Le chevalier de Mornac/03
CHAPITRE III.
gasconnades et sauvageries.
— À votre santé, chef, s’écria Mornac en vidant d’un seul trait un grand gobelet de vin d’Espagne.
— Oah ! répondit Griffe-d’Ours en l’imitant.
Il était trois heures de l’après-midi.
Un gai rayon de soleil qui tombait sur les fenêtres de l’hôtellerie de Jacques Boisdon, venait se jouer sur le bord luisant des gobelets d’étain et d’un lourd broc, rempli de vin, reposant sur une table massive, auprès de laquelle étaient assis le chevalier Robert de Mornac et le chef agnier Griffe-d’Ours surnommé la Main Sanglante.
Vivement éclairées par la gerbe de lumière, qui faisait étinceler comme autant de rubis les gouttelettes de vin rouge répandu sur la table, les figures du gentilhomme et de l’Iroquois présentaient le plus curieux contraste. Animé par la douce chaleur du vin, le visage de Mornac exhalait un air de gaieté satisfaite et spirituelle. Les longues boucles de ses cheveux frisés en torsades frissonnaient de plaisir sur ses tempes et son front ouvert, tandis que sa longue moustache brune semblait se tordre d’aise et sourire au contact de la fine liqueur qui empourprait ses lèvres.
Au contraire, la figure luisante et tatouée du Sauvage respirait cet abrutissement féroce que les boissons spiritueuses produisent habituellement sur les organisations vulgaires et brutales. Les lèvres de l’Iroquois se crispaient sur ses dents ; les pommettes saillantes de ses joues peintes en bleu, prenaient une teinte violacée par suite de la pression du sang sous cette couche de fard, tandis que ses yeux, démesurément ouverts, s’injectaient de fibrilles rouges et que sa touffe de cheveux, droite sur le sommet du crâne et surmontée d’une longue et noire plume d’aigle, s’agitait menaçante à chaque mouvement de tête.
Inconsidéré dans ses désirs, suivant toujours l’impulsion du moment, Mornac s’était imaginé, au sortir du Château Saint-Louis, d’emmener Griffe-d’Ours à l’auberge et de le faire boire, afin, s’était-il dit, de constater combien une brute d’Iroquois pouvait tenir de mesures de vin. De la conception à la réalisation de ce beau dessein, Mornac ne laissa pas s’écouler une minute. L’idée lui en paraissait très-drôle, et le Gascon ne reculait jamais devant un caprice de sa folle imagination.
Il avait bien eu aussi la pensée vague de faire parler le Sauvage sur les mœurs et les usages des Iroquois, dont l’étrangeté de costume et de langage, jointe à la terrible réputation dont ils jouissaient jusqu’en France, avaient excité au plus haut point sa curiosité. Mais à peine était-il attablé depuis cinq minutes avec le chef agnier, qu’il s’aperçut qu’il n’en pourrait rien tirer. Car celui-ci (on connaît la terrible passion des Sauvages pour les boissons enivrantes) avait absorbé le vin qu’on lui offrait si volontiers, d’une manière à s’affaisser bientôt sous l’ivresse.
À toutes les questions de Mornac, il répondait par un regard de bête fauve, remplissait son gobelet, le vidait d’un seul coup et glapissait d’une voix rauque : Oah !
Quelques buveurs, attablés dans un coin plus sombre de la taverne, regardaient avec stupeur cette scène étrange, et se demandaient si le féroce enfant des bois n’allait pas, dans son ivresse, se jeter sur eux pour les égorger.
Seul, Mornac ne semblait nullement songer qu’il courait un danger, et son œil curieux se promenait sur son étrange vis-à-vis, tandis que sa main longue, mais fine, jouait avec les boucles soyeuses de sa chevelure.
— Ces longs cheveux de mon frère blanc feraient un beau scalp, bégaya tout à coup Griffe-d’Ours entre deux hoquets.
— Tu crois, mon vieux ! repartit le Gascon en éclatant de rire. Si ma chevelure te plaît de la sorte, je t’assure, mordious ! que j’y tiens, pour le moins, autant que toi ; et cette longue épée, que voici partage absolument, sur ce point, ma manière de penser.
— Oah ! ricana Griffe-d’Ours.
— Oah ! répéta Mornac en caressant le pommeau d’argent ciselé de sa bonne lame.
Un éclair courut sur la prunelle fauve du Sauvage, qui étendit soudain le bras vers le chevalier, mais se contenta pourtant de saisir le broc de vin rouge et d’en verser ce qu’il contenait dans son gobelet, qu’il vida les yeux fixés sur le Gascon.
— Holà ! père Boisdon ! s’écria Mornac, en frappant la table avec le cul du broc. À boire, respectable hôtelier ! l’air de la Nouvelle-France me dessèche la gorge.
— Par saint Jacques, mon patron vénéré, murmura le timoré Boisdon, à l’oreille du jeune homme, vous allez, bien sûr, être cause d’un malheur, monsieur le chevalier ! Ne voyez-vous pas qu’il est gris ?
— Sois tranquille ; avant dix minutes je le saoule et le couche sous la table. J’en ai terrassé de plus forts, va, cap-de-dious !
— Mon Dieu ! mon Dieu ! que va-t-il arriver ! soupira Boisdon en descendant à la cave.
Et dans le coin sombre, les buveurs ne buvaient plus. Ils auraient bien voulu sortir ; mais l’Iroquois se trouvait près de la porte, et ils craignaient qu’il ne vînt à se jeter brusquement sur eux.
Boisdon s’approcha timidement de la table, dont il s’éloigna aussitôt après y avoir déposé le broc demandé.
Mornac remplit le gobelet du Sauvage, ainsi que le sien qu’il but, en savourant chaque gorgée avec de petits claquements de langue approbateurs.
Le regard du Sauvage se fixait de plus en plus sur la tête du gentilhomme. Par trois fois il remplit et vida son gobelet sans quitter des yeux les boucles frisées du chevalier.
— À la longue vieillesse de ma chevelure, fit Mornac qui but un rouge bord, et puisse-t-elle blanchir en paix sur mon crâne !
À ce défi, Griffe-d’Ours poussa un rugissement et s’élança vers Mornac en brandissant son couteau.
Il avait grand-peine à se tenir sur ses jambes.
Prompt comme l’éclair, le Gascon lui saisit le poignet qu’il lui tordit en l’attirant vers la terre.
Le Sauvage tomba d’abord sur le genou, puis s’affaissa près de table, sous laquelle Mornac le poussa du pied. L’Iroquois était ivre-mort.
Les buveurs du fond de la salle s’élancèrent vers la porte sans payer leur consommation, et se sauvèrent à toutes jambes.
— Là ! voyez-vous, monsieur ! s’écria Boisdon. En voilà qui décampent sans me payer ; et cela par votre faute !
On a remarqué, sans doute, la progression descendante du respect de Boisdon pour le chevalier de Mornac. D’abord il l’avait nommé : monsieur le marquis, puis monsieur le comte, et enfin monsieur tout court.
— Oui ! continua Boisdon, qui me payera ce vin-là, maintenant ? Ne vous avais-je pas dit que vous me feriez un malheur ? Et cet homme dangereux, comment m’en débarrasser lorsqu’il se réveillera ?
— Sandis ! oublies-tu donc à qui tu parles, maroufle ! s’écria Mornac échauffé par le vin. Tiens ! voici un louis, paye-toi, et si cette brute te veut causer noise à son réveil, viens me chercher en haut et je te la mettrai proprement à la porte. Car, un animal de la sorte ne mérite pas mieux.
Tandis que la figure de Boisdon se rassérénait, et que le bonhomme se confondait en excuses et en remerciements, Mornac gravit lestement l’escalier qui menait au second étage.
Le Gascon avait la jambe ferme comme un soldat à jeun sur le champ de parade. Il buvait sec, ce digne chevalier ! S’il aimait les longues phrases et les grands coups d’épée, il affectionnait aussi particulièrement les grands verres, et les savait vider royalement.
Mornac, n’ayant rien de mieux à faire pour le moment, s’étendit sur son lit et s’endormit bientôt. Ce n’est pas que le vin l’eût alourdi. Oh ! que non ! Mais, fatigué par une longue traversée, et trouvant plus confortable le lit de l’auberge que le cadre étroit dans lequel il avait dû dormir pendant près de deux mois, le jeune homme avait sommeil ; ce qui, du reste, arrive aux plus gens de bien même quand ils n’ont point bu.
Il ne s’éveilla que deux heures plus tard, et grâce encore à la pesanteur de la grosse main de Boisdon, qui lui secouait l’épaule.
— Pardon, monsieur le comte (la pièce d’un louis avait fait remonter l’estime de l’aubergiste), pardon, si je me permets de mettre fin à votre somme ; mais il est six heures, et votre souper sera bientôt prêt.
— Je t’absous, cadédis ! je t’absous, brave homme, du moment que tu n’interromps pas une de mes jouissances que pour m’en procurer une autre. Sais-tu que ce léger sommeil m’a remis en appétit, et que je me sens d’énormes cavités sous les côtes ?
— Monsieur le comte est bien bon de rendre indirectement un hommage aussi flatteur à ma cuisine. Mais il m’avait toujours semblé que c’était plutôt l’exercice et le grand air qui excitaient à manger.
— Eh ! eh ! père Boisdon, vous oubliez le vin dans votre nomenclature.
— C’est vrai ! c’est vrai ! Et puis, monsieur le comte, ce n’est pas pour vous offenser, mais vous buvez sec. Eh ! eh !
— N’est-ce pas ? fit Mornac en s’étirant les bras avec un air satisfait. Sais-tu que c’est attribut royal, et que je le tiens du grand roi Henri IV par la famille de Navarre, à laquelle la mienne est liée d’assez près.
Si Mornac n’eût pas été un tantet vantard et menteur, il n’eût vraiment pas été Gascon.
— Oh ! mais, dites donc, père Boisdon, votre Iroquois vous a-t-il donné bien du mal, ou cuve-t-il encore son vin ?
— Non, monsieur le comte, il s’est réveillé, il y a un quart d’heure à peine, et s’en est allé tout de suite. Il avait encore l’air bien farouche, et je l’ai vu qui errait sur la grand’place comme âme en peine. Pourvu, maintenant, qu’il n’aille pas faire de mauvais coups. Car, lorsqu’ils sont saouls, ces Sauvages sont encore plus terribles qu’à jeun. Mais monsieur le comte veut se lever ; je m’en vas.
— C’est bon, fit Mornac, qui se mit sur son séant. Je voudrais faire un brin de toilette ; en ai-je le temps avant souper ?
— Heu !…… oui, répondit l’hôtelier en tirant de son gousset une énorme montre d’argent, dont un seul coup bien asséné aurait assommé un ours. Monsieur le comte a une dizaine de minutes à lui.
— Oh ! alors, j’aurai fini assez tôt pour ne me point faire attendre.
Boisdon sortit et le chevalier sauta à bas de son lit.
Comme il n’avait que le pourpoint et le haut-de-chausses que nous connaissons, la toilette de Mornac ne lui prit pas beaucoup de temps. Seulement, au lieu des lourdes bottes que nous lui avons vues en premier lieu, il chaussa d’abord une paire de bas de soie qui lui montaient au-dessus du genou, et puis enserra ses pieds en des souliers, à boucles d’or et qu’on appelait bottes de villes ou bottines. Ensuite, il tira de sa valise une assez jolie paire de manchettes en fine batiste ornée de dentelles, ainsi qu’une large cravate de point d’Espagne, qu’il noua sur sa gorge par un ruban rose, et dont il laissa pendre les bouts en cascades sur le devant du pourpoint. Puis il raffermit sa chevelure et retortilla sa longue moustache brune.
Ainsi fait, il avait l’air si crâne, que lorsqu’il sortit de sa chambre, demoiselle Perpétue Boisdon[1] sentit battre vivement son cœur, sous sa maigre poitrine ; et je crois que, si Mornac eût voulu l’embrasser, lorsqu’il la rencontra sur le palier — pardonnez-moi cette médisance sur une femme aussi rigide — elle eût volontiers tendu la joue.
Vers les sept heures et demie, Mornac, le feutre à larges bords incliné fortement sur l’oreille gauche, et sa longue rapière au côté, sortit de l’auberge du Baril-d’Or. Il se rendait chez M. Ruette d’Auteuil, qui, l’on s’en souvient, demeurait sur l’emplacement occupé de nos jours par l’Hôtel du Parlement.
Bien que la nuit ne fût pas encore venue, la lumière du jour pâlissait sensiblement, et l’ombre commençait à s’épandre dans les rues désertes.
Le chevalier mettait le pied sur la dernière marche du seuil de la taverne, lorsque la bonne grosse figure de Boisdon se pencha par la porte entrebâillée, qui laissait voir aussi la main droite de l’aubergiste armée d’une énorme barre de chêne.
— Monsieur le comte ne trouvera pas mauvais, sans doute, dit le brave homme, que je barricade ma porte à cette heure. Il faut être prudent par le temps qui court ; les Iroquois rôdent continuellement aux environs, sans compter ceux qui sont aujourd’hui dans la ville. Savez-vous que je serais bien en peine si celui de cet après-midi allait revenir. Les bons bourgeois n’ont pas toujours l’honneur d’abriter sous leur toit une excellente lame accompagnée d’un poignet aussi solide que le vôtre, monsieur le comte ; aussi sont-ils accoutumés de se renfermer de bonne heure. Bien en a pris, l’autre soir, à Nopce qui demeure au pied de la Côte de Sainte-Geneviève. Nicolas Pinel et son garçon, Gilles, s’en revenaient de leur désert, en haut de chez Nopce, quand ils furent attaqués par deux Iroquois qui manquèrent les prendre vifs. Blessé d’un coup d’arquebuse, dont il est mort au bout de quelques jours, maître Nicolas se précipite de peur, avec son garçon, aval la montagne pour se sauver. Boisverdun, qui était avec eux, lâcha son coup de fusil sur les Sauvages, mais sans les toucher. Les Iroquois ayant été se joindre à d’autres, tout près de la maison de Nopce, y tirèrent un coup d’arquebuse dans la porte, qu’ils auraient enfoncée si elle n’eût pas été bien verrouillée et barricadée en dedans. Les chiens jappèrent toute la nuit à la Côte Sainte-Geneviève.[2] Vous voyez que les bonnes gens n’ont pas tort de se mettre à l’abri dès la brunante. Quand monsieur le comte reviendra, il n’aura qu’à se nommer, et j’ouvrirai tout de suite.
— C’est bon ! c’est bon ! dit Mornac impatienté du babil de l’aubergiste, et il s’avança dans la rue Notre-Dame, qui ne devait porter le nom de Buade que vingt ans plus tard.
Comme il allait dépasser la demeure de l’évêque, une jeune femme, à la démarche vive et légère, déboucha, en courant, de la rue du Fort ; puis, à cinq pas derrière elle, un homme bizarrement vêtu ou plutôt très peu vêtu, qui la poursuivait.
— La joue de la vierge pâle est comme une belle fleur que le chef veut admirer de près, criait d’une voix avinée l’homme qui la rejoignit en deux bonds.
Il avait déjà passé son bras droit autour de la taille et allait effleurer de ses lèvres le visage de la jeune personne, lorsque celle-ci se détourna vivement, se dégagea et le frappa en pleine figure de sa petite main fermée.
L’homme ricana et s’élança de nouveau vers elle.
— À moi ! au secours ! cria la pauvre femme.
Le Sauvage allait encore porter sur elle ses mains brutales, quand, soudain, Mornac bondit au-devant de lui, son épée nue au poing. Dédaignant d’en frapper de la pointe un ennemi dont les mains sont sans armes, le chevalier rabat violemment le pommeau de son épée sur la poitrine nue de l’Iroquois, qui tombe à la renverse.
— Griffe-d’Ours ! s’écrie Mornac avec surprise.
— Oah ! s’exclame l’autre en se relevant. Malheur au jeune fou qui a fait couler de l’eau de feu dans les veines de la Main-Sanglante !
Et Griffe-d’Ours lance son tomahawk à la tête de Mornac.
Celui-ci, qui a deviné l’intention du mouvement, fait un bond de côté.
La hache passe en sifflant entre Mornac et la jeune femme, et s’en va frapper le mur du logis de Mgr de Laval.
Aveuglé par la colère, Griffe-d’Ours se jette, le couteau au poing, sur le chevalier qui tombe aussitôt en garde en protégeant la jeune femme.
Légèrement piqué d’un coup de pointe à la poitrine, le Sauvage, que l’épée du gentilhomme tient à distance, pousse des cris furieux.
Cette scène n’avait duré que quelques secondes ; mais elle se passait tout près du fort des Hurons, et avait attiré l’attention de ces derniers dont une dizaine se précipitent en dehors de la palissade.
Ils entourent l’Iroquois qui brandit son couteau en hurlant.
— Chiens que vous êtes, osez donc porter la main sur un chef, que je vous envoie rejoindre les mânes de vos parents massacrés par les miens ! Venez tous !… Vous tremblez ; vous n’avez que des cœurs de renards et vos bras sont plus faibles que ceux d’une femme !…
Le cercle des Hurons s’épaississait de plus en plus, grâce aux secours qui leur arrivaient à chaque seconde, et le chef allait être culbuté, tué sans doute, lorsqu’un bruit de pas retentit dans la rue du Fort, en même temps qu’une voix sonore y criait d’un ton de commandement :
— Arrêtez tous, au nom du roi !
Une dizaine de soldats armés suivaient, en courant, cet homme, qui n’était autre que Louis Peronne, sieur de Mazé, capitaine de la garnison du Fort de Québec.
— Que signifie ce vacarme ? demanda-t-il en arrivant.
Mornac s’avança et lui raconta l’affaire en deux mots. Le sieur de Mazé perça la foule qui environnait l’Iroquois, et dit à Griffe-d’Ours :
— Suivez-moi, chef. Vous passerez la nuit au château, avec vos guerriers qui, surpris de ne vous point retrouver ce soir, sont venus se plaindre au gouverneur de votre disparition. J’étais en train de vous chercher pour vous ramener vers eux quand le bruit que vous venez de faire a attiré mon attention et mes pas de ce côté. Venez, ne craignez rien, et fiez-vous à la bonne foi des Français. Vous resterez toute la nuit au château pour qu’il ne vous arrive rien de fâcheux, et, demain matin, vous serez libre de partir.
Le gouverneur avait pris ses dispositions pour empêcher les Iroquois d’errer par la ville, pendant la nuit, en les gardant au château Saint-Louis, où une surveillance immédiate pouvait être exercée sur eux.
Assez content au fond d’échapper aux mains vengeresses des Hurons, ses ennemis mortels, Griffe-d’Ours se mit aussitôt à la disposition du capitaine.
Il avait déjà fait deux pas quand il s’arrêta.
— Jeune homme à face pâle, dit-il à Mornac, nous nous rencontrerons encore sur le sentier de guerre ; et toi, vierge blanche, tu viendras avant longtemps habiter le wigwam du chef !
Il se retourna au milieu des soldats qui l’entouraient et le bruit de ses pas se perdit bientôt, avec ceux des soldats, à l’extrémité de la rue du Fort, où tous disparurent dans l’ombre de la nuit.
— Va-t-en au diable, je ne te crains guère ! grommela Mornac, qui, se tournant vers la jeune femme dont la peur avait paralysé les mouvements ajouta :
— Me permettez-vous, madame, de vous offrir mon bras pour vous conduire à l’endroit où vous désirez aller.
— J’accepte avec reconnaissance, monsieur, répondit la dame d’une voix fraîche et distinguée.
Le chevalier tendit galamment son bras gauche, sur lequel la jeune personne appuya la main en disant au gentilhomme :
— Je ne vais qu’à deux pas d’ici, chez M. Ruette d’Auteuil, où je suis invitée à passer la veillée.
— Quelle rencontre fortunée ! repartit Mornac. Je suis prié moi-même à cette soirée.
— Vraiment ! ce m’est un fort heureux hasard que d’y rencontrer mon sauveur.
— Votre sauveur, non, madame, mais bien plutôt le plus humble de vos serviteurs.
Ce gredin de Gascon avait le coup-d’œil vif. Il s’était aperçu tout de suite, malgré l’obscurité, que sa compagne était jeune, jolie et distinguée.
— Vous devez vous demander, reprit la belle inconnue, comment une jeune femme a pu se hasarder à sortir ainsi seule le soir.
La chose est toute simple. Je demeure au commencement de la rue Saint-Louis. Ce n’est qu’à quelques pas de chez M. Ruette d’Auteuil, et la ville étant habituellement assez tranquille, même à cette heure, j’ai cru pouvoir m’y rendre seule. Mais comme je m’engageais sur la place d’armes, j’ai remarqué qu’un homme se relevait de terre, au coin de la sénéchaussée.[3]
Instinctivement j’ai hâté le pas, sans courir, néanmoins ; car je ne suis pas peureuse.
— Je le crois bien, sandis ! À la manière dont vous avez frappé l’Iroquois au visage, j’ai vu tout de suite que vous êtes, madame, d’un naturel fort déterminé.
— Quand j’ai vu qu’il allait m’atteindre, continua la jeune femme avec un sourire, je me suis mise à courir en entrant dans la rue du Fort, et… vous savez le reste. Si je ne me trompe, vous êtes étranger et, de plus, nouvellement arrivé : me sera-t-il permis de vous demander le nom de mon brave protecteur ?
— Robert du Portail, chevalier de Mornac, pour vous servir, madame.
— Ah ! mon Dieu !
— Mon nom est donc bien surprenant ?
— Pardon, monsieur, mais savez-vous que je crois que nous sommes cousins ?
— Cousins, madame ! Veuille le ciel me gratifier inopinément d’une aussi charmante cousine, et je lui en voue une reconnaissance éternelle !
Comme ils étaient arrivés chez M. d’Auteuil, le son de leur voix s’éteignit derrière la porte que l’on referma sur les deux visiteurs.[4]
- ↑ On sait que les femmes mariées, chez le peuple, n’ayant pas droit au titre de dame, s’appelaient alors demoiselles. Les seules femmes nobles se nommaient dames.
- ↑ Historique. Journal des Jésuites, 27 avril 1651.
- ↑ « Les salles et les bureaux de la sénéchaussée étaient placés dans une maison située en partie sur l’emplacement qu’occupe aujourd’hui le palais de justice à Québec. Lorsque, plus tard, le palais de l’Intendant eut été bâti sur les bords de la rivière Saint-Charles, les bâtiments de la sénéchaussée furent abandonnés : et, en 1681, l’emplacement, avec les ruines, fut donné par le roi aux Récollets, qui finirent par y transporter leur couvent. » M. l’abbé Ferland.
- ↑ Pour appuyer d’une preuve irréfutable l’épisode qui termine le chapitre précédent, et montrer les déplorables effets que les boissons enivrantes causaient chez les Sauvages, je me permettrai de citer un fragment d’une lettre de la Mère de l’Incarnation à son fils. « Ces boissons, disait-elle, perdent tous ces pauvres gens, les hommes, les femmes, les garçons et les filles même ; car chacun est maître dans la cabane quand il s’agit de manger et de boire ; ils sont pris tout aussitôt de vertige et deviennent comme furieux. Ils courent nus avec des épées et d’autres armes, et font fuir tout le monde ; soit de jour, soit de nuit, ils courent par Québec, sans que personne les puisse empêcher. Il s’en suit de là des meurtres, des violements, des brutalités monstrueuses et inouïes… »