme a sur ma vie.
— Oh ! vous êtes trop faible encore, mademoiselle, pour résister aux pénibles émotions que ce récit vous causerait. Il vaut mieux attendre que vous soyez parfaitement rétablie.
— Attendre encore ! Non pas. Voici la première occasion qui nous est offerte de causer librement ; nous en devons profiter. Ce secret terrible me pèse ; et le sentir étreindre plus longtemps mon cœur me causera plus de mal que d’en voir se révéler toute l’horreur.
— Ma chère Jeanne, n’insistez pas, je vous prie, fit Mornac en serrant la main de sa cousine.
— Si, monsieur, j’insiste ! répliqua mademoiselle de Richecourt qui se dégagea vivement.
— Soit, puisque vous l’exigez. Mais je vous supplie, d’avance, de me pardonner si je suis forcé, par la vérité des faits, de faire douloureusement vibrer les cordes les plus sensibles de votre cœur.
D’un léger signe de tête Jeanne donna son assentiment.
Après un recueillement qui dura quelques minutes, Mornac commença dans ces termes :
— Une année avant la mort du défunt roi Louis XIII, mademoiselle de Boisbriant de Kergalec passait pour l’une des plus ravissantes filles d’honneur de notre bien-aimée reine-mère, Anne-d’Autriche, que Dieu veuille nous conserver longtemps encore.[1]
« Outre les charmes de sa personne elle avait de la fortune, et se trouvait orpheline et fille unique. Il était notoire qu’elle avait de grands biens en Bretagne. Vous pouvez vous figurer qu’elle ne manquait pas d’adorateurs. Tous les beaux muguets de la cour s’empressaient autour d’elle et l’accablaient de leurs déclarations plus ou moins intéressées, mais toutes des plus passionnées. Ce que je vous en dis je ne le sais que pour l’avoir entendu raconter par la suite ; car je n’étais alors qu’un enfant.
« Parmi les gentilshommes les plus assidus auprès de mademoiselle de Kergalec, le comte de Richecourt et le baron de Vilarme étaient les plus empressés.
« Vous vous rappelez combien votre père, mon oncle vénéré, avait la tournure et les traits distingués ; et vous savez aussi bien que moi si Vilarme a dans tout son être quelque chose de sinistre et de repoussant. Mais il avait de la fortune et le comte de Richecourt ne possédait que les grâces de sa personne, de grandes qualités morales et son épée pour tous biens. Aussi d’aucuns, les jaloux, disaient-ils que Vilarme l’emporterait peut-être sur son séduisant rival.
« Votre mère avait l’âme trop belle et le goût trop délicat pour réaliser cette prédilection maligne. Les hommages du comte de Richecourt furent agréés, le mariage fixé et annoncé, et M. de Vilarme éconduit, paraît-il, assez lestement.
« Jaloux, haineux et mal appris autant qu’un Turc, Vilarme insulta publiquement le comte pour le forcer de se battre. Celui-ci, dont la bravoure était proverbiale, se garda bien de ne point relever le gant, et la rencontre eut lieu à Saint-Germain en 1643.
« Vilarme reçut en pleine poitrine un grand coup d’épée qui le cloua au lit pour plusieurs mois.
« Sur ces entrefaites eut lieu le mariage du comte de Richecourt et de mademoiselle de Kergalec.
« Quelque temps après Vilarme quitta la France, mais non sans proférer de terribles menaces contre les nouveaux époux qui venaient de partir pour la province et s’en étaient allés passer la belle saison de leur jeunesse et de l’année en leur château de Kergalec, sur les rives brumeuses de la Bretagne. »
— Ici ma narration commence à toucher des faits d’une extrême délicatesse, et je vous prie encore une fois, ma chère cousine, de vouloir bien me pardonner ce que le récit en pourrait offrir de blessant pour votre affection filiale.
« Je ne sais pas si vous avez eu l’occasion, soit dans ce pays ou en France, de remarquer combien il en est peu qui sont heureux en ménage. En ma qualité de garçon, de militaire et de mauvais sujet (j’avoue ce dernier défaut en toute sincérité de cœur) j’ai pu remarquer, moi, que le nombre des mariages malheureux est effrayant pour ceux qui songent à s’aventurer dans ce périlleux état. N’est-il pas alarmant en effet de constater que les quatre-vingt-dix centièmes des conjoints étaient peu faits l’un pour l’autre, lorsque la mystérieuse lumière de la lune de miel s’étant évanouie, les époux ont vu briller au jour du réveil de leurs illusions, les riches défauts dont chacun voit l’autre subitement orné ? Car autant on a soin de dissimuler, de faire rentrer les angles de ses imperfections, avant le conjungo, autant, après, ces pointes de fer ressortent plus aiguës, lorsque la familiarité de la vie commune amène ce laisser-aller fatal aux illusions des amoureux. C’est alors qu’arrivent les regrets traînant après eux la longue et lourde chaîne des douloureuses misères de la vie conjugale. Le mal est irrémédiable, et de ce jour l’inanité du bonheur terrestre est irrévocablement constatée par les conjoints.
« Voilà ce que je connais du mariage, voilà ce que vous en savez sans doute vous-même, ma chère cousine, et ce que chacun en peut apprendre. Eh bien ! ce qui m’a toujours émerveillé c’est de voir que, tous les jours, des gens aussi bien renseignés que nous, s’y laissent prendre, comme nous y serons un jour sans doute pris nous-mêmes, tout des premiers !
— Parlez pour vous seul, je vous en prie, dit Jeanne avec un sourire préoccupé, et continuez votre récit sans allonger cette digression sarcastique.
— Une couple d’années, pendant lesquelles vous naquîtes, s’écoulèrent assez calmes pour les deux époux qui, après quelques mois passés en leur château de Kergalec, étaient retournés à la cour où, grâce à l’influence de la comtesse sur la reine-mère, votre père avait obtenu une charge importante.
« Bientôt cependant, on sut qu’il y avait du froid entre les deux époux ; non pas qu’on s’en aperçût en public, le comte et la comtesse étant trop gens du monde pour en rien laisser voir au dehors. Cette rumeur, venue on ne sait d’où, s’accrut pourtant, grandit ; et, grâce aux observations préjugées des malveillants, les plus indifférents gestes du comte et de sa femme purent donner quelque crédit à ce bruit qui n’avait d’abord été qu’un soupçon.
« Pardonnez-moi de vous révéler des faits douloureux que vous avez dû sans doute ignorer jusqu’à ce jour. Mais ce fait reconnu de l’incompatibilité d’humeur de vos parents, qui se rencontre dans presque tous les ménages et, par conséquent, n’offre rien d’extraordinaire, devait avoir par la suite une telle influence sur la destinée du comte et la vôtre, qu’il me faut vous le divulguer en y appuyant même un peu.
« En 1648, les troubles de la Fronde ayant éclaté, votre père, avec les princes et un grand nombre de seigneurs, prit parti contre le Mazarin. Cet Italien, ministre de France, vil, avare et rusé, devait nécessairement déplaire à un gentilhomme français fier, libéral et franc comme l’était le comte. Aussi votre père fut-il un des premiers à se déclarer contre lui. Bien mal lui en prit pourtant. Lorsque la faction des frondeurs fut vaincue, les chefs, princes, ducs, évêques et autres, eurent soin de faire accepter leur rentrée en grâce, comme une condition expresse de leur soumission ; et, ainsi qu’il advient toujours en ces sortes de cabales, la colère du vainqueur tomba sur les coupables de second rang. Votre père fut enveloppé dans la disgrâce que la plupart des seigneurs de sa condition avaient encourue, et obligé de quitter la cour avec sa femme, en 1652, pour s’en aller habiter leur château de Kergalec.
— Je me souviens du voyage, interrompit Jeanne, rêveuse. J’avais alors neuf ans, et mon père en passant par Nantes, me laissa dans un couvent pour y faire mon éducation. Le château de Kergalec n’étant éloigné que de quelques lieues, il était facile à ma mère de venir m’y visiter souvent. Hélas ! je n’en devais sortir, quelques années plus tard, que sous de bien tristes circonstances !
Le front de la jeune fille s’assombrit de plus en plus.
Mornac continua.
« Le comte et la comtesse menèrent dès lors une vie assez retirée ; lui, chassant tout le jour en la seule compagnie d’un vieux serviteur, ou passant de longues heures sur la mer. Au pied de la falaise que baignent les vagues et qui supporte les murs du château de Kergalec, une petite embarcation se détachait souvent de la côte pour aller bercer au loin le comte avec ses mélancoliques rêveries.
« La comtesse ne sortait guère de son appartement où sa camériste, Julia, faisait presque toute sa société.[2]
« Comme le comte et sa femme n’échangeaient avec la noblesse du voisinage que les visites obligatoires et que l’on connaissait le genre de vie qu’ils menaient tous deux, on prit leur taciturnité pour du dédain, et tous les hobereaux des environs, afin de s’en venger, se mirent à dénigrer hautement leurs illustres voisins de Kergalec. Les commentaires une fois partis allèrent bon train, et, à l’aide des rumeurs qui étaient venues de Paris, vos parents passèrent bientôt pour faire un fort mauvais ménage. Ce qui était faux. Car enfin, si la différence de leur humeur empêchait le comte et sa femme de sympathiser, ils avaient tous deux trop de tact et de savoir-vivre pour se causer d’inutiles désagréments.
« Six années s’écoulèrent ainsi, sans apporter de changements dans la vie du comte et de la comtesse de Richecourt.
« Un soir du mois d’avril 1659, le comte rentra fort pâle au château. Il était sorti seul pour aller voir, du haut de la falaise, le soleil se coucher dans la mer. En revenant par une allée du parc qui séparait le château de la côte, un coup de feu avait éclaté soudain dans la solitude du bois et le silence du soir, et une balle était venue couper la plume de son chapeau.
« Le comte qui ne se connaissait pas d’ennemis, crut que ce devait être la balle égarée de quelque braconnier et dès le lendemain n’y pensa plus.
« Quelques jours après, votre père ayant voulu s’aventurer sur la mer, son embarcation sombra à quelques brasses de la côte. Le comte était bon nageur et put gagner aisément le rivage. À la marée basse, on retrouva l’embarcation qui s’était enfoncée droit sous la vague. On examina la chaloupe afin de voir quelle avait pu être la cause de cet accident, et l’on s’aperçut qu’un trou de tarière avait été fraîchement percé sous la ligne de flottaison. Cette fois, l’intention perfide d’un ennemi était évidente, et le comte comprit qu’on en voulait à ses jours.
« Immédiatement, il fit, à la tête de ses gens, une battue dans son domaine. Mais à l’exception de quelque cerf dix cors, de deux sangliers solitaires et d’un vieux loup à tête grise, fauves qu’on força de sortir de leurs tanières, on ne découvrit aucun indice de la présence d’un malfaiteur.
« Le comte fut obligé, le lendemain, d’aller passer une couple de jours à Nantes pour retirer quelque argent de chez son notaire.
« Le soir du départ de son mari, la comtesse était assise dans l’enfoncement d’une fenêtre, assez profond pour former une chambre à lui seul. Du haut de la tourelle où était situé son appartement, elle dominait les arbres du parc et regardait tristement tomber la nuit sur l’océan.
« De noirs nuages voilaient l’horizon. Le vent soufflait du large et massait vers la côte de grosses vagues qui venaient se briser sur les rochers avec des plaintes attristantes.
« Peu à peu les nuées sinistres se confondant avec les ténèbres, une nuit sépulcrale s’étendit sur la mer dont la grande voix s’élevait mugissante et terrible du fond de l’obscurité.
« À l’intérieur du château régnait le plus complet silence. Assise sur un tabouret, à quelque distance de sa maîtresse, Julie, sa suivante, regardait rêveuse et comme effrayée les lueurs rougeâtres qui partaient de l’immense cheminée où flambait la moitié d’un arbre, et dansaient fantastiques et solennelles, comme les esprits des anciens preux de Kergalec, sur les hautes boiseries de chêne noircies par la poussière des siècles.
« Depuis plus d’une heure, madame de Richecourt, dominée par le funèbre aspect de cette nuit orageuse, n’avait échangé aucune parole avec sa camériste. Maintenant que la nuit lui cachait la mer, elle prêtait une oreille inquiète au bruit du vent dans les grands arbres dont les troncs noueux gémissaient sous la rafale, aux pieds du vieux donjon. Le froissement des branches dépouillées de leurs feuilles, montait jusqu’au faîte de la tourelle, sinistres comme le cliquetis des os de squelettes.
« Soudain la flamme d’un vaste éclair déchira l’horizon en illuminant d’une éblouissante lumière l’immense étendue des flots tourmentés, la sombre dentelure des falaises, le fouillis des arbres du parc et la haute tour carrée du centre du manoir qui s’ébranla sous un éclatant coup de tonnerre dont le dernier grondement s’en fut s’éteindre dans les souterrains du château.
« Les deux femmes se signèrent, tandis que la pluie s’abattait par torrents sur la toiture.
« — Voici l’orage, prions ! dit la comtesse.
« La camériste se rapprocha de sa maîtresse et toutes deux, la figure perdue dans leurs mains commencèrent à haute voix une longue prière.
« Le vent redoublait. Les girouettes rouillées criaient et tournaient affolées sur les toits qui craquaient sous l’effort de la tourmente.
« Au milieu de tous ces bruits tumultueux, la camériste crut entendre, comme le grincement d’une clef dans la serrure d’une porte depuis longtemps condamnée, dans un coin sombre de la chambre.
« Bah ! je me trompe, pensa-t-elle après un instant de réflexion. Cette porte ne s’ouvre jamais. Ce sont les girouettes qui se plaignent là-haut sur leur tige de fer.
« Éblouie par les éclairs, elle remit entre ses mains sa tête qui s’était un instant relevée pour prêter attention au bruit, et continua de répondre aux prières de sa maîtresse.
« Le vacarme de la tempête qui augmentait à chaque instant de fureur, les empêcha d’entendre un second grincement de fer. C’était celui d’une porte roulant sur ses gonds oxydés par le temps, le défaut d’usage et l’humidité.
« Si les deux femmes n’avaient pas fermé les yeux, elles auraient vu sans doute une porte dérobée s’ouvrir lentement dans la pénombre pour laisser passer un homme qui, après avoir écouté et regardé dans l’enfoncement de la fenêtre où se tenaient la comtesse et sa suivante, traversa toute la pièce à pas furtifs et s’en alla verrouiller la porte d’entrée ordinaire.
« Le bruit des verrous et de la clef frappa pourtant l’oreille des deux femmes qui se levèrent en même temps et poussèrent un cri d’effroi en voyant un homme masqué s’élancer au devant d’elles, un poignard à la main. »
— Oh ! mon Dieu ! s’écria Jeanne en saisissant éperdue, les mains de Mornac, dites-moi bien vite que ce n’était pas lui… ?
— Qui, lui… ? fit Mornac frappé de la terreur convulsive, effrayante, qui tordait tous les membres de la jeune fille.
— Mon… père… ! balbutia Jeanne tremblante, dont le regard levé au ciel sembla demander pardon à quelque absent.
— Votre père ! s’écria Mornac. Mais ma pauvre Jeanne, quel atroce soupçon !… Qui jamais a pu faire naître en vous une telle pensée ? C’est affreux !
— Ah ! ce n’était pas lui ! Ce n’était pas vrai ! éclata mademoiselle de Richecourt en se jetant à genoux. Merci, mon Dieu ! merci ! Et vous, cher bon père, pardon, mille fois pardon à votre trop crédule enfant !
— Mais en vérité, ma chère Jeanne, je ne comprends pas que personne ait été assez stupide ou méprisable pour vous laisser entrevoir les soupçons aussi atroces qu’injustes qui planèrent sur le comte de Richecourt après cette funeste nuit.
— Vilarme ! c’est Vilarme lui-même qui me dit, un jour où je refusais de l’épouser, il y a deux ans, que mon père était…
— Oh ! le monstre ! qu’il soit maudit ! cria Mornac. Écoutez plutôt la fin de cette horrible histoire.
Ici, Jeanne et le chevalier crurent entendre quelque bruit à la porte du ouigouam. Mornac alla écarter la portière de peau de loup et regarda au dehors. La nuit était sombre. Il sortit, fit le tour de la cabane et ne vit personne. Il est vrai que les ouigouams étaient si rapprochés que c’était chose facile que de se glisser et de se cacher près des cabanes avoisinantes.
Le chevalier retourna vers sa cousine et s’efforça de la rassurer.
— Je suis certaine qu’il était là et nous écoutait ! dit Jeanne.
— Tant mieux ! il saura que je le connais et que je veille sur vous !
— Mais s’il allait vous tuer !…
— Bah ! cadédis ! il a déjà essayé et n’a pu réussir. Nous avons le poignet aussi solide pour nos ennemis que pour ceux qui nous sont chers ! Mais je finis ce récit que vous avez exigé.
« L’homme masqué bondit au-devant des deux femmes, leur barra le passage, garrotta et bâillonna la camériste en un tour de main, après l’avoir menacée de l’égorger si elle jetait un cri. Puis s’approchant de la comtesse qui avait reculé jusqu’à la fenêtre et grelottait de terreur, l’homme arracha son masque et s’écria :
« — Me reconnaissez-vous, madame de Richecourt ?…
« Un éclair livide, qui brûla les carreaux de vitre, tomba en plein sur la face pâle du baron de Vilarme.
« La comtesse tremblait tellement qu’elle n’aurait jamais pu proférer une parole.
« — Oui, vous le reconnaissez, n’est-ce pas, cet homme que non seulement contente de repousser, vous avez autrefois accablé de vos superbes dédains ; cet homme que son trop heureux rival blessa d’un coup presque mortel, quelques jours avant votre mariage ; cet homme qui après avoir parcouru le monde pour tâcher de vous oublier, a traîné par tout le globe le feu de l’amour et de la haine qui lui rongeait le cœur ! Oui, me voici, madame la comtesse, terrible comme la vengeance, inexorable comme la mort ! Car, vous allez mourir comtesse de Richecourt ! De vous, maintenant qui avez appartenue à un homme que j’exècre, je ne veux rien autre chose que la vie. J’ai appris avec joie que vous n’étiez pas heureuse avec ce beau mignon de cour que vous m’avez préféré dans le temps. Mais comme il est trop gentilhomme pour vous rendre vraiment malheureuse, vous ne souffrez pas assez au gré de mes désirs ! Je veux vous sentir frissonner sous ma main dans les convulsions de l’agonie ! Quant au comte, votre époux trois fois maudit, il aura son tour. Allons ! madame, recommandez-vous à Dieu !
« Il est une chose que les nobles femmes estiment plus cher que la vie, c’est leur honneur. La comtesse voyant que le sien ne courait aucun danger, s’agenouilla et pria. Les filles des preux savent mourir.
« Vilarme contempla un instant cette pâle figure de femme tour à tour éclairée par les lueurs incessantes du feu et les éclairs intermittents du dehors. Il grimaça un sourire de démon. Il bondit sur sa victime, l’enleva, la jeta sur un lit, saisit un oreiller, l’appuya sur le visage de la comtesse et pesa dessus de tout son poids, pour étouffer l’infortunée.
« À la clarté du brasier et des éclairs, la camériste éperdue vit le pauvre corps de la comtesse se tordre sur son lit en d’effroyables convulsions. Elle poussa quelques rauques sanglots sous cet horrible oreiller, ses membres palpitèrent dans un suprême effort et ce fut tout.
« Longtemps Vilarme resta courbé, hideux, sur l’oreiller, épiant chacun des derniers frissonnements de sa victime. Quand il fut bien sûr qu’elle était morte, il alluma un flambeau, regarda, satisfait, la figure bleuie de la trépassée et s’avança du côté de la camériste. »
— Ah ! mon Dieu, fit mademoiselle de Richecourt qui étendit les bras et s’affaissa évanouie.
Mornac, et la Perdrix-Blanche qui avait remarqué, sans y rien comprendre, l’émotion que le récit du chevalier produisait sur la jeune fille, s’empressèrent de lui prodiguer leurs soins.
Jeanne reprit bientôt connaissance.
— Je savais bien, dit Mornac à mademoiselle de Richecourt, que vous ne pourriez pas supporter l’émotion d’une aussi horrible histoire. Mais aussi, pourquoi avez-vous tant insisté ?
La jeune fille ne put répondre et se mit à pleurer.
Quand ses larmes l’eurent un peu soulagée, elle supplia tellement Mornac de terminer son récit, qu’il ne put s’y refuser. D’ailleurs ce qui lui restait à dire était moins pénible que ce qui précédait.
« Vilarme s’approcha donc de la camériste et lui dit :
« — Maintenant, ma belle suivante, à nous deux. Écoute-moi. Si tu me veux jurer sur le Christ que tu vas suivre en tous points mes instructions, je vais te faire grâce.
« Il alla décrocher un crucifix qui pendait au mur, délia les mains de la camériste, lui ôta le bâillon qui étouffait sa voix et lui dit :
« — Fais serment de répéter à tous, partout et toujours que, pendant que tu dormais dans l’antichambre de ta maîtresse, selon ta coutume, celle-ci est morte, sans doute, d’un coup de sang ; qu’effrayée par le bruit de l’orage, tu es entrée au milieu de la nuit chez la comtesse et que tu l’as trouvée sans vie.
« Comme la pauvre fille hésitait, Vilarme leva son poignard.
« — Je le jure ! s’écria-t-elle, terrifiée.
« — À mon tour, reprit froidement Vilarme, je te jure que si jamais un seul mot des événements de cette nuit sort de tes lèvres, tu mourras de ma main ! Fussé-je sur le banc des accusés que j’irais te poignarder en face de mes juges. Je te le jure sur le Dieu mort en croix !
« Il délia les pieds de la suivante, enleva les cordes dont il l’avait garrottée et disparut.[3]
« Le lendemain le comte, en arrivant à Kergalec, apprit la mort de sa femme. Il s’en montra fort affecté et pleura longtemps auprès de la morte. Comme j’étais en garnison à La Rochelle, il m’envoya une lettre de faire part me priant d’assister aux funérailles de la comtesse. Je n’eus pas l’honneur de vous y voir. »
— Hélas ! j’étais malade, dit mademoiselle de Richecourt, et les médecins avaient défendu de me laisser sortir. Je n’appris la perte cruelle que je venais de faire que lorsque je fus complètement rétablie, plusieurs jours après la sépulture de ma pauvre mère. Ce fut mon père lui-même qui, les larmes aux yeux, me vint annoncer cette fatale nouvelle.
— Je passai quelques jours au château, continua Mornac, et retournai ensuite rejoindre ma compagnie à La Rochelle. Six ou huit mois plus tard, je reçus du comte une lettre qu’un de ses serviteurs me vint apporter à franc-étrier. Mon oncle me conjurait de me rendre en toute hâte auprès de lui. Je sollicitai un court congé d’absence, je sautai en selle, et quelques heures plus tard le galop de mon cheval résonnait dans l’avenue du château de Kergalec.
« Je trouvai le comte à écrire son testament. Il m’en fit lui-même la remarque.
« — Si vous me voyez aussi sérieusement occupé, me dit-il, c’est que je me bats en duel demain matin. Je vous ai fait demander pour me servir de témoin.
« — Mais avec qui vous battez-vous ?
« — Avec le baron de Vilarme.
« — M’est-il permis de vous en demander la raison ?
« — C’est tellement horrible, mon pauvre ami, me dit le comte en comprimant un sanglot que je ne sais comment m’y prendre pour vous le répéter. Autant vaut pourtant vous le dire sans périphrase ; ce sera moins long. Hier, dans une chasse où je me trouvais avec quelques gentilshommes du voisinage, le baron de Vilarme laissa à entendre que je paraissais m’être consolé bien vite de la mort de ma femme. Je lui fis remarquer l’inconvenance de ses paroles. Il répliqua qu’il y avait des propos bien plus inconvenants encore qui circulaient sur mon compte. Je lui criai de rétracter ses paroles ou de s’expliquer. Poussé à bout, il me dit que l’on m’accusait d’avoir… étranglé ma femme ! Oh ! n’est-ce pas que c’est atroce ! Cet homme qui fut autrefois mon rival n’a jamais pu me pardonner d’avoir eu les préférences de la comtesse. Je lui jetai mon gant de chasse à la figure et nous nous battons à mort demain matin.
« Vous comprenez, ma chère cousine, toute l’infernale méchanceté de Vilarme. Non content d’avoir assassiné votre mère, il voulait perdre le comte de réputation et le flétrir à tout jamais du sceau d’une accusation infâme. Il savait la froideur qui existait depuis plusieurs années entre vos parents, ainsi que la jalousie que leur portaient les hobereaux du voisinage, et s’était dit, sans doute, que l’accusation dont il chargeait votre père prendrait de fortes racines dans un tel terrain.
— Mais, s’écria Jeanne, c’est un démon incarné que cet homme !
— C’est un beau spécimen de scélérat. Mais pour être l’esprit malin, je ne le crois pas. Si vous aviez voulu me laisser le provoquer, il y aurait plusieurs semaines que j’en aurais purgé la terre.
« Le lendemain matin nous traversâmes le parc, suivis seulement d’un vieux serviteur de confiance et d’un chirurgien des environs qui donnait depuis longtemps ses soins à la famille.
« C’était une brumeuse et froide matinée de décembre. Nous descendîmes sur le bord de la mer, à l’endroit choisi pour la rencontre.
« La mer grise, fouettée par le vent du nord, se ruait en hurlant sur les sombres crans de la côte. Quelques mouettes, aussi matinales que nous, battaient lourdement de l’aile en rasant les flots, et luttant contre la brise, jetaient leurs cris rauques au vent. Un ciel morne et bas pesait sur l’océan et semblait écraser la falaise qui surplombait, à plus de cent pieds de hauteur, la grève où nous étions. Ce lieu triste, désolé, était bien choisi pour y mourir sans regretter l’existence. Car il semble qu’il en doit plus coûter de quitter la vie par un beau soleil et dans une prairie émaillée de fleurs, que dans un endroit sauvage et sous un ciel terne d’hiver.
« Nous étions les premiers arrivés.
« Durant un bon quart d’heure nous attendîmes. Le comte était calme et se promenait de long en large avec moi, afin d’entretenir la circulation, car l’air était très vif.
« — Mon cher neveu, me dit-il tout à coup, promettez-moi de remplir mes dernières volontés, si je suis tué. Je vous fais mon exécuteur testamentaire. Après l’horrible accusation qui est cause de ce duel, je n’oserais jamais vous prier de vous marier avec ma fille ; mais au moins promettez-moi de la protéger. »
« Je vous avouerai, ma cousine, que l’idée d’épouser une petite pensionnaire de couvent, que je ne connaissais que pour l’avoir vue lorsqu’elle n’avait encore que trois ou quatre ans, me souriait fort peu. Joint à cela que j’avais alors la plus grande répulsion pour le mariage.
— Ah ! fit Jeanne, et maintenant ?
— Maintenant, ma bien-aimée cousine, fit Mornac en mettant un genou en terre et en essayant de baiser la main de mademoiselle de Richecourt, je vous assure que mes dispositions sont tout à fait opposées.
— C’est fort heureux pour vous, dit Jeanne avec ironie, en lui retirant sa main. Que répondîtes-vous à mon père ?
— Que je lui jurais de toujours vous considérer comme ma sœur. Veuillez bien remarquer que par là je n’entendais nullement exclure de mon cœur tout sentiment plus tendre. Seulement, je… me réservais de réfléchir et de vous voir auparavant.
— Vous êtes fort galant, en vérité. Veuillez poursuivre.
« Le baron de Vilarme arriva, suivi du chevalier de Kergarouët, son témoin. On mesura les épées, les combattants mirent justaucorps et pourpoint bas, et, sur le signal que nous en donnâmes, commença le plus furieux des combats singuliers auxquels j’ai jamais assisté.
« Le comte et le baron étaient à peu près d’égale force à l’escrime. Pendant plusieurs minutes leurs épées, toujours prêtes à la parade, tournoyèrent sans relâche avec d’innombrables cliquetis.
« Après plusieurs feintes inutiles, Vilarme ayant voulu lier le fer de son adversaire, celui-ci dégagea vivement sa lame, se fendit à fond, et d’un coup droit en prime, blessa le baron à la poitrine. Vilarme prompt comme l’éclair, riposta par un coup de seconde qui atteignit le comte en bas de la cinquième côte.
« Les deux adversaires ainsi touchés ne rompirent pas d’une semelle et retombèrent simultanément en garde, les yeux comme rivés à la pointe ensanglantée de leurs armes.
« Dans les quelques passes qui suivirent, ils se touchèrent encore à plusieurs reprises. On voyait bien qu’ils ne se donnaient presque plus la peine de parer, et qu’animés par la vue du sang de l’un et de l’autre, tous deux ne songeaient plus qu’à tuer son ennemi.
« Le combat durait depuis vingt minutes, et leurs bras lassés et affaiblis par la perte du sang, arrivaient plus lentement à la parade et à la riposte, quand, par un vigoureux coup fouetté, l’épée du comte de Richecourt écarta en tierce la lame du baron et s’enfonça dans sa poitrine. Vilarme grièvement atteint chancela ; mais avant de s’abattre, il eut encore la force de porter une vigoureuse botte en quinte à M. de Richecourt qui en eut la cuisse percée de part en part.
« Tous les deux, hors de combat, tombèrent en même temps.
« — Sois maudit ! s’écria Vilarme en crachant une gorgée de sang.
« — Dieu vous pardonne, baron, répondit M. de Richecourt.
« Tandis que nous transportions le comte au château, M. de Kergarouët emmenait Vilarme évanoui.
« Votre père n’avait aucune blessure mortelle, et lorsque je le quittai, quelques jours après, il était en bonne voie de guérison. Hélas ! je ne devais plus le revoir. À peine étais-je de retour à La Rochelle que la compagnie, dans laquelle j’étais guidon, reçut l’ordre de s’en aller immédiatement à Paris. Je fus bien surpris d’apprendre quelques mois plus tard, que votre père avait subitement quitté la France avec vous, et sans dire à personne où vous alliez. »
— En effet ce départ fut des plus subits. Mon père qui m’avait fait sortir du couvent pour prendre soin de lui et le consoler, me dit un soir de me préparer à laisser le château et le pays dès le lendemain. Il me donna pour raison qu’un gentilhomme avec lequel il s’était battu, menaçait de mourir. Mon père avait grand-peur d’être inquiété.
— Oui, ce pauvre comte, qui se trouvait assez mal avec Mazarin depuis les troubles de la Fronde, craignait sans doute d’être accusé d’un double meurtre ; d’autant plus que Vilarme avait de l’influence auprès de Mazarin. Vîntes-vous directement au Canada ?
— En droite ligne. Un vaisseau qui faisait voile de La Rochelle nous reçut à son bord. Mais la traversée fut si longue et difficile que mon malheureux père qui n’était pas encore parfaitement rétabli, vit ses blessures se rouvrir pour ne plus se refermer. Quelques mois après son arrivée à Québec, il en mourut, ajouta Jeanne les yeux humides de larmes. Sur son lit de mort, il me recommanda de mener une vie retirée et d’éviter la rencontre des personnes qui seraient récemment arrivées de France. Après avoir passé deux années au couvent des Ursulines, je sortis dans le monde, et oublieuse des conseils de mon pauvre père, dont je ne pouvais deviner l’importance, je me laissai entraîner dans le tourbillon des plaisirs. J’en devais être cruellement punie. Je connus ce Vilarme aussitôt après son arrivée. Remarquez bien que non seulement je ne l’avais jamais vu en France, mais que jamais même je ne l’avais entendu nommer ; ceux qui m’entouraient là-bas et qui le connaissaient ayant le plus grand intérêt à ne m’en point parler. À peine fut-il à Québec qu’il me fit une cour assidue. Je le trouvais si vieux, si laid et si désagréable que je finis par lui dire, un jour que nous étions seuls chez Mme Guillot, qu’il devait bien s’apercevoir qu’il perdait son temps auprès de moi et qu’il m’obsédait. Oh ! si vous aviez vu le regard foudroyant qu’il me lança. Il me serra le poignet avec rage et me dit sourdement à l’oreille que si je refusais de l’épouser, il publierait dans le pays que mon père avait assassiné ma mère, et qu’ainsi la mémoire de mon père serait souillée. Vous pouvez vous figurer dans quel état ces effroyables paroles me plongèrent. Depuis ce jour, le monstre me suivit partout en me menaçant tout bas. Il y avait plus d’un an que durait cette sourde persécution qui aurait fini par me tuer, lorsque vous êtes arrivé.
— Quel être abominable ! s’écria Mornac. Avoir assassiné la mère, — causé la mort du père, et vouloir encore épouser la fille ! c’est bien la plus horrible vengeance qu’il est possible d’imaginer.
— Et, Dieu seul sait les souffrances que le misérable me réservait… ! Mais vous ne m’avez pas dit, chevalier, comment vous parvîntes à savoir que Vilarme était l’auteur de l’assassinat de ma malheureuse mère, meurtre dont la seule camériste fut témoin.
— Ah ! voici, c’est toute une histoire. Lors du mariage de Marie-Thérèse d’Espagne avec notre jeune roi, en 1660, ma compagnie faisait partie de l’escorte qui avait été chercher la royale épousée à la frontière. Comme nous entrions dans Paris et qu’il nous fallait défiler lentement, vu la foule immense qui encombrait les rues, je remarquai une jeune femme, fort pâle, qui avait fait des efforts inouïs pour fendre la foule afin d’arriver jusqu’au cortège royal. À peine eut-elle percé jusqu’au premier rang que, au risque de se faire broyer sous les pieds des chevaux, elle s’approcha de moi en me tendant un billet. Étonné je me penchai sur le cou de ma monture et saisis la missive. La jeune femme dont la figure ne m’était pas inconnue, rentra dans la foule grouillante et disparut.
« Dès que je pus prendre connaissance de cette lettre, je lus : « Pour l’amour de Dieu ! rendez-vous ce soir à la maison des Trois-Pistolets, rue Traversière. Une personne désire ardemment vous y voir. » [4]
— Je croyais déjà à quelque bonne fortune…
— Je me doutais que vous alliez le dire, interrompit mademoiselle de Richecourt.
Mornac se mordit les lèvres.
— J’avoue, continua-t-il que ce fut ma première pensée. Mais la fin du billet me détrompa tout aussitôt.
« Il s’agit de l’honneur et de la vie, peut-être, de personnes qui vous sont chères. »
« Aussitôt que je fus libre, j’accourus à l’endroit indiqué. Quand je me fus nommé, on me conduisit auprès de la jeune femme qui m’avait remis le billet.
Je la trouvai au lit, exténuée. Elle avait l’air d’une personne mourante.
— Vous êtes bien Monsieur le chevalier du Portail de Mornac ? me dit-elle.
— Certainement, madame. Mais, moi, bien que j’aie déjà eu l’honneur de vous rencontrer quelque part, je ne me remets pas votre nom.
— Vous m’avez vue deux fois au château de Kergalec : la première lors des funérailles de la comtesse de Richecourt, et la seconde quand vous avez passé quelques jours au manoir, après le duel de M. le comte avec le baron de Vilarme. J’étais la camériste de madame, dont Dieu veuille avoir l’âme en sa sainte garde.
— Auriez-vous des nouvelles du comte et de sa fille ? demandai-je vivement.
— Non, hélas ! Je vous ai fait venir, Monsieur, afin de vous faire les confidences les plus étranges, et les plus effrayantes révélations auxquelles vous puissiez vous attendre.
« Après s’être recueillie, elle me raconta la sombre histoire que vous savez, et me dit en terminant :
« Les poignantes émotions par lesquelles je passai pendant la nuit du meurtre, la responsabilité du terrible secret que j’avais à garder, les malheurs dont je fus ensuite témoin, le duel du comte avec Vilarme et dont j’appris la cause, l’exil de mon malheureux maître et de sa fille, ont miné ma santé. En moins d’une année, j’ai vu ma vie s’en aller graduellement. Me voyant condamnée, n’ayant plus à craindre que Dieu devant qui je vais bientôt paraître, j’ai résolu de faire ces révélations avant que de mourir ; et comme vous êtes le seul proche parent que je connaisse à la famille de Richecourt, j’ai voulu vous rendre le dépositaire du secret qui rend toute une famille malheureuse. Seulement, comme je n’ai que peu de jours à vivre, je vous prie de ne point divulguer à personne, avant ma mort, (à moins que des raisons graves ne vous y contraignent) les confidences que je viens de vous faire. Quand je ne serai plus, ajouta-t-elle en tirant un papier de dessous son oreiller, voici qui témoignera partout de la culpabilité de Vilarme. Tout le récit du meurtre est écrit et signé de ma propre main.
« Je revis cette femme encore une fois avant sa mort qui arriva six mois après.
— Et ce témoignage écrit, l’avez-vous encore ? demanda Jeanne avec anxiété.
— Il ne m’a jamais quitté jusqu’à mon arrivée au Canada où je suis venu et pour refaire une carrière brisée là-bas par la perte totale d’une fortune qui n’a jamais été bien considérable, et pour tâcher de vous retrouver M. le comte et vous. Car la camériste, avant de mourir, m’avait laissé à entendre qu’elle vous croyait émigrés en Amérique et spécialement au Canada. Je voulais vous emporter ce document à la Pointe-à-Lacaille ; mais je l’oubliai dans ma valise, à l’auberge du Baril-d’Or, à Québec. Ça a été fort heureux, car si je l’avais eu sur moi, ces maudits Sauvages me l’auraient enlevé. »
Ici Mornac fut interrompu par un grand cri suivi de coups et d’imprécations qui s’élevèrent à la porte de la cabane.
Il sortit et reconnut Vilarme aux prises avec la Corneille, et put se convaincre que celle-ci avait surpris son époux écoutant à la porte du ouigouam, et qu’elle était tombée sur lui à l’improviste.
Quand elle eut entraîné Vilarme sous le domicile conjugal qui retentit quelque temps au loin de coups et de hurlements, Mornac retourna auprès de sa cousine et lui dit :
— Vous aviez raison, Vilarme nous écoutait. J’ai besoin de me tenir sur mes gardes.
— Mon Dieu, chevalier, j’ai une horrible peur de cet assassin, et je vous supplie de ne point me laisser seule ici avec cette jeune femme. Que ferions-nous toutes deux, si ce monstre allait échapper à la surveillance de la Corneille et se glisser jusqu’à nous ?…
— Écoutez, je m’en vais aller chercher des peaux dans la cabane de ma mère adoptive, les unes pour me servir de lit, les autres afin d’élever entre nous une espèce de cloison qui nous fera à chacun une chambre séparée. Jusqu’au retour de Griffe-d’Ours je coucherai toutes les nuits en travers de la porte du ouigouam. De sorte que celui qui voudra entrer devra me passer sur le corps.
— Merci, fit Jeanne. Maintenant je vais vous demander un sacrifice. Si vous me trouvez trop exigeante, dites-le moi sans ambages, et j’agirai seule. Vous concevez que, placée entre le chef iroquois et le meurtrier de ma mère, je n’ai plus de recours qu’en la fuite la plus prompte et de soutien qu’en vous. Consentirez-vous, aussitôt que les forces me seront rendues, à vous enfuir avec moi ?
— Or ça ! mais vous croyez donc que je m’amuse bien ici, moi ? Mais, ma chère Jeanne, je suis à jamais votre esclave. Seulement, il va falloir attendre quelques jours, car vous ne sauriez aller loin dans l’état de faiblesse où vous êtes encore.
— Laissez-moi faire, dit mademoiselle de Richecourt d’un air déterminé. Dès demain je me lèverai pour commencer, avec modération, à me préparer à de plus grandes fatigues. Oh ! ne craignez rien, je ne ferai point d’imprudence. Entre nous, sachez que j’aurais pu me lever depuis plusieurs jours. Mais vous comprenez que je n’étais pas pressée d’afficher ma guérison aux yeux du chef des Iroquois.
Une heure après, tous deux, séparés plus encore par le respect du gentilhomme que par la cloison fragile qu’il avait élevée entre eux, s’endormaient, Jeanne pleine d’espérance et Mornac grommelant tout bas.
— Elle m’a défendu de provoquer Vilarme et j’ai promis de lui obéir. Mais le cas où lui me provoquerait n’a pas été prévu. C’est cela, il m’insultera demain et je le tuerai ensuite. De la sorte Jeanne n’aura rien à dire.
Sur cette résolution, que nous ne pouvons certes point désapprouver, le chevalier fit mine de pousser un coup de pointe, son bras engourdi ne se leva qu’avec peine et retomba pour rester immobile près de sa tête ensommeillée.
- ↑ Anne-d’Autriche devait mourir en 1666.
- ↑ La comtesse qui avait été attachée à la cour d’Anne-d’Autriche pouvait appeler sa femme de chambre camériste qui est le nom que les femmes espagnoles de qualité donnent à leurs suivantes.
- ↑ À quelque lecteur, le récit de cet horrible meurtre semblera peut-être d’abord disparate et choquant, dans ce tableau où nous avons tâché de peindre la vie civilisée à côté de la vie sauvage. Mais en y réfléchissant davantage, on verra que j’ai voulu montrer à côté de la barbarie des Iroquois, que notre civilisation relative n’a pu étouffer entièrement, chez les peuples réunis en société, ce germe de cruauté qui existe dans l’homme ; et que le siècle qui produisit la Brinvilliers, empoisonneuse de trop célèbre mémoire, exécutée en 1676 pour avoir successivement tué son père, ses deux frères et sa sœur, pouvait bien aussi donner naissance à un Vilarme. À ce sujet notre civilisation progressive du dix-neuvième siècle ne doit pas être plus fière d’une époque toute remplie du nom de Tropman.
- ↑ Avant le numérotage qui ne remonte pas au-delà du dix-huitième siècle, la plupart des maisons de Paris étaient désignées par des enseignes. « Le nom de la rue Traversière lui venait de ce qu’elle passait à l’endroit même où la pucelle d’Orléans, qui sondait avec sa lance l’eau du fossé dans l’espoir de passer jusqu’au mur avec les troupes de Charles VII, eut les deux cuisses percées d’un trait d’arbalète. » Curiosités de l’Histoire du Vieux Paris, par le biographe Jacob. (Paul Lacroix.)