Le chercheur de trésors ou L’influence d’un livre/06

Texte établi par Imprimerie de Léger Brousseau (p. 67-78).

CHAPITRE SIXIÈME.


But in man’s dwelling, he became a thing
Restless, and worn, and stern, and wearisome,
Droop’d as with born falcon with clept wings.
To whom the boundless air alone were home.

Byron.
saint-céran.


Le lendemain, après une enquête qui dura toute la matinée, et pendant laquelle Mareuil avoua qu’il connaissait Guillemette, le magistrat lui demanda s’il le reconnaîtrait en le voyant, et, sur sa réponse affirmative, il lui proposa de visiter le corps ; il y consentit immédiatement.

En conséquence, Mareuil, lié et bien accompagné, prit le chemin de la demeure de Thibault, où une foule de spectateurs l’attendait. La conversation roulait principalement sur un point, savoir : l’effet que produirait l’arrivée du meurtrier près de sa victime. Beaucoup affirmaient que le sang coulerait immédiatement des blessures dès que l’assassin se trouverait en présence du corps.

Le bruit de plusieurs voitures fixa un moment l’attention de l’assemblée : « Le voilà, » se dirent-ils, et la porte s’ouvrant, on découvrit la haute taille et les traits sévères de Mareuil. Il s’avança près du corps, se baissa et prit, avec peine, (car ses liens le gênaient), la branche de sapin et jeta quelques gouttes d’eau bénite sur le cadavre ; puis s’avança jusqu’à la tête et ayant levé le drap qui lui couvrait le visage, il s’écria :

— Ah ! c’est bien lui ; c’est toi, mon cher ami ! et l’on m’accuse de t’avoir ôté la vie ! Si c’est moi qui ai pu commettre un crime aussi atroce, je demande à Dieu de m’écraser de sa foudre à l’instant !

Puis il promena son grand œil noir sur l’assemblée et l’arrêta sur le magistrat pour le défier et comme s’il eût voulu lui dire :

« Tu croyais peut-être m’émouvoir et que mes nerfs me trahiraient dans une telle entrevue ; mais regarde comme je suis calme ! »

— C’est bien là Guillemette ? dit le magistrat.

— Oui, c’est bien là mon ami, qui a couché chez moi, avant-hier, et qui est parti à la pointe du jour. Ah ! je ne m’attendais pas à le revoir ainsi ; pauvre ami !

Mareuil se tut de nouveau. Le magistrat ordonna aussitôt de le faire retirer et reconduire chez lui. Après son départ les commères assurèrent qu’à son entrée le sang avait coulé et que ce devait être lui qui l’avait assassiné. Le fait est que le sang découlait lentement et continuellement des blessures ouvertes.

Notre héros, que nous avons perdu de vue depuis la soirée de sa fameuse conjuration dont l’effet manqua, comme nous l’avons vu, par la mauvaise foi de Dupont, se trouvait là ; et il était intimement convaincu que Mareuil était l’auteur du crime, et, en conséquence, qu’il serait exécuté. Il s’en réjouissait secrètement : car, depuis longtemps, il n’y avait pas eu d’exécution, et il commençait à perdre espérance de se procurer sa fameuse main-de-gloire, avec laquelle il était assuré de ne pas se tromper. Il se promettait bien de ne pas perdre une si belle occasion, et de faire agir tous les ressorts de son imagination pour réussir à s’emparer d’un des bras du criminel. Il serait retourné chez lui assez joyeux sans un accident qui le chagrinait : il avait aperçu Saint-Céran dans la réunion chez Thibault.

Un mot sur ce jeune homme. Saint-Céran était descendu d’une bonne famille et avait reçu une excellente éducation, qu’il avait ensuite perfectionnée par la lecture. Sa disposition naturellement mélancolique, l’éloignait du fracas ordinaire du monde ; aussi avait-il passé la plus grande partie de sa jeunesse dans une belle retraite, à la campagne, où il se livrait à son goût passionné pour l’étude.[1] C’est là que dans une de ses longues promenades, il avait aperçu Amélie, jeune fille de quinze ans, au sourire triste et pensif. Amélie, était le type d’une belle créole, ses longs cheveux noirs descendaient jusqu’à ses pieds ; des prunelles, couleur d’ébène, voilaient son œil brun et languissant, et donnaient à son visage pâle une expression angélique. Sa taille pouvait rivaliser avec celle des plus belles femmes du midi… Ils s’étaient aimés en se voyant, et avaient senti toute la vérité de cette pensée d’un auteur moderne ; « Nous étions nés l’un pour l’autre, et oublieux du temps qui fuit nous nous élancions gaiment dans la vie, avec nos joies naïves et nos décevantes illusions. » Mais la volonté d’un père venait détruire ce rêve de bonheur ; Amélie était la fille d’Amand, et il avait juré qu’elle n’appartiendrait jamais à Saint-Céran. Peut-être que mon lecteur serait désireux de savoir d’où venait l’antipathie d’Amand. Notre héros avait fait tout son possible pour l’engager dans quelques mystères de son art, et le jeune homme s’y était obstinément refusé ; ensuite il lui avait emprunté quelques livres qu’il avait entièrement gâtés : ce qui avait décidé ce dernier à lui fermer sa bibliothèque. Depuis ce temps, ils ne se parlaient plus, et Amand avait défendu à sa fille de communiquer avec lui. C’est en partie ce qui avait décidé Saint-Céran à voyager dans le Haut-Canada, d’où il revenait lorsqu’il rencontra Guillemette chez Mareuil.

Peut-être Amand avait-il une autre raison de refuser sa fille au jeune homme ; Saint-Céran n’était pas riche et avait souvent refusé de lui prêter de l’argent. Les jours de bonheur étaient passés et la joie faisait place à la tristesse et au malheur. Qui pourrait s’en plaindre ? Qui pourrait espérer trouver, au milieu d’une société d’hommes corrompus, la vérité, la paix et l’harmonie, seuls principes qui peuvent conduire à la vertu ; et, sans la vertu, plus d’amour entre les hommes.

Saint-Céran l’avait étudiée cette société tant vantée, et il en connaissait les fondements, qui sont : l’amour-propre, la vanité, le désir de plaire, la folie de se croire admiré de tous, de prendre le sourire du mépris pour celui de l’admiration, de se tourmenter toute une soirée, pour s’ennuyer et se dire à soi-même :

— Ah ! je me suis bien amusé ce soir.

Pendant une belle nuit du mois de septembre, Saint-Céran, seul, sur une belle anse de sable qui s’avançait dans le fleuve, était plongé dans des réflexions profondes. Tout-à-coup il se prit à sourire amèrement et se dit tout haut : — Cela est vrai ; mais je possédais cette malédiction de l’espèce humaine : — l’énergie ! C’est une maladie qui tue : il me fallait la détruire. Je n’étais pas né pour exister, j’étais né pour vivre ; ne pouvant aimer je méprisai ; mais j’avais toujours ce souvenir de jeune fille là. Je fus longtemps malheureux. Après avoir parcouru toutes les phases de la vie, je m’arrêtai près du torrent de la débauche. Un regard sur l’abîme fut suffisant. Je maudis l’existence et je me précipitai…

Sans toi, mon Amélie, je croirais que la femme douce, aimante, ne se trouve que dans nos livres. En effet, que sont-elles ces femmes de nos jours ? Un composé de passions dont la faiblesse, principe inhérent à leur sexe, éteint le feu naturel et le change en une flamme qui n’est qu’une déception et une moquerie du beau idéal que nous cherchons dans tout ce qui nous environne. Mues par le premier principe de leur éducation, elles cherchent à plaire, à causer une impression, et elles croient y parvenir par un air affecté, un ruban ou une réponse impertinente. Est-ce que toutes les femmes n’ont pas ces avantages ? Et pourquoi plaisent-elles si peu ? Jeune homme qui fais ton premier pas dans ce monde que tu idolâtres, tu me répondras sans doute qu’elles plaisent. — Mais non ; semblables aux acteurs qui paraissent un moment sur un théâtre, elles amusent et elles trompent. Va les voir ces visions parfaites dans une belle soirée, va les voir le lendemain, pâles, défaites, attendant l’heure de reprendre leur visage riant, en médisant sur tout ce qui les environna la nuit précédente, et faisant rejaillir leur mauvaise humeur sur tout ce qui les approche. Le hasard a voulu que quelques-unes, douces, aimantes, vraies météores dans la création, parussent parmi nous. Dans leur enfance c’était un plaisir de les entendre, de les voir, de les aimer : elles étaient pures, naïves et riantes : mais la société les a bientôt flétries. Elles ont couvert d’un voile leur âme pure ; leur naïveté s’est changée en déception, leur sourire est devenu trompeur ; suivant les idées d’une mère expérimentée, elles sont devenues marchandes de sentiment, elles ont appris à les prodiguer à ceux qui ont de l’or : — on leur a dit que c’était le bonheur. Loin d’entourer leur enfance d’idées riantes, on a tapissé leur berceau de peintures de famine. Avant qu’elles connussent l’amour, on leur a parlé de femmes malheureuses, entourées des enfants de la misère, baptisés dans les larmes :

« The child of misery baptised in tears. »xxxxxxxxxxxx
Crabbe.

Cherchant, de porte en porte, un refuge contre le froid, la faim, et pleurant une union qui n’avait eu pour fondement que l’affection. Pourquoi, mères barbares, ne leur avez-vous pas dit : que la plupart de ces couples infortunés n’étaient tombés dans un état aussi désolant que par suite de leurs défauts ? Pourquoi ne leur avez-vous pas dit : cette femme est malheureuse parce qu’elle a épousé un homme dissolu ? Non, le mot d’or a trop d’attrait à vos oreilles, il fallait inventer un mensonge pour pouvoir parler de ce métal chéri. Cette femme, avez-vous dit, est une mendiante parce qu’elle a épousé un homme qui n’avait pas d’or, et cette phrase a été suivie d’une admonition maternelle sur les richesses — Eh ! bien, je le veux : qu’on leur en donne de l’or : elles en demanderont encore, elles diront à leurs filles : Vous ne pouvez plus songer à épouser un homme de rien ; vous qui avez une fortune, il faut vous élever. Qu’on leur présente à ces femmes d’expérience un homme titré, riche, vieillard de vingt-cinq ans, cloaque de tout ce que la corruption humaine a inventé, alors écoutez les dire : Il est jeune, il se corrigera, il doit faire le bonheur de notre enfant ; elle nous remerciera un jour de ce que nous la forçons de s’unir à lui. — Oui, elle vous remerciera ; ou peut-être vous maudira-t-elle un jour, lorsque seule, entourée d’une nombreuse famille, elle pleurera sa misère dans une masure, tandis que son époux accroupi près du feu d’un estaminet ignoble, cherchera à s’enivrer en se rappelant ses jours d’opulence et de grandeur.

Mais brisons là-dessus. Mon Amélie, tu me restes, tu partageras le sort de ma vie, tu oublieras mes égarements et nous serons heureux. Je saurai t’arracher des mains d’un père ridicule
 

Le lendemain il fit ses préparatifs, à la hâte, et partit quelque temps après Mareuil, que les magistrats faisaient conduire à la prison du district de Québec. Il ne lui arriva rien de remarquable pendant sa route qui fut assez longue, vu le mauvais état des chemins. Arrivé au but de son voyage, il passa un brevet avec un médecin éminent du lieu, et commença, avec ardeur, ses études.


  1. Il avait néanmoins eu ses moments d’erreurs.