Le chemin de fer du lac Saint-Jean/XIII.

Léger Brousseau, imprimeur-éditeur (p. 51-56).


XIII


Nous voilà maintenant engouffrés dans les derniers contreforts des Laurentides, sur le versant septentrional de la chaîne. Partout, à droite, à gauche, devant, derrière nous, des gorges profondes, des ravins, des précipices, d’énormes entassements de granit, des massifs qu’on ne voyait pas l’instant d’auparavant et qui surgissent tout à coup devant le regard, comme s’ils nous attendaient pour fondre sur nous, grondant et mugissant à chaque appel du sifflet de la locomotive, comme si les échos, subitement éveillés dans leurs antres formidables, se menaçaient et se choquaient à la fois.

Dans ce désordre inexprimable et magnifique de la nature, le chemin de fer accomplit toute sorte d’évolutions, comme les contorsions d’un géant, et la belle rivière Batiscan, qu’on vient d’apercevoir, rayant dans sa course le pied des massifs, semblable à une couleuvre effrayée, précipite ses eaux qui, profondément pénétrées des sombres reflets des bois, semblent d’un noir lustré. Elle court, se retourne, échappe, glisse, s’enfuit, revient, agitant, frémissante, sa robe moirée, couverte d’étincelles de jais, et, après cent méandres, haletante ou rassurée, elle s’étale dans toute la force et l’ampleur de son cours.


LE « WINDSOR » DES LAURENTIDES. — GRAND BAL FORESTIER


Voici le Windsor, bâti sur un escarpement qui domine la rivière et escorté, comme d’autant de satellites, d’une douzaine de huttes qui ont déjà un petit air de civilisation, et qui, juchées çà et là, un peu au hasard, sur les nombreux reliefs du terrain, forment, aux abords de la Batiscan, un groupement des plus pittoresques et, des plus ingénieux. Le Windsor restera célébré dans les annales du chemin de fer du Lac Saint-Jean. C’était une hutte comme toutes les autres, mais beaucoup plus spacieuse et bien mieux faite, bourrelée et capitonnée dans les intervalles des troncs d’arbres, ayant des divisions à l’intérieur, un rez-de-chaussée où se trouvait une grande salle à manger, plusieurs chambres privées et un premier étage qui, converti en dortoir, pouvait loger commodément une trentaine d’hommes. C’est là que fut donné, dans l’automne de 1886, un grand bal, auquel assistèrent une soixantaine de gentlemen, de dames et de demoiselles de la ville, venus dans un convoi spécial.

Ce fut un spectacle inouï, invraisemblable, que celui de ce bal donné en plein cœur de la forêt, précédé d’un souper auquel prirent part au moins deux cents convives, dans un encadrement de verdure, en présence de mets exquis et de desserts savoureux, le tout emporté de la ville, avec les élégants et les élégantes du convoi. Les vins et les discours débordèrent, mais sans amener la moindre inondation dans les cerveaux ni le moindre écart dans l’allure générale. Aussitôt le souper des invités et des principaux employés terminé, vinrent réveillonner à leur tour cent cinquante à deux cents travailleurs, de tous grades, qui firent table rase des mets encore fumants et vidèrent jusqu’à la dernière bouteille, sans ressentir d’autre ivresse que celle de la joie et du plaisir de la fête.

Le bal dura jusqu’au petit jour, et, à un signal donné, le Windsor se vida comme par magie ; deux convois partirent simultanément, l’un ramenant à la ville les invités, l’autre ramenant les employés et les travailleurs à l’extrémité de la ligne, vingt et un milles plus loin, où l’un des entrepreneurs de section, M. Aldough, ayant sous ses ordres environ 400 hommes, tenait alors son quartier-général provisoire.

Il était un peu plus de cinq heures du matin quand nous laissâmes le Windsor pour continuer notre route. Mais il convient, avant d’aller plus loin, de donner au lecteur quelque notion topographique des lieux qu’il parcourt avec nous, pour lui épargner de se poser à chaque instant des points d’interrogation et d’avancer toujours, en ouvrant inutilement des yeux démesurés.


La rivière Batiscan, que le chemin de fer traverse pour la première fois, en face du Windsor, prend sa source sous le 47o, 46 de latitude, à la ligne de faîte qui sépare les eaux courant vers le lac Saint-Jean, de celles qui tombent dans notre grand fleuve.

Après une course de quelques milles, la Batiscan entre dans le lac Édouard, en ressort quatre à cinq milles plus bas et descend tout le long de l’île du lac Édouard, jusqu’à ce qu’elle reçoive les eaux de la rivière Jeannotte, qui a longé la rive opposée de l’île, à partir de la décharge du lac. C’est donc, à proprement parler, le cours de ces deux rivières qui forme l’île du lac Édouard, en y ajoutant cette partie du lac qui s’étend depuis la sortie de la Batiscan jusqu’à la décharge du lac, dans la rivière Jeannotte. L’île, comme nous venons de le voir, a une longueur de vingt-six milles ; sa largeur extrême est de huit milles. Quant au lac, il a quinze milles de longueur sur une largeur maxima de deux milles et demi.

Au milieu du lac se trouve l’île Belisle, d’une longueur de deux milles environ, ainsi que d’autres petits ilôts ; mais si le lac lui-même contient des îles, en revanche l’île du lac renferme à son tour d’autres lacs, tels que le lac Rognon, le lac Long, le lac du Centre… tous renommés pour l’abondance et la taille de leurs truites.

La station Beaudet, que nous venons de laisser, est à une distance de 86 milles de Québec et se trouve juste en face du lac du Centre, dans l’île du lac Édouard. Le site qu’elle occupe est un des plus pittoresques et des plus séduisants qu’il y ait dans notre pays, pourtant, si fécond en beautés naturelles ; j’ose prédire qu’avant longtemps, il y aura là invasion de touristes, de pêcheurs et de familles désireuses de passer un mois ou deux au sein de la véritable nature, loin des exigences, de l’ennui bruyaut, des plaisirs forcés et de toute cette gêne soi-disant sans façon, qui ont rendu nos stations d’eau à peu près insupportables. Mais on n’y verra pas de chasseurs. Chose étrange ! Dans cette région, qui s’étend jusqu’au lac Bouchette, quinze milles en deçà du lac Saint-Jean, il y a en quantité des fauves, des caribous, des martes, des visons… ; mais on n’y voit jamais un seul gibier à plumes, on n’y trouve ni une fleur ni un fruit sauvages ; en revanche, les corbeaux, les pique-bois, les moineaux et les « meat-birds » y sont nombreux, surtout ceux-ci, espèce d’oiseaux gros comme des grives, engeance gloutonne, qui se tient toujours dans le voisinage des chantiers pour dévorer les rebuts de viande qu’on y jette.