Typographie de L’Opinion Publique (p. 8-13).

CHAPITRE PREMIER.

l’arrivée.

Le soleil s’élançait, tout resplendissant, au-dessus de la cime boisée des falaises de la Pointe-Lévi. Ses traits de fou trouaient l’humide manteau de vapeurs grises, qui tombait des épaules du roc géant de Stadacona et s’en allait effleurer de ses franges ouatées les eaux du grand fleuve, encore endormi aux pieds de la ville de Champlain. Secoué par la brise du matin, le brouillard commençait à se disperser dans l’air, où ses lambeaux se dissipaient avec les dernières ombres de la nuit.

C’était le matin du 18 septembre de l’an de grâce 1664, qui s’annonçait si radieux à la petite ville de Québec.

Là-bas, entre l’extrémité de la Pointe-Lévi et le flanc onduleux de la belle île d’Orléans, aux feuillages rougis par l’automne, les trois voiles blanches d’un vaisseau semblaient planer dans l’espace. Quelques flocons de brume qui roulaient encore en se jouant, sur la crête de petites vagues qu’un léger vent de nord-est commençait à soulever sur le fleuve, enveloppaient le corps du navire, dont les voiles, seules en vue, se rapprochaient graduellement de la ville comme celles d’un vaisseau fantôme.

Bientôt, les victorieux rayons du soleil balayèrent devant eux ces restes de brouillard, qui disparurent en un instant, comme les traînards de l’arrière-garde d’une armée vaincue, sous la dernière volée de mitraille des vainqueurs.

Le trois-mâts apparut alors en entier, sa voilure coquettement inclinée à bâbord, tandis qu’un bouillonnement de blanche écume dansait gaiment au-devant de la proue du vaisseau ; car la brise fraîchissait du large.

Or, en ce moment, maître Jacques Boisdon, l’unique hôtelier de Québec, ouvrait les contrevents de son hôtellerie, sise sur la rue Notre-Dame et près de la grande place, à la haute-ville.[1] Le bonnet de laine rouge de l’hôtelier était gaillardement rabattu sur sa bonne grosse figure enluminée, les aiguillettes de son haut-de-chausses lui retombaient jusqu’au genou en décrivant un quart de cercle sur la respectable rotondité de son ventre, tandis que le vent du matin se jouait dans le collet déboutonné de sa chemise de toile commune de Bretagne, et caressait de sa fraîche haleine les chairs grasses du cou trapu de l’aubergiste.

Ceux qui ont lu François de Bienville, se rappelleront sans doute que l’illustre Jean Boisdon était le fils du premier hôtelier de Québec, Jacques Boisdon que nous mettons en scène aujourd’hui.[2]

Bien qu’ambitieux, Jacques, premier du nom en Canada, n’avait pas cette soif de gain qui fut si fatale à son sacripant de fils. C’était un brave homme que le gros père Boisdon, aimant à rire à ses heures et à lever le coude…. en tout temps. Sous ce dernier rapport, maitre Jean, son fils, lui devait ressembler.

Boisdon père aimait bien un peu l’argent, non par vile estime du métal, mais bien plutôt pour les jouissances matérielles qu’il procure. S’il faisait un peu la cour à sa clientèle, c’est qu’il songeait, en lui versant bonne et fréquente mesure, que le menu de ses trois abondants repas quotidiens s’en augmentait d’autant, et que la bonne chère adoucissait singulièrement aussi l’humeur tant soit peu revêche de Perpétue, sa digne épouse.

Comme il achevait d’ouvrir son dernier volet, il entendit le bruit réjouissant des casseroles que sa vaillante moitié agitait à l’intérieur. La seule idée de la belle omelette au jambon de Bayonne, qui l’attendrait bientôt, toute fumante et dorée, sur la table du déjeuner, le fit sourire, et se sentant les jambes engourdies par le sommeil, il enfonça ses deux mains dans les poches profondes de son haut-de-chausses, et fit quelques pas dans la rue pour se dégourdir et se remettre en appétit.

Il allait ainsi, longeant la grande église et se dandinant avec béatitude, vers la demeure de Mgr de Laval, [3] lorsqu’un cri de joyeuse surprise lui échappa.

Ses regards venaient de tomber sur la rade, qui alors était parfaitement visible de la haute ville ; car cet amas de maisons qui s’élèvent maintenant en face du nouveau bureau de poste, ne masquait pas la vue en ces temps reculés, tandis qu’à l’endroit où, quelque vingt-cinq ans plus tard, devait s’élever le premier évêché, il n’y avait qu’une seule maison appartenant au procureur-général, M. Ruette d’Auteuil.[4]

Après un instant de contemplation, il tourna brusquement sur lui-même et se prit à courir ou plutôt à rouler vers son logis. Il arriva chez lui tout essoufflé, et cria en ouvrant la porte de l’hôtellerie :

— Perpétue !…… Perpétue !

— Allons ! qu’est-ce qu’il y a ? fit dame Boisdon, qui cassait en ce moment un œuf frais, dont le jaune en se répandant dans la poêle, autour de tranches roses de jambon saupoudrées de brindilles de persil, semblait un petit lac dont les flots d’or baigneraient des îlots de corail et d’émeraude.

Boisdon sentit que l’eau lui en venait aux lèvres.

— C’est bon ! dit-il en clignant de l’œil. Mais au lieu d’une omelette, c’est dix au moins qu’il faut faire.

Dame Boisdon se retourna tout d’une pièce, et se cambrant sur sa hanche droite, le poing armé d’une énorme cuiller, elle repartit d’un ton aigre :

— Comment ! Perds-tu la tête, vieux gourmand ? Dix omelettes pour ton déjeuner !

— Non, non, Pétue, fit Boisdon en passant sa grosse main sous le menton osseux et pointu de sa longue et sèche femme. C’est que, vois-tu… (il était essoufflé) je viens de voir un vaisseau d’outre-mer… qui entre à pleines voiles dans le port… Dans un quart d’heure… il aura jeté l’ancre… Je cours à la basse-ville… et, sur la chaloupe du père Jérôme Thibault… je me rends à bord du bâtiment… ouf !… pour voir s’il y a des gens… qui se retireront chez nous… chose dont je ne doute pas. Allons ! vite mon pourpoint, Pétue, mon pourpoint !

— Eh bien ! laisse-moi le temps d’aller le chercher. Il est en haut, sur le pied de la couchette.

De ses deux longues jambes, Perpétue gravit l’escalier en un clin d’œil et redescendit de même.

— Allons ! bon ! fit l’hôtelier, et il endossa son habit avec quelque difficulté. Fais une dizaine de bonnes omelettes. Il n’est que six heures. Je serai revenu avant huit avec des voyageurs, j’espère. Tu tireras aussi un grand pot de vin d’Espagne, du petit tonneau bleu, tu sais, celui du fond. C’est du meilleur.

Et Boisdon sortit en trottinant.

— Tiens, le voilà qui oublie son chapeau et qui part avec son bonnet rouge sur la tête. Ces hommes ! ils sont tous un peu fous ! Jacques ! Jacques ! dit-elle en se penchant par l’ouverture de la porte entrebâillée.

Mais son mari ne l’entendait pas et courait aussi vite que le lui permettaient ses grosses jambes courtes, vers la rue qui descendait au magasin.[5]

Cependant le navire, à haute poupe et aux flancs fortement bombés, venait de jeter l’ancre devant la ville. Des matelots perchés sur les vergues carguaient la dernière voile. Tout sur le pont était en mouvement. Le capitaine donnait ses ordres pour faire descendre les deux chaloupes à l’eau ; des matelots tiraient sur les câbles. On entendait le grincement des poulies, les cris du sifflet du contremaître, et des jurons qui tombaient de la mâture.

Quelques passagers, debout sur la poupe, regardaient avec curiosité les soixante-dix maisons[6] éparses à la basse-ville et sur les hauteurs de Québec, ainsi que les côtes élevées et sauvages qui entouraient la ville et dont les cimes boisées, aux sombres dentelures, se découpaient hardiment sur l’horizon rosé par les feux du soleil levant. Parmi ces émigrés qui avaient ainsi quitté le beau pays de France pour venir apporter à la colonie naissante leur contingent de sueurs et de sang, il en était un surtout, qui se faisait remarquer par sa bonne mine et son grand air. On voyait qu’il était gentilhomme.

Pourtant son costume se ressentait, soit des fatigues du voyage, soit peut-être aussi, et j’incline à croire cette dernière assertion, du frottement par trop prolongé de l’aile du temps. Quoique campé crânement sur l’oreille gauche, son feutre gris avait évidemment dû voir bien du pays et essuyer beaucoup d’orages depuis qu’il était sorti des mains de certain chapelier de Caudebec. Ses larges bords s’affaissaient quelque peu et sa couleur grise primitive tirait singulièrement sur le jaune pâle.

Un pourpoint, sorte de gilet très court, en drap rouge garni de passements d’or un peu ternis, enserrait ses épaules, par dessus lesquelles retombait un ample manteau de route, en drap couleur de musc, que relevait par derrière le fourreau d’une épée retenu sur la hanche gauche par un baudrier encore assez richement brodé d’argent. Entre les deux pans de ce manteau, apparaissaient d’abord le haut-de-chausses, d’une couleur écarlate qui avait dû être vive quelques mois auparavant, mais qui tendait maintenant à prendre une teinte violette, puis les plis bouffants de la chemise, que le peu de longueur du pourpoint laissait librement voir au-dessus du haut-de-chausses. Car la mode du temps le voulait ainsi.

Enfin de lourdes bottes de voyage, à éperons d’argent, et dont l’entonnoir affaissé s’évasait au-dessus du genou, chaussaient ses pieds, petits comme ceux de tout homme de bonne race.

Malgré l’état assez délabré de son costume, notre gentilhomme avait bonne et fière mine. Il était grand, brun, et sa figure longue mais fine accusait vingt-huit ans. Dominée par un nez fortement aquilin, sa lèvre supérieure disparaissait sous une moustache noire, dont les bouts, soigneusement frisés, serpentaient coquettement aux coins de sa bouche ferme et moqueuse, tandis qu’une royale se tordait en spirale sur un menton avancé, dont la forme annonçait un joyeux appétit. La mode de porter la barbe commençait à se passer à la cour du jeune roi, et pourtant les gens de guerre conservaient encore ces belles moustaches du temps de Richelieu, qui donnaient un air si crâne et que les femmes aimaient tant.

— Cap-de-diou ! s’écria-t-il soudain, (car c’était un brave enfant de la Gascogne que le sieur Robert du Portail, chevalier de Mornac) le beau cap !

Et son œil noir et intelligent montait et se promenait sur le Cap-aux-Diamants.

— Mais sangdiou ! la pauvre petite ville que cette capitale où nous venons faire la cour à dame Fortune !

Il disait cela avec ce diable d’accent gascon, unique en son genre, et que nous nous garderons bien de vouloir imiter en ce récit.

Puis, abaissant son regard jusqu’à l’eau :

— Oh ! mais, capitaine, dites donc, quel est ce gros homme coiffé d’un bonnet rouge, et qui emplit à lui seul l’arrière de la chaloupe que l’on voit s’approcher ?

— Ce doit être notre joyeux hôtelier, compère Jacques Boisdon, répondit le capitaine en se penchant sur le bastingage pour mieux examiner ceux qui montaient l’embarcation signalée.

— Celui qui tient l’unique hôtellerie de Québec ?

— Précisément, et, comme je vous l’ai déjà dit, c’est chez lui qu’il vous faudra descendre.

La chaloupe du père Jérôme Thibault arrivait en longeant le navire et la face épanouie de Jacques Boisdon apparaissait souriante au-dessus du ventre rebondi qui, à chaque oscillation du canot, ballottait lourdement sur les genoux de l’aubergiste.

— Mordiou ! la bonne trogne ! ricana le Gascon. Si j’avais sur le chaton de ma bague autant de rubis que ce gaillard en a sur le nez, je pourrais rebâtir le château de Mornac, ce pauvre manoir de mes aïeux dans les ruines duquel nichent en paix les hirondelles. Oh ! cadédis ! la belle outre à gonfler de vin que cette large panse !

En ce moment, plusieurs interpellations, parties de tous les points du vaisseau, indiquèrent au Gascon à quel point l’aubergiste était populaire parmi les marins.

— Hé ! bon jour, père Boisdon. Comment ça va-t-il, vieux cachalot ? Et dame Pétue se porte comme un charme ? Buvons-nous toujours sec, grosse éponge !

Puis une voix grêle qui descendait du bout de la grande vergue :

— Père Boisdon, mes amours ! avons-nous encore de ce bon vieux guildive du petit tonneau rouge. Hé ! dites donc, vieux loup de terre ?

Boisdon, ahuri par tant de questions, levait en l’air sa figure apoplectique et criait de sa voix grasse :

— Bien, mes enfants, merci ! Oui, oui, nous avons encore de fines liqueurs, allez !

— Trois bravos pour Boisdon ! dit le capitaine, qui, depuis son dernier voyage, devait deux écus à l’aubergiste.

Et de quarante gosiers marins sortirent trois vociférations, qui causèrent tant d’émotions à l’hôtelier que sa figure s’empourpra comme s’il allait être frappé d’un coup de sang.

— Chers bons enfants ! murmurait-il, tandis qu’une larme furtive glissait de ses yeux pour se dessécher aussitôt sur sa joue en feu. Allons-nous nous arroser un peu le dalot du cou pendant une quinzaine ! Sapreminette !

Dans ses grands moments de joie, le paisible aubergiste se permettait cet inoffensif juron.

On venait cependant de glisser jusqu’à fleur d’eau une échelle volante, et les passagers se préparaient à descendre dans les chaloupes, lorsque Boisdon cria d’en bas :

— Si quelqu’un de ces messieurs désire loger à l’auberge du Baril-d’Or, qu’il veuille embarquer avec moi.

Mornac fut un des premiers qui se rendit à cette invitation. Un matelot transporta dans la chaloupe du père Thibault une petite valise qui contenait tout le bagage et la fortune du Gascon.

En voyant le mince porte-manteau de son hôte, l’aubergiste fit la grimace. Pourtant, lorsque le chevalier mit le pied dans la chaloupe, Boisdon le salua respectueusement et lui dit qu’il était flatté d’avoir l’honneur d’héberger un gentilhomme.

— Qui sait, après tout, s’était dit l’hôtelier, cette valise peut être remplie d’argent, et notre hôte payer libéralement.

Quelques personnes prirent place à côté du chevalier, les autres dans les deux chaloupes du vaisseau, et ces embarcations se dirigèrent, à force de rames, vers l’endroit de la basse-ville où s’élevait encore le magasin construit par Champlain.

Sur le rivage plusieurs gens attendaient les arrivants. Car c’étaient des compatriotes, des amis, des parents peut-être, qu’ils allaient recevoir. Et n’aurait-on pas aussi de récentes nouvelles de France, du bon pays des aïeux dont on conservait si douce souvenance, où les pères dormaient leur dernier sommeil et que les enfants ne reverraient probablement jamais.

Des acclamations, des cris de joie et de reconnaissance, accueillirent les nouveaux venus.

Mornac ne connaissait personne et s’empressait de débarquer avec sa valise, lorsque l’aubergiste héla certain gamin de douze ans, qui, la tignasse ébouriffée, le nez au vent et les mains dans les poches, regardait chacun d’un air effrontément inquisiteur.

— Jean ! cria l’hôtelier, arrive ici, petiot, et monte à la maison le porte-manteau de Monsieur.

C’était le fils aîné de Jacques Boisdon, messire Jean dont nous avons raconté, dans François de Bienville, les mésaventures si bien méritées.

Jean s’approcha et fit mine de s’emparer de la valise du Gascon. Celui-ci s’écria :

— Mais l’enfant va s’éreinter !

— Oh ! non, monsieur, repartit l’affreux gamin : ça ne pèse pas le diable, vos bagages, allez !

Et d’un tour de main, il enleva la valise qu’il mit sur son épaule gauche.

— Mordiou ! maroufle ! s’écria le Gascon, prétends-tu te moquer de moi ! C’est que je te couperais la langue, vois-tu !

— Ne lui coupez rien, monsieur le marquis ! s’écria Boisdon. Quoiqu’il n’y paraisse pas, voyez-vous, mon Jeannot est robuste et aime à montrer sa force.

— À la bonne heure, sandis ! répondit Mornac.

— Veuillez me suivre, messieurs, dit Boisdon à ses hôtes, qui prirent avec lui le chemin de la haute-ville, et s’engagèrent dans la rue Sous-le-Fort.

Boisdon fils les suivait par derrière et murmurait entre ses dents, en faisant sauter sur ses épaules le léger porte-manteau du Gascon.

— C’est égal, tout de même, ça ne pèse pas beaucoup et ça sonne creux. Mais il faudra dire le contraire pour que Monsieur me donne des sous.

On voit que le satané garçon avait déjà la passion du gain bien développée.

Mornac gravissait lestement la rude montée du fort à la haute-ville. Le poing droit campé sur sa hanche, la main gauche arrêtée sur la garde de son épée, la grande plume rouge de son large feutre frissonnant sous le vent du matin, il s’en allait la tête haute avec un sourire dédaigneux aux lèvres, et contemplait les quelques maisons sombres et d’apparence plus que modeste qui se dressaient çà et là sur son passage.

Il eut pourtant un serrement de cœur lorsqu’il longea le cimetière qui se trouvait alors occuper cette langue de terre qui descend de l’édifice du Parlement vers la côte et où l’on voit encore des pieux de palissade noircis par la pluie et le temps. Quelques petites croix de bois, plantées sur de légers renflements de terrain, rappelaient aux passants que tous, tôt ou tard, doivent aller dormir dans un semblable lit de terre et de gazon jusqu’au grand réveil du jour éternel.

— Est-ce donc ici que je dois laisser mes os ? se dit le chevalier. Bah ! qu’importe, après tout. Et, sandis ! ce ne serait pas encore trop malheureux que de mourir de ma belle mort ; car on dit que dans ce pays, il est plus rare d’expirer dans son lit que sous le fer et le feu des Sauvages.

Pour chasser ces funèbres pensées, il détourna la tête à gauche et regarda les hautes murailles du château Saint-Louis, qui se dressaient fièrement sur le sommet de la falaise.

Comme il arrivait au point culminant de la côte, ses yeux s’arrêtèrent sur le terrain, vaste alors, où s’élèvent aujourd’hui le bureau de poste et le bloc de maisons qui s’étendent en face.

Une trentaine de cabanes d’écorces, faites en forme de cône, s’offraient aux regards ébahis de l’étranger. C’était le « Fort-des-Hurons ».

Ces wigwams servaient d’abri aux quelques infortunés descendants de la grande nation huronne, qui, naguère encore régnait en souveraine sur les immenses forêts du Canada.

Décimés, presque anéantis par les Iroquois, qui de 1648 à 1650, avaient porté le massacre et la destruction dans les bourgades de Saint-Joseph, de Saint-Ignace, de Saint-Louis et de Saint-Jean, les malheureux Hurons avaient dit adieu aux bords du beau lac qui sera seul à garder leur nom, et s’en étaient venus chercher un refuge aux environs de Québec. Il y avait à peine quelques années qu’ils respiraient en paix dans l’île d’Orléans, lorsque le tomahawk iroquois s’en vint les relancer dans un endroit où les malheureux s’étaient crus un instant à l’abri de la haine implacable de leurs mortels ennemis. Beaucoup furent tués, la plus grande partie emmenés en captivité. Ceux-là seuls qui purent s’échapper, c’était le petit nombre, accoururent implorer la pitié des Français et se placer sous la protection immédiate des canons et des mousquets d’Ononthio, [7] c’est-à-dire sous les murs mêmes du Château-du-Fort. Ce n’est que vers 1676 que les restes infimes d’une nation, autrefois si puissante et si fière, enlevèrent leurs wigwams du Fort-des-Hurons pour aller s’établir à Sainte-Foye, trois ou quatre milles à l’ouest de Québec. Quelques six années plus tard, le gibier des bois voisins étant épuisé, ils allèrent se fixer à trois lieues de Québec, à la Vieille-Lorette, où le dernier vrai Huron repose maintenant sous la terre de l’oubli.

Mornac regardait avec surprise le camp des Sauvages. De légers flocons de fumée blanche sortaient en spirale par le haut des wigwams, dont les pans d’écorce de bouleau se paraient de peintures bizarres représentant les insignes du maître qui l’habitait. La plupart des animaux du pays, depuis l’ours et le loup jusqu’à la loutre et le rat-musqué, y défilaient paisiblement sous les yeux surpris du Français. À la porte des cabanes, les hommes, à moitié nus, fourbissaient leurs armes, façonnaient des flèches ou repassaient des peaux d’animaux récemment tués. Plus loin, des jeunes gens s’exerçaient à sauter ou à lancer des flèches. Ici, les vieilles femmes s’occupaient des apprêts du frugal repas du matin, tandis que de plus jeunes berçaient un nourrisson dans leurs bras nus en chantant un air triste et doux. Quelques jeunes filles, attirées par le passage des arrivants, se tenaient tout près de la palissade qui entourait le fort des Hurons. Leur œil ardent et noir brillait entre les pieux de l’enceinte, en se fixant sur le chevalier de Mornac, dont la bonne mine et la fière moustache faisaient battre bien vite le cœur de plus d’une d’entre elles.

Le galant gentilhomme rêvait déjà la conquête de ces yeux noirs, dont le trait de flamme l’avait transpercé, lorsque Boisdon, ouvrit à ses hôtes la porte de l’auberge.

Comme le lecteur ne tient guère aux détails du déjeuner de l’hôtellerie Boisdon, nous le prierons de nous suivre au second étage de la taverne du Baril-d’Or, où Boisdon avait conduit le chevalier, dans une chambre dont la fenêtre donnait sur la grande place de l’église.

Il pouvait être dix heures. Réconforté par un déjeuner substantiel, où le bon vin n’avait certes pas fait défaut, Mornac se tenait accoudé sur la tablette de la fenêtre ouverte et regardait au dehors.

Ses yeux, après s’être promenés sur le collège des Jésuites, dont le long mur de façade, percé d’une double rangée de croisées, descend vers la rue de la Fabrique, erraient sur l’embouchure de la rivière Saint-Charles ; l’espace sur lequel s’élèvent aujourd’hui le séminaire et l’Université Laval, ainsi que toutes les maisons comprises entre les remparts, les rues de la Fabrique et Saint-Jean et l’Hôtel-Dieu, n’existant pas encore à cette époque. Tout ce vaste terrain, jusqu’à la grève, était encore la propriété des héritiers du sieur Guillaume Couillard, époux de Guillemette Hébert, fille du premier colon de Québec. M. Couillard était mort l’année précédente, le 4 mars 1663, et sa veuve demeurait dans l’unique maison qui s’élevait sur la propriété.[8] Ce n’est que quelques années plus tard que Mgr de Laval devait acheter ce terrain pour y fonder un séminaire.

Il y avait quelque temps que Mornac laissait errer ses regards de la rivière Saint-Charles au fleuve et du fleuve aux grandes montagnes du Nord qui se coloraient d’une teinte bleu-rougeâtre sous le soleil de cette matinée d’automne, quand un bruit de voix et un mouvement inusité appelèrent l’attention de l’étranger sur la grande place.

Une trentaine de personnes, des enfants et des jeunes gens, suivaient un groupe de dix hommes bizarrement accoutrés, sur lesquels la curiosité du chevalier se concentra.

Leur tête était nue et leurs cheveux, rasés sur le haut du front, étaient relevés sur le crâne et réunis en une touffe du milieu de laquelle s’échappait une plume d’aigle. Leur visage dont les pommettes saillantes et le teint cuivré indiquaient les enfants de la race aborigène de l’Amérique septentrionale, était curieusement bariolé de couleurs éclatantes. L’un avait le nez peint en bleu, l’autre en rouge, un troisième en jaune ; un quatrième avait toute la figure noire comme de la suie, à l’exception du menton, des oreilles, et du front, de sorte qu’on l’aurait cru masqué. D’autres avaient de simples lignes de couleurs diverses, qui leur couraient en zigzag sur le front, le nez et les joues. Leur cou, le buste et les bras étaient nus et aussi tatoués de couleurs voyantes, qui représentaient les insignes de leur tribu et de leurs exploits. Des colliers de grains de porcelaine et de griffes d’ours, de loup et d’aigle entouraient leur cou et retombaient sur leur poitrine nue. Une peau de daim, dont le bas était découpé en frange, leur enserrait la ceinture, où reposaient le tomahawk, ainsi que le couteau à scalper, et descendait jusqu’au genou. La jambe et le pied étaient couverts d’un bas-de-chausses aussi en peau de daim, dont la couture disparaissait sous une frange aux longues découpures s’agitant à chaque pas. Retenue sur la poitrine par une courroie, une robe de peau de castor, de vison, de loutre ou de martre, leur tombait des épaules jusqu’au jarret. Du haut en bas de cette sorte de manteau d’un très grand prix, étaient teintes de longues raies, également distantes et larges d’environ deux pouces ; on aurait dit des passementeries. Au bas de la robe les queues de vison, de martre ou de loutre pendaient en franges soyeuses, tandis que la tête de ces animaux était fixée en haut pour servir d’une espèce de rebord.

Ces hommes, le chef en tête, marchaient gravement et sans daigner regarder la foule de curieux qui les suivaient.

— Cap de diou ! se dit Mornac avec des yeux tout grands de surprise, voici bien de curieux personnages !

Et se penchant hors de la fenêtre, il apostropha Boisdon, qui parlait avec emphase au milieu de quelques-uns de ses nouveaux hôtes que l’étrangeté du spectacle avait attirés à la porte de l’auberge.

— Père Boisdon !

— Monsieur le comte ? fit le digne homme, qui leva vers la fenêtre sa figure empourprée par la bonne chère et le vin.

— Quels sont donc ces drôles ?

— C’est une députation d’Iroquois que M. le Gouverneur doit recevoir ce matin.

— Oh ! oh ! sandiou ! ce sont là ces croque-mitaines qui font tant de peur aux grands enfants de la Nouvelle-France !

Puis, à demi-voix :

— Mais à propos du Gouverneur, n’est-il pas temps de lui demander audience afin, d’abord, de lui remettre des dépêches de la cour, et ensuite de le prier de s’intéresser en ma faveur ?

— Monsieur Boisdon ! cria-t-il de nouveau.

— Qu’y a-t-il à votre service, monsieur le comte ?

— Pouvez-vous me faire conduire au château Saint-Louis ?

— Certainement. Jean, holà ! Tu vas guider M. le comte au château.

Le gamin, qui espérait entrer à la suite du gentilhomme et assister ainsi à la réception des Iroquois, accepta avec enthousiasme.

Mornac sortit les dépêches de sa valise, les mit dans la poche de son pourpoint, reprit son épée qu’il avait quittée pour se mettre à table, descendit dans la rue et suivit Boisdon fils. Celui-ci, fier d’escorter un gentilhomme et de se rendre au château, jetait des regards vainqueurs sur les connaissances de son âge qui flânaient dans la rue et contemplaient avec envie leur heureux ami Jean Boisdon.


  1. La rue Notre-Dame prit plus tard le nom de M. de Buade, comte de Frontenac, lorsque ce gentilhomme devint gouverneur du Canada.
  2. Parmi les actes officiels qui nous restent du Conseil établi à Québec par M. d’Ailleboust et d’après un règlement royal donné le cinq mars 1648, on en trouve un en date du 19 septembre de la même année, par lequel Jacques Boisdon est établi hôtelier à l’exclusion de tout autre. « Il se logera, » y est-il dit, « sur la grande place, près de l’église, afin que tous puissent aller se chauffer chez lui… Il ne gardera personne pendant la grand’messe, le sermon, le catéchisme et les vêpres. » Cet acte est signé par M. d’Ailleboust, gouverneur, le Père J. Lalemant, et les sieurs de Chavigny, Godefroy et Giffard.
  3. En 1664, Mgr de Laval demeurait dans une maison bâtie à l’endroit où s’élève aujourd’hui celle de la Fabrique de la cathédrale, à côté du presbytère de la haute-ville. On voit cependant, sur un plan de Québec, fait en 1660 et intitulé : « Vray plan du haut et bas de Québec Comme Il est en Lan 1660. » on voit, dis-je, que Mgr de Laval avait d’abord occupé la maison de Mme de la Pelleterie, près du couvent des Ursulines.
  4. C’est sur ce terrain que sont aujourd’hui construits les bâtiments de notre Parlement provincial.
  5. C’est ainsi que se nommait alors la côte de Lamontagne. M. l’abbé Laverdière, l’érudit annotateur de cette belle édition des œuvres de Champlain que tous connaissent, prétend que le nom de la côte de Lamontagne lui vient d’un individu qui s’appelait ainsi et demeurait quelque part sur le parcours de la côte. Chacun sait que le Magasin se trouvait au lieu où s’élève aujourd’hui l’église de la basse-ville, et que c’était le premier édifice construit à Québec du temps de Champlain. Depuis que ces lignes ont été écrites, notre cher abbé Laverdière est mort, emportant avec lui dans la tombe la solution d’une foule de problèmes historiques connue de lui seul et les regrets universels de tous ceux qui, en Canada, s’occupent d’exhumer les souvenirs de notre histoire de la poussière du passé.
  6. Tel était le nombre d’habitations qu’il y avait alors à Québec. Voir l’histoire du Canada de M. Ferland, tome II, page 37 (en note.)
  7. Les Sauvages désignaient ainsi les gouverneurs français. Ce nom qui signifiait grande montagne et qui était la traduction sauvage de celui de Montmagny, s’étendit ensuite à tous les gouverneurs qui succédèrent à celui-là.
  8. Il y a une couple d’années que M. l’abbé Laverdière a trouvé, près de la porte qui conduit du Grand-Séminaire au jardin, les ruines du mur de fondation de cette maison.