Le chef au bracelet d’or

J. Hetzel (p. couv-92_fin).

ŒUVRES DE MAYNE-REID
COLLECTION HETZEL
AVENTURES DE TERRE ET DE MER
PAR
MAYNE-REID


ADAPTATION PAR ANDRÉ LAURIE



ILLUSTRATIONS PAR L. BENETT

BIBLIOTHÈQUE
D’ÉDUCATION ET DE RECRÉATION
J. HETZEL ET Cie, 18, RUE JACOB
PARIS

Tous droits de traduction et de reproduction reservés.
TABLE

Chapitre I. — 
La garde montante 
 1
II. — 
Deux ans après 
 5
III. — 
Une drôle de maison 
 12
IV. — 
Au fort Lookout 
 15
V. — 
Les renforts 
 19
VI. — 
La soirée du commandant 
 23
VII. — 
Sur la piste 
 28
VIII. — 
À la chasse aux nouvelles 
 32
IX. — 
À la chasse aux buffles 
 37
X. — 
Le rapport du lieutenant Van Dyck 
 42
XI. — 
La lettre 
 45
XII. — 
Le Chef au bracelet d'or 
 49
XIII. — 
Chez les Sioux 
 53
XIV. — 
Où peut conduire la manie de l’information 
 58
XV. — 
Flèche-Rouge 
 61
XVI. — 
Au bivouac 
 63
XVII. — 
Une garnison de dames 
 66
XVIII. — 
Le combat du Petit-Missouri 
 69
XIX. — 
Une partie de billard 
 74
XX. — 
Aux Beeches sur l’Hudson 
 79
XXI. — 
Coup double 
 84
XXII. — 
Conclusion 
 87



CHAPITRE I
LA GARDE MONTANTE

C’est l’heure de la garde montante à l’École militaire de West-Point[1], par une belle matinée de juin.

Les élèves ou cadets, en uniforme gris, rangés en ligne et silencieux, regardent droit devant eux, à la distance réglementaire de quinze pas, tandis qu’un officier les passe en revue.

L’un après l’autre, ils présentent leur fusil à l’inspecteur, à mesure qu’il avance sur la ligne, et celui-ci, saisissant l’arme d’un mouvement brusque, l’examine avec des yeux furibonds. Quand il la rend à l’élève, on pourrait croire, à sa mine féroce, qu’il a quelque envie de la lui jeter à la tête.

À première vue, toutes ces tailles élancées et ces boutons étincelants au soleil semblent appartenir à un type unique.

Immobiles et impassibles, ces figures imberbes paraissent n’avoir pour but que d’effacer leur individualité.

Par instants, il arrive qu’un des élèves détourne furtivement les yeux de la fameuse distance réglementaire, pour les porter sur un groupe de jeunes filles qui assistent à la parade un peu en arrière de l’officier commandant. Pas une tête ne bouge, mais naturellement les regards sont plus malaisés à plier à l’obéissance passive.

« Voyez donc comme ils sont drôles, Juliette, dit à demi-voix l’une de ces gracieuses spectatrices à sa voisine. Ne dirait-on pas qu’ils ont avalé chacun une baguette de fusil ? Qui aurait pensé qu’ils pussent subir une telle métamorphose, à les voir au bal, la nuit dernière, chez le général ?

— Que vous êtes enfant, ma chère ! Ils sont toujours ainsi à la parade, » répond Juliette d’un ton de supériorité.

Il est tout naturel que cette jeune personne soit la mieux informée des deux, car il y a déjà trois semaines qu’elle est à West-Point, tandis que son amie n’est arrivée que d’hier et sort de pension.

« Et que dit-il maintenant ? reprend celle-ci en voyant l’officier à taille de guêpe s’arrêter court devant un des cadets et élever durement la voix.

Juliette serra le bras de sa compagne.

« Écoutez donc, et vous le saurez, Nettie.

— Que signifie ceci, monsieur ? » demande l’officier en désignant du doigt sur le plastron du jeune élève une place où un bouton de cuivre manque à l’appel.

Le cadet ainsi interpellé est un grand garçon à la taille mince et bien prise, aux cheveux blonds, à la figure ouverte et intelligente. Il rougit jusqu’aux yeux et regarde son plastron. Ce n’est que trop vrai ! Un bouton manque.

« Je l’aurai égaré, monsieur, » dit-il tout confus.

— Hors des rangs !… Oser se présenter ainsi à la garde montante !… Vous allez à l’instant vous rendre aux arrêts et dire au sergent de vous remplacer ! »

Sans répliquer un mot, le délinquant met son arme sur l’épaule et fait trois pas en arrière. Puis, pivotant sur ses talons, il fait demi-tour à droite et marche vers la caserne, aussi raide que s’il était encore au peloton d’exercice.

Cependant l’officier, tout rayonnant de vertueuse satisfaction, poursuit sa revue.

« Qu’y a-t-il donc, Juliette ? Qu’a donc fait ce pauvre jeune homme, et pourquoi l’autre le renvoie-t-il ainsi ? » reprend la petite curieuse.

Juliette voudrait bien avoir l’air de savoir le fin mot de la scène ; mais le fait est qu’elle n’est pas sur ce point plus savante que son amie.

« Il l’aura sans doute chargé de quelque commission, » répond-elle évasivement.

Mais il y a auprès d’elle un grand et gros gaillard à la face rouge, qui sourit de son erreur et se charge de la rectifier.

« Ce cadet a été envoyé aux arrêts, pour s’être présenté à la garde montante avec un bouton de moins à son plastron que ne l’exige l’ordonnance.

— Un bouton de moins ! s’écrie Nettie ; comment ! on les punit pour si peu !… Mais, Cornélius, vous devez vous tromper… Puisque ces messieurs ont l’habitude d’offrir ainsi de leurs boutons d’uniforme en souvenir à leurs danseuses, comme on offre un bouquet… Juliette en a au moins une douzaine. »

M. Cornélius Van Dyck est devenu encore plus rouge qu’à l’ordinaire et a jeté un regard assez dépité sur sa cousine Juliette.

« Une douzaine ? fait-il. Et il y a à peine trois semaines qu’elle est ici !

— Tiens ! j’en ai bien un déjà, moi, qui ne suis ici que d’hier.

— Vous êtes toutes les mêmes, dit le jeune homme à la face congestionnée. Toutes tant que vous êtes, vous verriez volontiers un héros dans chacun de ces blancs-becs ! Dieu merci, quant à moi, je n’aurai pas à subir quatre ans d’un esclavage pareil au leur pour entrer dans l’armée… »

Nettie fit une petite moue malicieuse qui ne serait peut-être pas très convenable chez une grande personne ; mais, après tout, elle sort à peine de pension, et Cornélius est son cousin.

« Oh ! oh ! dit-elle, prenez garde que les raisins ne soient trop verts !… Il n’est pas encore si sûr que vous puissiez passer votre examen !…

— Grand merci de votre aimable opinion ! Mais je l’ai passé pas plus tard qu’hier. Sans doute vous seriez fort aise que j’eusse échoué ?

— Vous avez passé votre examen, — vraiment ? Ah ! par exemple, j’aurais voulu voir cela ! dit-elle d’un ton qui montre assez que c’est entre eux deux une guerre ouverte.

— Je l’ai passé, — c’est le point capital ! — répond Cornélius d’un ton triomphant. Je vous demande un peu à quoi bon venir s’abêtir à West-Point, quand on peut entrer dans l’armée sans se donner tant de mal ? Une bonne poignée de dollars, voyez-vous ? il n’y a rien de tel !… Avec une poignée de dollars, vous pouvez acheter un cheval, une voiture, une place au congrès, n’importe quoi !

— Excepté de la considération, excepté de l’esprit, pourtant !… »

Cette fois, Cornélius est piqué au vif, et il se détourne en sifflotant. Quant à Nettie, elle paraît fort satisfaite d’elle-même, et, tandis que le bataillon défile, elle demande à Juliette :

« Qu’est-ce que cela signifie donc, aux arrêts ?

— Eh bien, c’est la prison militaire, ma chère, un cachot, une espèce de cave, je crois, ou l’on jette ces pauvres cadets pour les punir… Mais ils s’en moquent joliment ! »

En dépit de cette assurance, Nettie est évidemment troublée de ce qu’elle vient d’apprendre, et il est aisé de voir qu’un petit remords pèse sur sa conscience.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous sommes à l’après-midi du lendemain, — un samedi, — jour de demi-congé pour l’Académie militaire, — et les terrains de manœuvres sont déserts. Le cadet qui a été puni hier monte mélancoliquement sa garde devant la porte. Son uniforme est en règle aujourd’hui. Le fameux bouton a été remplacé, la tunique est sans tache et le pantalon blanc resplendit au soleil.

Il est trois heures et le thermomètre marque 96 degrés (Fahrenheit) à l’ombre. Le cadet n’en est pas moins boutonné jusqu’au menton, et son cou est emprisonné dans un énorme col de crin. Il va et vient dans cette lumière aveuglante, sentinelle unique, perdue dans le vide de la place. Il est aisé de deviner qu’il est là par punition, — et, en effet, c’est un extra qu’il monte, comme on dit à West-Point, au lieu d’avoir sa demi-journée à lui et de s’amuser à sa guise.

La chaleur est si accablante qu’il faut véritablement, pour être dehors, ne pas pouvoir faire autrement. Le délinquant lui-même ne peut s’empêcher de s’arrêter un instant, à chaque tour de promenade, quand il arrive à l’ombre des grands ormeaux qui s’élèvent devant l’Académie. Aussi est-il justement étonné de voir poindre tout à coup, au bout de l’avenue, une jeune fille qui, seule, se dirige vers lui, en robe blanche, avec une ombrelle doublée de bleu.

Tout en poursuivant sa promenade solitaire il murmure entre ses dents :

« Il faut vraiment avoir bien envie de se promener, pour sortir par ce soleil-ci ! »

En arrivant au terme de sa course, l’infortuné planton peut constater que la jeune fille approche.

Il ralentit le pas, s’arrête un instant, puis tourne sur ses talons, et reprend sa marche en sens inverse, comme s’il n’avait pas remarqué la gracieuse apparition qui s’avance vers lui.

Celle-ci n’en continue pas moins de suivre-son chemin derrière le jeune homme, et, en le voyant marquer le pas avec une régularité automatique, elle ne peut s’empêcher de murmurer :

« Le pauvre garçon !… S’il est permis de lui faire faire un pareil service !… Ce devrait être défendu !… »

De nouveau il a fait demi-tour, et maintenant il revient vers elle. Mais ses yeux sont fixés droit devant lui, comme s’il ne voulait pas voir le regard compatissant et le sourire amical qu’elle lui adresse.

« Il est fâché, se dit-elle, et il a ma foi bien raison. Mais c’est à moi de lui faire mes excuses… »

Et tout aussitôt, d’une petite voix douce :

« Monsieur Armstrong ! dit-elle, monsieur Armstrong ! »

Le cadet a tressailli et regardé de son côté. Un instant il oublie de se tenir au port d’arme et marche comme un mortel ordinaire. Mais presque aussitôt, reprenant possession de lui-même et se redressant :

« Il est défendu de parler sous les armes ! dit-il. Oh ! c’est vous, miss Nettie Dashwood. Excusez-moi, je vous en prie. Mais je ne dois pas m’arrêter… »

On pourrait démêler, dans le ton de sa voix, quelque chose comme une trace de désappointement. Peut-être avait-il cru d’abord reconnaître une autre interlocutrice. Mais la jeune fille ne veut même pas apercevoir cette nuance.

« Je suis vraiment désolée, monsieur, reprend-elle, que vous ayez été puni à cause de moi… Voici votre bouton que je vous apporte… Me pardonnerez-vous d’avoir été la cause de tout cet ennui ? »

Ce disant, elle lui tend un bouton d’uniforme, — l’innocent bouton dont l’absence a valu au jeune cadet cette faction supplémentaire.

L’élève Armstrong, cadet de troisième classe, la regarda un instant avec étonnement.

« Comment ! c’est à vous ?… dit-il à la fin. Je croyais… Mais c’est vrai, miss Nettie, c’est bien à vous que j’ai donné ce bouton ?

— Mais oui, vraiment. Et je vous assure que je ne me doutais guère, en vous le demandant, de ce que cette libéralité vous coûterait !… Je croyais que vous autres, messieurs les cadets, en aviez toujours une provision à offrir à vos danseuses !… Ma cousine Juliette en a un si grand nombre ! et elle m’a dit que c’était parmi ces demoiselles à qui en obtiendrait le plus… Je ne savais pas que celui-là vous manquerait assez pour que, faute d’avoir pu le remplacer, vous pussiez être puni… »

Pendant ce colloque, le jeune planton, assez mal à l’aise et craignant d’être aperçu par quelque officier, n’a pas cessé d’aller et venir comme s’il montait régulièrement sa garde. Il ne peut pourtant s’empêcher de rire de la naïveté de la fillette, et, se tournant vers elle pour lui montrer que son uniforme était remis au complet :

« Vous voyez qu’il ne me manque plus, miss Tsettie, dit-il. C’est mon étourderie qui m’a valu ma punition, et il n’y a pas du tout de votre faute. Et après tout, une faction de plus ou de moins… cela ne vaut pas la peine de vous inquiéter ! Je vous en prie, attendez là un instant, pendant que je fais mes cent pas. Veuillez vous asseoir sur ce banc… je ne dois pas m’arrêter plus longtemps. »

Avant même qu’elle ait bien compris ces paroles, il est déjà parti et s’éloigne au pas, juste au moment où un officier en petite tenue sort de l’Académie, un éventail de plumes à la main. Il est si gros et si gras, l’officier, qu’en traversant la place pour se rendre au bar voisin, il paraît prêt à fondre, en dépit de son pantalon blanc et de son panama. Par bonheur, c’est un homme à tête grise ; il ne remarque même pas la présence de la jeune fille, et il appartient au commissariat, ce qui l’empêche de faire attention à l’allure peu militaire de la sentinelle.

Le jeune homme revint vers le banc.

À peine son pantalon blanc a-t-il disparu dans l’entrebâillement de l’estaminet, que le jeune homme revient vers le banc déserté si précipitamment, et, après s’être assuré qu’il n’y a personne en vue :

« Vous me pardonnerez de vous avoir quittée si vite, miss Nettie, dit-il. Mais il nous est formellement interdit de parler pendant une faction… Votre cousine, miss Juliette Brinton, va bien ce matin ? »

Il a fortement rougi en articulant cette simple question ; mais la jeune fille ne remarque pas cette circonstance.

« Très bien, je vous remercie… Mais dites-moi, monsieur, est-il vrai qu’aux arrêts on vous garde dans un vilain trou noir, au pain et à l’eau ? »

Il se mit à rire.

« Non certes. Qui a pu vous dire de tels contes ?

— Mon cousin Cornélius. C’est pourquoi j’étais si désolée de mon étourderie… Ainsi vous voulez bien que je garde ce bouton ?

— Assurément, miss Nettie, et je vous prie de ne pas vous inquiéter une minute de ma punition. Et de votre côté, voudriez-vous me faire un grand plaisir ?

— De tout mon cœur, dit la fillette enchantée.

— Ce serait, — ici le jeune homme rougit de plus belle, — ce serait de demander à miss Brinton si elle viendra au bal de l’École, le jour du classement, et, dans ce cas, si elle voudrait bien m’accorder la première valse. Vous ne me refuserez pas cela, miss Nettie, à moi qui suis puni pour vous ?… »

« Certes, je ferai votre commission, dit-elle. Et vous, monsieur, voudrez-vous faire graver votre nom sur ce bouton, puisque vous m’autorisez à le garder ?

— Le plus volontiers du monde. Donnez-le moi, et je vous le rendrai au bal.

Armstrong, qui vient de reprendre son bouton, a tout à coup sauté sur ses pieds et repris sa promenade automatique. La jeune fille n’est pas encore revenue de l’étonnement que lui cause cette manœuvre subite, quand elle entend un bruit de pas, un cliquetis d’armes, et le piquet de garde tourne le coin de l’édifice, sous les ordres d’un grand cadet chevronné.

« Halte ! Armstrong, avancez à l’ordre ! » commande le caporal.

Le jeune homme se rapproche, donne le mot à vois basse et prend la file à l’arrière-garde ; puis le piquet, laissant un nouveau planton, se remet en marche.

La fillette est restée sur son banc et assiste à la scène. Comme elle lève les yeux sur le détachement, au moment où il passe devant elle, elle rencontre ceux du grand cadet chevronné, — deux yeux étincelants dont le blanc contraste avec le teint du sous-officier, cuivré comme celui d’un Indien, et ses cheveux d’un noir de jais.

« Fort beau ! se dit à part la jeune fille, mais d’une physionomie singulière. »

Pendant qu’elle rentre chez sa cousine et qu’elle lui raconte son escapade, Armstrong est déjà au quartier, en train de se débarrasser de tout son attirail, en disant à son camarade, le grand cadet au teint cuivré :

« Voilà ce que j’appelle une bonne petite fille ! Sais-tu, mon vieux Mac, qu’elle s’est chargée de m’obtenir la première valse de miss Brinton ? Qu’est-ce que tu dis de cela ? »

Le caporal Mac Diarmid, qui a déjà le nez dans un livre de trigonométrie, le relève pour répondre :

« Je dis que, le jour du classement, je m’en irai passer ma soirée au bal de Benny-Bar. »

Armstrong est redevenu sérieux.

« Si tu m’en croyais, Mac, tu renoncerais une bonne fois à ce bal public ! Tu finiras par attraper un mauvais point de trop, et puis tu en seras bien fâché… Que de peines, que d’études perdues pour toi, si tu ne sortais pas de l’École avec ton grade, bien mérité d’ailleurs !

— Bah ! dit Mac Diarmid avec un sourire amer, chacun s’amuse comme il peut, n’est-ce-pas ? Qu’irais-je faire à vos bals, moi ? À Benny-Bar, un homme en vaut un autre ; voilà pourquoi j’y vais, et j’irai aussi longtemps que je n’aurai pas fait… »

Il s’arrêta comme s’il eût craint d’en trop dire.

« Fait quoi ? demanda Armstrong.

— Et bien ! fait… ce que je ferai un jour ou l’autre, tu le verras bien ! s’écria Mac Diarmid avec un singulier mouvement de tête en se remettant au travail.

— Allons, allons, répondit Armstrong, quand tu seras classé à ton rang, tu ne penseras plus à tout cela. »


CHAPITRE II
DEUX ANS APRÈS

Deux ans se sont écoulés, et, pour la seconde fois, le jour du classement est revenu. Les examens sont terminés, les nouveaux officiers ont reçu leur commission et abandonné pour toujours fusil, guérite et factions.

La fête est dans son plein ; sur le parquet bien ciré du Hall de l’École militaire, les accords entraînants du Beau Danube bleu font tourbillonner les valseurs. De tous côtés, les officiers en grand uniforme coudoient les cadets pimpants, tandis qu’un essaim d’anges aux ailes blanches manifestent, par des regards brillants et par des conversations animées, le vif intérêt que leur inspirent en tous pays épaulettes et broderies d’or.

Autour de la porte d’entrée, se tiennent groupés les pauvres cadets de première année, qui, n’étant pas admis encore même à la dignité de simples figurants, se morfondent dans la coulisse comme des pompiers de service, ainsi que le remarque spirituellement l’illustre Merrill.

Au milieu de ces cadets et sur les degrés mêmes, on peut reconnaître avec étonnement, sous des habits civils, à la lueur d’un clair de lune de juin, un grand beau garçon aux cheveux noirs qui, lui aussi, jette un regard curieux par la porte ouverte sur le spectacle du bal. C’est Mac Diarmid, aujourd’hui sorti de l’École, mais sans commission d’officier.

Il semble furieux, — au point d’être prêt à commettre quelque acte de folie, — et mâchonne un cigare éteint, en murmurant de vagues menaces.

Mais voici que la musique s’est arrêtée ; aussitôt les invites commencent à s’égrener au dehors, empressés de sortir de cette atmosphère étouffante pour humer la fraîcheur de la nuit en faisant un tour dans les parterres. Les cadets, tout confus, ont battu en retraite, et Mac Diarmid, se mêlant à la foule des autres curieux qui sont restés autour de la porte, assiste au défilé.

Un jeune officier de cavalerie à la moustache blonde sort bientôt, ayant au bras sa danseuse, et paraît peiné d’apercevoir là Mac Diarmid, avec lequel il échange aussitôt un salut rapide, quoique affectueux.

« N’est-ce pas que c’est un superbe officier ? dit quelqu’un dans la foule.

— Ce n’est pas moi qui dirai non, répond Mac Diarmid avec force. Armstrong est un travailleur et un gentleman. Je voudrais pouvoir en dire autant de tous ceux qui sortent d’ici… Parmi ceux-là il en est un, par exemple… Ah ! le voilà ! »

Il s’était brusquement interrompu en voyant deux officiers descendre les degrés et se diriger vers le bâtiment de l’état-major, en compagnie d’un vieux monsieur en habit noir, que la dignité de sa démarche et la majesté de toute sa personne désignaient comme un personnage important. Mac Diarmid avait évidemment aperçu dans ce groupe l’homme qu’il cherchait, car sa physionomie prit subitement une expression farouche, et les mots entrecoupés qui tombèrent de ses lèvres ressemblèrent à des malédictions.

Cependant tous les trois avaient tourné le coin de l’édifice. À peine avaient-ils disparu, que Mac Diarmid s’élança vivement sur leurs traces. Mais, presque aussitôt, il fut brusquement arrêté par une main qui lui prenait le bras.

» Où allez-vous donc si vite ? » lui demandait-on en même temps.

Mac Diarmid, se retournant avec colère, se trouva face à face avec un petit homme trapu, coiffé d’un chapeau de paille sous lequel on distinguait la plus étrange figure avec des pommettes saillantes, des yeux percés en trous de vrille et une grande barbe roussâtre.

« C’est vous, Evan Roy ? fit le jeune homme en cherchant à se dégager. Laissez-moi… J’ai à venger mon honneur !… Le traître qui m’a dénoncé, qui a brisé ma carrière, anéanti mes espérances est devant moi Lâchez-moi donc !…

— Le fils de mon père n’en fera rien, répondit le nouveau venu avec un grand calme. J’irais plutôt avec vous, car si un Mac Diarmid parle de venger son honneur, ses parents doivent le suivre… Et c’est ce qu’Evan Roy fera, pour son compte, aussi longtemps qu’il pourra mettre un pied devant l’autre… Mais quelle est donc la cause qui excite la colère du Chef ?… »

Ils avaient maintenant tourné le coin de l’École, et, à quelque distance en avant sur la route, pouvaient apercevoir les trois hommes que Mac Diarmid avait suivis.

« Vous savez pourquoi et sous quel ridicule prétexte j’ai été chassé de l’École, Evan Roy ? dit-il avec une fureur mal contenue, pour toute réponse à la question de son parent.

— Oh ! ce n’est pas difficile à deviner ! Parce que ces lourdauds de professeurs n’auront pas voulu comprendre le caractère d’un vrai gentleman, d’un noble chef de clan ! articula Evan avec un ricanement de mépris… Et pourtant où était l’Académie de West-Point, je le demande, quand les Mac Diarmid sont venus de Troie avec Brutus l’Ancien et ont abordé sur les rivages d’Albion ?… Ah ! voyez-vous, Chef, le monde est bien changé maintenant, et cette Amérique-ci n’est guère le pays qui convient à un gentleman. »

Mac Diarmid essaya de sourire.

« Ce n’est pas de l’Amérique que je me plains, Evan Roy. Vous oubliez que c’est ma vraie patrie, celle que j’aime de toutes les forces de mon cœur… Je n’en veux qu’à cet homme que vous voyez là, devant nous, entre les deux autres, et qui, je vous l’ai dit, est cause du naufrage de tous mes rêves, de tous mes efforts, de mon travail de quatre années !… Evan Roy, vous savez si j’apportais dans mes ambitions aucune pensée personnelle ! Arriver à délivrer la race indienne, — celle de ma mère, — de la fatalité qui pèse sur elle ; la relever de l’épouvantable oppression où l’ont plongée des politiques au cœur de pierre qui semblent n’avoir pour but que de l’exterminer ; me faire son défenseur, son avocat autorisé, son ambassadeur auprès des blancs, et pour cela commencer par me faire un nom chez eux, par devenir quelqu’un qu’on fût obligé d’écouter… Tel était mon dessein, Je touchais sinon au but, du moins à l’entrée de la carrière qui pouvait m’y conduire, puisque, de l’avis de tous mes maîtres, j’avais le droit de compter sur un des premiers numéros de la promotion. Eh bien, Evan ! cet homme, ce lieutenant, — un nommé Cornélius Van Dyck, m’a-t-on dit, — que je ne connais pas, qui peut-être ne m’a jamais vu, il lui a suffi d’un mot pour briser mon avenir, pour écraser dans l’œuf toutes mes espérances !… Étranger à l’École, il n’avait pas à se mêler de ce qui s’y passait. Mais il a vu l’occasion de faire du zèle, il est allé dénoncer en amateur une infraction insignifiante dont un autre cadet et moi nous étions coupables, et, comme on ne pardonne rien aux sang-mêlé, on m’a chassé ! chassé !… Mais je me vengerai !…

— Mac Diarmid, soyez prudent… Ce traître n’est pas seul… Attendez une occasion meilleure.

— Croyez-vous que la colère me fasse perdre l’esprit, Evan ? Je sais qu’il quitte West-Point ce soir, et j’attendrai toute la nuit s’il le faut… Mais voyez donc !… »

Les trois hommes avaient subitement quitté la route pour entrer dans un jardin qui s’ouvrait sur la droite devant une jolie villa. Ils s’y arrêtèrent quelques minutes pour admirer la splendeur du clair du lune.

Comme Mac Diarmid et son compagnon passaient tout auprès de la haie, ils entendirent un des officiers qui disait :

« N’est-ce pas, juge Brinton, que c’est une nuit vraiment splendide ?

— Splendide est le mot, répondit une voix grave. Presque aussi belle que les nuits de Naples, où je me trouvais l’été dernier avec ma famille. Vous aurez du beau temps pour votre expédition à la frontière, colonel Saint-Aure, et je ne saurais trop féliciter mon neveu Cornélius d’en être. Est-ce que vous parlez pour longtemps ?

— Je n’en sais, ma foi, trop rien. Quand on s’engage dans des levées topographiques vers le Grand-Ouest, on n’en voit jamais la fin.

— Vous préférez pourtant ce service actif au travail des commissions d’examen, je suppose ?

— Sans doute. Et puis on ne sait jamais, quand on va à la frontière !… Il y a les Indiens qui peuvent nous donner de l’occupation, quoiqu’ils paraissent tranquilles en ce moment. Quant à monsieur votre neveu, je n’aurai pas longtemps l’avantage de sa compagnie, car il est, si je ne me trompe, désigné pour le fort Larramie, tandis que je vais prendre le commandement du fort Lookout… »

Ici Mac Diarmid et le Highlander cessèrent d’entendre la conversation, ou du moins de pouvoir distinguer les paroles.

« Quand je vous disais, Evan, que la colère ne me fait pas perdre l’esprit ! reprit l’ex-cadet comme il s’éloignait avec son acolyte. Je sais maintenant que je puis choisir mon heure. Rappelez-vous ce que je vous dis : Cornélius Van Dyck part pour la plaine, il fait partie des troupes qu’emmène avec lui le colonel Saint-Aure ; il n’en reviendra pas ! »

L’Écossais eut un sourire approbateur dans sa barbe rousse.

« À la bonne heure ! Voilà ce que j’appelle parler en fils des preux ! Bon sang ne peut mentir.

Evan Roy ne répondit pas, et ils arrivèrent en silence jusqu’à l’embarcadère du bateau à vapeur, qui allait justement déraper. À cette heure tardive, les passagers étaient rares, et ils se trouvèrent tout seuls sur le pont.

Du milieu du fleuve dont le paquebot suivait le fil, les fenêtres de l’École militaire apparaissaient enflammées de mille feux par la clarté de la lune. Ce spectacle arracha Mac Diarmid à sa sombre rêverie. Tout à coup il brandit son poing fermé vers l’édifice, en disant à demi-voix :

« Malheur à vous tous, depuis le premier jusqu’au dernier !… Je jure que je vous ferai maudire le jour où, en me chassant, vous ne m’avez laissé à la main qu’une arme pour vous combattre. »

Evan Roy le regardait, mais cette fois avec un sourire de pitié.

« Des menaces n’ont jamais cassé les os de personne ! remarqua-t-il assez dédaigneusement. Le chien sans voix est celui qui serre bien les crocs.

— Vous avez raison, » dit aussitôt Mac Diarmid.

Et il ajouta d’un ton contenu :

« Vous verrez bientôt si je serre bien les miens quand j’ai prise… »

Mais il n’acheva pas sa phrase.

Le jardin de Kosciusko servait, ce soir-là, de promenade aux invités de l’École militaire. C’est un grand parterre en terrasse, qui s’étend le long du champ de manœuvres et le sépare de la rive de l’Hudson.

À l’heure même où le steamer longeait le mur de la terrasse, un entretien, bien différent de celui de Mac Diarmid avec Evan, s’y poursuivait entre le sous-lieutenant Armstrong et une belle jeune fille en robe blanche qui n’était autre que miss Juliette Brinton.

« Ne regrettez-vous point de quitter West-Point ? demandait-elle.

— Eh ! que sais-je ? disait-il d’un air pensif. Sans doute j’ai eu ici de douces heures, — quoiqu’on puisse les compter.

— Les compter ? Vous m’étonnez vraiment. J’ai toujours entendu dire que les officiers se rappellent avec tant de plaisir leurs années d’École !

« Dites-moi donc, reprit-elle, quel était ce monsieur à l’air sombre et fatal que vous avez salué comme nous sortions du Hall ?

— C’est Mac Diarmid, répondit Armstrong, un homme brave et intelligent, mais, pour le moment, très à plaindre, et dont l’infortune me touche vivement. C’était mon meilleur ami à l’École ; son histoire ne peut guère vous intéresser…

— Mais pourquoi donc n’était-il pas en uniforme ?

— Parce qu’il a été renvoyé, l’autre jour, juste à la veille des examens, par suite d’une lâche dénonciation dont l’auteur est resté malheureusement inconnu.

— Et pourquoi l’a-t-on renvoyé ?

— Voici. Sa conduite n’était pas toujours régulière, la discipline lui pesait. Il se mettait souvent dans son tort pour des fautes sans gravité et collectionnait les mauvais points par suite d’infractions légères. Or, le soir même de l’arrivée de la commission d’examen, il était venu me voir dans ma chambre, et nous bavardions en fumant, après l’extinction des feux. C’est contraire au règlement, mais consacré par l’usage, et nos officiers ferment les yeux sur ces vétilles, à moins qu’on ne les oblige à les voir. Un misérable est allé nous dénoncer aux commissaires, qui étaient justement en train de faire une ronde. Quel est le coupable de cette vilenie ? Je ne saurais le dire. Ce doit être quelqu’un d’étranger à l’École, car il n’y a pas, je crois, un seul élève qui en soit capable ! Toujours est-il que notre porte s’est ouverte tout à coup, et que nous avons été surpris fumant. Cela nous a valu un mauvais point à chacun. C’est un luxe que je pouvais à la rigueur me permettre, étant en avance de bons points. Mais, pour Mac Diarmid, il n’en était pas de même. Ses bonnes et mauvaises notes à lui se balançaient. Un mauvais point, et il pouvait être perdu. Il a la tête chaude, il s’est emporté, il a manqué de respect à la commission et parlé d’espionnage. Bref, on l’a, séance tenante, frappé d’expulsion. Pauvre garçon ! Toute l’École a été désolée de cette rigueur, car, malgré quelques rudesses de caractère, il était très aimé. C’était le meilleur cavalier et la plus fine lame de nous tous… Pour moi, son expulsion est un véritable crève-cœur, car non seulement je fais grand cas de son intelligence, non seulement il m’a appris à travailler et je lui dois beaucoup de ce que je suis, de ce que je deviendrai peut-être, mais je lui dois la vie, qu’il m’a sauvée au péril de la sienne…

— Vraiment ? s’écria miss Juliette avec intérêt.

Mac Diarmid n’écouta que son courage.

— Oui, c’était l’hiver dernier, sur la rivière. Nous patinions gaiement ensemble, quand la glace s’est rompue sous mes pieds, et j’ai disparu sous l’eau. Je m’étais blessé en tombant sur le tranchant de la fissure, j’étais sans connaissance et perdu sans ressource. Mac Diarmid, n’écoutant que son courage et son amitié pour moi, a plongé dans le gouffre, m’a cherché sous la glace, m’a saisi parles cheveux et ramené à la surface… Il était lui-même à demi paralysé par le froid… D’autres camarades nous ont jeté des cordes et des perches et ont achevé de nous tirer d’affaire. Mais nous n’en avons pas moins été tous deux à l’infirmerie pendant un mois à la suite de cette algarade. Vous pouvez penser si je lui conserve une ardente reconnaissance !…

— Est-ce qu’il est sans fortune ? demanda miss Juliette Brinton d’un ton détaché.

— Non, loin de là. Son père, un très riche négociant en fourrures, si je suis bien informé, lui a, au contraire, laissé un gros héritage. Mais cela ne le console guère.

— Pauvre jeune homme ! je le plains sincèrement ! soupira miss Brinton ! Mais vous, du moins, monsieur Armstrong, vous avez été plus heureux et vous avez passé avec tous les honneurs… »

La jeune fille, craignant de s’être trop avancée, s’arrêta tout à coup en rougissant.

« … Ne trouvez-vous pas qu’il commence à faire frais ? reprit-elle en frissonnant un peu. Si nous revenions au salon ?… Je crains que mon père ne soit inquiet de ne plus me voir.

— Je suis à vos ordres, mademoiselle, » répliqua le jeune homme en s’inclinant.

Et, tout en marchant, il ajouta :

« Ah ! je savais bien que tout ceci ne pouvait durer !… C’était trop beau !… Et maintenant c’est fini, car je pars demain pour l’Ouest.

— Mais je croyais que tous les élèves, en quittant l’École, avaient droit à un congé ? fit observer miss Juliette Brinton.

— Sans doute, et c’est pourquoi je vais passer le mien dans ma famille. »

Miss Brinton sembla piquée.

« N’était-il pas convenu que vous deviez venir nous voir aux Beeches avec mon cousin Cornélius ? »

Frank Armstrong parut hésiter avant de répondre.

« Je n’ose y aller, dit-il enfin lentement. Le danger est trop grand pour moi, — et un soldat ne doit pas chercher de danger inutile.

— Le danger ! s’écria la jeune fille. Eh ! quel danger, je vous prie ?

— Celui de me laisser aller à un rêve que je n’ai pas le droit de poursuivre, dit-il d’un ton contenu, un pauvre sous-lieutenant comme moi… »

Il s’interrompit brusquement et reprit très vite :

« Vous savez que Cornélius et moi nous ne nous aimons guère. Il vaut mieux que nous ne nous trouvions pas ensemble. »

Un silence assez embarrassant succéda à ces paroles, et il est difficile de dire comment la conversation aurait pu être reprise, si, par bonheur, au détour de l’allée, Frank Armstrong et miss Brinton n’avaient rencontré une jeune fille et un officier, qui semblaient justement être à leur recherche.

« Les voilà, Cornélius ! dit aussitôt la voix fraîche de miss Nettie Dashwood. Juliette ! il faut partir… Mon oncle vous a déjà réclamée à tous les échos… Monsieur Armstrong, mon cousin, ici présent, a reçu la commission formelle de vous amener demain aux Beeches. C’est une affaire entendue, convenue, et mon oncle n’admet pas d’excuses !

— Il faudra pourtant, mademoiselle, qu’il veuille bien accepter les miennes, reprit Armstrong de son air le plus cérémonieux. Je suis absolument obligé départir demain pour l’Illinois.

— Bon ! vous allez peut-être dire que vous ne pourriez pas retarder votre départ de huit jours pour nous faire plaisir ! » répliqua la fillette sans s’arrêter à l’objection.

« Allons, monsieur Armstrong, reprit-elle, vous n’aurez pas le courage de dire non. Songez donc que, si vous refusez, il va nous manquer un cavalier, et que nous ne pourrons même pas danser un quadrille.

— Ce programme est fait pour me tenter, reprit le jeune homme avec un sourire un peu contraint ; mais je vous assure, mademoiselle, qu’il m’est impossible, absolument impossible d’accepter l’aimable invitation que vous me transmettez si gracieusement. »

Nettie le regardait d’un air d’incrédulité profonde.

« Mais enfin, s’écria-t-elle, qu’v a-t-il donc ? Tout à l’heure vous paraissiez si enchanté de cette idée… Cornélius, reprit-elle d’un ton d’autorité, offrez votre bras à Juliette pour rentrer, j’ai à causer avec M. Armstrong. »

Avant que Frank se fut même rendu compte de la façon dont la substitution s’était accomplie, il se trouva avec miss Nettie Dashwood à son bras, à quelques pas en arrière de Van Dyck et de miss Brinton.

« Que signifie ce caprice ? reprit aussitôt Nettie du ton d’une petite maman qui gronde son enfant. Voilà deux heures que je manœuvre pour vous faire inviter chez mon oncle ; il est parfaitement certain pour moi que vous le désiriez ardemment, et quand j’y suis enfin parvenue, voilà comment vous accueillez le résultat de toute ma stratégie ? Moi qui croyais vous faire tant de plaisir en vous rapprochant de Juliette, c’est ainsi que vous me récompensez de mes peines ?

— Oui, je sens combien ma conduite doit vous paraître absurde, dit le jeune homme. Je vous suis plus obligé que ne ne puis le dire de ce que vous avez fait pour moi. Mais cela ne sert qu’à me montrer plus nettement mon devoir… Il ne faut pas que j’aille aux Beeches… Il ne faut à aucun prix que tout ceci dure plus longtemps !… »

Nettie Dashwood agita d’un air mutin ses boucles blondes.

« Ah ! par exemple ! fit-elle, voilà ce que je n’aurais jamais attendu de vous. Reculer devant le danger ! Fi, monsieur ! C’est bien peu digne d’un lauréat de West-Point !

— Ce n’est pas que j’aie peur, croyez-le bien ! répondit Franck en rougissant. Mais il faut que je l’avoue, je n’aime pas tout ceci. Parlons franchement ; je ne veux pas me faire le complice de ce petit complot… Allons, ne vous fâchez pas si vite. Ne me retirez pas ainsi votre bras. Je sais, je sens déjà que je puis compter sur votre amitié, et je l’apprécie à sa valeur, croyez-le bien, miss Nettie. Mais pensez-y un instant ! Le juge Brinton m’accepterait-il volontiers pour son gendre ? Non, n’est-ce pas ? Eh bien ! serait-il digne d’un homme d’honneur de profiter de son hospitalité pour lui forcer la main, en quelque sorte ? Vous ne pouvez pas l’admettre un instant…

— Il fallait penser plus tôt à cela, monsieur, répliqua Nettie avec un petit rire argentin. Voulez-vous donc abandonner Juliette à ce benêt de Cornélius ?

— Miss Juliette, j’en suis sûr, ne fera jamais qu’un choix véritablement digne d’elle, reprit gravement le jeune homme. Je donnerais ma vie, vous le savez bien, pour être celui sur qui se portera ce choix. Mais convenez, mademoiselle, que je ne saurais sans indignité me mettre dès aujourd’hui sur les rangs. Elle est riche, belle, fille unique… tandis que toute ma fortune, à moi, c’est cette épée que, depuis trois jours à peine, j’ai le droit de porter !…

On était arrivé près de la porte de l’École. Nettie se taisait maintenant, et semblait convaincue par les arguments de son cavalier.

« Vous êtes un honnête homme, monsieur, c’est déjà un beau titre à offrir à une femme que celui-là, » lui dit-elle tout à coup avec une gravité qui émut Armstrong.

À ce moment, sur le point d’entrer dans le Hall, Juliette se retourna.

« Eh bien ! Nettie vous a-t-elle décidé ? Serez-vous des nôtres, monsieur ? demanda-t-elle à Frank avec un gracieux sourire.

— Non, décidément, je ne le puis pas, dit-il en faisant un effort visible pour articuler ce refus héroïque. Veuillez vous charger, miss Brinton, de présenter à monsieur votre père mes remerciements et mes regrets.

— Eh bien donc, adieu ! » dit Juliette. Toutefois, malgré sa déconvenue, elle lui tendit la main.

Une autre voix se fit entendre :

« Adieu, monsieur Armstrong, dit à son tour Nettie au jeune homme. Rappelez-vous que vous avez aux Beeches une amie dévouée. »

Armstrong s’éloigna, le cœur gonflé de soupirs.


CHAPITRE III
UNE DRÔLE DE MAISON

Cette nuit, si calme et si fraîche à West-Point, était à New-York d’une lourdeur accablante.

C’était une de ces soirées typiques d’un été à New-York, pendant lesquelles on pourrait se croire transporté tout à coup au Caire ou à Calcutta.

Au milieu de ce silence d’une grande ville accablée, le train de nuit d’Albany vint tout à coup jeter une note bruyante.

Une douzaine de passagers au plus mirent pied à terre sur la plate-forme. De ce nombre étaient Mac Diarmid et son compagnon Evan Roy, qui, sans répondre un mot aux offres engageantes de deux ou trois cochers attardés, prirent à pied le chemin de Lexington Avenue. Ils s’arrêtèrent bientôt devant une grande maison de pierre, la seule dont le vestibule fût encore éclairé à deux cents pas à la ronde.

Evan Roy sonna, et aussitôt la large face d’un domestique nègre en cheveux blancs s’encadra dans la porte, pour s’illuminer d’un sourire en reconnaissant Mac Diarmid.

« Entrez, massa, entrez, notre Chef ! dit-il en roulant de gros yeux humides de tendresse et de joie.

— Comment va ma mère ? fut le premier mot du jeune homme.

— Madame va bien, mais mademoiselle n’a pas pu la décider encore à sortir. Elle préfère se promener dans le jardin et dit que le spectacle d’une rue civilisée la rend malade. »

Mac Diarmid eut un rire amer.

« Elle a raison, mon vieux Joe ! s’écria-t-il d’une voix stridente. Quel bien la civilisation de ce malheureux pays a-t-elle jamais fait, soit à elle, soit aux siens ? »

Le vieux nègre ne répondit pas. Il s’inclina simplement pour laisser passer le jeune homme dans la pièce voisine, où Evan Roy le suivit, non sans avoir échangé avec Joe un regard attristé.

C’était un grand salon meublé richement, mais avec une magnificence à demi sauvage. Sur la table, au milieu d’un magnifique tapis de brocard rouge, on voyait épars un fusil des plus communs, un ceinturon garni de revolvers, des boîtes à cartouches, un plateau chargé de verres et de flacons.

À peine Mac Diarmid fut-il entré, que son œil s’arrêta sur le plateau. Il se mit à rire et, donnant une tape amicale sur l’épaule du vieux Joe :

« Hurra ! fit-il. La civilisation a du bon, après tout. Elle a inventé le whisky. Buvons donc à la civilisation ! »

Il s’était emparé d’un grand flacon et l’élevait avec une sorte d’emportement au niveau de ses yeux.

« Moi, John Logan Mac Diarmid ici présent, reprit-il, l’héritier de deux lignes de chefs et d’une fortune qui ne doit rien à personne, je déclare que je vais faire ce soir à la civilisation l’honneur de me griser abominablement en son honneur ! Au diable West-Point et son Académie !… Au diable l’armée fédérale !… Ils m’ont refusé l’épée qui pouvait leur servir. Tant pis pour eux. Par le ciel ! je leur montrerai si John Logan Mac Diarmid a besoin de leur brevet pour se battre !… Evan Roy, mon garçon, un coup à ta santé !… »

Il portait déjà le flacon à ses lèvres, sans plus de cérémonie, quand Evan Roy se jeta sur lui et, le prenant à bras le corps, lui saisit les deux mains.

« Prenez-lui le flacon, Joc ! » cria le High-lander d’une voix brève.

L’instant d’après, les deux hommes étaient engagés dans une lutte silencieuse mais acharnée. Mac Diarmid essayait de se dégager, se baissait pour jeter Evan Roy par-dessus sa tête. Mais l’Écossais était sans conteste le plus fort des deux, sans compter qu’il avait l’avantage de la position ; les bras serrés comme un étau autour du jeune homme, un genou appuyé sur son dos, il se laissait entraîner par lui tout autour du salon, mais ne lâchait pas prise.

Mac Diarmid avait beau se secouer en jurant qu’il étranglerait le bourreau, son effort désespéré restait impuissant.

Cependant, Joe, ne perdant pas de temps, avait fait immédiatement disparaître flacons et bouteilles dans un grand buffet dont il retira la clef, qu’il mit dans sa poche. Cela fait, il cria :

« Vous pouvez le laisser aller, massa Roy. Il n’y a plus de danger… »

Aussitôt le Highlander, poussant tout à coup son genou dans le dos de sa victime et pesant en même temps sur ses épaules, la jeta à plat sur le tapis avec une force qui ébranla toute la maison. Après quoi, il resta debout auprès du jeune homme, tandis que Joe s’éclipsait prudemment.

Il y eut comme une accalmie. Mac Diarmid, étourdi de sa chute, resta un instant immobile, les yeux fixés sur le plafond, tandis qu’Evan Roy soufflait bruyamment. Puis tout à coup le vaincu reprit conscience de son humiliation ; ses traits se contractèrent, un feu sauvage s’alluma dans ses yeux, et, d’un bond, par un mouvement des reins qui témoignait d’une longue pratique des exercices gymnastiques, il se remit sur ses pieds.

Cette fois il ne protestait plus ; pâle comme un linge, il se précipita vers la table pour y prendre une arme.

Mac Diarmid se précipita vers la table.

Mais Evan Roy, agile comme un léopard, y était avant lui, et d’un coup de balai de sa large patte, il avait envoyé fusil et revolvers rouler à l’autre bout du salon. Mac Diarmid n’articula pas un mot, mais les éclairs de ses yeux répondaient pour lui.

Evan Roy le surveillait en silence. La colère du Highlander avait fait place maintenant à une expression de tendresse singulière. Comme pour mieux rendre ce sentiment, il eut recours à l’usage de la langue gaélique.

« Il n’y a pas de honte pour le lionceau, dit-il, à être mâté par un vieux lion qui donnerait tout son sang goutte à goutte pour l’honneur de son chef. Si Mac Diarmid est irrité contre son père nourricier, contre celui qui lui a appris à se servir d’un fusil et d’une claymore, eh bien ! c’est très simple ; qu’il se venge !… »

Il avait ouvert son gilet, et, en tirant un poignard écossais, il le tendait au Chef.

La main de Mac Diarmid se referma sur le manche du poignard. Il regarda Evan Roy qui se tenait calme devant lui.

« Frappez ! cria le Highander. Le Chef a droit de vie et de mort sur son clan. »

Le jeune homme se dressa sur ses pieds. Tout son corps était agité d’un tremblement visible. Il hésita un instant.

Puis jetant le dirk à terre, il dit avec un grand soupir :

« Il n’y a pas un homme à qui je voudrais céder. Mais tu n’es pas un homme pour moi, Evan Roy. Donne-moi un verre de whisky, Je t’assure que cela ne me fera pas de mal…

— Non ! vous n’aurez pas de whisky, répondit péremptoirement l’Écossais. Du côté de votre père, on sait boire et garder son bon sens. Mais vous tenez de votre mère, et les hommes de sa race n’ont jamais su se conduire en face d’une bouteille comme des gentlemen…

— Mais enfin, Evan, quand je vous promets de ne pas boire plus qu’il ne faut, reprit le jeune homme.

— Oui, je connais cette chanson. C’est ainsi que le Grand Aigle s’adressait à votre père quand nous faisions le commerce de fourrures. Il aurait tout vendu, femmes, filles, armes et chevaux pour un verre de whisky… Eh bien ! où est le Grand Aigle maintenant, lui qui était le chef redouté, le sorcier et le médecin des Echipetahs ? Il est mort comme un chien dans sa hutte, sans personne pour le regretter… si ce n’est sa fille, devenue depuis l’épouse honorée de Mac Diarmid.

— Et ma mère vénérée ! dit vivement le jeune homme. Ne l’oubliez pas, Evan Roy ! Êtes-vous si fier de votre sang européen, que vous comptiez un Indien pour moins que rien ? Après tout, cette maison, mes terres, ma fortune, d’où viennent-elles, sinon de la race de ma mère ?… Est-ce que ce ne sont pas ces Indiens qui donnaient des trésors à mon père en échange du poison qu’il leur vendait ? Pour un baril de whisky ils lui cédaient jusqu’à deux ou trois cents peaux de buffles, et celui que vous appelez un chef de clan n’était en somme qu’un colporteur, trop habile peut-être dans son métier !… Je vous le dis, Evan Roy, tout ce qui est ici me vient du côté de ma mère, et puisque la malédiction de ma race pèse sur ma tête, eh bien ! donc, moi aussi je boirai !… Joe ! Ici tout de suite avec le whisky !… »

Il criait maintenant dans le couloir, pris d’un nouvel accès de rage, et sa voix retentissait dans cette grande maison silencieuse.

Joe n’avait garde de se montrer, mais le frou-frou d’une robe de soie se fit entendre dans l’escalier, et une jeune fille apparut tout à coup.

« Mon frère ! Est-ce vous enfin ? » dit-elle en se jetant au cou de Mac Diarmid.

La colère du jeune homme était subitement tombée. Il embrassa tendrement sa sœur, puis, reculant d’un pas, il la contempla longuement.

C’était une créature mince et pâle, avec de grands yeux sombres et des cheveux d’un noir de charbon qui ne l’empêchaient pas d’être véritablement belle. La rondeur de sa figure et l’élévation des pommettes, particulières à sa race, avaient seulement pour effet de la faire paraître plus jeune qu’elle ne l’était réellement, et la blancheur de ses dents éclairait son teint mat d’une singulière expression de douceur et de bonté. Par un caprice de toilette assez original, elle était habillée de la plus belle soie que pussent fournir les fabriques de Lyon, mais la coupe de sa robe était à demi sauvage, et elle était coiffée d’un foulard écarlate retenu par un cercle d’or.

« Harotachtché, Fille-du-Matin, lui dit enfin le jeune homme d’une voix sourde, c’est fini, ma sœur — Mac Diarmid ne conduira jamais les guerriers blancs au combat. Ils ont déshonoré ton frère et détruit sans retour les espérances qu’il avait formées pour la race de notre mère… Nous allons quitter cette ville… Nous avons eu tort, vois-tu, d’abandonner les huttes de peaux pour les maisons de pierre !… Les hommes blancs et les hommes rouges ne peuvent pas vivre côte à côte… Revenons donc au désert, — à notre vraie patrie !… Là, du moins, il n’y a pas de mensonge ! »

Harotachtché, la Fille-du-Matin, croisa ses mains avec la docilité habituelle des jeunes tilles indiennes.

« Mon frère, vous êtes le Chef des Echipetahs, dit-elle les yeux baissés. C’est le devoir des femmes d’obéir aux guerriers. Je suis prête.

— Et maman ? reprit Mac Diarmid.

— Elle vous attend dans son appartement, » répondit la jeune fille en précédant son frère vers l’étage supérieur.

Ils suivirent un couloir tout tapissé de fourrures et, comme le reste de la maison, brillamment éclairé en dépit de l’heure avancée de la nuit, et arrivèrent à une porte fermée, que traversaient des sons sourds et monotones, comme ceux d’une mélopée de nourrice accompagnée sur le tambourin.

Mac Diarmid et sa sœur s’arrêtèrent un instant pour écouter.

« Pauvre mère ! murmura-t-il enfin, elle dit la Chanson du Chef en mon honneur. Attends-moi là, ma sœur… »

Et il pénétra seul dans l’appartement.


CHAPITRE IV
AU FORT LOOKOUT

« Je vous dis, mon cher, que l’esprit militaire s’en va !… Il y a beau temps qu’il s’en va au grand galop ! Je ne donne pas dix ans à l’Union pour n’avoir plus d’armée, — j’entends d’armée digne de ce nom ! »

Cette opinion pessimiste tombait des lèvres désenchantées d’un vieil officier gros et gras qui portait, sur des épaules extraordinairement larges, une face aussi rouge qu’une tranche de rosbif, ornée d’une moustache grise taillée en brosse.

Impossible de douter, en le voyant, que le capitaine Adolphus Striker, capitaine à brevet de l’armée fédérale, ne comptât presque autant de campagnes que d’années de service.

Il portait l’uniforme le plus râpé qu’on eût jamais vu, même dans le Grand-Ouest, ce qui n’est pas peu dire, et l’on aurait pu difficilement déterminer la couleur originelle de sa vareuse. Une chemise de laine sans cravate et un pantalon de soldat, fourré dans de grandes bottes, complétaient, avec une casquette blanche, le costume sous lequel il se montrait d’ordinaire.

Avec quelques autres officiers, il formait au mess du fort Lookout un petit clan de vieux garçons, qui protestaient contre les manières, trop raffinées à leur gré, de ceux de leurs collègues qui étaient mariés, et il passait une bonne partie de son temps à boire du whisky « de commissaire », en fumant une pipe infiniment courte.

Ce jour-là, il avait pour complices le docteur Slocum, chirurgien-major du fort, le capitaine Burke et deux ou trois lieutenants.

« Vous avez parfaitement raison, capitaine, grommela le docteur, l’armée n’est plus ce qu’elle était au temps du Mexique.

— Mais enfin, objecta un des lieutenants, en quoi l’armée peut-elle avoir tant changé ? Est-ce qu’elle fait moins bien son devoir ou ne sait plus se battre ?

— Mon cher, quand vous aurez trente ans de service, quinze campagnes et huit citations à l’ordre du jour, vous nous direz ce que vous en pensez ! répondit sentencieusement le capitaine Striker en regardant le chirurgien, qui fit entendre un ricanement approbateur.

— Ces jeunes gens ne doutent de rien ! reprit le vétéran entre deux bouffées de tabac.

— En fait d’aplomb, parlez-moi de ces blancs-becs à peine échappés de West-Point, » ajouta le capitaine Burke.

La discussion s’engagea sur les mérites respectifs des officiers sortis du rang, comparés à ceux de l’École militaire, et, comme c’était là un texte inépuisable de commentaires, elle aurait duré sans doute jusqu’à l’heure du dîner, si l’arrivée soudaine d’un étranger ne l’avait brusquement interrompue.

Le nouveau venu était un jeune homme vêtu de flanelle blanche, botté jusqu’au genou et coiffé d’un vaste chapeau de paille. Il entra comme un ouragan, en agitant au-dessus de sa tête un paquet de lettres et de journaux.

« Messieurs, votre serviteur ! fit-il. J’arrive de San-Antonio avec Charley du Colorado et le sac de la poste… Lieutenant, ces dépêches au commandant, s’il vous plaît !… Une lettre pour vous, Striker… Major, un paquet de journaux !… Hallett !… Kinsley !… voilà votre affaire… Et maintenant, messieurs, que disons-nous de neuf ?

— Parbleu ! mon cher Meagher, répondit le docteur, nous disons que vous êtes aussi bien venu que les roses en mai ! »

En moins d’une minute, la physionomie de la salle avait effectivement subi une transformation complète.

Chose étrange à dire pourtant : aucun des officiers ne paraissait s’inquiéter de la façon dont le nouveau venu avait pu s’y prendre pour leur apporter ce courrier tant attendu. Mais il ne s’en souciait guère. Tranquillement occupé à s’éventer avec son chapeau de paille, il souriait en contemplant le spectacle de cette joie qu’il venait d’apporter dans sa poche.

Il n’y avait rien d’un soldat dans toute sa personne, quoiqu’il fut armé d’une paire de revolvers, suspendus dans leurs étuis à son ceinturon de cuir jaune. Le caractère particulier de sa physionomie semblait plutôt un air d’indépendance et de liberté, joint à une intrépidité calme, et il suffisait de le voir pour comprendre qu’il n’attendait et ne demandait rien de personne.

Cependant, le capitaine Striker, ayant fini de lire sa lettre, s’avança vers lui.

« Eh bien, mon cher Mark, lui dit-il, comment avez-vous fait pour passer à travers tous ces satanés Indiens ?

— Peuh ! ce n’est pas une affaire, et l’on n’a pas fait trois ans pour des prunes le métier de correspondant spécial. Quand Charley et moi nous trouvons impossible de voyager de jour, nous partons de nuit, voilà tout !… Nous avons eu seulement une petite alerte tout près du fort avec deux ou trois de ces PeauxRouges ; mais, quand ils ont vu que nous prenions l’affaire au sérieux, ils ont décampé.

— Mon cher Meagher, grommela le docteur Slocum, vous finirez par vous faire pincer une bonne fois, et quand vous aurez perdu la peau de votre crâne, ce n’est ni moi ni aucun autre chirurgien qui pourrons vous la rendre.

— Bah ! » fit dédaigneusement Mark Meagher en donnant un petit coup de cravache sur sa botte. Bah ! les Peaux-Rouges n’ont pas encore ma chevelure. Elle serait trop difficile à prendre, voyez-vous. J’ai eu soin de me faire tondre comme un roquet avant de quitter San-Antonio.

— Eh ! mais, vous n’allez pas rester là sans boire quelque chose ! dit tout à coup le capitaine Striker. Mon cher Mark, que désirez-vous prendre ?

— Rien, grand merci. Je ne bois que de l’eau rougie et seulement en mangeant, répondit le correspondant. Mais que cela ne vous gène pas, capitaine… »

À ce moment, le lieutenant Seyton rentra et, s’adressant à l’étranger :

« Le commandant désire avoir l’honneur de vous voir, monsieur, » lui dit-il.

Mark Meagher se leva aussitôt et suivit le jeune officier.

» Eh bien ! monsieur, il y a donc du nouveau ? lui demanda celui-ci comme ils se dirigeaient ensemble à travers les cours du fort vers le quartier général.

— Oui, dit le correspondant. Mon journal en a eu vent et m’a envoyé à la découverte. Le gouvernement a l’intention d’occuper le territoire réservé de la Corne-Noire, et, dans le courant delà semaine, le 12e sera détaché en Dakota.

— Une cigarette, monsieur ? proposa le lieutenant. Nous aurons le temps de la finir avant d’arriver chez le commandant.

— Non, merci, je ne fume pas. Cela affaiblit la vue et surexcite le système nerveux. Or, je vais avoir besoin, la nuit prochaine, d’être en possession de tous mes moyens.

— Comment, vous comptez repartir ce soir, en dépit de ce qu’on nous apprend des mouvements des Peaux-Rouges ?

— Parbleu ! Je ne suis pas venu pour autre chose. Toutes mes informations tendent à me faire penser qu’il se prépare quelque grande révolte. Les Indiens ont quitté en grand nombre leurs stations du Nord sous prétexte de chasse ; ils semblent avoir pour point de ralliement les hauteurs de la Pierre-Jaune_. On parle d’un blanc qui les agite et cherche à les soulever. Enfin, de divers indices, je crois pouvoir conclure qu’ils vont tenir un grand conseil quelque part dans la chaîne de Buffalo, et j’ai l’intention d’assister à ce conseil. »

Le lieutenant s’arrêta court et regarda tout surpris le correspondant.

« Parlez-vous sérieusement ? s’écria-t-il. Il n’y a pas un officier dans toute l’armée qui tenterait chose pareille ! Les correspondants spéciaux ont donc le diable au corps ?…

— Mais non, mais non, répondit tranquillement Mark Meagher. Toute la question est d’avoir les nouvelles le premier, voyez-vous. Si je pouvais donner à mon journal un bon compte rendu de ce conseil, cela ferait monter le tirage de quelques milliers d’exemplaires, parce qu’il n’est pas probable que les feuilles rivales y aient des représentants.

— Ce n’est pas probable, en effet, » dit le lieutenant, en se demandant de très bonne foi s’il avait affaire à un fou.

La demeure du colonel-commandant Saint-Aure, vers laquelle ils se rendaient en causant ainsi, était une maison assez élégante, isolée des autres bâtiments du fort. Avec son toit à la suisse et sa large véranda, elle affectait des prétentions architecturales d’un ordre plus relevé que la ligne des casernes destinées aux troupes, des cottages où logeaient les officiers et des magasins où étaient entassés les approvisionnements et les munitions. Toutes ces constructions, d’ailleurs, étaient simplement faites de troncs de pin blanc sommairement équarris, que le soleil inondait d’une lumière aveuglante, et couvertes en chaume. Au sommet d’un grand mât, planté dans la cour principale, flottaient les couleurs nationales. Entre les bâtiments, on apercevait de place en place un épaulement de terre assez bas, une sentinelle qui montait sa garde, et, au delà, la plaine aride et déserte. Tel était le fort Lookout.

À l’heure de l’arrivée de Mark Meagher, un homme de haute taille, à la physionomie énergique et fine à la fois, jeune encore, quoiqu’il portât sur la patte de sa blouse d’officier la feuille d’argent qui est l’insigne d’un grade supérieur, était assis devant une table de travail, au premier étage de la maison à la véranda.

Tandis qu’il est occupé à mettre à jour ses notes quotidiennes, mistress Saint-Aure est assise auprès de lui sur une chaise basse et brode en silence. C’est une jeune femme de vingt-sept à vingt-huit ans, aux traits empreints d’une extrême douceur, aux cheveux noirs relevés à l’espagnole sur un grand peigne d’écaille, et à demi voilés sous une mantille de dentelle noire.

« Mon ami, dit-elle tout à coup, ne m’avez-vous pas annoncé que nous aurions des visites dans le courant du mois ? Je n’en ai plus entendu parler…

— Oui, ma chère, dit le commandant en relevant la tête. Le juge Brinton et sa famille doivent venir jusqu’ici. Ils me l’ont promis du moins. Vous aurez grand plaisir, j’en suis sûr, à faire la connaissance de miss Juliette Brinton et de sa cousine, miss Nettie Dashwood… »

Le commandant s’était à peine remis au travail, quand on frappa à la porte.

« Entrez ! » dit-il aussitôt.

C’était le lieutenant Charles Peyton, adjudant du fort.

« Des dépêches, mon colonel, apportées à l’instant par M. Mark Meagher, le correspondant du Herald. »

Le commandant Saint-Aure s’était vivement levé, et il avait sans tarder fait sauter le cachet d’une grande enveloppe carrée, couverte de timbres officiels.

L’adjudant se tenait devant lui, attendant ses ordres.

L’adjudant se tenait devant lui.

« Je serai heureux de voir M. Mark Meagher, dit le commandant avec douceur après avoir parcouru la dépêche : Voulez-vous me l’amener, mon cher Peyton ? »

Deux minutes plus tard, Mark Meagher était introduit en sa présence par le lieutenant Peyton, qui les laissa tous deux en conférence.


CHAPITRE V
LES RENFORTS

Le colonel commandant Saint-Aure, coiffé de son grand chapeau blanc et l’épée au côté, se tient à la porte du fort et regarde au loin dans la plaine couverte d’un court gazon jaune, et brûlée par le soleil. Un appel de clairon vient de lui annoncer l’approche des renforts attendus, et, en compagnie de l’adjudant Peyton, qui tient par la bride un grand cheval noir, il dirige sa lorgnette vers une colonne de cavalerie qui s’avance, toute brillante d’acier dans le soleil couchant, suivie d’une longue file blanche de voitures du train.

À une faible distance, vers la droite du fort, on peut voir deux huttes coniques couvertes de peaux de buffles et faciles à reconnaître pour des wigwams indiens, ou plutôt pour des teepees, comme on les nomme dans le Grand-Ouest.

Tout auprès, une demi-douzaine de marmots entièrement nus et pourvus de ventres pareils à des pots de terre qui ont souvent vu le feu, leurs cheveux nattés sur les yeux, se roulent dans la poussière. Deux ou trois vieilles femmes, vraies sorcières de Macbeth, bavardent accroupies auprès de la dépouille fraîche d’un buffle, qu’elles grattent avec des omoplates qui ont naguère appartenu au défunt propriétaire de la dépouille en question.

Un grand diable d’Indien à l’air paresseux dort, ou peut-être fait semblant de dormir au soleil, roulé dans sa couverture, à cinquante pas à peine de l’entrée du fort.

À vrai dire, il n’y a rien de bien séduisant ou de pittoresque dans le tableau que forment là ces « enfants de la prairie sans bornes. » Ce sont simplement des êtres misérables et malpropres, un peu plus laids que des Bohémiens, espèces de mendiants, toujours errants autour des établissements européens, prêts à tout pour se procurer un peu d’eau-de-vie, derniers spécimens d’une race malheureuse qui aura bientôt disparu de la surface de la terre.

Le commandant Saint-Aure ne leur donnait pas plus d’attention qu’il n’aurait fait à des mouches, et la’plupart de ses soldats étaient, comme lui, si habitués à de tels spectacles qu’ils ne les remarquaient même plus.

« C’est sans doute la colonne de Westbrooke, dit-il à l’adjudant en abaissant sa lorgnette. Combien d’hommes disait la dépêche ?

— Cinq escadrons du 12e dragons, colonel. Charlton ne doit en amener que deux du fort Laramie, avec trois compagnies du 44e de ligne.

— Oui, c’est bien cela, reprit le commandant qui lorgnait de nouveau les arrivants. Mais où est donc ce maraud d’Elijals ? En finira-t-il de seller mon cheval ?

— Le voici ! » dit un jeune sous-lieutenant, qui sortait du poste, et qui reprit d’un ton insinuant :

« Voudriez-vous me permettre de vous escorter, mon colonel ?

— Volontiers, mon cher Hewitt, si vous n’avez rien de mieux à faire, » répliqua le commandant,

Hewit ne faisait qu’arriver de West-Point et était encore dans la ferveur des premiers enthousiasmes.

Au même instant une ordonnance amenait enfin un superbe cheval rouan tout sellé.

Le commandant Saint-Aure avait la passion des beaux chevaux. Celui-ci ne paraissait pas des plus commodes et fit quelques difficultés pour se laisser monter. Mais il avait affaire à forte partie et dut, après une minute ou deux, s’avouer vaincu. Le colonel était du très petit nombre de cavaliers qui non seulement montent parfaitement bien, mais savent se tenir en selle avec grâce. Il semblait vissé sur la sienne, et, au milieu des courbettes et des ruades de sa monture, suivait si bien tous ses mouvements qu’il semblait faire corps avec elle.

Peyton et Hewit avaient mis le pied à l’étrier en même temps que lui, et, l’instant d’après, tous les trois lâchant la bride à leurs chevaux, allaient ventre à terre à travers la plaine.

La colonne avait fait halte, et sur un signal donné par les trompettes, les rangs de cavaliers s’étaient formés en ligne.

Au moment où le commandant Saint-Aure et ses deux aides de camp arrivèrent sur eux ils formaient une masse compacte et immobile, toute blanche de poussière. Sur le front de la colonne se tenait le major Westbrooke, sabre au poing.

Ils formaient une masse compacte et immobile.

À peine le colonel avait-il arrêté son cheval à vingt pas des nouveaux venus, qu’on entendit un commandement sec et bref.

« Tirez… sabres !.. Présentez… sabres ! »

Il y eut un cliquetis d’acier, une ligne d’éclairs, puis un silence et comme une haie de lames nues brillant au soleil couchant sur le front de la ligne.

Le major Westbrooke salua de l’épée et dit :

« Colonel, j’ai l’honneur de me mettre à vos ordres. Voulez-vous inspecter la colonne ?

— C’est pour cela que je suis venu, dit le commandant en saluant du chapeau.

— Attention !… Portez armes !… » cria l’officier de dragons.

Puis il se mit à la suite du commandant Saint-Aure, qui passa lentement sur le front des troupes.

Ces dragons étaient pour la plupart des gardes de bonne mine, à la face bronzée et à l’air résolu, mais qui répondaient assez peu, au moins par la tenue, à l’idée qu’un Européen peut se faire d’un soldat.

L’un des escadrons était coiffé de feutres noirs, l’autre de chapeaux de feutre gris, un troisième de chapeaux de paille, le quatrième de casquettes de toile. Les blouses bleues étaient à la vérité uniformes. Mais la chaussure présentait autant de variété que la coiffure ; les uns portaient des bottes à l’écuyère, les autres des guêtres de cuir, tandis qu’un certain nombre de fantaisistes avaient simplement fourré leur pantalon dans des demi-bottes.

Les chevaux étaient légèrement chargés, mais assez fatigués en apparence de leur long voyage de quatre cent cinquante milles en trois semaines. La longue file des chariots était rangée à l’arrière-garde.

Quant aux officiers, ils étaient, s’il est possible, encore plus mal accoutrés que les hommes. Le capitaine Gruntey, par exemple, était vêtu d’une vieille vareuse de laine, jadis bleue, et qui maintenant tirait sur le rouge, quoique d’ailleurs monté sur un fort beau cheval bai.

À sa droite, la masse épaisse de Cornélius Van Dyck, son lieutenant, paraissait avoir quelque peine à rester en selle, et montrait, au-dessus d’une blouse grise, une grosse figure congestionnée par des libations, que la longueur de la dernière étape ne suffisait pas à justifier.

Le sous-lieutenant Frank Armstrong, qui se tenait sur la gauche, était peul-être le seul officier de toute la ligne qui se fût astreint à l’uniforme de petite tenue prescrit par les règlements.

Le commandant Saint-Aure eut un geste d’approbation en passant devant lui, mais il fronça le sourcil en apercevant l’étrange figure de Van Dyck.

« Major ! fit-il aussitôt d’un ton sévère, j’espère que vos officiers se tiendront pour dit que ceci n’est pas de mise au fort Lookout !… Capitaine ! en mettant pied à terre, veuillez faire prendre les arrêts à cet officier… »

La face du capitaine Gruntey s’allongea considérablement tandis qu’il répondait :

« Fort bien, colonel ! »

Le commandant poursuivit sa revue sous l’impression de ce pénible incident. Quand il fut revenu au bout de la ligne, il salua froidement le major Westbrooke en lui disant : « Établissez vos hommes sous le mur du nord, major. Vous trouverez là de l’eau en abondance et des provisions de bois préparées par mon ordre… J’inspecterai le train au campement… Adieu, monsieur. Vous aurez à faire verser les sabres au magasin avant de partir en reconnaissance… »

Là-dessus le commandant mit son cheval au trot et s’éloigna avec ses aides de camp, laissant le major à la tête de sa colonne.

Mais, à peine avait-il fait un quart de mille qu’il revint sur ses pas, et, d’une voix toute différente :

« Major ! un mot, s’il vous plaît ! cria-t-il en souriant. Westbrooke, mon vieux camarade, je n’ai pas oublié le capitaine qui commandait un détachement du 12e à la bataille de Bull-Run, et qui vint là si à propos me donner, par son exemple, ma première leçon de terrain. Je sais ce que je vous dois, quoique la fortune ait plus favorisé mon avancement que le vôtre… »

Le major, vivement touché de ces bonnes paroles, tendit la main au commandant qui la serra d’une étreinte vigoureuse et repartit.

Suivi de ses deux officiers, il rentrait au fort bride abattue, quand, tout à coup, l’Indien qui était couché au travers du chemin se releva presque sous les naseaux des chevaux et se jeta de côté avec un cri de terreur. Justement le sous-lieutenant Hewitt arrivait sur lui et l’aurait probablement renversé, si, d’un mouvement rapide et presque involontaire, le Peau-Rouge n’avait jeté sa couverture à la tête du cheval, qui fit un violent écart et faillit désarçonner son cavalier.

Hewitt, furieux, rassembla les rênes, maîtrisa sa monture et la lança sur l’Indien, dont il marbra la peau d’un grand coup de fouet.

» En voilà toujours un, dit-il, qui ne recommencera pas sa plaisanterie ! »

Le commandant, emporté par son cheval, était déjà rentré au fort et n’avait pas assisté à cette scène ; mais Peyton, qui s’était arrêté, ne put s’empêcher de dire à son camarade :

« Vous avez été bien dur pour ce pauvre diable, Hewitt ! Je ne crois pas qu’il ait jeté sa couverture avec l’intention d’effrayer votre cheval. Cet homme que vous venez de frapper ainsi a été jadis un brave guerrier…

Et l’adjudant ajouta d’un ton attristé :

« Qui vous dit que vous vaudriez mieux qu’eux si vous étiez aussi misérable ?… » Peyton avait-il enfin réussi à éveiller un remords ou un sentiment d’humanité dans la conscience de son compagnon ? C’est probable, car le sous-lieutenant ne souffla plus mot et rentra dans le fort, la mine assez contrite. Deux jours après l’arrivée de la colonne au fort Lookout, le colonel Saint-Aure, qui n’était pas homme à laisser ses troupes se rouiller dans l’inaction, avait déjà assigné un rôle actif à chaque escadron, et c’est ainsi que le lieutenant Cornélius Van Dyck et le sous-lieutenant Armstrong se trouvèrent de service pour une expédition nocturne.

Il s’agissait d’une reconnaissance à une certaine distance du fort. Van Dyck, qui avait déjà trois ans d’expérience, devait diriger les opérations du détachement, renforcé d’ailleurs d’une douzaine d’éclaireurs indigènes, Indiens Pawnies et autres, pour servir de guides.

Le commandant Saint-Aure avait pour règle absolue de ne jamais laisser sortir du fort le moindre détachement sans l’avoir en personne passé en revue, et la précaution lui était tout naturellement indiquée avec des troupes qu’il ne connaissait pas encore. Il était près de onze heures du soir quand il se rendit à cet effet sur le terrain de manœuvre.

Tout dans le fort était sombre et paisible, car l’extinction des feux avait sonné depuis longtemps déjà, et la lune ne jetait pas encore sa clarté sur le petit corps expéditionnaire rangé en ligne.

Il n’y avait pas en tout plus d’une trentaine de dragons. Devant la masse immobile qu’ils formaient, un falot porté par une ordonnance projetait dans la nuit une traînée de lumière, et, non loin-du falot, on pouvait voir comme une étincelle rouge qui changeait de place à chaque instant. Cette étincelle n’était autre que le feu d’un cigare serré entre les dents du commandant Saint-Aure, tandis qu’il inspectait soigneusement chaque homme l’un après l’autre. Il ne disait pas un mot, mais, de temps à autre, faisait claquer ses doigts suivant son habitude.

Derrière lui, à distance respectueuse, se tenaient Van Dyck et Armstrong : celui-ci remarquable par un grand sabre de cavalerie, tandis que les dragons étaient simplement armés de leur carabine et d’une paire de revolvers suspendus sur la hanche, selon l’usage américain. Ce manque de cliquetis habituel des fourreaux de sabre faisait même un effet triste et contribuait à donner à ces hommes, dans la nuit, l’air d’autant de cavaliers fantômes.

L’inspection ne fut pas plus tôt terminée que le commandant, se rapprochant des deux officiers :

« Vous feriez mieux de laisser votre sabre au quartier, monsieur, dit-il à Armstrong. Cela fait du bruit et ne sert à rien dans une reconnaissance. »

Et comme le jeune homme s’éloignait déjà, un peu mortifié sans nul doute, le colonel ajouta avec bonté :

« C’est une de mes manies, voyez-vous ? Tout le monde ne partage pas mon opinion sur ce point, mais je suis convaincu qu’elle est bonne. Allez, monsieur, vous avez le temps de revenir avant le signal du départ. »

Frank Armstrong salua et, enfourchant le cheval qu’une ordonnance tenait prêt pour lui, il piqua des deux vers le quartier des officiers. À peine fut-il parti, que le commandant, se tournant vers Van Dyck :

« Je ne suis pas fâché de pouvoir vous dire un mot en particulier, fit-il, plus encore en ami qu’en supérieur. C’est un devoir pour moi de traiter tous mes officiers comme autant de fils qui me seraient chers. Voulez-vous me permettre de vous donner un bon conseil ?… » Le lieutenant rougit et balbutia :

« Assurément, commandant, mais j’espère que vous ne croyez pas…

— Non, je ne crois pas votre cas sans ressource. Mais vous êtes sur une pente dangereuse. Monsieur Van Dyck, vous appartenez à une famille opulente, et peut-être pensez-vous pouvoir vous permettre ce qui, à un autre officier, pourrait-coûter son épaulette… Vous vous trompez. Il ne faut pas que je vous revoie dans l’état où vous étiez en arrivant. »

Le malheureux lieutenant ne répondait pas un mot et baissait la tête.

« Comprenez-moi bien, monsieur, reprit son chef. Le passé est le passé, il n’en sera plus question. J’ai levé vos arrêts et je vous ai assigné le commandement de cette petite expédition tout exprès pour vous fournir une occasion d’effacer une impression fâcheuse. Je sais ce que c’est d’être jeune, et je ne m’exagère pas l’importance d’une faute unique. Mais il faut que vous me donniez, ici, votre parole d’honneur de ne pas toucher une goutte d’eau-de-vie tant que vous serez hors du fort… Me la donnez-vous, monsieur ? »

Van Dyck baissait toujours la tête.

« Est-ce une raison, dit-il, parce que je me suis une fois trouvé en défaut pour qu’on me croie capable de manquer à mes devoirs ?… J’étais souffrant avant-hier, mon colonel… Mais naturellement je ne pouvais pas m’excuser sous les armes… Tout ce que je puis dire, c’est que je ferai mon devoir dans cette reconnaissance comme je l’ai toujours fait partout. »

Le commandant Saint-Aure n’ajouta pas un mot et se contenta de jeter sur le lieutenant un regard profond et fin, qui se fondit graduellement dans un froncement de sourcils.

Comme il se retournait, il vit Armstrong arriver à franc étrier, sans le moindre fourreau de sabre, cette fois, qui battit le flanc de sa monture.

« À la bonne heure ! lui cria-t-il aussitôt, voilà comme il faut être avec les Indiens ! Messieurs, je n’ai que peu de chose à vous dire : vous avez reçu mes ordres par écrit. Suivez-les à la lettre. Vous avez pour mandat de reconnaître le pays sur un rayon égal à la distance d’ici au cours de l’Antilope, et à me rapporter le résultat de vos observations. Pas de combat, à moins que vous ne soyez attaqués. Choisissez de préférence la nuit pour vos marches. En toute occasion, imitez la tactique des Indiens en campagne. Il s’agit de découvrir ce qui se trame dans les tribus voisines, si vous pouvez y parvenir. Voilà. »

Il allait les laisser, quand Armstrong lui demanda, non sans un violent effort sur sa timidité naturelle :

« Puis-je vous adresser une question, mon colonel ?

— Certainement, monsieur.

— Je voudrais savoir si, au cas où une occasion se présenterait, en dehors de la lettre de vos instructions, d’obtenir quelque renseignement important, sérieux, il sera permis d’en profiter ? »

Le colonel Saint-Aure porta ses yeux en plein sur ceux du jeune homme, et le regarda avec attention. Sans doute il se dit que la physionomie de Frank Armstrong respirait le courage et l’ardeur la plus généreuse, mais il n’en témoigna rien.

Au lieu de répondre directement à la question qui lui était posée, il s’adressa à Van Dyck.

« Lieutenant, dit-il, rappelez-vous que Flèche-Rouge, cet Indien que vous voyez là le dernier sur la droite, est le plus fin de vos limiers. Beaucoup de prudence dans vos rapports avec ces hommes, monsieur ! Ils sont à la fois d’une extrême susceptibilité pour les moindres offenses et très portés à abuser des caractères faibles. C’est d’eux surtout qu’on peut dire qu’il faut pour les mener une main de fer dans un gant de velours… Adieu, monsieur, et bonne chance ! À mon compte, vous devez vous trouver dimanche matin sur les bords de l’Antilope. »

Van Dyck salua et se dirigea vers son cheval. Aussitôt le commandant, se retournant vers Armstrong :

« Bon succès, mon cher enfant ! fit-il d’un ton presque tendre en lui tendant la main. Suivez votre étoile, et vous ferez honneur, j’en réponds, à notre vieille école de West-Point… Adieu, monsieur. »

Frank Armstrong se sentit si touché de ces affectueuses paroles, que les larmes montèrent à ses yeux.

« Adieu, mon commandant !… Merci, monsieur ! » balbutia-t-il.

Au même instant, la voix du lieutenant Van Dyck donna l’ordre de former les rangs. Il y eut un trépignement de chevaux sur le gazon desséché, — puis une pause, — un en avant marche ! et la petite troupe défila silencieusement vers la porte du fort, pour aller se fondre dans les ténèbres.

Le commandant était resté à la même place et les regardait s’éloigner. C’est seulement quand il eut vu disparaître le dernier dragon de la file, qu’il se décida à rentrer chez lui. Tout en marchant, il parlait à demi-voix en faisant claquer ses doigts.

« Ce petit garçon m’a l’air de n’avoir pas froid aux yeux, disait-il. Mais, quant à ce M. Van Dyck, je réponds que, si celui-là laisse jamais la peau de son crâne sur la prairie, c’est que son cheval aura absolument refusé de le mettre hors d’atteinte. À moins, sur ma foi, que les Peaux-Rouges ne le surprennent un beau jour dans les vignes du Seigneur !… Ah ! cette eau-de-vie ! quelle malédiction ! »


CHAPITRE VI
LA SOIRÉE DU COMMANDANT

Le samedi suivant, vers dix heures du soir, il y avait fête au quartier général du fort, et les deux salons de mistress Saint-Aure étaient pleins de monde. À la vérité, les hommes et spécialement les officiers y étaient en majorité ; mais il y avait pourtant une vingtaine de dames, les unes appartenant à la population ordinaire du fort, les autres en visite et attirées, avec leur frère ou leur mari, soit par l’espoir d’assister à une grande chasse, soit par l’intention d’acheter quelques lots de prairies voisines, soit simplement par la curiosité.

De ce nombre était la famille Brinton, arrivée du matin même, et l’on peut croire que Juliette et Nettie avaient déjà tout un état-major autour d’elles.

« Mistress Peyton, disait le sous-lieutenant Hewitt à une jeune femme qui venait d’entrer, j’en appelle à votre témoignage ! Voici miss Brinton qui ne veut pas me croire, quand je lui assure que les dames viennent avec nous à la chasse à courre »

— Assurément, répondit mistress Peyton en souriant. Pour mon compte, j’accompagne toujours mon mari dans ces occasions, quoique je n’emporte pas de carabine. Mais il y a des dames qui viennent armées, et pas plus tard que le mois dernier une jeune fille du Kentucky, qui était avec nous, a tué trois buffles de sa propre main. »

Juliette Brinton parut presque révoltée de cet exploit, tandis que sa cousine Nettie s’écriait : « Vraiment ! trois buffles de sa propre main ? Elle devait être joliment fière ! Il faut absolument que j’essaye d’en abattre au moins un, à la grande chasse que nous promet le commandant. — Si vous voulez seulement me permettre de vous servir de guide, je vous promets de vous en faire tuer deux ! insinua le jeune Hewitt.

— Et moi, mademoiselle, reprit gaiement le lieutenant Peyton, je vous engage plutôt à vous placer sous la direction d’un vieux routier comme moi, si vous ne voulez pas revenir bredouille. »

À ce moment, mistress Saint-Aure se rapprocha du coin dans lequel se tenait la conversation.

« Miss Juliette Brinton, j’en suis vraiment désolée, dit-elle, mais le commandant dit qu’il va être obligé de retarder cette fameuse partie… seulement pour quelques jours du reste, et jusqu’à ce qu’une ou deux reconnaissances aient balayé les partis d’indiens qui se montrent dans le pays… En attendant, il faudra vous contenter de courre le lièvre aux environs du fort. Avez-vous jamais pris part à cet exercice ?

— Jamais encore.

— C’est fort amusant, et mon mari a des bassets excellents. Mais sans doute miss Nettie Dashwood aura peine à se contenter d’un gibier aussi peu féroce ?

— Il le faudra bien ! dit Nettie avec un soupir. Mais j’espère que ces ennuyeux Indiens vont bientôt nous laisser le champ libre !

— Soyez sûre que nous l’espérons aussi ! fit mistress Saint-Aure avec un sourire subitement attristé. Mais si nous laissions là les plaisirs de la chasse pour faire un peu de musique ? reprit-elle. Miss Juliette, ne nous chanterez-vous pas quelque chose ? »

Juliette se leva sans se faire prier, et se dirigea vers le piano, suivie d’un véritable essaim de satellites.

Aussitôt on vit le capitaine Jim Saint-Aure, frère cadet du colonel et qui était jusqu’à ce moment resté à l’écart, traverser le salon et venir s’asseoir à côté de miss Nettie Dashwood.

« Laissez-moi vous poser une question, miss Nettie, dit-il sans autre préambule. Connaissez-vous quelqu’un qui s’appelle Frank Armstrong ? »

Les lèvres de Nettie eurent un petit tremblement nerveux presque imperceptible, comme elle répondait :

« Sans doute, je connais M. Frank Armstrong. Je le croyais même arrivé au fort… Comment se fait-il qu’il ne paraisse pas y être encore ? »

La voix du capitaine baissa subitement : « Êtes-vous capable de garder un gros secret ? demanda-t-il.

— Assurément, » dit-elle.

Et ses lèvres continuaient à frémir.

« Voici : M. Armstrong est parti en reconnaissance, pour une semaine ou deux, et il m’a remis une lettre pour vous, miss Nettie.

— Une lettre pour moi ! s’écria la jeune fille au comble de la surprise. Êtes-vous bien sûr que ce soit pour moi et non pas pour une autre.

— Parfaitement. N’êtes-vous pas de ses amies ?

— Certes ! répliqua-t-elle avec l’accent de la sincérité.

— Eh bien ! il n’y arien de plus naturel. M. Armstrong en est à sa première expédition. Comme tout jeune officier aurait fait à sa place, il s’est dit qu’il n’en reviendrait peut-être pas…

Nettie était subitement devenue toute pâle, et sa jolie petite figure présentait l’image de la consternation.

Elle leva sur le capitaine ses beaux yeux bleus, en disant :

« De quoi s’agit-il ?

— Il m’a dit qu’il avait une amie en qui il avait toute confiance, que cette amie c’était vous, et il m’a chargé de vous remettre une lettre…

— Et cette lettre, où est-elle ? demanda Nettie non sans quelque impatience.

— La voici, dit le capitaine Jim en la tirant de sa poche. Ne faites pas attention à ce qui est écrit sur l’enveloppe… Ces jeunes officiers font toujours leur testament quand ils partent en expédition, mais cela ne tire pas à conséquence.

— De grâce ! qu’y a-t-il sur l’enveloppe, capitaine Saint-Aure ? Dites-le-moi, je vous en prie… Je n’ose pas y regarder devant tout ce monde.

— Il y a : « Pour être ouvert seulement si je suis pris ou tué par les Indiens. » Ce sont là les manières de ces blancs-becs… Quand il reviendra, il sera diablement confus d’avoir écrit ces deux lignes.

— Quand il reviendra, — oui, mais reviendra-t-il ?… et, en tout cas, quand peut-il être de retour ?

— C’est difficile à dire. L’objet de l’expédition est justement de reconnaître s’il y a des Indiens aux environs, et en quel nombre, Mais Armstrong est en bonne compagnie. Il est avec son ami le lieutenant Van Dyck, plus une trentaine de dragons et d’excellents guides indiens. Van Dyck a deux ou trois ans dans la prairie et doit connaître son affaire…

— Si ce n’était que lui, je n’aurais pas grande confiance ! répliqua miss Nettie. Il n’est pas sorti de l’École, vous savez ? »

Le capitaine Jim se mit à rire.

« Pas plus que moi, ma chère enfant, pas plus que les trois quarts de nos meilleurs officiers.

— Je croyais que c’était indispensable pour faire un bon soldat ! dit étourdiment la fillette.

— Ne vous excusez pas. C’est une opinion fort répandue, je le sais. Mais elle n’en est pas plus juste. West-Point n’a jamais fait un soldat. L’éducation qu’on y reçoit est seulement une excellente préparation pour le devenir, voilà la vérité. N’allez pas croire, au moins, que je parle ainsi par envie ! Mon frère est sorti de l’École, et c’est le meilleur officier que je connaisse. Mais il est parfaitement possible d’être un excellent officier sans passer par là.

— Et dans quelle catégorie placez-vous M. Van Dyck ? » demanda tout à coup la jeune fille.

« Voilà miss Juliette Brinton qui commence ; nous ferons mieux de garder le silence, » dit-il pour se tirer d’affaire sans donner d’accroc à la vérité.

Juliette n’eut pas plus tôt achevé de chanter, d’une voix assez juste, mais sans expression, la romance si populaire en pays anglo-saxon : Home, sweet home, que mistress Saint-Aure attaqua une valse de Schubert.

Aussitôt le lieutenant Hewitt se précipita pour inviter miss Nettie Dashwood à danser avec lui, et le capitaine Jim se trouva ainsi dispensé de répondre à la question gênante qui lui avait été posée.

Dès lors, ce ne fut plus qu’une succession de quadrilles et de polkas, de valses et de galops, auxquels vinrent même se mêler un ou deux reels virginiens.

Il était minuit passé, et le cotillon était dans son plein quand un éclair vint tout à coup faire pâlir les lampes qui éclairaient la fête, et un coup de tonnerre formidable ébranla la maison jusque dans ses fondements. Tout le monde s’arrêta et courut instinctivement aux fenêtres ouvertes.

Mais, presque aussitôt, une violente rafale, qui accourait accompagnée d’une pluie battante et même de gros grêlons, mit en tel danger les lumières et les toilettes, qu’on s’empressa de barricader tout, et la danse, un instant interrompue, reprit au milieu du vacarme de la tempête.

Nettie Dashwood était devenue toute pâle, et son cavalier, le sous-lieutenant Hewitt, s’empressait naturellement à la rassurer.

« Ce n’est qu’un orage, disait-il ; mais, en somme, un temps pendant lequel il vaut mieux être au bal qu’en campagne. Heureusement, nous avons tout récemment reçu des renforts, sur lesquels le service le plus dur est naturellement tombé ; sans leur arrivée, j’aurais présentement le plaisir d’être en reconnaissance…

— Est-ce que ces tempêtes sont dangereuses dans la plaine ? demanda vivement la jeune fille. Arrive-t-il qu’on soit frappé de la foudre ?…

— Je n’en ai jamais vu d’exemple. Il n’y a guère à craindre que la pluie. Il peut arriver qu’on soit établi dans un ravin, ou dans le lit desséché d’un torrent, qui, tout d’un coup, se remplit d’eau et emporte votre camp. Un de nos détachements a été surpris ainsi il y a deux ou trois mois, et plusieurs chevaux ont péri dans la bagarre… Mais, cette fois, nos éclaireurs ont Flèche-Rouge avec eux, et il n’y a pas de meilleur guide.

— Vraiment ?… Je suis enchantée de les savoir en si bonnes mains !

— Comme vous êtes bonne, miss Nettie, de vous intéresser à ces pauvres garçons ! Ils s’inquiètent fort peu d’une averse, je vous l’assure. Mais j’y songe : peut-être connaissez-vous l’un de ces messieurs ?

— Oui, il y en a un qui est mon cousin ! dit la jeune fille en rougissant jusqu’à la racine de ses fins cheveux blonds. Êtes-vous bien sûr qu’il n’y a pas de danger, monsieur ?

— Assurément, » fit le sous-lieutenant d’un ton qui semblait indiquer que cet intérêt soudain, pris par sa danseuse au sort de l’un de ses collègues, ne le transportait pas précisément de joie.

À ce moment le vacarme de la tempête devint si assourdissant qu’on convint d’arrêter le cotillon, et toutes les dames furent reconduites à leur place.

L’appartement prit l’aspect d’une salle d attente. On causait à demi-voix. Personne ne songeait plus à s’amuser, et une sorte de contrainte pesait sur tout le monde.

Par bonheur, cela ne dura pas. En quelques minutes l’orage eut poursuivi sa course, laissant le fort derrière lui, et, quand on rouvrit les fenêtres, la lune se balançait déjà dans une atmosphère pure et rafraîchie.

Le sous-lieutenant Hewitt, décidément piqué du peu d’impression qu’il avait paru faire sur miss Nettie Dashwood, profita de l’éclaircie pour s’éclipser sans bruit et se diriger vers le quartier des officiers.

« C’est sans doute cet ivrogne de Van Dyck qui l’intéresse si fort, se disait-il. Je me demande ce qu’elle peut trouver d’aimable en lui… »

Cette préoccupation empêcha le jeune officier de remarquer une forme noire qui s’était subitement détachée de l’ombre d’un mur et qui se glissait derrière lui, silencieuse comme un chat. C’était celle d’un Indien à demi nu et qui venait d’ajuster une flèche sur son arc.

Tout-à coup, une voix cria dans la nuit :

« Garde à vous, Hewitt ! »

« Garde à vous, Hewitt ! »

Instinctivement le jeune homme se jeta de côté. Au même instant, on entendit la vibration d’une corde d’arc, et presque aussitôt un cri de douleur.

Le capitaine Jim, qui, du haut du perron de son frère, avait si à propos averti le sous-lieutenant, se mit à courir vers lui. La forme noire avait déjà disparu.

« Vous êtes blessé ? demanda-t-il au jeune homme. Ah ! je vois… ce n’est qu’au bras heureusement ! Courez chez vous, n’alarmez pas ces dames, et envoyez demander le docteur. Moi, je cours après cette vermine. »

Et, tout d’une haleine, il prit à travers les flaques d’eau du champ de manœuvre pour courir au poste.

« Sergent ! tout votre monde dehors ! cria-t-il. On vient d’envoyer une flèche à M. Hewitt… Empoignez-moi tous les Peaux-Rouges que vous trouverez et amenez-les au fort…

Sans plus ample discussion, les hommes prirent les armes et se dirigèrent en courant vers le point où, le soir même, à l’heure de la retraite, ils avaient vu les huttes des Indiens.

Il n’y avait plus trace de huttes, les feux étaient éteints, et pas un Peau-Rouge ne se montrait à trois cents pas à la ronde.

Le fait était à peine constaté, quand une détonation se fit entendre de l’autre côté de l’enceinte, et bientôt, de sentinelle en sentinelle, arriva le cri :

« Caporal du poste !… Numéro 8 !…

— Derrière les écuries ! Le gredin est hors d’affaire ! se dit le capitaine Jim. C’est bien fait ; cela m’apprendra à me mêler du métier de l’officier de garde. — Qui est de service cette nuit, sergent ?

— M. Graham… Le voici, monsieur. »

C’était lui, en effet, pâle de colère.

« Que faites-vous là, sergent ? cria-t-il. N’avez-vous pas entendu ce coup de fusil derrière les écuries ? Pourquoi diable le poste est-il dehors ? Et qui s’est permis de donner des ordres en mon absence ?

— C’est moi, dit le capitaine en avançant. Il n’y avait pas de temps à perdre, monsieur, et le sergent ne saurait être blâmé… »

Le lieutenant se calma à l’instant en voyant à qui il avait affaire, et tout le monde revint au poste. Cinq minutes plus tard, le caporal arriva au rapport :

« Un Indien a franchi l’enceinte au numéro 8. La sentinelle a tiré et l’a manqué. »

Sur ces entrefaites, l’adjudant Peyton survint tête nue ; il avait entendu le coup de feu de la salle de bal, et accourait aux informations.

Il n’eut pas plus tôt su de quoi il retournait, que ses soupçons se portèrent sur un Indien bien connu au fort.

« Je parierais que c’est Tatouka qui a fait, le coup, dit-il. Le jour de l’arrivée du détachement, il a été fouetté jusqu’au sang par Hewitt, et il aura voulu se venger…

— Tant que nous n’aurons pas exterminé ces gredins-là jusqu’au dernier, fit observer le lieutenant Graham, nous n’aurons pas là paix.

— C’est facile à dire, mon cher Graham, répondit le capitaine Jim en riant. Mais, comme nous ne pouvons guère cette nuit suivre la trace de Tatouka, le mieux sera, je pense, d’aller prendre des nouvelles de ce pauvre Hewitt… Il peut se vanter d’avoir eu de la chance que je me sois trouvé là pour l’avertir ! Sans moi, il recevait cette flèche dans les reins, au lieu de l’avoir dans le bras.

— Quelque chose me dit que l’automne ne finira pas sans qu’il y ait du grabuge, remarqua l’adjudant Peyton, et je serai fort étonné si ces gaillards-là ne nous donnent pas avant peu du fil à retordre. »

Tout en causant, les officiers étaient arrivés jusqu’au logis du jeune Hewitt, qu’ils trouvèrent entre les mains du docteur Slocum, et déjà pansé.

Ce n’était qu’une égratignure, s’il fallait en croire le digne Tartare, quoique la flèche eût bel et bien traversé le bras de part en part.


CHAPITRE VII
SUR LA PISTE

À travers la plaine sans bornes, parsemée de place en place de taches de chiendent desséché, le détachement de dragons commandé par Cornélius Van Dyck avance en bon ordre vers le nord-ouest.

Un peu en avant de la troupe, on peut remarquer trois guides indiens qui chevauchent à la distance d’environ un mille l’un de l’autre, et de temps à autre disparaissent dans une dépression du sol.

Le détachement est en train de suivre une trace bien connue, celle que le mat de hutte des Indiens en voyage laisse en traînant sur la poussière de la plaine.

Après cinq ou six heures de marche, on est arrivé à une espèce de vallée assez profondément encaissée entre deux murs de terres stratifiées. Ce sont toujours les mêmes alternatives de jaune et de rouge ; mais ici on peut reconnaître en outre de longues tranches horizontales du noir le plus foncé.

« On dirait vraiment de la houille ! fait observer le sous-lieutenant Armstrong, qui tient la tête de la colonne avec son chef, le lieutenant Van Dyck.

— Pourquoi pas ? dit l’autre d’un ton assez renfrogné. Nous sommes maintenant tout près de la ligne de crête des deux versants, à ce que dit Flèche-Rouge… Au diable les versants ! Que j’aimerais bien mieux en être sorti et me voir de retour au fort ! Voyez-vous, mon cher, je crains bien que nous n’ayons suivi cette trace trop avant, et que nous n’ayons sujet de le regretter.

— Bah ! fit gaiement Armstrong, le mal n’est pas grand ! Il y a au moins quelque plaisir à se dire qu’on est dans un pays où bien peu de blancs doivent jamais avoir pénétré, et qu’on ne peut compter que sur soi-même pour défendre sa peau contre messieurs les Sioux ! Je vous assure, mon cher Van Dyck, que je ne voudrais pas, pour beaucoup, changer ma place contre celle d’un des camarades restés au fort ! Songez donc que nous pouvons avoir la chance de découvrir où mène cette trace !

— Oui, mais nous avons dépassé nos instructions en venant jusqu’ici, fit remarquer Van Dyck du même ton dolent, et je ne suis pas du tout sûr que nous ne serons pas, de ce chef, sévèrement réprimandés. J’ai eu tort de vous céder sur ce point.

— Eh bien ! je ne vous demanderai pas de faire un pas de plus, si nous ne découvrons rien avant ce soir, dit le jeune officier d’un ton insinuant. Après tout, quel danger peut-il y avoir à suivre la trace d’un vieux mât de hutte ? Eh ! mais je ne me trompe pas ! on dirait qu’il y a du nouveau ! »

Il montrait en avant un des guides qui se penchait vers le sol, comme s’il avait aperçu quelque chose d’intéressant.

Presque au même instant, l’Indien fit tourner bride à son cheval, et revint au galop vers les deux officiers en agitant sa couverture.

L’Indien revint au galop vers les deux officiers.

L’effet de cette manœuvre sur le détachement fut immédiat. On put voir les hommes, tout à l’heure à demi endormis sur leur selle, se redresser et regarder avec curiosité le guide qui s’approchait.

Il fut bientôt arrivé devant la tête de la colonne, et aussitôt il arrêta son cheval.

C’était un grand gaillard aux muscles vigoureux et aux traits pleins d’énergie, accoutré d’un costume qui tenait le milieu entre celui du sauvage et celui de l’homme civilisé. En fait d’armes, il tenait à la main un fusil de Winchester, et son corps était littéralement bardé de revolvers plus rouillés les uns que les autres.

« Eh bien ! qu’y a-t-il donc, Flèche-Rouge ? lui demanda Van Dyck, qui avait quelque peu devancé ses hommes. Avez-vous vu du nouveau ?

— Nouvelle trace, — cheval américain, — mulets, — hommes blancs, dit l’Indien d’un ton guttural en se servant du peu de mots anglais qu’il pouvait avoir appris aux alentours du fort, et remplaçant les verbes par une gesticulation vive et animée.

— Des blancs ici ? s’écria le lieutenant très surpris. Et comment le savez-vous ? »

La face bronzée du guide eut une expression de dédain, tandis qu’il répondait laconiquement :

« Trace cheval ferré. »

Van Dyck semblait fort perplexe en revenant vers son collègue et lui communiquant la nouvelle.

« Je me demande ce qu’il y a à faire, disait-il. Suivre cette trace ou nous en retourner ?… »

Frank Armstrong le regarda un instant et put à peine réprimer un sourire.

« Il me semble évident que notre devoir est de suivre cette trace et de découvrir ces hommes, répliqua Frank après un instant de silence. Ce ne sont peut-être que des marchands… — à moins que… murmura-t-il, comme s’il se parlait à lui-même, à moins que… »

Il n’acheva sa phrase que dans sa pensée.

Au lieu de calmer les inquiétudes de Van Dyck, l’attitude de Frank parut les redoubler.

« Des marchands ?… Ce n’est pas ce qui vaudrait le mieux, dit-il vivement. Les marchands qui font le commerce avec les Indiens n’aiment guère qu’on se mêle de leurs affaires, et sont capables de tout pour en garder le secret. Après tout, nous n’avons pas pour mandat de chercher des dangers inutiles. Et, comme c’est moi qui suis responsable, je m’y oppose formellement. »

Le sous-lieutenant n’objecta pas un mot à cette déclaration, mais il demanda simplement à l’Indien. :

a Les gens qui ont laissé cette trace sont-ils loin ?… Dans combien de temps pourrions-nous les atteindre en allant bon train ? »

Flèche-Rouge leva les yeux vers le soleil, puis les reporta sur l’horizon. Il sembla réfléchir et surtout chercher des mots pour exprimer son opinion ; puis il finit par balbutier des nombres contradictoires et, d’ailleurs, sans aucun sens intelligible.

« Deux, — trois, — quarante, — onze, » disait-il, en faisant pour rendre sa pensée un effort aussi inutile qu’énergique.

Frank s’aperçut qu’il avait mal posé la question.

« Pourrions-nous les rejoindre avant le coucher du soleil ? reprit-il très lentement, en appuyant sur les mots.

La physionomie du guide s’éclaira.

« Oui, quand soleil haut ainsi ! » fit-il en indiquant dans la direction du sud le point où le soleil devait arriver vers trois à quatre heures

« lieutenant, dit aussitôt Frank Armstrong au ton le plus officiel en s’adressant à son supérieur, voulez-vous m’autoriser à suivre seul avec les guides cette nouvelle trace, puisque vous ne croyez pas devoir engager le détachement dans cette expédition ? Avec l’aide de Flèche-Rouge, j’imagine que je puis aisément arriver à trouver le fin mot de cette affaire et à vous le rapporter. »

C’est, avec un soupir de satisfaction que Van Dyck répondit :

« Fort bien, monsieur. Cette proposition vous fait honneur, et je vous donne l’autorisation que vous demandez. »

Frank était au comble de la joie à la pensée qu’il allait enfin avoir ses coudées franches.

« Voilà qui est entendu ! s’écria-t-il. Je vais suivre cette trace avec Flèche-Rouge, et, avant trois jours, je vous aurai rejoint à la vieille estacade, près de l’embouchure du ruisseau de Hominy, si vous le voulez bien…

— C’est cela, dit Van Dyck. Je vous attendrai trois jours, mon cher. Mais il est bien convenu qu’après ce délai, vous ne compterez plus que sur vous-même, car je devrai rentrer au fort. Je ne puis pas compromettre la sécurité du détachement pour la satisfaction de votre fantaisie. »

Le sous-lieutenant était devenu très sérieux.

« Je ne sais trop ce que vous entendez par ce mot, monsieur, dit-il assez sèchement. Il me parait qu’il s’agit ici plutôt d’un devoir que d’une fantaisie… Si vous ne m’attendez pas, j’en serai quitte pour rentrer tout seul. Mais je vous assure que, si j’aperçois la possibilité de mettre la main sur quelque renseignement d’importance, ce n’est pas une telle considération qui m’arrêtera. »

Van Dyck avait détourné les yeux sous le regard froid et résolu de son jeune collègue.

« C’est dit, mon cher Armstrong, répondit-il assez vite. Je ne veux pas vous enfermer dans des instructions trop étroites. Mais, je vous le répète, je ne resterai pas plus de trois jours au rendez-vous, et, à l’expiration de ce délai, je reprendrai le chemin du fort. Encore m’estimerai-je heureux si je ramène mon détachement sain et sauf, après cette absurde expédition dans ce pays perdu.

— Je ne vois pas ce qu’il y a de si absurde à suivre la trace de l’ennemi, répliqua Armstrong d’un ton presque dédaigneux. Mais n’importe, agissez à votre guise, Van Dyck. J’aurais peut-être pu attendre plus de complaisance de la part d’un collègue, d’un officier de ma compagnie…

— Et d’un imbécile qui a des amis communs avec vous, n’est-ce pas ? interrompit Cornélius en ricanant. Mettez ceci dans votre poche, monsieur Frank Armstrong. Je ne suis pas encore aussi niais que vous le croyez, et je commence à être fatigué de tirer les marrons du feu pour les autres… Allez, allez, ce n’est pas moi qui me creuserai la cervelle pour vous empêcher de perdre votre cuir chevelu, puisque vous en avez si grande envie !… »

Au désert, loin des conventions mondaines, les natures grossières se laissent facilement aller à déposer le masque de la politesse et à montrer leur véritable visage. C’était la première fois que Van Dyck eût fait allusion à la rivalité qui existait entre lui et Armstrong, quoique tous deux en eussent parfaitement conscience. Aussi, le sous-lieutenant, profondément blessé, répliqua-t-il à l’instant avec un sourire de dédain :

« Oh ! oh !… C’est là votre jeu !… Fort bien, monsieur. Pour mon compte, j’aime mieux perdre mon cuir chevelu, comme vous dites, que rentrer sans l’avoir exposé. Si je reviens au fort, ce sera peut-être pour être porté à l’ordre du jour.

— C’est la grâce que je vous souhaite ! » fit l’autre ironiquement.

Et ils se séparèrent : Van Dyck pour rejoindre le détachement, Frank pour partir en compagnie de l’Indien.

« Allons, Flèche-Rouge, dit-il, montrezmoi le chemin ! Le colonel Saint-Aure m’a dit que je pouvais avoir confiance en vous, et vous voyez que je le crois sur parole. Le soir de notre départ, il m’assurait encore qu’avec vous seul il se hasarderait volontiers au milieu de cent mille Sioux ou Pieds-Noirs, au choix. »

La brune physionomie du Pawnee était radieuse de plaisir en écoutant cet éloge. Il étendit aussitôt sa main en criant :

« Hough !… Hough !… Serrez main, lieutenant ! Serrez main ! »

Le jeune homme étreignit cordialement la main qui lui était présentée.

« Je ne doute pas, dit-il, que vous ne me rameniez sain et sauf au fort. Il est probable qu’à notre retour nous trouverons M. Van Dyck parti. Mais parlez-moi franchement, Flèche-Rouge : hésiteriez-vous à venir avec moi jusque dans le camp des Sioux, si c’était nécessaire ? »

Le guide se mit à rire.

« Sioux, idiots, lieutenant ! fit-il, avec de grands éclats de voix. Flèche-Rouge aller dans leur hutte sacrée si ordre donné à lui ! » Ils avaient complètement perdu de vue le détachement et se trouvaient maintenant au fond d’une dépression de terrain, où la piste, qu’ils avaient suivie devenait fort apparente en raison de la nature spéciale du sol. Il était évident que plusieurs familles indiennes avaient récemment passé par là avec leur bagage. Tout novice qu’était encore Frank Armstrong, il fut frappé du caractère particulier des traces laissées dans la poussière par les longues perches de tentes, mises en travers d’un bât sur les très petits poneys des Peaux-Rouges.

« Ce n’est plus ici la piste dont vous nous parliez tout à l’heure, » dit-il à son guide,

Le Pawnee fit signe que non, et que celle-là était sur le trajet suivi maintenant par un de ses camarades.

Armstrong se dirigea aussitôt de ce côté, et reconnut bientôt les traces de sabots ferrés de deux forts chevaux, mêlées à celles de deux mulets.

« Qui peut bien avoir laissé ces marques ici ? » demanda-t-il au second guide.

Celui-là était un Indien Apache. Il secoua la tête et dit, dans son dialecte espagnol :

« No sé, senor.

— Et vous, Flèche-Rouge, qu’en pensez-vous ? reprit le jeune officier.

— Peut-être bientôt savoir, lieutenant, » répondit celui-ci d’un ton sentencieux.

Sans plus de délibération, les trois cavaliers se remirent en marche, en suivant désormais la nouvelle piste.

Ils ne tardèrent pas à rejoindre le troisième guide indien, qui s’était arrêté pour les attendre, et qui entra aussitôt avec Flèche-Rouge dans une conversation des plus animées, en langue pawnee. Tout en parlant, il désignait du doigt un point de l’horizon.

Enfin, Flèche-Rouge se prononça :

« Hommes blancs, dit-il à Frank. Hommes blancs campés là-bas. Eau, bois, feu, toutes choses ! »

Lui aussi montrait du doigt la ligne boisée.

« Hough !… Fumée !… » reprit-il tout à coup.

En dépit de sa lorgnette, le sous-lieutenant eut d’abord quelque peine à apercevoir ce qui n’avait pu échapper à l’œil exercé du Peau-Rouge ; mais, à force de la promener sur le ciel, il finit pourtant par distinguer un mince filet blanchâtre qui s’élevait en tremblottant au-dessus des arbres.

« Vous croyez que c’est un feu d’hommes blancs ? » demanda-t-il.

Le Pawnee fit signe qu’il n’y avait pas le moindre doute à cet égard.

« Eh bien, nous allons nous diriger droit sur eux ! fit le jeune officier d’un ton résolu. Si ce sont d’honnêtes gens, ils n’ont pas à nous craindre. Si ce sont des coquins, à en juger par leurs traces, nous serons en nombre égal à eux, et ils trouveront à qui parler. En avant ! »

Ce disant, il piqua des doux et repartit au galop, suivi, cette fois, des trois éclaireurs indigènes.


CHAPITRE VIII
À LA CHASSE AUX NOUVELLES

La fumée, qui avait ainsi attiré l’attention des guides, s’élevait d’un bivouac établi sur la lisière d’un bois de cèdres et auprès duquel paissaient tranquillement, dans une herbe magnifique, les deux chevaux et les deux mulets signalés par leurs traces à Flèche-Rouge.

Tout auprès, coulait la rivière de la Pierre-Jaune, large d’au moins mille pieds, et roulant à pleins bords dans une prairie qui s’étendait vers le nord-ouest jusqu’à une chaîne de collines, et, des deux côtés du cours d’eau, elle était bordée d’une épaisse forêt de cèdres.

À une vingtaine de pas des chevaux et des mulets, pétillait gaiement un feu de bois sec, autour duquel trois hommes étaient assis et venaient de procéder à un lunch sur le pouce.

L’un de ces hommes n’était autre que M. Mark Meagher, le correspondant du Herald, en quête de son très problématique conseil de guerre indien. Mais son plus vieil ami aurait à coup sûr été excusable de ne pas le reconnaître, tant sa physionomie et son costume avaient subi de changements en quelques jours.

Quant à ses compagnons, il n’y avait pas de doute possible sur leur identité. C’étaient tous deux des « hommes de la plaine, » comme on dit dans le Grand-Ouest, c’est-à-dire des blancs qui en sont graduellement venus à faire du désert leur véritable patrie.

L’un d’eux était un grand garçon solidement bâti, avec de larges épaules et une tête qui semblait deux fois aussi grosse qu’elle l’était en réalité, par la grande quantité de cheveux et la longue barbe d’un noir de jais dont elle se trouvait garnie. Mais l’expression de son visage aux traits réguliers et purs, et surtout de ses grands yeux bien fendus, n’en était pas moins séduisante par le caractère de franchise et de calme courage qui en était le trait dominant. Il était vêtu d’une chemise rouge et d’un pantalon de peau engouffré dans de grandes bottes, et sa coiffure était un chapeau blanc si plein de trous qu’il n’en restait plus guère que les bords. Son arme unique, un fusil Remington du calibre 44, était déposée à terre, à portée de sa main.

Cet homme était connu dans la plaine sous le nom de Charley du Colorado, et universellement populaire à plus de cinq cents milles à la ronde. Quant à son camarade, le troisième membre du trio, on l’appelait par antiphrase le Beau Bill, à cause de sa laideur extraordinaire.

Son véritable nom était Guillaume Fardeau. C’était un Français sang mêlé, petit homme court et trapu, mais aussi fort qu’un buffle, au teint très brun, aux lèvres épaisses et aux pommettes saillantes. La guerre et la maladie semblaient avoir rivalisé avec la nature pour le rendre hideux, car sa face était toute creusée par la petite vérole ; une profonde balafre qui lui coupait le visage en diagonale, du front à la mâchoire inférieure, n’avait laissé à la place du nez qu’une cicatrice blanche, et par surcroît, il manquait au pauvre Fardeau l’œil droit et toutes les dents incisives. Ces dents, il les avait perdues d’un coup de crosse de pistolet dans un combat corps à corps. Quant à l’œil absent, il avait été extrait de son arcade orbitaire par l’honorable colonel Abiram Jones de San-Elizario, Texas, qui se disposait à faire subir le même sort à l’œil gauche, quand il fut tué net par Charley du Colorado.

Cette circonstance mémorable avait naturellement créé entre les deux hommes une amitié à toute épreuve, et le Beau Bill était dès lors devenu l’inséparable camarade de son sauveur. Les nombreuses suppressions dont sa physionomie avait été l’objet, ne l’empêchaient pas d’ailleurs d’être un des plus fins limiers de la plaine.

« Eh bien ! Charley, disait le correspondant du Herald, qui venait d’ôter sa grande redingote et de la déposer au pied d’un arbre après l’avoir pliée avec soin, nous n’allons pas tarder à savoir maintenant si nous avons suivi la bonne piste. Quelle est votre impression ? »

Charley du Colorado était en train de ficher un morceau de viande crue au bout d’une baguette effilée avec soin, pour le griller à la chaleur de la braise. Il répondit sans se presser :

« Beau Bill et moi nous sommes convenus de pousser l’affaire jusqu’au bout, monsieur Migur, et nous tiendrons parole, pourvu que la peau de nos têtes nous reste, n’est-ce pas, Bill ? »

« Vous savez que je marche avec vous, Charley, dit-il simplement. Et M. Maigre peut compter sur nous.

— Ne pourriez-vous pas tous deux m’appeler par mon vrai nom ? demanda en riant le correspondant spécial. Il n’est pas plus difficile, je pense, de dire Meagher que Migur ou Maigre.

— Grand merci de la leçon, M. Migur, fit Charley de son air le plus majestueux. Je ne pose certes pas pour le savant en us ; mais enfin j’ai appris à lire et à-écrire, il y a quelque trente ans, là-bas dans le Kentucky, et je veux hien que ce beefsteak m’étouffe si M-e-a-g-h-e-r ne se prononce pas Migur en tout pays civilisé !

— Si c’est votre opinion personnelle, je n’insiste pas, dit Mark en riant.

— C’est mon opinion et je la maintiendrai contre tous les maîtres d’école de la terre… Mais qu’y a-t-il donc, Billy ? »

Beau Bill venait de pousser une sorte de grognement qui lui était particulier, en montrant du doigt le chemin par où ils étaient arrivés à leur bivouac. Les arbres formaient au-dessus de leur tête une sorte de berceau dans l’encadrement duquel on pouvait apercevoir la plaine, et tout au loin un groupe de cavaliers était visible.

« Les Indiens, sur ma parole ! » fit Charley en sautant sur son fusil.

Quant à Mark Meagher, il se leva sans se presser, et, abritant ses yeux avec la paume de sa main, il regarda de son mieux. C’étaient des hommes à cheval, il n’y avait pas de doute, encore éloignés de plusieurs milles, mais se dirigeant vers le bivouac et suivant la piste qui les avait amenés eux-mêmes jusque-là.

Les deux hommes de la plaine ne perdirent pas leur temps à examiner ceux qui approchaient. Ils coururent aux chevaux et mulets, qui étaient attachés à des piquets par de longues cordes, et les ramenèrent plus à portée.

Cependant le correspondant spécial avait pris une lorgnette dans sa sacoche, et il examinait attentivement les nouveaux venus. Sans doute le résultat de cet examen eut lieu de le satisfaire, car ses deux compagnons ne furent pas plutôt revenus auprès de lui qu’il s’écria :

« Tout va bien, Charley… Ce sont des éclaireurs du gouvernement, avec un officier de dragons !

— En ce cas, nous aurons à quitter la partie ou à les faire décamper, répliqua l’autre le plus sérieusement du monde.

— Pourquoi cela, Charley ? Nous ne faisons rien d’illégal.

— Est-ce qu’on sait jamais ce que les militaires trouvent légal ou illégal ? répliqua l’homme de la plaine. Ces gens-là, voyez-vous, ne songent jamais qu’à empêcher le pauvre monde de gagner sa vie.

— Oh ! oh ! on dirait que vous avez un peu fait la contrebande dans votre temps ?

— Et quand cela serait ? Pas une fois dans ma vie, que je sache, je n’ai causé de tort ni à un blanc ni à un Peau-Rouge, et il n’y a pas beaucoup d’agents du gouvernement qui pourraient en dire autant. L’oncle Sam n’a jamais laissé un honnête homme là où il a mis une fois le pied ! »

Cependant, Mark Meagher avait de nouveau braqué sa lorgnette sur le groupe de cavaliers qui s’avançait.

« Quels que soient ces hommes, dit-il tranquillement à Charley, après un instant, je crois qu’il vaudra beaucoup mieux laisser votre fusil de côté. D’abord, ils sont bien armés, je vous en préviens, beaucoup mieux que vous… D’autre part, si les Indiens qui accompagnent l’officier sont des Sioux, il ne nous convient pas de nous les aliéner, puisque nous prétendons pénétrer dans leur camp. Vous savez quelles sont nos conditions ?

— Je n’oublie pas que nous nous sommes mis à votre service, monsieur Meagher, répliqua respectueusement l’homme de la plaine. Mais véritablement, quand on est trois contre quatre, et bien abrités dans un fourré, pardessus le marché, n’est-il pas un peu humiliant de refuser le combat ?

— Si mon intention avait été de l’accepter, mon brave, je ne vous aurais pas fait laisser vos revolvers au fort, comme j’y ai laissé les miens. Je vous ai prévenu qu’il s’agissait de mener cette affaire à bien à force d’aplomb, et vous verrez si je n’y arrive pas… Ainsi donc, posez vos fusils à terre, couvrez-les d’une couverture, et remettez les bêtes à leur piquet, comme si de rien n’était… »

Charley obéit, mais il était clair que ce n’était pas sans chagrin. Quant à beau Bill, qui n’avait, pas prononcé un seul mot au cours de cette discussion, il se contenta d’imiter son chef de file, et bientôt toutes choses furent revenues au même point qu’avant l’alerte.

Le correspondant ne cessait pas d’observer à la lorgnette les cavaliers, qui se rapprochaient à vue d’œil. Quand il les vit à un mille environ du bivouac, il revêtit sa redingote noire et revint prendre place auprès du feu.

Cependant Frank Armstrong et ses éclaireurs avançaient toujours, et, comme leurs chevaux avaient pressé le pas en flairant les senteurs pénétrantes des herbages qui s’étendaient, maintenant devant eux, ils arrivèrent bientôt en vue du campement. Les Indiens avaient reconnu depuis longtemps qu’il n’y avait là que trois blancs paisiblement assis autour du feu ; aussi jugèrent-ils toute précaution inutile et poussèrent-ils droit dans le fourré.

Ils arrivèrent bientôt en vue du campement.

Le jeune sous-lieutenant fut extraordinairement surpris d’apercevoir, au lieu de celui auquel peut-être il avait pensé, un pasteur en longue redingote et cravate blanche, absorbé dans la lecture d’un bréviaire qu’il tenait à la main.

« Bonjour, monsieur ! » dit-il avec politesse, tandis que les trois Indiens considéraient l’ecclésiastique avec respect.

Celui-ci releva brusquement la tête, comme s’il eût été très surpris de s’entendre adresser la parole, et interrompant sa lecture :

« Tiens ! lit-il, des voyageurs en ce lieu ! Messieurs, soyez les bienvenus…

— Mon révérend, reprit Frank, voulez-vous, nous permettre de partager votre bivouac ?

— La face de la terre est à tous les enfants des hommes, répondit évasivement le clergyman.

— Eh bien ! puisque vous nous y autorisez, nous allons mettre pied à terre, » répondit le jeune homme en faisant comme il le disait et commençant aussitôt de desseller son cheval.

« Mon révérend, reprit-il avec courtoisie au bout d’un instant, voulez-vous me dire à qui j’ai l’honneur de parler ? Moi, je suis le sous-lieutenant Armstrong du 12e dragons, à votre service. »

Le pasteur s’était, déjà replongé dans sa lecture. De nouveau il releva la tôle avec le même regard d’étonnement en disant :

« Pardon, monsieur l’officier, vous m’avez adressé la parole ?

— Oui, fit Armstrong en fronçant légèrement le sourcil. Je vous ai prié de vouloir bien me dire votre nom. Je suis officier de l’armée fédérale, mon révérend, et c’est non seulement mon droit, mais mon devoir de m’informer du nom et des affaires de tous les blancs que je rencontre en territoire indien.

— Oh ! vous excuserez mon ignorance des usages militaires, monsieur l’officier. Je ne demande pas mieux que de vous dire mon nom et mes affaires. Je suis le révérend Smithfield, bachelier en théologie de Chayenne, et je me rends de ce pas au camp des Sioux, pour voir s’il me sera possible de faire parmi eux quelques conversions.

— Vraiment ! s’écria Frank. Moi aussi, mon révérend, je suis en route pour le camp des Sioux ! Nous irons ensemble ! »

Cette fois, le clergyman déposa son bréviaire auprès de lui, et, un instant, il considéra le jeune officier en silence.

« Parlez-vous sérieusement ? dit-il enfin. Comprenez-vous bien que je me rends auprès d’un chef qui a juré une haine implacable au gouvernement américain, et que, si vous m’accompagnez, vous serez immédiatement entouré de milliers de guerriers altérés de votre sang.

— Je le sais, mon révérend ; mais ce qu’un prêtre peut faire, pourquoi un soldat ne l’essayerait-il pas ?

— Vous négligez un point fort important de la question, monsieur, c’est que les plus sauvages des Peaux-Rouges respectent mon habit. Ils savent que je ne viens chercher chez eux ni terres ni fourrures, et que, si je leur demande un abri ou des aliments, je les leur payerai. C’est pourquoi je puis sans danger me rendre au milieu des Sioux, tandis que vous ne le pouvez qu’au péril de votre vie, et il y a cent à parier contre un que vous l’y laisserez !

— Votre argument ne manque pas de justesse, mon révérend ; mais je n’en suis pas moins résolu, soit à vous suivre au camp des Sioux, soit à vous ramener prisonnier au fort Lookout !

— L’un serait aussi peu généreux que l’autre, répondit le prétendu M. Smithfield. Si je vous entends bien, vous me demandez de vous introduire avec moi parmi les Indiens ?…

— Précisément, mon révérend, et vous avez on ne peut mieux saisi ma pensée ?

— Mais songez donc que je suis, par état, autant que par goût, obligé de rester neutre ! Quoi, monsieur, vous me demandez, à moi, un messager de paix, d’introduire dans le camp de l’Ours-qui-se-tient-debout, le grand chef des Sioux, un homme que je ne connais pas, qui peut n’être en somme qu’un espion, et qui a sans doute pour projet de préparer l’extermination de la tribu ?… »

Frank Armstrong sentit vivement ce qu’il y avait de profondément fondé dans cet appel à ses sentiments de justice, et baissa la tête.

« Qui vous dit, répondit-il enfin, que mon projet ne soit pas, au contraire, de porter des paroles de conciliation au chef des Sioux ?… Tenez, mon révérend, il faut que je vous explique ce qui pourrait autrement vous paraître une simple fantaisie. On assure que le chef est un blanc… entendons-nous, un sang mêlé, moitié Indien, moitié Américain, que des maladresses dont il a été victime ont pu, sans forfaiture, jeter du côté des Indiens… Eh bien ! à divers indices, à ce qu’on raconte de lui, de son génie, de sa bravoure, de ses connaissances militaires, de sa hauteur de vues, je crois avoir reconnu un ami à moi, — le compagnon le plus cher de ma jeunesse, — et je voudrais l’arracher à la folie qu’il est en train de faire, le détourner de donner suite à cette prise d’armes qui ne peut que mal finir pour les siens… en tout cas, pénétrer d’abord au camp des Sioux, et puis advienne que pourra !… Si vous me refusez, mon révérend, vous ne me laisserez d’autre alternative que de vous prier de m’accompagner au fort Lookout ! »

Le soi-disant clergyman haussa les épaules.

« Non, monsieur, dit-il, je ne vous accompagnerai pas au fort Lookout. J’aime mieux consentir à ce que vous désirez de moi. Mais rappelez-vous au moins que c’est à vos risques et périls ! D’autre part, il est tout à fait impossible d’amener vos Indiens avec nous… C’est seulement comme mon domestique que je puis vous présenter d’une façon plausible, et il va sans dire que mon escorte ne doit pas avoir d’autres armes que les deux fusils indispensables pour pourvoir à notre provision de gibier.

— Non, répondit Armstrong, tel je suis, tel j’irai ! C’est le lieutenant du 12e dragons qui vient voir le chef des Sioux, et non le domestique d’un clergyman ! Quant à mes Indiens, si vous les croyez de trop, je suis prêt à les renvoyer ; rien de plus aisé. »

C’est presque avec admiration que M. Smithfield considéra Frank Armstrong des pieds à la tête.

« Eh bien donc, monsieur, s’écria-t-il, qu’il soit fait comme vous le désirez ; c’est de la folie, mais c’est de la folie qui me plaît. »

Son attitude et sa physionomie étaient si différentes de ce qu’elles étaient tout à l’heure, que le sous-lieutenant s’écria à l’instant :

« Pardonnez-moi de vous le dire si je me trompe, monsieur, mais vous n’êtes pas, non, vous ne pouvez pas être un clergyman !

— Vous avez raison, répondit Meagher, jetant décidément le masque, je suis le correspondant spécial du Herald, pour vous servir, monsieur, et l’admirateur sincère de votre témérité.

En disant ces mots, il présentait, sa main au jeune sous-lieutenant, qui la serra avec effusion.

« Avez-vous eu le moindre soupçon de ma qualité réelle avant que je me sois découvert à vous ? demandait le correspondant à son nouvel ami, quelques instants plus tard.

— Ma foi non ; vous jouez admirablement votre rôle.

— Que voulez-vous ? Il faut être un peu propre à tout pour attraper des nouvelles fraîches. Ceci, direz-vous, passe la mesure. Mais je me suis mis dans la tête de donner au Herald un compte rendu in extenso de ce qui va se passer au grand conseil des Sioux, et j’y arriverai ou j’y perdrai ma peau !

— Vous verrez que nous réussirons, et que nous n’y perdrons rien, dit Frank avec enthousiasme.

— Oui, nous réussirons, je le sens, et mes pressentiments ne me trompent jamais… Mais je suppose qu’une grillade de buffle ne vous fera pas peur, n’est-ce pas ? »

Charley et Beau Bill se mirent immédiatement à l’œuvre, et, un quart d’heure plus tard, l’amitié était définitivement scellée entre les deux jeunes gens, autour d’un splendide beefsteak.


CHAPITRE IX
À LA CHASSE AU BUFFLE

L’enceinte du fort Lookout était, ce jour-là, remplie d’animation et de mouvement, de couleurs vives et de fanfares. La musique du 12e dragons exécutait ses morceaux les plus brillants, la porte du fort était bordée de chars à bancs et de fourgons, le champ de manœuvre tout couvert de cavaliers et d’amazones. Parmi les premiers, les officiers en petite tenue étaient les plus nombreux ; mais il y avait aussi une vingtaine d’invités civils, pour la plupart montés sur des poneys indiens et armés jusqu’aux dents de fusils et de revolvers. Le juge Brinton, notamment, vêtu de gris et guêtré jusqu’aux genoux, avait l’air d’un chasseur fini. Quant au colonel Saint-Aure, il avait remplacé son uniforme par un costume de peau de daim, et donnait ses derniers ordres pour la disposition de ses invités.

« Monsieur Brinton, je vous ai réservé une place auprès de mistress Saint-Aure et de mistress Peyton dans mon char à bancs. Vous ferez bien de vous mettre en voiture, car il faut partir. Nous avons quatorze milles à faire avant d’arriver au pays des buffles. Et M. Hewitt, où est-il ? »

Le sous-lieutenant arrivait à cheval, encore pâle, le bras en écharpe. Son ennemi Tatouka n’avait point été retrouvé, quoiqu’on eût suivi sa trace jusqu’au désert du Petit Missouri.

« Monsieur Hewitt, reprit le colonel en souriant, je vous charge expressément d’escorter le fourgon aux provisions. Vous comprenez qu’il ne s’agit pas de faire honte au traitement du docteur Slocum en vous fatiguant et en vous donnant la fièvre. Vous irez au pas, monsieur, voilà la consigne ! Et maintenant, à cheval ! »

Tout le monde se mit en marche.

Une demi-heure plus tard, l’expédition avait déjà atteint la ceinture de vertes prairies qui commence à deux ou trois milles au nord-ouest du fort Lookout, pour s’étendre jusqu’aux mauvaises terres.

L’air était sec et pur, et d’une clarté admirable, ce qui rapprochait singulièrement tous les objets d’alentour, frais pourtant et piquant, car on était au milieu d’octobre, et il y avait déjà trois semaines que le détachement commandé par Van Dyck avait quitté le fort. Pendant tout ce temps, on n’avait pas aperçu un seul Indien à cent milles à la ronde, quoique des reconnaissances eussent été opérées chaque jour, et c’est ce qui avait enfin décidé le colonel à organiser la fameuse partie de chasse au buffle.

Toutes les dames et presque tous les officiers du fort étaient de la fête ; il n’était resté, avec le capitaine Stricker, commandant par intérim, que les lieutenants et sous-lieutenants strictement indispensables au service. Il y avait peu de monde en voiture ; la plupart des invités s’étaient procuré des chevaux.

Juliette Brinton, en sa qualité de fille unique d’un père opulent, avait pour monture un superbe pur sang, amené à grands frais d’Omaha expressément pour cette expédition. Quant à Nettie Dashwood, qui ne possédait pour tout équipage qu’une selle et une longue robe bleue, elle s’était longtemps vue menacée d’avoir à se contenter d’un cheval de dragon. Mais, par bonheur, au dernier moment, le capitaine Jim était arrivé à la rescousse.

« Petite fille, lui avait-il dit de sa grosse voix brusque, j’ai un poney qui n’a pas grande mine, mais qui va comme tous les diables. Si vous voulez l’essayer, je le mets à votre disposition, et je vous réponds que vous ne resterez pas en arrière. »

Nettie Dashwood, que la perspective de monter un grand cheval de soldat réjouissait modérément, avait accueilli cette offre avec reconnaissance, et c’est ainsi qu’elle se trouvait en selle sur un charmant poney blanc plein d’ardeur et de feu.

L’étape de quatorze milles fut rapidement enlevée, et il n’était pas plus de deux heures quand le signal de la halte fut donné dans une petite vallée, tapissée d’un fin gazon, auprès d’une suite de petites mares d’eau laissées par les dernières pluies.

Tout le pays environnant répondait bien à ce qu’un Européen ou un habitant des États de l’Est imagine que doit être la prairie américaine : à perte de vue, un océan d’herbe frissonnant sous la brise et présentant une succession sans fin d’ondulations et de creux pareils à des vagues.

« Voilà ce que j’appelle une vraie prairie ! s’écria Nettie.

— Est-ce que nous allons camper ? demanda sa cousine Juliette.

— Oui, mademoiselle, dit l’adjudant Peyton ; les fourgons ont ordre de s’arrêter là, devant cette mare, et c’est ici que le goûter sera servi. Nous sommes maintenant à un mille au plus du grand chemin des buffles.

— Oh ! comme j’aimerais le voir ! s’écria Nettie. Est-ce que nous n’aurions pas le temps avant que le camp ne soit établi ?

— Parfaitement, répondit le capitaine Jim. C’est l’affaire d’une demi-heure au plus. Miss Juliette Brinton, et vous, Peyton, voulez-vous être de l’expédition ? »

Sur un signe d’assentiment, le capitaine Jim montra le chemin, et les deux jeunes filles, escortées de M. Peyton, se dirigèrent à sa suite vers la ligne de monticules qui fermait la vallée du côté du nord. Bientôt ils eurent perdu de vue les autres chasseurs.

À ce moment, les chevaux commençaient à gravir un monticule assez élevé, et le capitaine, s’arrêtant court, dit à la jeune fille :

« Il peut y avoir des buffles sur l’autre versant. Laissez-moi monter seul… Vous chargez-vous de tenir la bride de mon cheval ?

— Très volontiers. »

Jim mit pied à terre et, sa longue-vue à la main, monta à pied jusqu’au sommet de la hauteur. En y arrivant il eut soin de se coucher dans l’herbe et d’inspecter le pays d’alentour sans se montrer, en glissant sa lunette entre deux touffes de gazon.

Jim eut soin de se coucher dans l’herbe.

Presque aussitôt on le vit la refermer et redescendre vivement.

« Il faut immédiatement retourner au camp ! dit-il à ses compagnons d’aventure en les rejoignant. Il y a des Indiens par là !… »

À cette nouvelle inattendue, Juliette Brinton devint si pâle qu’elle semblait sur le point de tomber sans connaissance. Quant à Nettie, elle s’écria, au contraire, les yeux brillants de plaisir :

« Quel bonheur ! Comme ce sera amusant ! Moi qui n’ai jamais vu de sauvages encore, — je veux dire des vrais ! »

Les deux officiers échangèrent un regard d’étonnement pour ce courage inconscient, et que l’apparente faiblesse de Nettie Dashwood, contrastant avec la taille élevée de la tremblante Juliette, rendait plus frappant encore.

« Rassurez-vous, miss Juliette, dit le capitaine Jim. Il n’y a aucun danger. Les Indiens sont à plus de cinq milles de distance et ne nous ont pas vus.

— N’importe ! s’écria Juliette au comble de la terreur. Partons, partons tout de suite !… Je vous en prie, monsieur Peyton, ramenez-nous au camp.

— Oui, c’est cela, partez, reprit le capitaine. Moi je vais rester en arrière pour surveiller les mouvements de ces gaillards-là, et savoir à qui ils en ont.

— Voulez-vous me permettre de rester avec vous, capitaine ? fit Nettie comme pour achever de rassurer sa cousine.

— Avec grand plaisir, et d’autant plus qu’il n’y a réellement, je vous l’assure, aucun danger. »

En dépit de ces assurances, Juliette Brinton n’en mit pas moins son cheval au galop pour rentrer au camp, suivie de M. Peyton. Tous deux eurent bientôt disparu derrière les ondulations de la prairie.

« Vous êtes un brave petit soldat, miss Nettie Dashwood, dit Jim Saint-Aure quand il fut resté seul avec elle. Mais vous vous trompez fort si vous croyez que les Indiens ont le moindre sentiment chevaleresque et témoigneraient quelque respect à une jeune fille. Ce sont de véritables démons, qui n’ont égard ni au sexe ni à l’âge, et, je vous le dis sincèrement, si je croyais qu’ils pussent nous surprendre ici, je ne leur en laisserais pas le temps : je prendrais mon revolver et je tuerais vous d’abord, moi ensuite, avant qu’ils n’arrivassent. Cela posé, êtes-vous toujours d’humeur à venir là-haut les surveiller ?

Nettie pâlit un peu, et la petite main qui tenait les rênes eut un léger tressaillement, mais elle se remit à l’instant et dit :

« Oui, capitaine, je vais avec vous ! D’ailleurs, je suis armée, moi aussi ! »

Et elle montrait un pistolet en miniature, monté en ivoire, qu’elle venait de tirer de sa ceinture.

« Qu’est-ce que cela ? fit le capitaine en ajustant son lorgnon, comme s’il ne pouvait pas voir à l’œil nu cette arme inoffensive.

— C’est un très bon pistolet, je vous assure ! répliqua Nettie un peu piquée, et avec lequel je touche un chapeau à douze pas, sept fois sur dix !

— Miss Nettie, vous me rappelez ce que Charley du Colorado disait un jour à un individu qui le menaçait d’une arme du même genre…

— Charley du Colorado ?… Quel est cet illustre personnage ?

— Un homme de la plaine, de nos amis… « Attention, camarade ! disait-il à l’autre, si « j’entends ce joujou-là faire le moindre bruit, « je vous le fais avaler comme une pilule ? »

Nettie se mit à rire, et, voyant le capitaine qui s’était remis en selle, se diriger droit vers le sommet de la butte, elle le suivit sans hésitation.

Ils ne tardèrent pas à apercevoir au loin le groupe de cavaliers, qui semblait se diriger droit sur eux.

« Mais comment savez-vous si ce sont des Indiens ? demanda la jeune lille.

— Prenez la lunette et voyez-le de vos propres yeux. » répondit le capitaine.

Elle fit comme il disait, et, au bout de deux ou trois minutes d’observation, elle s’écria- :

« Assurément non, capitaine, ce ne sont pas des Indiens. Est-ce que les Indiens portent des chapeaux ?…

— Voulez-vous me permettre de donner un autre coup d’œil ? reprit le capitaine. Je puis m’être trompé, mais je ne le crois pas. »

Il regarda cette fois plus attentivement, et tout à coup, éclatant de rire :

« C’est vous qui avez raison, miss Nettie, s’écria-t-il, et moi qui me suis grossièrement trompé, en prenant des blancs pour des Peaux-Rouges ! Et qui pis est, de nos propres dragons ! Car c’est le lieutenant Van Dyck et ses hommes que nous avons là ! »

La fillette devint toute blanche, puis toute rouge, mais resta silencieuse.

« Allons, allons, reprit le capitaine d’un ton paternel. Votre ami est sain et sauf, comme je vous l’avais promis.

— Mais l’avez-vous vu, lui ? demanda-t-elle tout à coup.

— Maintenant que j’y pense, non, répondit Jim Saint-Aure. Mais, à vrai dire, la distance est un peu longue pour reconnaître les figures… Il faut que j’y regarde à deux fois.

— Oh ! je vous en prie ! implora-t-elle. Je ne sais pourquoi, mais je serais incapable de me servir de la lunette ! Vous, cher capitaine, essayez si vous ne pouvez pas distinguer… »

Il fit comme elle le désirait et braqua sa lunette sur le détachement qui approchait à vue d’œil. Les figures étaient maintenant aisées à distinguer. C’était bien Van Dyck qui chevauchait en tête de la colonne ; les chevaux étaient las et amaigris ; les hommes, couverts de poussière, avaient tous des barbes de trois semaines. Voilà les éclaireurs de Flèche-Rouge… mais de Flèche-Rouge lui-même, non plus que du sous-lieutenant Armstrong, pas la moindre trace…

Le pauvre capitaine prolongeait son examen, l’esprit assiégé de douloureux pressentiments, et se demandant ce qu’il allait dire à la pauvre enfant qui, toute pâle et immobile, attendait son verdict.

Enfin il abaissa sa lunette, mais, avant qu’il n’eût ouvert la bouche, elle devina ce qu’il avait à dire.

« Je le savais ! s’écria-t-elle. J’étais sûre que Cornélius le trahirait, le lâche !… Oh ! capitaine Saint-Aure, quel misérable !… Il n’est pas mort, lui, il n’y a pas de danger ! Comme je le hais ! Comme j’aimerais à le tuer de ma propre main, quoiqu’il soit mon cousin !… »

Elle était suffoquée par les sanglots, et toute tremblante d’indignation sur sa selle.

« Voyons, voyons, miss Dashwood, dit le capitaine avec fermeté, il ne faut raisonner que sur des faits, que diable ! et non pas sur des hypothèses !… M. Armstrong ne semble pas être avec le détachement, c’est vrai. Mais je n’aperçois pas non plus Flèche-Rouge, le plus fin limier de la plaine. Pourquoi ne pas supposer qu’ils sont simplement restés en arrière ? En tous cas, nous pouvons en avoir le cœur net en allant au-devant de M. Van Dyck.

— Au-devant de ce monstre ?… Jamais ! — Non, je vous en prie, capitaine, retournons plutôt au camp. Il ne sera pas dit que moi, l’unique amie de M. Armstrong, — oui, l’unique, je le vois bien, — je sois allée souhaiter la bienvenue à celui qui l’a trahi, — qui l’a abandonné, j’en suis sûre. — Quand je suis l’amie de quelqu’un, capitaine, c’est pour tout de bon !

— Je le vois bien, je le vois bien ! répondit Jim Saint-Aure. Eh bien ! donc, retournons au camp, ou nous allons nous laisser surprendre ici… »

Nettie ne se le fit pas dire deux fois, tourna bride et mit son cheval au galop, suivie de près par le capitaine.

Ils trouvèrent le camp sens dessus dessous, le colonel-commandant Saint-Aure à cheval, les fourgons formés en carré, avec les chevaux au centre et tous les chasseurs se préparant au combat.

Il va sans dire que les renseignements apportés par le capitaine eurent bientôt mis fin à cette alerte. Le commandant partit au-devant du détachement, tandis que Nettie, se réfugiant dans la tente de mistress Saint-Aure, épanchait dans le sein de sa cousine Juliette des craintes qu’elle n’avait pas le droit, pensait-elle, de garder pour elle-même.


CHAPITRE X
LE RAPPORT DU LIEUTENANT VAN DYCK.

Le commandant Saint-Aure eut bientôt rencontré le détachement qui revenait vers le fort, et, du plus loin qu’il l’aperçut, il l’examina avec une curiosité bien naturelle assurément.

Il voyait le lieutenant Van Dyck qui marchait en tête ; à l’arrière-garde, deux ou trois chevaux ou mulets tenus en laisse semblaient indiquer que la colonne avait subi des pertes ; les hommes paraissaient fatigués et tristes ; tout en eux annonçait de mauvaises nouvelles.

Le commandant n’eut garde pourtant de témoigner un empressement qu’il aurait cru déplacé. Il rendit froidement le salut que lui adressa son subordonné, et celui-ci, donnant à ses hommes l’ordre de faire halte, s’avança aussitôt vers lui :

« Colonel, j’ai l’honneur de vous remettre mon détachement, dit Cornélius. Nous avons poussé jusqu’à environ dix milles de la Pierre-Jaune, suivi diverses pistes, rencontré et balayé une bande de Sioux, en leur tuant trois hommes et leur prenant plusieurs poneys. En revanche, j’ai le regret d’ajouter que nous avons perdu le sous-lieutenant Armstrong et Flèche-Rouge, tous deux faits prisonniers par les Indiens.

— Dans quelles circonstances ? » demanda le commandant en fixant ses yeux perçants sur ceux de Yan Dyck.

Le jeune officier eut un instant d’hésitation, mais il reprit de son ton doucereux.

« M. Armstrong s’était séparé de nous. Il m’avait demandé l’autorisation de suivre une piste nouvelle, et il avait pris avec lui trois éclaireurs, Flèche-Rouge, le Renard-Agile et le Grand-Chien. Il était convenu qu’il nous rejoindrait sous trois jours à l’estacade du ruisseau de Hominy. Nous avons attendu trois jours, ce qui nous a permis de refaire un peu nos chevaux, et, le troisième jour, deux des éclaireurs partis avec M. Armstrong sont revenus. Comme ils nous informaient qu’il y avait une bande de Sioux dans le voisinage, j’ai cru devoir balayer ces Indiens sans retard, ce que nous avons fait la nuit suivante ; mon cheval a été blessé…

— Mais M. Armstrong, monsieur ? interrompit le commandant, d’un ton plein d’inquiétude. Vous me conterez le reste une autre fois… Les éclaireurs, dites-vous, sont revenus…

— Sans aucun message de M. Armstrong, colonel. D’après leur récit, il avait rencontré un contrebandier, un marchand de pelleteries, ou autre individu de cette sorte, et, en sa compagnie, était parti dans la direction du camp même des Sioux. »

Le commandant fit un geste de surprise et resta un instant comme absorbé dans ses réflexions.

« Et dans tout cela, monsieur, reprit-il enfin, qu’est-ce qui vous fait penser que M. Armstrong ait été fait prisonnier ?

— Il est impossible qu’il en ait été autrement dans un pays où les Indiens fourmillent, à la lettre, et où il s’aventurait seul… Nousmêmes, commandant, si nous n’avions pas surpris cette bande de Sioux, nous aurions très vraisemblablement été enveloppés…

— Enveloppés ? Combien étaient-ils donc ces Peaux-Rouges ?

— Trois grands teepees, mon colonel, avec un troupeau d’au moins cinquante poneys… Naturellement, après cet engagement, nous nous sommes empressés de reprendre le chemin du fort…

— Cela se voit de reste, répliqua le colonel. Mais comment avez-vous pu autoriser M. Armstrong à quitter le détachement pour courir ainsi au-devant de dangers inutiles ?

— Vous pensez bien, commandant, que ce n’a pas été sans répugnance. Mais il insistait vivement, il avait trois guides avec lui ; jusqu’à ce moment nous n’avions pas aperçu un seul Peau-Rouge. Il ne voulait pas revenir sans nouvelles… D’autre part, mes instructions étaient des plus strictes. Il avait promis de nous rejoindre à l’estacade à temps pour rentrer au fort avec nous… En agissant comme il l’a fait, — mon Dieu, commandant, je ne voudrais pas avoir l’air d’accuser le pauvre garçon, — mais le fait est qu’il a dépassé mes ordres… Il lui en a coûté assez cher, car j’ai bien peur que nous ne le revoyions jamais !

— Fort bien, monsieur, répliqua de plus en plus froidement le commandant. Nous recauserons de tout cela. »

En disant ces mots, il tourna bride, éperonna son cheval et revint au camp.

Tout le monde y était dans l’attente, allant et venant, s’interrogeant et ne sachant que faire. La fausse nouvelle de l’approche d’une troupe d’indiens, apportée par Juliette Brinton et le lieutenant Peyton, avait commencé par mettre toutes les têtes en émoi ; puis était venu le démenti et la certitude du retour de Van Dyck ; on avait su qu’un officier et un éclaireur manquaient au détachement, et, comme il arrive, toutes sortes de versions étaient aussitôt entrées en circulation à ce sujet. Dans un camp, les rumeurs vagues ont bientôt pris corps et circulé de tous côtés. Les soldats, si respectueux et muets en présence de leurs supérieurs, n’ont pas leurs pareils pour tirer parti du moindre mot qu’ils entendent. Aussi, bien avant le retour du commandant, était-il généralement admis que Van Dyck avait eu à livrer aux Indiens un terrible combat, et qu’il avait perdu la moitié de ses hommes ainsi que le sous-lieutenant Armstrong.

La plupart des invités civils, prenant ces contes à la lettre, commençaient à regretter intérieurement d’avoir quitté les pays civilisés, et se sentaient fort tentés de renoncer à toutes leurs chances de voir un troupeau de buffles, pour supprimer du même coup celles qu’ils pouvaient avoir de rencontrer une bande de Peaux-Rouges.

On peut juger de l’impression que produisit sur ces natures prudentes la vue du colonel Saint-Aure rentrant au camp à bride abattue, suivi d’une escorte qui naturellement allait du même pas. Il y eut une espèce de panique, et, de tous côtés, ce ne furent plus que gens en quête de leur cheval ou de leur mulet.

Mistress Saint-Aure, étonnée de ce bruit, était sortie assez inquiète sur le pas de sa tente.

« Ce n’est rien, Elsie, lui dit son mari en arrêtant court son cheval. Il n’y a pas le moindre danger, — seulement un contretemps, — nous sommes obligés de renoncer à notre partie de chasse. J’ai reçu les nouvelles que j’attendais, et il il faut rentrer au fort… Clairon, sonnez le boute-selle à l’instant ! » ajouta-t-il en se tournant vers un de ses hommes..

Le colonel avait donné cet ordre à haute voix, pour que tout le monde pût l’entendre, et, avant que le clairon eut eu le temps de l’exécuter, les chevaux étaient déjà détachés de leurs piquets. Les invités, silencieux et inquiets, se hâtaient de seller leurs montures, comme si leur vie eût dépendu de cette opération, tandis que les soldats, plus habitués à ces alertes, restaient assis autour des feux, fumant tranquillement leur pipe et ne bougeant pas jusqu’à ce qu’enfin le signal se fît entendre.

Les invités se hâtaient de seller leur monture.

« J’espère, mon cher commandant, qu’il n’y a rien de grave ? demandait anxieusement le juge Brinton tout rouge et essoufflé.

— Absolument rien. Seulement, une reconnaissance que j’avais envoyée sur les territoires indiens, vient de revenir avec les nouvelles que j’attendais, et ces nouvelles sont à la guerre. Il va être nécessaire de nous mettre en campagne. Je suis donc obligé de contremander notre partie de chasse et de rentrer au fort. Voilà tout. Je regrette vivement, mon cher juge, que vous et tous nos amis vous perdiez le plaisir que vous vous étiez promis ! Mais il y a force majeure, et la guerre est une de ces affaires qu’on ne peut pas remettre !

— Sans doute, sans doute, fit le juge, manifestement soulagé d’une vive inquiétude. Commandant, nous serions désolés d’embarrasser en aucune façon vos mouvements… Dès demain nous quitterons le fort, et nous repartirons pour l’Est.

— Rien ne presse, mon cher juge. Il n’y a aucun danger chez nous, croyez-le bien. Le séjour du fort sera seulement un peu triste pour les dames quand tous nos officiers vont l’avoir quitté… »

Le digne magistrat vit où le commandant voulait en venir, et il s’empressa d’interrompre la conversation, ne se sentant aucun goût pour le rôle de consolateur de plusieurs Arianes abandonnées dans un fort désert.

« C’est vrai, commandant, fit-il. Je serais vraiment heureux de pouvoir vous être utile, mais je ne vois guère comment cela me serait possible… Vous m’excuserez, il faut que je voie à m’occuper du cheval de ma fille… J’espère que votre expédition sera couronnée d’un plein succès. »

Et il s’esquiva vers sa tente.

« Où est donc ma fille ? demanda-t-il au domestique qu’il trouva fort affairé à charger sur un mulet le bagage de la famille.

— Mademoiselle est avec miss Nettie Dashwood chez mistress Saint-Aure, je crois, » répondit le valet.

Le juge revint de ce côté, et il se disposait à pénétrer dans la tente qui lui était désignée, quand une voix bien connue lui fit tourner la tête :

« Bonjour, mon oncle ! Comment allez-vous ? Dieu merci, me voici de retour sain et sauf !

— C’est vous, Cornélius ?… dit le juge en voyant son neveu s’arrêter et descendre de cheval. Mais comment vous trouvez-vous ici ?

— Eh ! j’ai fait un crochet pour venir vous dire bonjour en passant. J’aurai le temps de rejoindre mes hommes avant qu’ils soient arrivés au fort. Mes cousines vont bien ?

— Elles sont là, chez mistress Saint-Aure… Mais ce qu’on dit de ce pauvre M. Armstrong est-il vrai ?

— Trop vrai, mon oncle. Vous ne verrez plus jamais le pauvre diable, répondit le lieutenant d’un ton dégagé, presque joyeux, il s’est fait prendre par les Indiens, et, à l’heure qu’il est, doit vraisemblablement avoir été rôti vivant. »

À ce moment on put voir une forme légère apparaître sur le pas de la tente. Une voix claire, bien timbrée, envoya au lieutenant ce compliment en un seul mot :

« Lâche ! »

Puis l’apparition s’éclipsa.

Tout cela s’était passé en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire.

Cornélius avait légèrement pâli ; mais, reprenant aussitôt son aplomb habituel :

« Où est donc Juliette ? demanda-t-il.

— Elle est là, vous dis-je, chez mistress Saint-Aure, répondit le juge. La pauvre enfant a été très effrayée en apprenant que nous étions si près des Indiens. Et certes, il y a bien de quoi !… Entrez donc, nous allons voir comment elle se trouve. »

Cornélius, tout à l’heure si empressé de présenter ses hommages à sa cousine, ne semblait plus en avoir la moindre envie. Il regardait en hésitant la tente dont son oncle soulevait déjà la portière.

« Non, décidément, dit-il, cela me retarderait trop… Il faut que je rejoigne mes hommes… Adieu, mon oncle, dites à Juliette d’être sans inquiétude ; je suis là, avec mon détachement ! »

Et se remettant en selle, il détala comme s’il avait eu une bande de Sioux à ses trousses.


CHAPITRE XI
UNE LETTRE

Juliette et Nettie s’étaient, réfugiées, en rentrant au fort, dans la chambre qu’elles occupaient ensemble à l’étage supérieur de la maison du commandant. L’une pleurait abondamment, l’autre avait les yeux secs, mais elle était d’une pâleur mortelle.

« Pauvre Frank Armstrong ! »

« Oh ! ma chère Nettie, sanglotait Juliette, je ne puis pas croire que ce soit vrai ! Non, c’est impossible !… Pauvre Frank Armstrong ! Si gai, si bon et qui m’aimait tant ! Penser que je ne le verrai plus !… Le pauvre Cornélius a bien de la peine lui aussi ! Il était son ami. Pour rien au monde il ne l’aurait trahi !

— Ce qui n’empêche pas qu’il l’a parfaitement laissé prendre et tuer, et qu’il est revenu sain et sauf faire l’aimable auprès de vous…

— Comment aurait-il pu faire autrement ? reprit Juliette éclatant de plus belle en sanglots. Je sais bien que M. Armstrong avait de l’affection pour moi… Mais Cornélius en a, lui aussi, et je… je ne sais pas pourquoi vous parlez si durement de notre cousin ! Après tout, ce n’est pas sa faute s’il n’a pas été tué ! »

Et miss Brinton se balançait sur sa chaise, en cachant sa figure dans son mouchoir.

Nettie se redressa. Un éclair passa dans ses yeux.

« En somme, dit-elle, M. Armstrong étant mort, vous comptez vous marier avec Cornélius Van Dyck ?

— Comment pouvez-vous parler de la sorte, Nettie ? Oubliez-vous que le pauvre Frank n’est pas même enterré ?… Vous n’êtes qu’une enfant, vous ne pouvez pas savoir ce que sont ces douleurs-là, — ou vous me montreriez plus de cœur !

— C’est vrai… Je ne suis qu’une enfant… Je ne sais pas ce que sont ces douleurs-là !… Vous avez raison, Juliette. Mais moi aussi, pourtant, j’étais l’amie de M. Armstrong, et je ne puis pas oublier qu’un jour il m’a donné, — la seule chose que j’aie jamais reçue de lui… »

Nettie articula ces derniers mots à demi-voix, comme en se parlant à elle-même. Puis elle resta les yeux fixes, grands ouverts, perdue dans sa méditation.

Sa cousine aussi se taisait, mais sans cesser de se bercer sur sa chaise et de sangloter.

« Ce qui m’indigne, reprit Nettie, c’est de vous voir déjà prête à perdre tout souvenir du valeureux lion, pour vous attacher à ce gros daim timide !… Tenez, Juliette, promettez-moi de ne pas épouser Cornélius, — tout au moins tant que la mort du pauvre Frank ne sera pas absolument certaine ! Attendez, — ne fût-ce qu’un an, — ne fût-ce que six mois, — faites cela pour sa mémoire.

— Oui, pour qu’on dise que je porte son deuil, n’est-ce pas ? répliqua Juliette sans plus songer à son mouchoir. Ma chère Nettie, ce n’est pas possible. Si mon père commande, il faudra bien que j’obéisse, malgré toute ma douleur… »

La douce petite figure de Nettie devint encore plus pâle.

« Eh bien ! dit-elle, il faut que je vous révèle un grand secret. Quand M. Armstrong est parti, il a laissé ici une lettre pour moi. Voulez-vous savoir ce qu’il me dit ? »

Miss Brinton tressaillit, et ses joues se couvrirent de rougeur.

« Une lettre !… Une lettre de Frank ! À vous ! s’écria-t-elle. Comment a-t-il osé ?…

— Oh ! ne soyez pas jalouse, protesta Nettie avec un pâle sourire. Dieu sait qu’il vous était plus attaché que vous ne le serez jamais à sa mémoire. La lettre m’est adressée, mais elle est pour vous, sans nul doute… Voulez-vous que je vous la lise ? Dois-je rompre, le cachet ?

— Hélas ! il le faut bien, reprit Juliette en portant de nouveau son mouchoir à ses yeux.

Nettie n’hésita plus. Tirant de son corsage le pli cacheté, elle lut les deux lignes tracées sur l’enveloppe :

« Pour être ouvert seulement si je suis pris ou tué par les Indiens.

« À Nettie Dashwood, la meilleure et la plus sûre des amies. »

« Entendez-vous ? Il m’appelle la meilleure et la plus sûre des amies !… Dieu le bénisse, le pauvre enfant ! »

Et la jeune fille, levant les yeux vers le ciel, resta un instant silencieuse.

« Je vous en prie, ne me faites pas attendre plus longtemps ! s’écria impatiemment Juliette. Vous faites vraiment trop bon marché de mon chagrin. »

Nettie se hâta de faire sauter le cachet et déploya la feuille de papier que contenait l’enveloppe. Une boucle de cheveux s’en échappa.

« Oh ! ceci est pour moi ; — Juliette vous ne direz pas non, n’est-ce pas ? Il me l’adresse pour me montrer qu’il ne m’oublie pas en ce moment… »

Cette fois Juliette ne sanglotait plus.

« À votre place, je lirais d’abord la lettre, dit-elle d’un ton assez sec. Comment savoir sans cela pour qui sont ces cheveux ?…

— N’importe, vous me les laisserez, n’est-ce pas ? Songez donc que je n’ai rien…

— Lisez donc cette lettre ! interrompit, non sans aigreur, miss Juliette, ou bien laissez-moi la lire ! »

Cette fois Nettie ne se fit plus prier.

Fort Lookout, 13 septembre.

« Ma chère Nettie, ma meilleure amie,

« Je vais m’engager dans une périlleuse expédition, d’où je me suis juré de ne revenir qu’avec une mise à l’ordre du jour de l’armée. Si je pouvais croire que quelqu’un lira ceci, moi vivant, je ne l’écrirais pas. Vous savez combien j’ai horreur de tout ce qui ressemble à une fanfaronnade. Mais vous savez aussi combien et pourquoi j’ambitionne de me distinguer ; c’est, je n’ai pas à vous l’apprendre, bonne et chère Nettie, dans l’espoir bien fou peut-être, de me rapprocher, grâce à quelque renom, de votre cousine Juliette, la brillante étoile de ma vie… »

(Ici un sourire de vanité satisfaite se dessina sur les lèvres roses de Juliette.)

« J’ai résolu de pénétrer au cœur même du camp des Indiens. Si j’en reviens, ce sera avec un peu de gloire. Si dans un mois je ne suis pas de retour, c’est apparemment que nous ne nous reverrons plus jamais. Van Dyck est un brave garçon, mais je doute fort qu’il soit de la partie, et je ne saurais l’en blâmer bien vivement. Si j’étais aussi riche qu’il l’est, et le cousin de Juliette Brinton, qui sait, ma chère Nettie, si l’armée aurait longtemps l’avantage de me compter dans ses rangs !

« Mais j’ai mon nom à faire, et le chemin qui peut me mener au but est bordé de précipices. Je ne mettrai jamais trop au jeu, pour avoir chance de gagner un lot si précieux. J’ai confiance en ma destinée, et je la réaliserai ou j’y laisserai ma vie.

« Je vous écris ceci, Nettie Dashwood, parce que je connais la loyauté de votre cœur et la fidélité de votre amitié. Quand je ne serai plus, dites à Juliette combien je lui ai été attaché. Elle est si belle et si brillante, tant d’admirateurs se pressent autour d’elle, qu’à peine peut-elle avoir distingué dans la foule le plus humble d’entre eux. Mais vous, petite amie, vous savez tout ; vous connaissez le culte que je lui ai voué depuis ce bal, vous souvenez-vous ? — ce bal où m’avez demandé un bouton de ma tunique pour faire la grande fille. Chère Nettie, vous n’étiez qu’une enfant alors, mais je n’ai jamais oublié vos aimables petites façons. Quel malheur que vous ne soyez pas un garçon ? Nous aurions été inséparables. »

(Ce passage, il faut bien le dire, ne parut causer qu’un médiocre plaisir à miss Juliette Brinton. Elle jeta même à sa cousine un singulier regard en l’écoutant.)

« Mais je me laisse aller à parler du passé, quand je ne devrais penser qu’à régler mes affaires. J’ai laissé mon testament au capitaine Sainte-Aure, qui s’est chargé de l’exécuter pour moi : il s’agit de mon épée, que je désire faire envoyer à ma pauvre maman, et de quelques menus objets pour ma famille. À vous, chère Nettie, je confie mon mandat le plus sacré. Vous trouverez ici une boucle de cheveux ; chargez-vous de la remettre à Juliette. Dites-lui que ma dernière pensée a été pour elle, et que mon dernier mot a été son nom. Dites-lui aussi, en lui lisant cette lettre, que jamais, — plus jamais, — elle n’entendra parler de

« Frank Armstrong. »

En achevant sa lecture, la jeune fille laissa tomber sa voix et resta immobile, les yeux perdus dans le lambeau de ciel bleu encadré par la fenêtre. Des larmes roulaient sous ses cils : mais, à sa douleur, se mêlait sans doute quelque pensée consolante, car une sorte de demi-sourire semblait se jouer sur sa douce petite figure.

Tout à coup la voix irritée de sa cousine la ramena aux réalités d’ici-bas.

« Pourquoi ne me donnez-vous pas cette boucle de cheveux ? demanda impatiemment Juliette. Il vous a chargé de me la remettre, et vous essayez de la garder ! »

Nettie s’était dressée sur ses pieds, toute tremblante. Juliette fit de même, et les deux jeunes tilles restèrent un instant face à face, se regardant dans les yeux.

« Eh bien ! me donnerez-vous cette boucle ? reprit Juliette. Vous Savez bien qu’elle est à moi et que vous ne lui étiez rien ?

— Rien ! s’écria Nettie, rien ! Pouvez-vous le dire, alors qu’il m’a chargée d’une mission sacrée auprès de vous, et qu’il a voulu que je pusse rester son témoin entre vous et lui ! Ah ! Juliette, cette part de sa confiance n’est pas si petite que vous vous l’imaginez, et vous ne seriez pas si fâchée si vous ne pensiez comme moi sur ce point. Frank a plus compté sur moi que sur vous quand il a écrit ses dernières paroles. »

Pour toute réponse, Juliette, irritée, avançait la main pour s’emparer du précieux souvenir, quand, tout à coup, — à sa surprise et à son horreur, — elle vit Nettie s’abattre sur le parquet, privée de sentiment.

Miss Brinton se jeta sur la porte, l’ouvrit et appela au secours.

Le commandant, sa femme, toute la maison se hâta d’accourir. Le docteur Slocum fut mandé immédiatement.

Quand il releva la tête, après être longtemps resté penché sur la petite malade, sa physionomie était soucieuse

« Il faut du repos, du calme, — une obscurité profonde, dit-il à demi-voix. La tension nerveuse est extrême… — J’ai bien peur que nous ayons affaire à une fièvre cérébrale, ajouta-t-il à l’oreille du commandant.

— Eh bien ! voilà une belle affaire ! ne put s’empêcher de dire celui-ci. Nous partons en colonne demain au point du jour, et le juge Brinton est, lui aussi, rappelé dans l’Est…

— Est-ce que cette pauvre enfant est dangereusement malade ?… demanda mistress Saint-Aure en se joignant à la conférence.

— Je le crains, répondit le docteur. Et le repos le plus absolu est indispensable.. La faire voyager dans cet état serait la tuer.

— Eh bien ! elle restera ici, voilà tout, fit mistress Saint-Aure, de son ton calme et résolu. Je la soignerai comme si elle était ma fille. »

Le lendemain matin, au moment où les clairons du fort sonnaient la diane, le juge, fort affairé, et Juliette étaient installés dans un char-à-bancs qui les emportait vers la station la plus voisine, tandis que mistress Saint-Aure s’était établie au chevet de la petite malade.

Nettie Dashwood, en proie à un délire ardent, n’avait pas la moindre conscience de ce qui se passait autour d’elle. Dans l’agitation de sa fièvre, elle se tournait et se retournait sans trêve sur sa couche. Ces mouvements finirent par amener au jour un petit objet brillant suspendu à son cou par une chainette, et sur lequel les yeux de l’aimable garde-malade tombèrent involontairement.

À ce moment, la fanfare du régiment, éclatant dans la cour du fort, attaqua la marche du Drapeau étoile et appela mistress Saint-Aure à la fenêtre.

Le 12e dragons, au grand complet, quittait le fort Lookout, suivi d’une batterie de canons et de trois bataillons d’infanterie. Le commandant, vêtu de peau de daim et coiffé de son grand chapeau blanc à larges bords, tenait la tête de la colonne. Devant lui couraient deux grands lévriers favoris qu’il emmenait toujours en expédition. Sa femme lui envoyait de la main un dernier adieu, quand un cri perçant, parti du fond de la chambre, la rappela au chevet de la malade.

« Frank ! Frank ! Ah ! ne me quittez pas !… criait la pauvre Nettie.

« Je vous connais ! reprit-elle en fixant ses beaux yeux égarés sur mistress Saint-Aure. C’est vous, cousine ! Vous vouliez vous mettre entre nous. Mais c’est moi qu’il eût préférée… Voyez ce qu’il m’a donné !… »

Tout en parlant, elle agitait sa chaînette, et de sa petite main fiévreuse montrait l’objet brillant qui y était attaché.

« … Il me l’a donné !… à moi ! Oui, à moi !… bien à moi… Vous m’avez pris ses cheveux, cousine, mais vous n’aurez pas pas ceci !… Vous ne l’aurez pas !…

— Que dit-elle donc ? » se demanda mistress Saint-Aure en se penchant sur la chère enfant pour voir de plus près ce qu’elle lui montrait ainsi.

Elle n’avait pas été la fiancée d’un soldat, avant de devenir sa femme, sans savoir reconnaître un bouton d’uniforme et sans comprendre le prix que Nettie attribuait à ce souvenir.

« En bouton de West-Point ! se dit-elle à demi-voix. Ah ! ceci explique tout !… Surtout avec ce commentaire. »

Sur le bouton elle venait de lire :

Frank Armstrong.

CHAPITRE XII
LE CHEF AU BRACELET D’OR


En remontant le cours du ruisseau de la Pierre-Jaune jusqu’à son confluent avec la rivière de Twyne, on arrive à une large et riche vallée qui se creuse dans l’angle formé par les deux cours d’eau.

Au sommet de l’une des hauteurs qui bordent cette vallée du côté du nord, un homme de haute taille, revêtu du grand costume national des Indiens, contemplait le paysage qui se déroulait à ses pieds.

La richesse de son accoutrement, aussi bien que sa grande mine, indiquait un chef d’importance.

Sur sa tête, la coiffure de guerre balançait orgueilleusement ses hautes plumes d’aigle ; à ses cheveux noirs était attachée une longue queue de cheval qui traînait presque jusqu’à terre ; sa couverture était chargée de galons d’or, ses mocassins garnis de boutons précieux, ses bras nus couverts d’anneaux d’argent, parmi lesquels s’enroulait un magnifique bracelet d’or garni de gros diamants.

Auprès de lui se tenait un autre homme, dans le costume ordinaire de ces Canadiens d’origine française qui trafiquent entre la baie d’Hudson et le cours de l’Orégon, — une grosse capote de laine à capuchon.

Toutefois, la face qui s’abritait sous ce capuchon n’avait rien de français et n’était autre que celle d’Evan Roy, le Highlander. Quant au chef en grand costume indien, c’était Mac Diarmid, le sang mêlé, l’ex-cadet de l’Académie de West-Point.

Ensemble ils promenaient leurs regards sur le bassin des deux cours d’eau, qu’ils pouvaient suivre jusqu’à la distance d’au moins trente milles, se déroulant le long de prairies d’un vert d’émeraude et de sombres vallées de pins.

Dans sa magnificence calme et sa splendeur luxuriante, ce spectacle n’éveillait que des idées de paix et de bonheur. De tous côtés des troupeaux de buffles paissaient tranquillement en’dépit du voisinage de l’homme, comme s’ils eussent été apprivoisés. À deux milles à peine de l’un de ces troupeaux, un grand village indien avait planté ses huttes dans un désordre pittoresque, entouré de chevaux qui erraient en liberté.

Comme le paysage qui l’entourait, ce campement présentait l’image d’une paix profonde. C’est à peine si de temps à autre on voyait une forme humaine sortir d’une tente de peaux, ou un enfant se rouler dans l’herbe sous les rayons du soleil.

« C’est vraiment une fête pour les yeux ! remarqua tout à coup Evan Roy, comme pour résumer ses impressions. Cependant on se prendrait à désirer que ces pauvres hères eussent des maisons pour s’abriter et des troupeaux pour se nourrir en hiver !…

— Quel bien leur a fait la civilisation pour qu’ils adoptent ses lois ? demanda le jeune chef, en revenant au sujet ordinaire de ses méditations. Vous demandez qu’ils aient des maisons et des troupeaux. Mais combien de temps les Yankees les leur laisseraient-ils sans venir les prendre ?… Mieux vaut pour eux rester dans une pauvreté errante qui est leur dernière sauvegarde.

— Oui, tant que dure la saison chaude. Mais ils sont bien avancés, n’est-ce pas ? quand l’hiver arrive. Si seulement ils pouvaient faire comme les animaux du désert et changer de climat aussitôt que la saison l’exige !

— Et pourquoi ne le peuvent-ils pas ? demanda le jeune homme avec colère. Jadis, c’est ce qu’ils faisaient tous les ans, émigrant quand le froid venait, depuis les lacs jusqu’aux bouches du Cimarron. Personne ne les en empêchait. Ils vivaient libres comme leurs pères avaient fait avant eux, se battaient bravement quand c’était nécessaire et se trouvaient heureux. Mais il a fallu que les blancs vinssent les expulser de chez eux, leur voler leur patrimoine… Oui, Evan Roy, le leur voler !… Oh ! je ne recule pas devant les mots, moi !… Mon père lui-même a cru bien faire, n’est-ce pas ? en donnant à sa femme indienne le titre et les droits d’une femme blanche. Il a rêvé de nous sauver de la vie sauvage, ma sœur et moi, en nous faisant élever dans les villes. Quel avantage cette éducation nous a-t-elle valu ? M’a-t-elle empêché d’être chassé de West-Point pour une faute insignifiante, et privé de ma commission ? Empêche-t-elle ma sœur Harotachtché d’être regardée avec dédain, — ou pour mieux dire traitée en fille de paria, — par des pécores qui ne sont pas dignes de porter la queue de sa robe, — et cela sous prétexte qu’elle est sang mêlé ? Mordieu ! Evan, j’ai plaidé cent fois ce procès dans ma conscience et je l’ai jugé en dernier ressort ! La race de mon père a causé la ruine de la race de ma mère. Je rendrai leur bien à ces misérables opprimés, je les vengerai, vous dis-je, ou je périrai à la tâche !

— Mais pourquoi vous embarquer dans une telle aventure, mon fils ? Votre mère appartenait à une tribu des Pieds-Noirs ; pourquoi venir ici parmi les Dakotas ?

— Il est vrai que les Dakotas ne me sont rien, Evan, mais il y a entre eux et moi affinité d’origine. La tribu de ma mère a disparut grâce à la guerre sans merci que lui ont faite les blancs ; ou ce qui en reste s’est réfugié en Canada, sous l’abri du drapeau britannique. Mais j’ai résolu de devenir le vengeur de toute la race indienne, et j’ai juré à ma mère de ne m’arrêter qu’après avoir confédéré tous les Peaux-Rouges contre les spoliateurs éhontés qui nous ont pris notre bien.

— Vous avez pourtant appris l’histoire, Mac Diarmid. Vous ne pouvez avoir oublié quel fut le sort du roi Philippe et de Pontiac[2]. Ils échouèrent misérablement comme échoueront toujours des sauvages en révolte contre la civilisation. Quant à vous, ou il vous sera impossible de former la ligue que vous rêvez, ou, si vous y parvenez, elle tombera au premier effort.

— Pourquoi tomberait-elle au premier effort ? Qui vous dit que, devant la fédération des tribus, les blancs ne réfléchiront pas, et que quand ils les verront arriver disciplinés, ils ne trouveront pas plus de profit à leur faire la part du sol nécessaire à leur vie qu’à continuer une guerre d’extermination qui répugne à ceux-mêmes qui la font. Qu’importe, d’ailleurs, le résultat ? Le but est beau. J’essayerai, quoi qu’il arrive, d’y atteindre. »

Il y eut un silence pendant lequel les deux hommes s’absorbèrent dans leurs réflexions.

« L’heure approche, reprit bientôt Mac Diarmid en regardant la hauteur du soleil. Il faut revenir au camp et voir un peu ce que le Grand-Serpent fait de ses danseurs…

— Quel malheur ! s’écria Evan Roy en poursuivant sa pensée, qu’il n’y ait eu de sagesse dans votre maison que du côté de votre père ! Au lieu de caresser ces idées de révolte ou de réconciliation également insensées, il serait si simple de doubler votre fortune dans le commerce des fourrures et de devenir si riche et si puissant que tout le monde s’inclinât devant vous !…

— Il est d’autres moyens que l’or pour arriver au respect de tous ! répliqua l’ex-cadet avec un mouvement de sa tête altière. Je ne serai pas éternellement battu, Evan, croyez-le bien. Mais allons ! »

Ils descendirent le coteau et se dirigèrent vers la rivière. Sur leur chemin à travers les prairies, les troupeaux de buffles ne levaient même pas la tête à leur approche et continuaient de paître sans se déranger.

Une fois au bord, ils trouvèrent une de ces étranges embarcations indiennes composées de roseaux et de peaux de buffle. Mac Diarmid sauta sur cette espèce de radeau, y trouva et jeta sur ses épaules une grande peau de loup blanc, toute couverte à l’intérieur de hiéroglyphes bizarres ; puis, aussitôt qu’Evan Roy eut pris place à ses côtés et détaché l’embarcation, il commença de la pousser avec une longue perche vers la rive opposée.

Mac Diarmid poussa l’embarcation vers la rive opposée.

Il était curieux d’observer combien le langage de Mac Diarmid, si fleuri et si plein de métaphores dans la vie civilisée, redevenait simple et positif dans ce milieu sauvage.

En vérité, les éléments disparates de sa nature étaient si étroitement associés qu’on ne savait jamais lequel allait prédominer à un moment donné.

Son père avait été dans sa jeunesse un Highlander, fils d’un chef écossais dont la puissance s’était évanouie. Il avait alors renoncé à ses montagnes natales pour émigrer au Canada. Il n’en avait pas moins emporté jusqu’à la baie d’Hudson les traditions de son enfance, et il en avait fait la poésie de sa rude vie de facteur de pelleteries. Isolé tout le long de l’année dans un des comptoirs lointains d’une grande Compagnie, ne voyant autour de lui que des indiens, il s’était choisi parmi eux une compagne. Plus tard, il rêva pour ses enfants une existence moins pénible que la sienne, et, réalisant une ambition longtemps caressée dans sa solitude, il vint s’établir à New-York avec ses économies.

Un hasard heureux, aidé sans doute d’un instinct commercial des plus sûrs, les lui fit placer sur des terrains alors peu recherchés du côté de Canal Street. Les relations qu’il avait formées avec les Indiens lui permettaient, d’autre part, de poursuivre pour son propre compte un négoce de pelleteries fort étendu.

Il arriva que la population de la capitale américaine, en se développant avec la, rapidité que l’on sait, se porta vers les terrains d’abord dédaignés. Canal Street, englobé peu à peu dans de nouvelles constructions, prit tout à coup une valeur de banlieue, puis se trouva compris dans la ville même, et finit par devenir un quartier central.

Le modeste facteur en pelleteries se transforma ainsi en capitaliste opulent. Dans ces circonstances, il n’eut pas de peine à trouver un membre du Congrès accommodant, pour procurer à son fils l’entrée de l’École militaire, et, cela fait, il s’endormit dans la mort, et rêvant d’une postérité restaurée dans la grandeur de ses ancêtres, et d’une puissance appuyée d’une part sur les dignités militaires, de l’autre sur une grande fortune et sur des affinités secrètes avec les races de la prairie.

Le jeune Mac Diarmid, jusqu’à ce jour étranger au monde, élevé par des maîtres particuliers, dans le calme de la maison paternelle, se trouva tout à coup jeté, avec son orgueil de race et ses aspirations d’enfant, au milieu des cinq cents élèves de l’Académie de West-Point.

Il parlait déjà quatre langues, savait l’histoire ancienne et l’histoire de la vieille Europe. Mais celle de l’Amérique lui était restée fermée jusqu’à ce jour, et c’est avec une ardeur extraordinaire qu’il se jeta sur les chroniques relatives à la race de sa mère. Il apprit ainsi quel accueil hospitalier les Indiens avaient fait à ces pieux pèlerins qui devaient, en moins de cinquante ans, les déposséder de leur héritage et les exterminer presque jusqu’au dernier. Il étudia la carte de l’Amérique du Nord, toute couverte de noms indigènes, et se dit que, de ces peuples aborigènes, heureux possesseur, il y avait à peine un siècle, des territoires compris entre le Mississipi et l’Atlantique, il ne restait même pas une tribu. Il s’attendrit sur la longue résistance des Séminoles, tenant tête, pendant des années, dans un coin de la Floride, à toutes les forces d’une grande puissance. Il apprit que cette résistance même ne s’était terminée que par le coup de « haute politique » d’un officier blanc, qui, ayant invité quarante des principaux Séminoles à une conférence, les fit traîtreusement prisonniers. Il sut que cet officier avait plus tard été récompensé de ce « coup de maître » par la magistrature du pays. Enfin il feuilleta page à page les annales de cette lutte désespérée, et partout il ne vit que traités foulés aux pieds, cruauté, mauvaise foi, extermination sans merci d’une race dont le seul crime était d’exister.

Et alors il eut la faiblesse, lui, le sang mêlé, de sympathiser avec ces « vermines de la plaine », comme les gens de la frontière appellent les Indiens. Tout son être se révolta ; il se demanda s’il n’y avait pas là une épouvantable injustice à réparer.

Pendant des vacances qu’il passa chez lui, il lui tomba sous la main une histoire du Canada, et il vit que les Français avaient toujours été justes et humains pour les peuplades indigènes de ce pays, et qu’ils les avaient civilisées au lieu de les détruire. Il vit aussi que les Anglais, après avoir, par le droit de la guerre, pris possession de ce pays, y avaient en même temps hérité de la politique conciliante de leurs prédécesseurs, et que, là du moins, les Indiens et les blancs avaient toujours vécu en bonne intelligence, en attendant qu’ils se fussent fondus en une race unique. Pourquoi n’en est-il pas de même aux États-Unis ? se demandait-il.

Ces réflexions douloureuses jetèrent chez le jeune homme les premiers germes du grand projet qu’il poursuivait maintenant. L’injustice personnelle dont il fut victime avait fait le reste.

Unir dans une grande ligue toutes les peuplades aborigènes disséminées au nord des États-Unis, les conduire à une guerre d’indépendance et de revanche et enfin traiter de leur affranchissement définitif : tel était son rêve.

Il avait vu d’assez près quelques-uns des chefs du désert pour les trouver braves, honnêtes, fidèles à leur parole, profondément attachés à leur honneur, en un mot très supérieurs moralement à beaucoup de blancs.

Bref, il s’était cru autorisé à se jeter dans la révolte, et maintenant il s’y plongeait tête baissée.


CHAPITRE XIII
CHEZ LES SIOUX


À mesure qu’ils approchaient de la rive droite de la rivière, Mac Diarmid et Evan Roy percevaient de plus en plus nettement un bourdonnement sourd qui s’élevait du camp indien, et qui se transforma, en devenant plus distinct, en un bruit de voix confus.

Le village, tout à l’heure si calme, était presque subitement devenu le théâtre de la scène la plus animée. Des centaines d’hommes sortaient de leurs huttes, et quelques-uns d’entre eux, voyant l’embarcation arriver, vinrent jusque sur la rive au-devant d’elle.

Les femmes étaient décemment habillées de robes de peau de daim, avec leurs cheveux nattés en longues tresses de chaque côté du visage. Les hommes portaient de grandes blouses de chasse et des bonnets de guerre à plumes, bordés d’écarlate, avec des guêtres et des mocassins dont la longue frange traînait sur le sol.

Les hommes portaient de grandes blouses.

En prenant terre, Mac Diarmid rassembla d’un air digne les plis de son manteau et se dirigea vers l’intérieur du camp, suivi d’Evan Roy.

Les Indiens l’avaient accueilli avec une curiosité respectueuse, qui témoignait à elle seule de l’autorité qui lui était déjà acquise parmi les tribus.

Le camp s’étendait sur plusieurs acres de terrain. Au centre s’élevait un grand teepee entouré d’un large espace vide, et qui ressemblait plutôt à la tente d’un cirque ambulant qu’aux salles du Conseil ordinaire dans les villages indiens ; la seule différence était qu’au lieu d’être faite de toile, elle se composait d’un très grand nombre de peaux de buffle cousues l’une à l’autre avec le poil en dessous. Le dessus avait été peint en blanc, et sur ce fond un artiste indigène avait dessiné diverses scènes fantastiques, dans lesquelles les monstres mythologiques, les oiseaux, les bêtes et les hommes se trouvaient rapprochés et confondus.

Ce teepee, d’ailleurs absolument dénué de tout ameublement, comme on pouvait le voir par la porte largement ouverte, était la tente sacrée des Dakotas et venait d’être le théâtre de diverses cérémonies préparatoires, notamment une grande danse mystique, par laquelle les Indiens avaient préludé au Conseil extraordinaire convoqué pour ce jour.

C’est pour échapper au spectacle de ces pratiques grossières, répugnant à son esprit cultivé, que Mac Diarmid avait voulu retarder jusqu’à cette heure son retour au camp.

Il avait bien calculé son moment, car, en arrivant sur la place qui se développait devant la porte du teepee, il put voir une assemblée déjà nombreuse réunie autour d’un grand brasier allumé en plein air à une vingtaine de pas de la tente sacrée.

Cette assemblée était celle des délégués des tribus voisines, convoqués sur sa requête au camp des Dakotas pour recevoir les propositions qu’il comptait leur soumettre. Assis en demi-cercle autour du brasier, ils attendaient en silence, en fumant leur calumet, avec l’air grave et digne que les hommes du désert prennent toujours dans ces circonstances, et que commandait d’ailleurs l’importance des communications auxquelles ils avaient été préparés.

Autour d’eux une foule moins recueillie que ses chefs, quoiqu’elle n’échangeât ses impressions qu’à voix basse, se tenait debout et attendait aussi.

À peine l’approche de Mac Diarmid eut-elle été signalée, qu’un grand vieillard en cheveux blancs, couvert d’un manteau de fourrures d’opossum d’une grande richesse, se leva et vint au-devant de lui.

C’était le Grand-Serpent, le sachem respecté de la tribu.

« Salut au chef qui vient de la terre de la Mère Blanche[3] ! dit-il en s’adressant à Mac Diarmid et en le prenant par la main. Il est le bienvenu, et nous sommes ses frères. » Puis, l’introduisant dans le cercle formé par la foule et qui s’écarta avec respect, il ajouta en présentant son hôte aux délégués : « Amis, le Chef au bracelet d’or, — c’est ainsi que les Indiens désignaient Mac Diarmid, — nous apporte les paroles de paix et d’affection de la Mère Blanche. Tous, tant que nous sommes, écoutons-le. »

Mac Diarmid se plaça debout, devant le brasier, la face tournée vers les délégués, et, après être resté un instant silencieux et comme absorbé dans ses pensées, conformément à l’étiquette indienne, il prit la parole d’une voix grave et bien timbrée.

« Hommes de la nation des Sioux, dit-il, ce n’est pas un étranger qui vient parmi vous, c’est un ami, c’est un frère, c’est un fils de la race puissante qui jadis avait pour terrain de chasse tout le pays au nord du Meschacébé… Je suis, vous le savez, le chef des Pieds-Noirs, et les Pieds-Noirs ont de tout temps été les ennemis jurés des soldats à la face pâle. Ma tribu, pour leur échapper, s’est réfugiée chez la Mère Blanche, et voici ce qu’elle m’envoie dire à ses frères : Hommes de la nation des Sioux, voulez-vous savoir pourquoi les soldats du Grand-Père-des-Menteurs ont toujours été plus forts que nous et pourquoi ils ont réussi à nous déposséder de notre héritage ?… C’est parce que nous n’avons pas su nous unir et nous organiser contre eux ; parce que nous leur avons résisté en détail, au lieu de leur offrir le front d’une coalition puissante !… »

Ici les délégués des tribus, qui écoutaient avec une profonde attention, firent entendre un murmure d’assentiment.

« … Ce que nos pères n’ont pas su faire, reprit le Chef au bracelet d’or, pourquoi ne l’essayerions-nous pas ? Nous sommes nombreux et braves. Si nous savons nous unir, nous pouvons former une ligue si puissante que le Grand-Père-des-Menteurs, avec tous ses soldats, sera obligé de compter avec nous ! Celui qui vous parle a passé la moitié de sa vie chez les blancs et sait tout ce qu’ils ont à enseigner. Il connaît la manœuvre des grands fusils qui éclatent deux fois[4] et il apprendra aux Sioux, comme aux Pieds-Noirs, à s’en servir… Que nous sachions seulement nous organiser, attendre le moment favorable, et, avec le pays de la Mère Blanche pour base d’opérations, nous pouvons un jour battre le Grand-Père-des-Menteurs, l’expulser avec tous ses soldats de nos terrains de chasse, tout au moins l’obliger à respecter nos droits, à nous rendre une partie de nos terres, pour que le buffle y prospère de nouveau et que nos enfants y deviennent aussi nombreux que les étoiles du firmament. Telle est la proposition que les Pieds-Noirs apportent par ma bouche à leurs frères les Dakotas et à toute la nation des Sioux. J’ai dit. »

À peine le Chef au bracelet d’or eut-il cessé de parler, qu’un murmure d’approbation passa sur l’assemblée.

Mais personne n’éleva la voix pour exprimer une opinion avant que le sachem eût donné la sienne. C’était le privilège de son âge et de sa dignité de répondre le premier.

C’est ce qu’il fit seulement après un long-intervalle de silence.

« Le Chef au bracelet d’or, dit-il, parle aussi bien que si quatre-vingts hivers avaient neigé sur sa tête. Le Chef au bracelet d’or est un grand chef. Les Pieds-Noirs sont ses frères. L’alliance des Sioux et des Pieds-Noirs est écrite dans le livre de la sagesse. Que cette alliance soit conclue et que le Grand-Père-des-Menteurs apprenne à ses dépens quelle est notre force. J’ai dit. »

Le mouvement de faveur qui avait accueilli les paroles de Mac Diarmid s’accentua manifestement dans l’auditoire après cette déclaration du sachem.

Il y eut encore un intervalle de silence. Puis un homme d’une taille herculéenne, et aux bras velus, se leva.

C’était l’Ours-qui-se-tient-debout, le chef du parti de guerre dans le camp des Dakotas.

Sans doute il n’avait pu voir sans jalousie l’ascendant que le Chef au bracelet d’or paraissait déjà prendre dans l’assemblée, car il voulut empêcher qu’une décision immédiate fût prise, et, dans ce but, il eut recours à un artifice dont il connaissait toute l’efficacité.

« La sagesse de nos pères a dit : » Tourne ta langue dans ta bouche trois fois avant de parler ! » s’écria-t-il d’une profonde voix de basse qui ressemblait à un mugissement. Les Pieds-Noirs sont une grande nation. Leur proposition est la bienvenue. Mais je demande qu’avant de l’accueillir, nous ayons le temps de réfléchir comme les hommes sages doivent le faire, jusqu’au coucher du soleil.

Plusieurs minutes s’étant écoulées sans que personne élevât la moindre objection à la proposition de l’Ours-qui-se-tient-debout, il ne resta plus qu’à la mettre en pratique.

Le sachem frappa dans ses mains. Aussitôt les guerriers s’enveloppèrent de leurs couvertures et se dispersèrent en silence.

Mac Diarmid, qui savait combien il lui était indispensable de ne pas heurter leurs préjugés, les imita et se dirigea vers sa hutte.

Quant à Evan Roy, qui le suivait à quelque distance, il allait faire comme lui, quand il vit tout, à coup un attroupement qui attira son attention.

Sur la lisière du camp, une troupe de Sioux entourait quatre cavaliers qu’Evan Roy, en regardant de plus près, reconnut pour des blancs.

Une troupe de Sioux entourait quatre cavaliers.

Cela ne le surprit pas outre mesure, car il savait fort bien que les Indiens, quoique classés par le gouvernement des États-Unis parmi les tribus hostiles, recevaient souvent la visite de marchands venus des possessions britanniques et avec lesquels ils étaient en fort bons termes.

Mais, en avançant vers les étrangers, il constata que ce n’étaient pas des marchands.

L’un d’eux portait l’habit ecclésiastique ; deux autres paraissaient être des hommes de la plaine ; le quatrième, — Evan Roy ne pouvait en croire ses yeux, — était en uniforme de sous-lieutenant de dragons !

Les Indiens qui se pressaient autour de ces nouveaux venus ne semblaient rien moins que bien disposés. La vue d’un officier de l’armée fédérale avait évidemment le don de les exaspérer. Sans doute le conseil qui venait d’être tenu, en réveillant leur rancunes, contribuait à accentuer cette hostilité.

Aussi le clergyman parut-il constater avec un véritable plaisir l’approche du Highlander.

« Monsieur, lui cria-t-il, je vous souhaite le bonjour. Je suis le Révérend Smithfield de Cheycam… On m’avait assuré que les tribus les plus sauvages me feraient bon accueil. Pourtant me voici dans votre camp, et personne ne nous souhaite la bienvenue.

— Vous auriez dû annoncer votre arrivée, répliqua assez froidement Evan Roy. Vous savez bien qu’au désert, chacun est regardé comme un ennemi jusqu’à ce qu’il ait montré patte blanche… Quels sont ces messieurs qui vous accompagnent ?

— Vous le voyez, un officier de l’armée fédérale qui désire s’entretenir avec les chefs des Dakotas, et nos deux guides… Nous vous serons véritablement reconnaissants de nous assister, monsieur.

— Apportez-vous des présents pour les chefs et les principaux de la tribu ? demanda Evan sans se compromettre.

— Assurément, nous les avons là, sur ce mulet.

— Vous connaissez la langue de la tribu ?

— Quelques mots à peine. Nous aurons sur ce point à nous référer à notre interprète, M. Fardeau, que voici, l’un de nos guides. »

Le Highlander jeta un regard assez défiant sur le Beau Bill, dont la figure ne prévenait guère en sa faveur, il faut en convenir, et les Indiens se mirent aussitôt à ricaner en échangeant leurs impressions.

Evan saisissait quelques mots de ce qu’ils disaient, aussi bien que les deux hommes de la plaine qui entendaient fort bien la langue sioux. Quant au prétendu clergyman, il examinait les physionomies qui l’entouraient et se trouvait de moins en moins rassuré.

« Ces vauriens-là vont nous attaquer dans un instant, monsieur Migur, murmura Charley du Colorado. Il s’agit de nous réfugier dans ce grand teepee sacré, où nous sommes flambés !… Pas une minute à perdre, voyez !… Ces squaws vont nous mettre en pièces… »

En effet, toutes les femmes du camp sortaient de leurs huttes et accouraient vers les étrangers en poussant des cris.

À cette vue, Meagher et les deux guides, donnant de l’éperon à leurs chevaux, se lancèrent ventre à terre vers le grand teepee.

Quant à Frank Armstrong, il s’avança au pas vers le Highlander et lui dit simplement :

« Vous êtes Evan Roy ; M. Mac Diarmid doit être ici. Conduisez-moi à lui ; c’est mon meilleur ami. »

Roy rougit de surprise, mais il ne songea même pas à nier, et, écartant les femmes qui menaçaient d’assaillir l’étranger, il prit son cheval par la bride.

« Qui que vous soyez, venez, dit-il. Il me suffit de savoir que vous êtes l’ami de Mac Diarmid. Je vous accompagnerai pour le voir jusqu’à la porte de l’enfer. »

La foule s’ouvrit pour les laisser passer, en voyant qu’ils se dirigeaient vers la hutte de Mac Diarmid.

Seul, un grand Indien qu’on appelait le Balafré, s’avança et se mit en travers du chemin.

« Qui êtes-vous pour introduire des étrangers dans notre camp ? demanda-t-il au Highlander. Cet homme est un ennemi. Il appartient à nos femmes pour qu’elles le lapident… »

Mais Evan Roy, sans se troubler :

« Retirez-vous, Balafré, cet homme est un ami du Chef au bracelet d’or.

— Le Chef au bracelet d’or n’est pas des nôtres et n’appartient pas à la nation des Sioux. Livrez-nous l’homme à la face pâle ! »

Cette fois le Highlander ne répondit pas ; mais, empoignant l’Indien par le cou et en même temps lui « passant la jambe », il le jeta à terre d’un mouvement subit, et cela si rudement qu’Armstrong et son guide étaient déjà dans la tente avant que l’autre eût pu se relever.

« Armstrong ! s’écria Mac Diarmid au comble de la surprise. Au nom du ciel, que faites-vous ici ?

— Je viens vous chercher, Mac Diarmid. Je viens essayer, s’il en est temps encore, de vous arracher au désastre où vos amis et vous courez tête baissée. Quelque chose me disait que je vous trouverais chez les Sioux, — que ce chef blanc dont on parle dans toute la plaine, c’était vous ! J’ai voulu en avoir le cœur net, empêcher, s’il en est temps encore, une guerre fatale. »

Mac Diarmid serrait la main de son ami dans la sienne et paraissait profondément ému.

« Hélas ! dit-il, je crains bien, mon cher Frank, que vous n’ayez inutilement exposé votre vie, — car c’est de la vie qu’il y va, et rien ne pourra empêcher les Sioux de considérer votre entrée dans leur camp comme une violation de leurs droits. Quant à la guerre, personne n’y songe ; c’est seulement pour donner des conseils de prudence et de modération aux Dakotas que je suis au milieu d’eux. Les pauvres gens n’ont écouté déjà que trop de mensonges et de promesses fallacieuses ! Que gagneraient-ils à vous entendre ?

— Ce qu’ils gagneront ?… La paix d’abord, et les bienfaits de la civilisation. Ah ! Mac Diarmid, c’est mon amitié pour vous, c’est le désir de vous aider à assurer la paix à ces malheureux et de vous arrêter dans une entreprise folle qui m’amène ici. J’ai voulu vous revoir avant l’ouverture de cette campagne, qui ne peut aboutir qu’à l’extermination de la tribu tout entière !

— Qu’en savez-vous ? Et en tous cas quel est votre remède ?

— Il est fort simple. Que deux ou trois chefs de la tribu viennent avec moi et se présentent au colonel Saint-Aure. Je suis sûr qu’il n’y a pas un d’entre eux qui ne puisse s’entendre avec lui sur les bases d’un arrangement amiable. Quant à leur vie, j’en réponds, et, quoique je ne sois pas le chef du détachement qui m’attend au ruisseau de Hominy, sous les ordres du lieutenant Van Dyck, je puis dire… »

Armetrong fut interrompu par un cri de fureur de Mac Diarmid.

« Van Dyck !… Cornélius Van Dyck près d’ici !… » dit-il.

Certes, Frank Armstrong ne se doutait guère, en prononçant ce nom, presque sans y songer, à quel point il allait contre son but !

Il fut stupéfait de l’expression farouche qui remplaça tout à coup sur le visage de Mac Diarmid l’attention froide, quoique un peu ironique, que le Chef au bracelet d’or avait, jusqu’à ce moment, apportée à la discussion.

Au surplus, il n’eut pas le temps de demander l’explication de ce changement. Des cris sauvages venaient d’éclater autour de la tente.

« Tenez, les voilà qui réclament leur proie ! dit Mac Diarmid. Vous voyez comme ils vont être disposés à vous entendre. La première chose à faire est de vous mettre, au moins provisoirement, en sûreté, et le seul moyen est de chercher asile dans le teepee sacré. Venez avec moi, Armstrong. Vous n’avez rien à craindre en ma compagnie, je l’espère tout au moins, et il vaut mieux se montrer à ces braillards qu’avoir l’air de s’enfermer ici. »

Sans un instant d’hésitation, Armstrong suivit son ami qui soulevait déjà la portière de la tente, et tous deux se dirigèrent vers le teepee sacré.


CHAPITRE XIV
OÙ PEUT CONDUIRE LA MANIE DE L’INFORMATION


Le camp des Dakotas était en ce moment dans un état d’agitation extraordinaire.

Des hommes ardents couraient de hutte en hutte, répandant la nouvelle de l’arrivée des étrangers, la présentant comme un outrage, excitant les haines, avivant les fureurs. D’autres s’étaient joints aux femmes, qui entouraient la case de Mac Diarmid et réclamaient à grands cris l’officier à la face pâle. De tous côtés des groupes irrités et menaçants s’étaient formés.

Toutefois, l’autorité morale du Chef au bracelet d’or était déjà si grande, que personne n’osa toucher à l’ami qu’il prenait sous sa protection.

En le voyant paraître, la main posée sur l’épaule d’Armstrong qui marchait auprès de lui, les cris mêmes s’apaisèrent. La foule s’ouvrit sur son passage et le suivit avec curiosité vers la tente sacrée.

Il fut surpris d’y trouver trois autres réfugiés, et, quand Armstrong les lui eut présentés comme ses compagnons, sans même chercher à cacher la véritable identité de Meagher, Mac Diarmid ne dissimula pas que leur nombre était un danger et une difficulté de plus.

« Je vais faire l’impossible pour vous sauver, dit-il en les quittant, mais j’ai bien peu d’espoir… »

Pour le moment les quatre blancs étaient en sûreté, comme Charley l’avait prévu. Pas un Indien ne se fût hasardé, dans cette enceinte, dans ce lieu d’asile vénéré, à lever la main sur eux.

Mais un cordon de sentinelles vigilantes s’était déjà formé autour de la grande tente, pour empêcher les étrangers d’en sortir. Il était clair que la résolution avait été prise de les y faire mourir de faim ou de les réduire par la famine à capituler, et pas n’était besoin pour s’en assurer de connaître la langue de la tribu.

L’aventureux correspondant du Herald, sans en savoir un mot, était sur ce point spécial aussi bien fixé que s’il eût, comme ses deux guides, longtemps vécu parmi les Indiens.

Il se promenait à grands pas dans le teepee, en cherchant, sans trop l’entrevoir, un moyen de sortir de cette absurde situation.

Charley, et son ami Beau Bill, avec la philosophie pratique qui les caractérisait à un degré si éminent, s’étaient assis à terre et avaient allumé leurs pipes.

Armstrong, resté près de la porte entr’ouverte, suivait de l’œil Mac Diarmid qu’il vit se diriger vers une hutte plus élevée que les autres, celle du sachem de la tribu, sans doute.

Une heure se passa dans cette attente.

La nuit tombait déjà quand les prisonniers remarquèrent que les Indiens s’assemblaient autour du brasier allumé sur la place et s’y formaient en cercle.

L’un après l’autre, arrivèrent alors des Peaux-Rouges que leur haute coiffure désignait comme des chefs, et qui, à en juger par leur nombre et par la diversité des insignes, devaient appartenir à des tribus distinctes.

Dans la nuit tombante, autour de ce grand feu de bois sec, ce demi-cercle d’indiens accroupis à terre et fumant leur calumet, graves et silencieux ; les jeux de la flamme sur leur peau cuivrée ; en arrière, la masse sombre de la foule ; puis, au dernier plan, la tache blanche des huttes se dressant comme des spectres sur le fond noir et bas d’un vaste nuage qui, depuis quelques heures, s’amoncelait vers le nord-ouest ; de temps à autre, un éclair jouant sur les bords de cette nuée, ou le grondement, sourd encore, d’un tonnerre lointain : tout cela constituait une scène peu ordinaire et que le correspondant dévorait des yeux.

La chaleur était accablante, quoique le soleil eût disparu à l’horizon. L’un après l’autre, on voyait les Indiens laisser tomber à terre la couverture qui leur sert de manteau, et rester à demi nus.

Tout à coup une rumeur s’éleva. Mac Diarmid pénétrait dans le demi-cercle, en compagnie du sachem..

Il semblait exagérer à dessein le caractère si naturellement altier de son attitude et de sa démarche.

Bientôt il prit la parole :

« Hommes de la nation des Sioux, dit-il d’un ton bref, il n’y a de mensonges ni dans nos cœurs ni sur nos lèvres. J’ai vécu chez les blancs, je connais leur sagesse et leur folie. C’est pourquoi je viens vous parler de ceux qui sont dans le teepee sacré. L’un d’eux est mon ami, et sa bouche ne dit pas de mensonges. Eh bien ! il est venu pour me voir et aussi pour vous apporter des paroles de paix de la part du Grand Chef Jaune. Voulez-vous l’écouter ?… »

Il y eut un silence. Les Indiens, immobiles, ne manifestaient que par des regards furieux l’aversion que leur inspiraient les étrangers à la face pâle.

Voyant que le sachem se taisait, au lieu d’appuyer sa requête comme il le lui avait presque promis, Mac Diarmid reprit :

« Le jeune guerrier blanc vient en ambassadeur au milieu des Dakotas. Ce caractère est sacré. Le jeune guerrier blanc ne s’est pas caché sous le masque d’un marchand. Il n’a pas feint de venir de la terre de la Mère Blanche. Il est arrivé en soldat, la tête haute et la main ouverte. Il est l’hôte des Dakotas. Les Dakotas doivent l’entendre… »

De nouveau, il y eut un grand silence que le sachem ne rompit pas, quoique ce fût son tour d’exprimer une opinion.

Alors l’Ours-qui-se-tient-debout se leva :

L’Ours-qui-se-tient-debout se leva.

« Le Chef au bracelet d’or est notre ami, dit-il. Le sang d’un Peau-Rouge coule dans ses veines. Il est en sûreté parmi nous. Mais les blancs qui viennent de l’Orient sont tous des menteurs. Celui dont il parle avoue qu’il est envoyé par le Chef Jaune. Il est donc notre ennemi. Il est entré dans notre camp sans en avoir la permission et il doit mourir. »

Il était aisé de voir, à la physionomie de l’auditoire, que l’orateur venait d’exprimer le sentiment général.

À ce moment, un Sioux sauta sur ses pieds. « Regardez-moi ! dit-il. Je suis Tatouka. J’étais l’ami des faces pâles. Je vivais avec mes enfants sur un territoire réservé. Les blancs nous avaient dit que nous serions heureux, tranquilles et riches. Mais bientôt ils nous offrirent de la farine, du café, du sucre, des charrettes et des grands chevaux en échange de nos terres. Certains d’entre nous répondirent : « Non. Ils nous ont déjà « menti et sans doute mentent encore. Gardons nos terres. « Mais les blancs reprirent : « Venez demain et vous aurez ce que nous vous promettons, et vous verrez que nous ne mentons pas. » Le lendemain, nous allâmes au rendez-vous. Aussitôt nous nous vîmes entourés de soldats qui disaient : « Il faut céder, de gré ou de force. » Nous comprîmes que nous étions pris au piège, et nous consentîmes à lever notre camp pour aller plus loin. Eh bien ! pendant un mois environ ils nous fournirent des provisions, puis la farine manqua, et le chef blanc nous dit d’attendre. Nous attendîmes. Mais la farine ne vint pas. Alors, quand je vis nos enfants mourant de faim, je me déterminai à les nourrir de ma chasse. Je m’établis près d’un fort plein de soldats, qui parfois nous jetaient des os comme à des chiens, et mon cœur était plein de honte. Je restais tout de même, parce que les blancs me donnaient du whisky pour mes peaux de buffle. Mais il vint un jour où un jeune chef blanc me coupa la face et le dos à coups de fouet, parce que je n’avais pas voulu me laisser fouler aux pieds par son cheval. Alors mon cœur se souleva et je me dis : « C’est fini. Je retournerai vers les « hommes de ma race. Le blanc n’embrasse le Peau-Rouge que pour l’étouffer, et mieux vaut avec lui la guerre que la paix. » Je quittai le fort avec mes enfants, non pas toutefois sans avoir frappé devant son propre teepee le chef qui m’avait battu. Voilà comment il faut agir avec les faces pâles. On doit les tuer comme des loups. J’ai dit. »

Le discours de Tatouka, débité d’une voix sourde et d’un ton contenu, produisit sur les Indiens un effet si profond, qu’un mot partit de toutes les bouches à la fois :

« À mort !… à mort !… »

Mac Diarmid voulut pourtant tenter un dernier appel.

« Les chefs de la nation des Sioux disent que tous les blancs sont des menteurs, reprit-il. Oublient-ils donc celui qui est leur ami depuis tant d’années ? »

Et il montrait Evan Roy qui venait de se rapprocher de l’assemblée.

Mais l’Ours-qui-se-tient-debout revint à la charge.

« C’en est assez, dit-il, nous n’avons pas besoin de savoir ce que nous veut le jeune guerrier à la face pâle. Il est brave, car il faut l’être pour venir ainsi parmi nous, mais il ne peut que nous apporter des mensonges. Le Chef Jaune est un grand guerrier, mais lui aussi est un menteur, et nous ne voulons pas écouler ce qu’il nous envoie dire. Si son messager ne veut pas être assommé comme un loup pris dans une trappe, sous le grand teepee que nous ferons tomber sur lui, qu’il se montre un homme et qu’il se déclare prêt à mourir sur le bûcher, en guerrier qui défie ses ennemis. »

Sur ces mots, l’assentiment du conseil fut si unanime, que Mac Diarmid sentit l’inutilité de tout nouvel effort.

Il se dirigea aussitôt vers le teepee sacré, et, s’arrêtant sur le seuil, serra silencieusement la main d’Armstrong.

« Enfin, que disent-ils ? demanda le jeune homme.

— Ils sont unanimement d’avis que vous devez être mis à mort, répondit gravement le sang mêlé, et vous donnent le choix entre la massue et le bûcher. »

À ce moment, un nouvel orateur venait de se lever du milieu des délégués des tribus.

Son visage cuivré et les plumes blanches de sa coiffure étaient si vivement éclairés par le brasier, que Frank Armstrong distinguait ses traits comme en plein jour.

« Flèche-Rouge ! » murmura-t-il tout surpris.

C’était en effet le Pawnee qui, revêtu d’un costume sioux et confondu parmi les hôtes des Dakotas, allait prendre la parole.


CHAPITRE XV
FLÈCHE-ROUGE


Flèche-Rouge tenait son rôle d’orateur comme s’il n’avait de sa vie fait autre chose.

« Hommes de la nation des Dakotas, disait-il, je suis votre ami, et c’est à ce titre que je me hasarde à vous soumettre une simple observation. Tatouka a raison quand il affirme que les blancs sont des loups. La sagesse de l’Ours-qui-se-tient-debout égale sa bravoure, et il la montre en vous conseillant de frapper sans pitié les faces pâles. Mais moi, qui suis votre hôte, je tourne les yeux vers les conséquences certaines de ces actes légitimes en eux-mêmes, et je me demande : Les Dakotas ne vont-ils pas déchaîner trop vite la colère du Chef Jaune ? Ne vaudrait-il pas mieux pour eux feindre d’écouter ses propositions et se donner ainsi le temps de se préparer à la guerre. Il sera toujours possible d’immoler vos prisonniers. La question est de choisir pour leur supplice l’heure la plus favorable. »

À ces paroles, prononcées d’une voix claire et distincte, Mac Diarmid s’était retourné.

Il put voir qu’elles produisaient une impression marquée sur l’assemblée. Le Pawnee avait évidemment touché la corde sensible des Dakotas, en faisant appel à leur prudence politique.

Le sang mêlé se reprit à espérer pour son ami et se rapprocha du Conseil, en vue d’appuyer l’observation du faux délégué.

« Le Chef aux plumes blanches parle en véritable frère, s’écria-t-il. J’ai des nouvelles sûres. Je sais que les blancs attendent avec impatience les résultats de la mission confiée au jeune guerrier blanc. Si leur envoyé est mis à mort, avant que les feuilles des arbres ne soient devenues rouges par l’effet de l’automne, le Chef Jaune sera ici, suivi de ses soldats. Ils viendront par milliers, et nous n’aurons pas eu le temps de nous entendre, de nous exercer, de recevoir les armes et les munitions que je vous ai promises !… Voilà ce qu’il faut considérer. »

L’assemblée était maintenant partagée entre des sentiments contraires. Un jeune guerrier plein de fougue bondit en criant :

« Je croyais que le Chef au bracelet d’or était un grand chef et qu’il voulait nous conduire au combat !

— Oui, répliqua Mac Diarmid sans s’émouvoir, mais surtout à la victoire ! Et la victoire doit être longuement préparée. Les Sioux sont des braves. Si la guerre éclate trop tôt, ils pourront battre les premiers blancs qui arriveront contre eux. Mais, après ceux-là, il en viendra d’autres, et les Sioux finiront par être forcés de chercher un refuge chez la Mère Blanche, — à moins qu’ils ne préfèrent aller sur un territoire réservé, pour travailler comme des squaws et jeûner comme des loups !… Voilà pourquoi je leur conseille de ne pas prendre de résolution précipitée, de s’assurer de l’alliance des tribus du Nord, et d’attendre leur heure avant de manifester la haine qu’ils portent aux visages pâles. Un grand nombre d’indiens paraissaient approuver ces paroles ; aussi l’Ours-qui-se-tient-debout, ne voulant pas heurter de front leur opinion, eut-il soin de lancer en avant un de ses aides de camp.

C’était un grand garçon mince et sec, au torse tout couvert de cicatrices. On l’appelait la Lune-Rousse, à cause de l’ardente couleur de ses cheveux, et il était célèbre au loin par sa bravoure et son habileté à dissimuler sa trace.

« Qui dit que les Dakotas peuvent reculer d’un pas ou d’une heure devant les visages pâles ? s’écria-t-il avec violence. Je voudrais que les blancs fussent ici déjà pour leur montrer ce que c’est qu’un brave ! Nos enfants seront en sûreté sur le territoire de la Mère Blanche. Il faut les envoyer là avec leurs mères, — et nous, les hommes, marcher au devant du Chef Jaune ! J’ai pris dans ma vie plus d’une chevelure de blanc ; mais il m’en faut d’autres. J’ai dit.

— Hach ! hach ! » s’écrièrent aussitôt la plupart des chefs, comme s’ils avaient craint, en penchant pour l’avis le plus prudent, de se faire passer pour poltrons.

Presque en même temps, un concert de hurlements sauvages s’éleva de la foule qui les entourait. Les femmes elles-mêmes se mettaient de la partie.

Les cheveux épars, l’œil furieux, elles commençaient à murmurer en chœur une sorte de mélopée sourde et à se balancer en suivant la mesure de leur chant.

La contagion de la colère se répandit avec la rapidité d’un feu de paille.

Les prisonniers suivaient avec un poignant intérêt tous les détails de cette scène.

Un instant, au moment de l’intervention du Pawnee, ils avaient espéré que tout allait s’arranger, au moins provisoirement. Mais, maintenant, il devenait évident que les chances de salut diminuaient de minute en minute.

Beau Bill leur résumait tout ce qui se disait, et Mark Meagher prenait tant bien que mal des notes dans les ténèbres croissantes, — au jugé, comme il le fit remarquer.

« Je ne vois plus Flèche-Rouge, remarqua Armstrong.

— Il fera bien de ne pas se faire pincer ! répondit Charley. S’il y a un être qu’un Sioux déteste, c’est un Pawnee… de même qu’un Pawnee n’est pas fâché de jouer un tour à un Sioux… »

Cependant le vacarme augmentait d’instant en instant. Les danseurs abandonnaient graduellement le feu du conseil et se rapprochaient de la tente sacrée, en proférant d’effroyables menaces contre les prisonniers.

Au milieu des groupes, l’œil d’Armstrong retrouva bientôt le prétendu délégué aux plumes blanches, qui faisait autant de bruit à lui tout seul que tous les autres ensemble.

Il s’agitait, hurlait, sautait, et finit par se rapprocher de la porte du teepee.

Tout en se démenant, il beuglait en anglais d’une voix de Stentor :

« Sioux stupides ! Flèche-Rouge… tirer blancs d’ici… dans deux… trois… quarante minutes ! »

Comme pour accentuer sa promesse, un immense éclair venait de déchirer la nuit et, pendant une fraction de seconde, d’illuminer d’un jour bleuâtre tout l’intérieur de la tente.

Presque au même instant, un coup de tonnerre formidable éclata si près de terre, qu’il sembla se promener dans le camp et tout renverser sur le passage de ses ondes sonores.

Au moment même où il se produisit, le Pawnee, poussant un rugissement terrible, coupa d’un saut le cordon de gardes qui entourait le teepee.

Avant qu’aucun d’eux eût pensé à le repousser ou se fût seulement rendu compte de ce qui arrivait, il s’était jeté dans la grande tente et en avait fait retomber sur lui la lourde portière de peau.

Tout le monde dans le teepee se tenait immobile.

Un grand silence s’était fait. Les Indiens, saisis d’une terreur superstitieuse, avaient suspendu leurs danses et leurs vociférations.

Dans ce silence, grandit subitement un sifflement aigu, prolongé, comme une sorte de piaulement atmosphérique accourant du fond de l’horizon, balayant les tentes et s’engouffrant dans le teepee avec un tourbillon de sable et de poussière.

« L’ouragan ! murmura Charley après avoir un instant écouté. Je connais sa voix !…

— Oui, répondit Flèche-Rouge, grand ouragan !… Jeter par terre camp, grand teepee, tout !… Nous courir rivière, sauter dedans, nager. — Hip ! bip ! hip !… »

Et, de fait, le cyclone mugissait déjà et commençait d’agiter le teepee de secousses de plus en plus violentes.

Charley entr’ouvrit la portière.

Au dehors, les ténèbres étaient profondes, les étoiles voilées, l’air chargé de tourbillons de poussière, le feu du Conseil dispersé à tous les vents.

Les Indiens semblaient avoir disparu jusqu’au dernier, et les sentinelles elles-mêmes avaient abandonné leur poste ou étaient invisibles dans la tourmente.

« C’est le moment ou jamais ! s’écria Charley en s’élançant dans la nuit. Droit à la rivière !… »

Tous le suivirent.

À l’instant même où ils s’enfonçaient dans les ténèbres, une voix humaine se mêla à celle de l’ouragan.

« Sur la gauche !… criait la voix, — celle du Chef au bracelet d’or.

— Adieu, ami ! » répondit Armstrong.

Et les voilà partis, se dirigeant tant bien que mal vers le cours d’eau, obligés de se tenir par le bras pour lutter contre le vent, aveuglés par la pluie et la grêle, pataugeant dans des fondrières, jetés à tout instant l’un contre l’autre, mais protégés par la violence même de la tempête.

Obligés de se tenir par le bras pour lutter contre le vent.

Une heure plus tard, ils avaient passé la rivière à la nage et, se guidant sur les étoiles qui avaient reparu, ils marchaient vivement vers le sud-est à travers la prairie sans bornes.


CHAPITRE XVI
AU BIVOUAC


À quelques jours de là, par une nuit étoilée mais sans lune, le commandant Saint-Aure, la face hérissée d’une barbe d’une semaine, était étendu dans sa tente sur une peau de buffle. Presque à ses pieds brûlait en plein-air un bon feu de bois sec, et, sur un tronc d’arbre auprès de ce feu, Jim Saint-Aure fumait sa pipe en tirant les oreilles de Zieten, l’un des deux grands lévriers.

De tous côtés ce n’étaient que feux pareils, autour desquels des soldats fatigués d’une longue marche s’étaient groupés selon leurs goûts, et, comme les deux frères, devisaient en fumant. Plus loin, c’étaient des lignes de tentes blanches, puis la masse sombre des chevaux attachés à leurs piquets, et celle des voitures de train.

Tout à coup on entendit dans la nuit un Qui vive ? sonore. Il y eut des va-et-vient, des questions. L’adjudant Peyton fut appelé sur la lisière du camp.

Il revint bientôt en courant et tout joyeux vers la tente du commandant.

« En voici bien d’une autre, cria-t-il. Le jeune Armstrong, en compagnie de Mark Meagher et de deux guides !… Ils sont au corps de garde, les pauvres diables, à demi nus et aux trois quarts morts de faim, arrivant de chez les Sioux !

— Armstrong ! fit le colonel se levant aussitôt. L’heureuse nouvelle que vous m’annoncez là, et comme je serai content de lui serrer la main, au pauvre garçon ! »

Mais, tout à coup, revenant au sentiment de ses devoirs officiels :

« Vous allez le mettre aux arrêts et lui interdire toutes communications, lieutenant reprit-il d’un ton froid. Commencez, bien entendu, par faire donner à lui et à ses compagnons tout ce qui peut leur manquer, ajouta-t-il, puis vous reviendrez me dire s’ils sont en état d’être interrogés. »

L’adjudant tourna sur ses talons, immédiatement suivi de Jim Saint-Aure, et il revint vers le poste où il avait laissé les fugitifs.

Le lieutenant Peyton ne goûtait pas très fort la commission dont il était chargé. Il connaissait assez son commandant, toutefois, pour savoir que c’était là pure question de forme et de discipline ; aussi mit-il à s’acquitter de son devoir toute la délicatesse possible.

« Mon cher Armstrong, dit-il à l’oreille du jeune homme, la consigne est de vous garder aux arrêts ; mais il va sans dire que si je puis vous être agréable en quoi que ce soit…

— Cela vous est très facile, répliqua Frank en riant : à dîner d’abord, voilà ce qu’il nous faut ! Il y a quinze heures que nous n'avons rien mis sous la dent.

La nouvelle s’était rapidement répandue dans le camp, et, de tous côtés, officiers et soldats accouraient pour voir le revenant. Mais ils devaient se contenter de l'examiner à distance et faisant honneur de son mieux, avec ses compagnons, au dîner substantiel que le capitaine Jim, mieux avisé que les autres, s’était tout d’abord occupé de leur faire servir.

Une heure plus tard, le sous-lieutenant Armstrong, restauré par ce repas, rafraîchi par des ablutions copieuses, équipé des pieds à la tête et presque aussi dispos que s’il sortait du meilleur lit, était introduit chez le colonel Saint-Aure, qui l'attendait dans sa tente.

« Eh bien, monsieur, lui dit le commandant d'un ton sévère, vous voici de retour de vos caravanes ?

— Oui, mon colonel, répondit Frank d’un accent modeste mais ferme.

— Vous avez quitté votre détachement pour suivre une piste ?

— Oui, mon colonel.

— Au rapport de votre supérieur hiérarchique, vous n’étiez autorisé à vous absenter que trois jours. Pourquoi avez-vous dépassé ce délai ?

— Parce que j’ai entrevu la possibilité de vous rapporter des nouvelles importantes. »

« Eh bien ! vous voici de retour ! » (Page 64.)


Le commandant jeta un regard pénétrant sur le jeune homme.

« Et ces nouvelles, vous les apportez ? lui demanda-t-il en dardant les yeux sur son visage.

— Oui, mon colonel.

— Je vous écoute.

— Les nouvelles, les voici, mon colonel. Les Dakotas se préparent à conclure avec les tribus voisines, et peut-être avec les Pieds-Noirs, une ligue nombreuse et redoutable. Ils ont à leur tête un chef instruit, brave, puissant par la fortune et l’intelligence, qui a des idées plus pratiques et plus saines que les autres. Ce chef a essayé de leur faire comprendre qu’il leur faudrait du temps pour se discipliner, s’unir et se rendre forts. Ses tendances, je crois pouvoir l’affirmer, sont plutôt conciliatrices que belliqueuses ; il voudrait arriver à traiter avec le gouvernement de l’Union sur des bases favorables, plutôt que se mettre en révolte ouverte. Mais il n’a pas été écouté, et c’est le parti de la guerre qui l’a emporté. Toutefois, comme il est incontestablement supérieur à tous les autres chefs indiens, par l’instruction, par le sang-froid, par la bravoure, je ne doute pas qu’il ne se trouve amené par la force des choses à prendre le commandement, et ce ne sera pas, je le crains, un adversaire à dédaigner. Vous le comprendrez, colonel, quand je vous aurai dit qu’avant quelques semaines, les Dakotas recevront du Canada des canons, des fusils à tir rapide, des munitions copieuses. Mais, en ce moment, ils sont encore isolés, mal armés, mal organisés. Une marche immédiate pourrait, je crois, les surprendre et écraser dans l’œuf la révolte qui se prépare… »

Le colonel s’était levé et avait fait deux ou trois tours dans la tente.

« Et d’où tenez-vous ces renseignements ? reprit-il d’un ton presque affectueux en inclinant vers le jeune officier sa tête pensive.

— Je suis allé les chercher dans le camp de l’Ours-qui-se-tient-debout, fit simplement Armstrong.

— Vraiment ! Vous avez fait cela ? c’est là que votre piste vous a conduit ?… s’écria le colonel, incapable de garder plus longtemps son masque officiel, et pressant chaleureusement dans les siennes les mains du jeune homme. Racontez-moi tout, mon cher enfant… »

Et, le faisant asseoir avec lui sur sa peau de buffle, l’invitant à allumer un cigare, il écouta dans tous ses détails le récit de l’expédition. Armstrong ne lui cacha rien, excepté le nom de Mac Diarmid.

Puis les questions recommencèrent, spécialement sur la force probable des Dakotas, leur nombre, leur armement. Enfin, quand le colonel n’eut plus rien à apprendre, il se décida à congédier le sous-lieutenant.

« Maintenant, allez vous reposer, mon cher enfant, lui dit-il en lui serrant cordialement la main. Mon frère vous donnera l’hospitalité… Dormez bien, vous aurez besoin de toutes vos forces, pour compléter le service que vous venez de rendre à l’État.

Le colonel Saint-Aure, resté dans sa tente, s’était promené silencieusement de long en large pendant quelques minutes. Puis, s’asseyant devant une petite table-pliant portative, il traça rapidement quelques lignes sur une feuille de papier et fit appeler l’adjudant Peyton.

Quelques minutes plus tard, le clairon sonnait l’assemblée, et l’ordre suivant était lu par les sergents et les maréchaux des logis à la tête des compagnies :

« Demain matin, à trois heures, paquetage général pour la levée du camp. À quatre heures, le boute-selle. Le train des équipages restera en arrière. Chaque homme prendra huit jours de vivres. Ce soir, l’extinction des feux sera avancée d’une heure. »

Et, comme les officiers, cette lecture une fois faite, s’empressaient autour du commandant pour savoir les nouvelles :

« Messieurs, leur dit-il, nous allons avoir de l’ouvrage. Les Indiens sont près d’ici, et en force. En essayant d’aller leur casser les reins sans attendre la colonne du fort Laramie, il ne faut pas se dissimuler que nous allons jouer une grosse partie. Mais nous la gagnerons, pourvu que chacun fasse son devoir, comme j’y compte ! »


CHAPITRE XVII
UNE GARNISON DE DAMES


Mistress Saint-Aure était assise sur sa chaise basse, dans le cabinet de son mari, et tricotait en silence une paire de bas de laine qu’elle destinait à de pauvres Indiens récemment recueillis au fort Lookout. Auprès d’elle, Nettie Dashwood, pâle et amaigrie, avec ses cheveux blonds bouclant sur ses tempes transparentes, était à demi couchée dans un grand fauteuil à bascule.

L’automne s’avancait. Un grand feu de bois flambait dans la vaste cheminée. Au dehors, le ciel était gris et triste. Le champ de manœuvre, naguère si brillant et si animé, était maintenant désert. Le gazon, d’ordinaire, si uni, y poussait de place en place des touffes épaisses et jaunes. Les petites corbeilles de fleurs dont il était bordé étaient desséchées et couvertes de feuilles mortes. Les casernes elles-mêmes avaient un aspect poussiéreux et morne. Nulle part on n’apercevait une sentinelle, si ce n’est à l’entrée du corps de garde et devant la porte du quartier-maître. Tout le fort avait un air d’abandon et de négligence.

Miss Dashwood, attristée par ce spectacle et sans doute aussi par les gémissements plaintifs du vent dans la cheminée, n’avait pas la force de dire un mot. Elle était à peine convalescente et ne se levait que depuis deux ou trois jours. Tout à coup mistress Saint-Aure l’entendit pousser un gros soupir, et, levant les yeux sur elle, elle vit la pauvre enfant tout en larmes.

Elle eut bientôt fait de laisser tomber sa laine et ses aiguilles, de jeter ses bras autour du cou de la petite malade et de lui prodiguer des caresses toutes maternelles.

« Allons, ma chérie, disait-elle, ce n’est pas raisonnable. Il ne faut pas pleurer de la sorte… cela n’a jamais servi à rien. »

Et, tout en parlant ainsi, elle commença, elle aussi, de mêler ses larmes à celles de Nettie.

« Oh ! disait la petite malade en sanglotant, c’est si affreux cette attente sans fin !… sans une ombre de nouvelles !… Je ne puis pas me décider à croire qu’il soit mort !… je ne le puis pas !… Et pourtant ! »

Mistress Saint-Aure, essuyant ses yeux, commença de raisonner de son mieux la fillette. Les nouvelles ne pouvaient pas tarder longtemps encore. Sans nul doute, la colonne serait bientôt de retour, car elle ne se laisserait sûrement pas surprendre par l’hiver dans la plaine.

« Et vous croyez, chère mistress Saint-Aure, qu’il pourrait bien être avec les autres ?

— Sans doute… En somme, il n’y pas a eu de nouvelles positives de sa mort. Tout ce qu’on sait, c’est qu’il s’est engagé dans une expédition hasardeuse… Mon mari en a fait autant deux ou trois fois dans sa vie, et vous voyez bien qu’on en revient.

— Comme je suis égoïste ! s’écria la jeune fille. Comme c’est mal à moi de vous ennuyer de mes chagrins, vous qui avez déjà tant d’inquiétudes, chère mistress Saint-Aure !… Pardonnez-moi. Je ferai mon possible pour être plus sage… Quel embarras je vous donne, mon Dieu !…

— Mais non, ma chère enfant, vous ne me donnez aucun embarras. Au contraire, je puis vous assurer que j’aurais senti bien plus douloureusement encore mon isolement, si je n’avais pas été occupée de vous… Ah ! Nettie, vous ne pouvez savoir ce que c’est que d’être la femme d’un soldat, et de passer des semaines et des mois à le savoir en péril, à espérer et à craindre des nouvelles, à attendre l’arrivée du courrier et à ne pas oser ouvrir ses lettres.

— Chère mistress Saint-Aure, reprit Nettie en élevant jusqu’à ses lèvres la main de la jeune femme, pardonnez-moi mon enfantillage. Je viens d’être malade, voyez-vous, et il ne faut pas m’en vouloir si je me laisse aller à pleurer ainsi…

— Allons ! c’est fini, ne parlons plus de tout cela, fit mistress Saint-Aure en se levant et en faisant un effort pour paraître gaie. Nous sommes folles toutes deux, Nettie, et nous nous tourmentons sans sujet. »

En parlant, elle s’était machinalement approchée de la fenêtre et jetait un regard distrait dans la cour du fort. « Tiens ! dit-elle tout à coup, que nous veut donc mistress Peyton ? La voici qui vient en courant, et les cheveux tout en désordre, sans chapeau… il faut qu’il soit arrivé quelque chose… »

Elle alla vers la porte et l’ouvrit. Presque au même instant on entendit la voix de mistress Peyton dans l’escalier.

« Elsie, ma chère !… ils arrivent !… Les voilà ! » criait-elle.

Et la jeune femme, hors d’haleine, fit irruption dans l’appartement.

« Voyez donc, » dit-elle en allant vers la fenêtre et montrant la prairie par delà le grand terrain de manœuvre.

Mistress Saint-Aure regarda avec attention et aperçut deux formes allongées, comme des petits chevaux de course allant ventre à terre, qui se rapprochaient du fort.

Du premier coup d’œil, elle avait reconnu les deux grands lévriers de son mari, partis avec lui, et maintenant de retour. Un cri joyeux s’échappa de ses lèvres.

« Des nouvelles !… des nouvelles !… dit-elle à Nettie en se jetant à son cou.

— Des nouvelles ?… Comment ?… demanda la pauvre fille sans comprendre.

— Mais oui, ma chère, ce sont les lévriers du colonel. Il les envoie toujours devant lui avec une lettre pour moi, quand il est sur le point de rentrer au fort ! »

Cependant les deux lévriers avaient déjà bondi par-dessus le fossé. Ils arrivaient à fond de train à travers le champ de manœuvre. Bientôt ils furent dans la cour. Mistress Saint-Aure avait ouvert la fenêtre.

« Zieten !… Brown !… Ici ! » fit-elle.

Et les deux nobles bêtes, folles de joie en entendant cette voix amie, ne firent qu’un saut dans l’escalier, pour retomber dans le salon, haletantes et bondissantes.

Elle eut quelque peine à prendre possession du papier.

Leurs mouvements étaient si frénétiques, leur ardeur à lécher les mains de mistress Saint-Aure si emportée, qu’elle eut quelque peine à prendre possession du papier attaché au collier de Zieten. Elle y parvint pourtant et, l’ouvrant aussitôt, elle lut à haute voix :

« À Mistress Saint-Aure, au fort Lookout.


« Du champ de bataille du Petit-Missouri, 12 octobre.

« Tout va bien. Rencontré les Sioux à six milles de l’Estacade de Mauley, sur les indications d’Armstrong qui a fait des prodiges et à réussi à s’échapper du camp de l’Ours-qui-se-tient-debout où il avait eu l’audace de s’introduire… »

« Nettie, ma chère, est-ce que vous vous trouvez mal ? demanda ici mistress Peyton en frappant dans les mains de la jeune fille qui avait poussé un cri et était devenue toute blanche.

— Non… ce n’est rien… lisez… la joie seulement… » fit-elle du geste autant que de la voix, en suppliant mistress Saint-Aure de reprendre sa lecture.

« … Profité de l’occasion sans attendre la colonne annoncée du fort Laramie. Sioux taillés en pièces. Perdu trente-huit hommes, dont deux officiers, le lieutenant Graham et le sous-lieutenant Hewit, Peyton sain et sauf, Armstrong blessé d’une flèche au bras. Serons au fort le 18 courant, si le temps se maintient au beau.

« B. St-A. »

« Le 18, et nous sommes au 14… Dans trois jours ! dit joyeusement mistress Peyton.

— Il est blessé, murmura Nettie d’une voix tremblante, mais alors peut-être…

— Mais non, petite folle, reprit mistress Saint-Aure, puisqu’on vous dit que c’est au bras… »

Ici mistress Peyton s’écria :

« Brown a aussi une lettre !… Regardez donc, Elsie ! »

En effet, le second lévrier avait une petite bande de papier très étroite attachée à son collier.

Elle fut immédiatement détachée, ouverte et se trouva porter cette adresse- :

« Miss Nettie Daslvwood, au fort Lookout.

« Je vous en prie, lisez-la pour moi, dit l’enfant, je ne pourrais pas reconnaître une seule lettre. »

C’était un billet de huit ou dix lignes, ainsi conçu :

« Le blanc-bec s’est conduit comme un héros. Blessure légère et sans danger. J’ai cru, à tort peut-être, devoir garder votre secret, et je suis bien obligé de confesser que le pauvre garçon, à qui rien encore n’a pu ouvrir les yeux, ne paraît pas se douter de son bonheur. Il semble croire que votre cousine Juliette doit être tout pour lui comme par le passé. Si j’avais pu parler, peut-être son cœur aurait-il trouvé sa vraie voie. Mais vous m’avez fait promettre de me taire, et, s’il n’est pas éclairé, c’est votre faute et non la sienne en vérité. J’enrage pourtant que de lui-même son cœur ne soit pas déjà tout à vous. Faut-il l’aider ?

Jim St-A. »

Les deux dames s’étaient remises à causer de la grande nouvelle en relisant la lettre du commandant. Tout entières à la joie de savoir leurs maris sains et saufs et sur le point de rentrer au fort, elles ne remarquèrent pas d’abord le changement subit qui s’était produit en Nettie.

La petite malade s’était redressée ; ses joues avaient repris leur couleur, ses yeux brillaient d’un éclair singulier.

À peine mistress Peyton se fut-elle retirée :

« Chère mistress Saint-Aure, dit-elle en se levant et en venant embrasser la jeune femme, tout bien pesé, mon devoir est de quitter le fort sans retard. »

Son amie la regarda avec stupéfaction.

« Quitter le fort, ma mignonne !… à peine convalescente comme vous l’êtes !… Et pourquoi cela, grand Dieu ? demanda-t-elle.

— Il le faut. Je ne dois pas être là quand ils arriveront, fit-elle en cachant sa petite figure dans les bras de mistress Saint-Aure.

— Mais c’est de la folie !… Vous ne pouvez songer sérieusement à un pareil projet, Nettie.

— Il le faut, reprit l’enfant d’un ton résolu, et, si vous m’aimez, vous m’aiderez à partir sans délai. D’une part, je ne peux avoir à subir la compassion de personne, et, de l’autre, je ne dois rien faire ni laisser faire dont Juliette puisse jamais avoir à se plaindre.

— Juliette, s’écria mistress Saint-Aure, c’est à Juliette que vous vous sacrifieriez. — Ah ! mon enfant, quelle erreur est la vôtre si vous croyez qu’elle a jamais pu penser sérieusement au sous-lieutenant Armstrong !

— Peu importe, répartit Nettie, s’il y pense encore, lui !… »

Mistress Saint-Aure se dit que Jim, en ne disant rien à Frank, avait été bien maladroit, mais elle comprit qu’il n’y avait pas à lutter contre la décision de Nettie.

« Moi qui me faisais une fête de vous garder jusqu’à la Noël et de vous ramener à New-York avec nous ? Vous voulez donc partir toute seule ? »

Nettie fit un signe affirmatif.

« Et quand cela ?

— Demain, — aujourd’hui même, si c’est possible.

— Je devrais vous refuser, ma mignonne. Mais je ne m’en crois pas le droit ; le meilleur moyen de montrer à ses amis qu’on les aime, c’est d’agir selon leurs désirs… Je vais donc, mais non sans regret, donner l’ordre de tout préparer, et demain mistress Peyton et moi nous vous accompagnerons jusqu’à la station. Il est trop tard aujourd’hui. Vous savez que c’est un voyage de sept heures. Encore faut-il que le commandant par intérim ne nous refuse pas une escorte… »

Pour toute réponse, Nettie embrassa tendrement mistress Saint-Aure, et les choses restèrent ainsi convenues.

Trois jours plus tard, quand le 12e dragons, tout couvert de poussière et de boue, suivi de ses ambulances, et traînant après lui un cortège de prisonniers indiens et de chevaux tenus en laisse, entra au fort Lookout, — Nettie Dashwood était déjà à des centaines de milles sur la ligne du Pacifique, roulant dans un wagon-salon en compagnie de deux dames auxquelles le chef de train l’avait présentée, et regardant tristement, mais avec un sentiment de fierté satisfaite, défiler devant la portière dans le crépuscule qui montait, les bois sombres et les prairies sans fin.


CHAPITRE XVIII
LE COMBAT DU PETIT-MISSOURI


L’affaire avait été chaude et rude entre la colonne du fort Lookout et les deux mille Sioux commandés par le Chef au bracelet d’or.

À peine la ligne noire des Indiens avait-elle été signalée à l’horizon sur la rive gauche du Petit-Missouri, que le colonel Saint-Aure, faisant sonner le boute-selle, avait donné l’ordre de marcher en avant et était venu disposer ses troupes en équerre sur un pli de terrain élevé de quelques mètres au-dessus de la plaine.

De leur côté, les Peaux-Rouges, observant ces mouvements, étaient montés à cheval et s’étaient élancés au galop vers l’ennemi en poussant des cris terribles.

Selon les prévisions d’Armstrong, Mac Diarmid s’était cru moralement obligé d’accepter le commandement d’une entreprise dont il comprenait pourtant mieux que personne la folie. Averti par ses éclaireurs de l’approche de l’armée fédérale, moins de huit jours après l’évasion de Frank et de Meagher, il n’avait eu que le temps de faire filer femmes et enfants vers le Canada, tandis que les hommes allaient tenter de protéger cette retraite.

Il ne pouvait s’abuser sur l’issue d’une lutte qu’on ne leur avait laissé le temps ni d’éviter ni de préparer. Mais le sort en était jeté ; il n’était pas homme à reculer. Les Indiens n’avaient pas d’artillerie ; à peine possédaient-ils quelques fusils et cinq à six barils de munitions. Leur résolution n’en était pas moins indomptable, et, dans tout le camp de l’Ours-qui-se-tient-debout, pas une voix ne s’était élevée pour conseiller la fuite.

Seul, assurément, Mac Diarmid, surpris par l’imminence de l’attaque, comprenait l’étendue du danger qui menaçait les Sioux. La ligue qu’il avait rêvée aurait nécessité des semaines ou tout au moins des jours de préparation, et c’est à peine s’il avait quelques heures. Mais il avait trop le sentiment de sa responsabilité dans le désastre qu’il voyait presque inévitable, pour chercher à s’en dégager.

Soutenu toutefois par une confiance inébranlable dans ce que l’on peut appeler l’imprévu des batailles, il se disait que peut-être des circonstances favorables pourraient surgir, que les Indiens étaient individuellement des combattants incomparables, et qu’en tous cas il ne fallait rien négliger de ce qui était encore possible pour conjurer un désastre complet.

Il se hâta donc d’envoyer des ambassadeurs aux tribus voisines qu’il comptait entraîner avec lui, et, pour son compte, il se mit à la tête des Sioux.

Il aurait voulu pouvoir rester sur la défensive en profitant des mouvements de terrain qui abritaient ses cavaliers. Attendre l’ennemi, le forcer à se rapprocher assez pour que le combat pût avoir lieu corps à corps, eût été le salut. Mais une telle manœuvre était contraire à tout ce qui, pour les Indiens, représentait le courage. Ils n’avaient pas voulu la comprendre et avaient préféré se ruer héroïquement, mais follement, sur l’ennemi.

En moins de dix minutes, il n’y eut plus entre les deux armées qu’un intervalle de deux à trois mille mètres.

Dans cette plaine nue, à peine accidentée de loin en loin de quelques broussailles, toute la scène se développait comme sur une de ces cartes à vol d’oiseau où toutes les lois de la perspective sont foulées aux pieds.

À ce moment, le colonel Saint-Aure donna l’ordre de pointer avec soin les deux pièces que deux vigoureux attelages traînaient au grand trot à son arrière-garde, et commanda le feu.

Le premier effet de cette décharge fut foudroyant. À peine les Indiens avaient-ils vu tomber au milieu d’eux, à une distance si disproportionnée de la portée de leurs arcs et de leurs vieilles armes à feu, deux obus dont presque chaque éclat porta coup, que la plupart d’entre eux s’arrêtèrent tout net et semblèrent sur le point de lâcher pied.

Les troupes fédérales virent alors un cavalier, dont le manteau brodé d’or brillait au soleil parmi les lainages plus sombres de ses hommes, les exhorter, les soutenir, les pousser, les rallier et, finalement, puisqu’il n’y avait plus que cela à faire, les remettre en marche et précipiter leur élan.

Quelques minutes s’écoulèrent pendant lesquelles les canons furent rechargés, et les deux armées se rapprochèrent encore de cinq à six cents mètres. Puis il y eut une nouvelle volée des deux pièces, et de nouveau la ligne des Indiens subit comme une ondulation.

Mais cette fois le cavalier au manteau d’or s’attendait à la chute des obus. Au moment précis où il avait aperçu la fumée du canon, il s’était dressé sur ses étriers en poussant un hurrah ! sauvage, et éperonnant son cheval, il avait entraîné ses troupes par son exemple.

Désormais les Indiens étaient aguerris au canon, et les cinq décharges successives qu’ils eurent à essuyer, tout en leur mettant une centaine d’hommes hors de combat, furent impuissantes à arrêter leur marche.

Le commandant Saint-Aure, placé au milieu de l’angle droit formé par ses troupes, ne put refuser son admiration à l’intrépide attitude de ses adversaires et de leur chef ; il vit le moment où les Indiens allaient déboucher sur son aile gauche. Néanmoins, il contint du geste l’ardeur de ses hommes qui, bouillant, d’impatience, voulaient, eux aussi, se jeter en avant, et il exigea qu’ils restassent l’arme au bras, immobiles comme un mur, tandis que la marée humaine se rapprochait de plus en plus.

Les Peaux-Rouges n’étaient pas à huit cents mètres. Des balles, des flèches même venaient tomber aux pieds des fédéraux.

Tout à coup le commandant leva son épée.

À ce signal convenu, son aile droite, exclusivement composée de cavalerie sous les ordres du major Westbrooke, s’ébranla avec un piétinement sourd pour prendre les Indiens en flanc.

Dès lors ce fut un combat corps à corps. Les dragons avec leurs revolvers avaient aisément raison des Peaux-Rouges, qui en étaient réduits à se servir de leurs flèches comme de piques, car la mêlée était trop épaisse pour que leurs lances fussent d’aucun secours. Quelques-uns pourtant, notamment la Lune-Rousse et le Cheval-Américain, étaient doués d’une force si herculéenne qu’ils faisaient le vide autour d’eux. Il y eut des épisodes terribles, comme, par exemple, au moment où Tatouka se glissant sous le ventre du cheval monté par le sous-lieutenant Hewitt, réussit à saisir le malheureux jeune homme par la jambe, à le précipiter à terre et à lui plonger dans la poitrine son couteau à scalper, pour se voir presque aussitôt frappé de cinq à six balles et mourir, mais mourir vengé.

Il y eut aussi des incidents grotesques, entre autres le galop échevelé que prit le lieutenant Van Dyck à un moment où il se vit serré de près par le Chef au bracelet d’or. Mac Diarmid avait reconnu son dénonciateur et accourait l’épée haute, quand une balle perdue vint couper le jarret à son beau cheval gris de fer et le mettre à pied. Mais Cornélius était trop bien lancé pour s’arrêter et fut bientôt hors d’atteinte.

Frank Armstrong, en tête de ses hommes, et qui avait l’un des premiers pénétré dans le carré des Indiens, se trouva un moment engagé dans un combat corps à corps avec l’Ours-qui-se-tient-debout et n’échappa que par miracle à un terrible coup de massue que lui destinait son adversaire. Il venait de recevoir une flèche dans le bras gauche et ne pouvait plus se servir que de sa main droite, mais par un effort de volonté, guidant son cheval par la seule pression des genoux, il riposta d’un coup de revolver si bien ajusté, que le chef des Dakotas s’abattit comme une masse et ne bougea plus.

L’attention de Frank était toute pour le Chef au bracelet d’or qui tenait bon à cent mètres de lui. Il lui souhaitait de mourir les armes à la main. Le sort qui lui était réservé s’il eût été fait prisonnier, l’épouvantait. D’autre part, Charley du Colorado avait déjà eu raison de la Lune-Rousse en lui déchargeant sa carabine dans la tête presque à bout portant, et le Cheval-Américain, serré de près par quatre dragons, venait d’être désarmé. Aussi la chute de l’Ours-qui-se-tient-debout fut-elle le signal d’une débandade générale. Les Indiens, réduits de moitié, démoralisés, pressés de toutes parts par les troupes fédérales, ne résistaient plus que faiblement. Les uns après les autres ils jetaient leurs armes, ou, tournant la tête de leurs chevaux vers le nord, ils prenaient la fuite.

Presque seul, un petit groupe d’enragés continuait de résister avec acharnement, quoique sans espoir, et c’était aux côtés du Chef au bracelet d’orque cet effort désespéré se faisait. Ceux-là étaient armés à l’européenne et faisaient éprouver aux dragons des pertes sérieuses. Mais peu à peu le cercle se resserrait autour d’eux. Mac Diarmid, qui perdait son sang par deux blessures, avait peine à se tenir debout ; ses hommes allaient être accablés par le nombre, écrasés ou réduits à se rendre, quand tout à coup on put voir un homme à la barbe rousse, dans le costume national des Highlanders d’Écosse, se précipiter sur le Chef au bracelet d’or, l’empoigner à bras le corps, et, le jetant en travers de son propre cheval devant lui, comme un sac inerte, l’emporter au galop et s’élancer vers le nord…

Evan Roy emporta le Chef au bracelet d’or en travers de son cheval.

Armstrong put encore se rendre compte de l’incident. N’était-ce que le corps du Chef au bracelet d’or qu’Evan Roy avait si prestement enlevé dans son audacieuse retraite ? C’était bien probable. Il n’était que trop visible que Mac Diarmid n’avait pas voulu survivre à ce désastre.

Ce fut le dernier acte de la bataille. Ce qui restait d’indiens prit la fuite. L’engagement n’avait pas duré deux heures, mais il avait été des plus meurtriers.

Ce n’étaient de tous côtés que des cadavres défigurés, blessés gémissants, chevaux éventrés, mares de sang.

Le commandant Saint-Aure ne permit pas à ses troupes de poursuivre les fuyards. Il savait que son but était atteint désormais, et que la ligue projetée ne se relèverait pas d’un tel coup. Aussi n’eut-il pas plus tôt vu la position conquise, qu’il fit sonner la cessation du feu, et l’assemblée pour l’appel.

Les troupes en ligne et les pertes vérifiées, il se trouva qu’une soixantaine d’hommes manquaient : vingt-deux d’entre eux n’étaient que blessés plus ou moins grièvement ; les trente-huit autres étaient morts.

On crut quelque temps que Cornélius Van Dyck était du nombre. Personne ne l’avait vu depuis une demi-heure, et l’on se disposait déjà à le porter sur les contrôles, quand il reparut tout à coup démonté et fort pâle.

Son cheval, racontait-il, avait été tué sous lui, et il avait manqué plusieurs fois être scalpé par les Peaux-Rouges.

Malheureusement pour la vraisemblance de cette version, le cheval fut retrouvé deux heures plus tard par les ambulanciers, mort en effet, mais à trois cents mètres au moins du théâtre de l’action, et avec une halle de revolver dans la tête, derrière l’oreille.

Cette histoire acheva Cornélius dans l’esprit du régiment. Plusieurs officiers déjà avaient cessé de lui parler à la suite de son affaire avec Frank Armstrong. De ce jour, c’est à peine s’il s’en trouva un ou deux pour entretenir avec lui la moindre relation, et ce fut pour lui conseiller de résigner sa commission.

« Croyez-moi, mon cher, lui disait, le soir même, le capitaine Gruntey en vidant avec lui un bol de punch sous la tente, le régiment va devenir « trop chaud » pour vous, n’y restez pas. Il n’y a peut-être pas de votre faute en tout ceci, mais les apparences vous sont défavorables, et tout le monde est du parti de ce petit intrigant d’Armstrong. On ne lutte pas contre ces courants-là, et mieux vaut céder tout de suite. »

Cornélius rentrait chez lui à la suite de cette conversation, quand, en passant près de la tente d’Armstrong, il entendit prononcer son nom, et, suivant une triste habitude qu’il avait toujours gardée, il écouta :

Mark Meagher causait avec le blessé.

Tout le jour il s’était tenu aux côtés du colonel Saint-Aure, remplissant ses yeux d’impressions et son carnet de notes. Le combat à peine fini, il s’était hâté de rédiger, sur l’arçon même de sa selle, un récit pittoresque au crayon, accompagné de croquis, que Charley du Colorado avait aussitôt emporté à bride abattue, pour gagner la station la plus voisine et expédier la missive au Herald.

Ce devoir professionnel rempli, le correspondant spécial était venu prendre des nouvelles de son ami.

« Bah ! laissons cela, disait Frank au moment où Cornélius s’arrêta près de la tente ; ce que fait ou ne fait pas M. Van Dyck n’est pas notre affaire.

— Avez-vous vu ce diable de Mac Diarmid, comme il se battait ?

— Un vrai lion. J’ai bien cru un instant qu’il allait être fait prisonnier.

— Oh ! il n’y avait pas de danger ! Il se serait plutôt fait hacher. Il savait trop ce qui l’attendait.

— Oui, je suis bien heureux qu’il n’ait pas été pris… même si, comme je n’ai que trop lieu de le craindre, c’est seulement son cadavre qu’Evan Roy a réussi à enlever… Et après tout, la mort d’un soldat, c’est encore la plus belle fin à lui souhaiter ! Il ne pourrait guère ni se condamner à vivre chez les Sioux, ni revenir au milieu de nous… Quel malheur que ce garçon si brave, si bien doué, se soit trompé de route !…

— Oui, il ne faudrait pas beaucoup d’officiers pareils dans une armée pour en faire la première du monde. Croyez-vous qu’il n’ait été reconnu de personne ?

— J’en suis sûr. D’abord sa peinture de combat le déguisait à merveille, et puis, nous seuls le connaissons de vue. Comment aller imaginer, quand on n’est pas prévenu, que le Chef au bracelet d’or soit un ancien cadet de West-Point ?

— C’est, en effet, assez original. Par parenthèse, vous devriez bien me permettre de raconter cela dans le Herald.

— Non, mon cher Meagher, je vous en prie, n’en parlez pas ; faites cela pour moi. Au bout du compte, c’est à lui autant qu’à Flèche-Rouge que nous devons la vie. Sans son intervention, il est bien probable que nous eussions été expédiés bien avant l’ouragan. Encore si nous étions sûrs qu’il est mort, mais rien ne nous en donne la certitude. Evan Roy peut l’avoir rappelé à la vie. Il faut lui garder le secret. C’est pour nous une obligation d’honneur.

— Je le veux bien, mais rappelez-vous que je fais là à Mac Diarmid et à vous le plus grand sacrifice qu’il soit au pouvoir d’un journaliste de faire : garder pour soi une nouvelle aussi curieuse !

— J’apprécie le sacrifice à sa valeur, croyez-le bien, dit Frank en souriant.

— Allons, tâchez de bien reposer cette nuit, reprit le correspondant en se levant pour sortir. Le docteur dit que votre blessure n’a rien de grave, et le colonel va vous appliquer le meilleur des pansements : une citation à l’ordre du jour de l’armée. »

Cornélius s’empressa de s’esquiver pour ne pas être surpris.

« Tiens ! tiens ! se disait-il en rentrant chez lui, qu’est-ce que cette nouvelle histoire ? Armstrong et Meagher connaissent le Chef au bracelet d’or ?… Il faudra tirer cette affaire au clair et me renseigner sur ce Mac Diarmid. »


CHAPITRE XIX
UNE PARTIE DE BILLARD


On était à la veille des fêtes de Noël. Il y avait déjà deux mois que Cornélius Van Dyck, en présence de la réprobation unanime de son régiment, avait dû adresser sa démission au ministre de la guerre, et qu’il essayait de se consoler de ses malheurs en se jetant dans toutes les distractions que New-York peut offrir à un désœuvré. Ce soir-là, il était entré à l’Opéra Italien ; mais, à peine installé dans son fauteuil d’orchestre, il avait aperçu, à deux rangs devant lui, le commandant Saint-Aure, venu, lui aussi, à New-York avec sa femme pour y passer un congé rapide, et la vue seule de cette tête de Méduse avait suffi pour mettre en fuite l’ex-lieutenant.

Il lui semblait que, sur le rideau même de la scène, il venait de voir flamber en lettres de feu la note laconique ajoutée par son colonel en marge de la lettre de démission :

« Instamment recommandé au Ministre. L’armée a tout à gagner à la retraite immédiate de cet officier.

Signé. « B. Saint-Aure. »

« Allons faire une partie de billard, » se dit Van Dyck en quittant précipitamment l’Opéra et se réfugiant dans un grand café voisin.

Comme il cherchait dans la foule une figure de connaissance, son attention fut attirée par une voix familière à son oreille.

« Mon cher Meagher, vous allez me rendre au moins vingt-cinq points ! Vous savez que nous n’avons pas de billard au fort Lookout pour nous faire la main ! »

Le gros monsieur qui accompagnait ces mots d’un large rire n’était autre que le capitaine Striker.

Lui aussi il savait l’histoire de Cornélius. Il fallait encore battre en retraite. Sans compter que le malheureux ne se souciait guère de voir le regard tranquille du correspondant spécial se porter sur lui. Il connaissait aussi Mark Meagher de vue ; il avait lu dans le Herald sa fameuse lettre de trois colonnes en petit texte sous ce titre flamboyant :


L’OURS-QUI-SE-TIENT-DEBOUT !
Un Conseil de Guerre chez les Sioux.
Compte rendu in extenso par le correspondant spécial du Herald.


Il avait lu aussi un récit coloré du combat où Frank Armstrong s’était distingué, et où lui, Cornélius, avait gagné ses éperons de si étrange façon, et il n’éprouvait décidément aucune envie de voir ces pénibles souvenirs se dresser devant lui.

Aussi se disposait-il une fois de plus à s’esquiver sans bruit, quand il sentit tout à coup une main posée sur son épaule, tandis qu’une voix douce et grave lui disait :

« Enfin, je vous rencontre, monsieur Van Dyck… »

L’ex-lieutenant se tourna vivement, et se trouva en présence d’un grand jeune homme qu’il lui semblait bien vaguement avoir vu quelque part, mais sans pouvoir mettre un nom sur sa figure au teint mat, sur ses yeux noirs et chargés d’ironie, sur le sourire singulier de ses lèvres minces.

L’étranger était élégamment vêtu, sans aucune de ces hérésies qu’on trouve d’ordinaire dans la toilette d’un homme de sang mêlé, qu’il paraissait être. Chez lui point d’énorme chaîne, point de diamant à la cravate, point de bagues aux doigts. Sa redingote était d’une coupe irréprochable, ses mains correctement gantées, et Cornélius ne trouva pas, dans l’examen rapide auquel il se livra, le moindre prétexte où accrocher une critique.

Il y avait pourtant, sur la physionomie de son interlocuteur, un je ne sais quoi qui ne donna pas à Van Dyck le désir d’entrer en conversation avec lui, et il eut bientôt pris son parti.

« Je n’ai pas l’honneur de vous connaître, monsieur, » dit-il en se retournant pour sortir.

Mais, une fois encore, il se sentit retenu.

« C’est donc que vous avez la mémoire plus courte que moi, monsieur Van Dyck ! disait Mac Diarmid, — car c’était lui qui venait enfin de mettre la main sur l’homme qu’il haïssait depuis trois ans. Je vous connais, moi ! » ajouta-t-il en appuyant sur ce dernier mot.

Il parlait avec le plus grand calme et n’avait pas cessé de sourire ; mais l’ex-lieutenant n’en comprit pas moins qu’il y avait une querelle dans l’air.

Du reste, il n’avait pas la moindre idée de ce qui pouvait la motiver. Le fait n’a rien qui puisse surprendre, si l’on songe qu’il n’avait entrevu Mac Diarmid que deux fois dans sa vie : — la première à West-Point, à l’état de cadet, quant il l’avait fait surprendre fumant dans sa chambre ; la seconde, sous la peinture de guerre du Chef au bracelet d’or, et dans des conditions qui ne laissaient pas à Cornélius le plein exercice de ses facultés d’observation, attendu qu’il tournait les talons à son adversaire et détalait au plus vite.

C’est donc de très bonne foi, quoique d’un ton assez peu ferme, qu’il articula :

« Il faut que j’aie oublié… À qui donc ai-je l’honneur de parler ?

— Monsieur, reprit l’autre avec le même flegme, mais sans répondre directement, il m’est arrivé un jour de me trouver en compagnie de plusieurs jeunes gens récemment sortis de West-Point ; ils m’ont conté qu’un des cadets venait d’être expulsé, — privé de sa commission, monsieur, notez ce point, — sur le rapport d’un officier, un vil coquin, qui n’était même pas de service à l’Académie, qui n’avait rien à y faire, et qui n’aurait jamais dû y mettre le pied, — mais qui s’était constitué espion volontaire !… »

Van Dyck regardait son interlocuteur, et un souvenir plus précis commençait à se faire jour dans son esprit. Mais il jugea à propos de n’en rien témoigner.

« Eh bien, monsieur, demanda-t-il assez audacieusement, en quoi tout cela peut-il m’intéresser ?

— Le voici, répondit l’étranger. Je m’appelle Mac Diarmid. Comprenez-vous maintenant, monsieur ?… Et le vil coquin, l’espion qui a fait priver le cadet Mac Diarmid de sa commission, — le lâche qui a depuis dû renoncer à la sienne, — s’appelle Cornélius Van Dyck… »

Depuis un instant, Van Dyck avait glissé sa main droite dans la poche secrète située derrière sa hanche, où, selon l’usage américain, il portait un revolver. Quant à Mac Diarmid, tout en parlant sans élever la voix, il donnait à sa hotte vernie de petits coups d’une légère badine qu’il tenait à la main. Quoique ni l’un ni l’autre n’eût élevé la voix au-dessus du diapason d’une conversation ordinaire, il y avait dans leur attitude, dans leur physionomie, un je ne sais quoi qui avait immédiatement attiré l’attention, et un cercle de curieux s’ôtait formé autour d’eux.

Au moment où le mot lâche était tombé des lèvres de Mac Diarmid, et où son nom avait été prononcé, Van Dyck avait tiré la main de sa poche. Il leva son pistolet et fit feu, presque à bout portant, sur son adversaire…

Van Dyck leva son pistolet.

Mais, en même temps que le coup de revolver, on entendit comme un coup de fouet. C’était la badine de Mac Diarmid qui, plus rapide que l’éclair, cinglait les doigts de Cornélius et faisait tomber son arme à terre, puis aussitôt, d’un coupé et d’un revers, lui zébrait les deux joues de deux lignes blanches.

Tout cela fut l’affaire d’une seconde. L’instant d’après, plusieurs personnes s’étaient jetées sur Van Dyck et le tenaient en respect.

Personne n’avait touché Mac Diarmid.

Cornélius s’empressa de profiter de son impuissance manifeste pour vomir contre son ennemi toutes les insultes que son imagination put lui suggérer, — tandis que Mac Diarmid, calme et toujours souriant, le considérait avec dédain.

À ce moment, un homme à larges épaules, et à la barbe rousse, qui n’était autre qu’Evan Roy, sortit de la foule, ramassa tranquillement le revolver qui était à terre et se mit en devoir d’en retirer toutes les capsules qui n’avaient pas servi.

Van Dyck avait été relâché maintenant par les pacificateurs bénévoles qui s’étaient interposés, et, la face toujours marquée de deux longues lignes livides, qui contrastaient avec le ton rouge de sa face congestionnée, il regardait autour de lui d’un œil hagard…

C’était à croire que tout le fort Lookout s’était subitement donné rendez-vous à New-York pour assister â sa honte. Il y avait là le capitaine Saint-Aure, le capitaine Striker, le capitaine Burke, le lieutenant Armstrong, — stupéfait à part lui de l’audace de Mac Diarmid, — sans parler de Mark Meagher.

Et Mac Diarmid souriait toujours. Cependant Evan Roy, ayant terminé son opération, s’avança vers l’infortuné Van Dyck, et, lui tendant le revolver avec une courtoisie affectée :

« Voilà votre joujou, monsieur, dit-il à haute voix. J’en ai retiré les capsules pour que vous ne puissiez plus vous blesser ; un accident est si vite arrivé ! »

Tous les spectateurs se mirent à rire, et, comme la scène paraissait terminée, chacun se disposait déjà à tourner le dos, quand Cornélius, mis hors de lui par cette hilarité, s’écria avec violence :

« Il est facile de rire quand on est cent contre un !… Mais si j’avais seulement ici un homme d’honneur qui voulût me servir de témoin… »

Il regarda ses anciens compagnons d’armes. Le capitaine Burke, qui s’était lié avec lui pendant son séjour au fort Lookout, n’eut pas la force de résister à cet appel.

« Voilà, Van Dyck, mon cher, dit-il en s’avançant. Il ne sera pas dit qu’un vieux camarade n’aura pas répondu à votre requête… Qu’est-ce que tout ceci ? »

Le malheureux saisit la main qui se tendait vers lui, comme un homme qui se noie embrasse une perche.

« Vous le voyez, fit-il, un individu que je ne connais même pas, et qui m’insulte ! Je vous en prie, mon cher capitaine, tirez tout cela au clair… Vous me trouverez à l’hôtel de la Cinquième-Avenue…

— C’est convenu. Je me charge de tout. »

Et Van Dyck, gagnant la porte, se hâta d’aller cacher dans la nuit son affreuse humiliation.

Le capitaine Burke, comme un très grand nombre d’officiers de l’armée fédérale, était d’origine irlandaise et se piquait de raffinement en matière d’affaires d’honneur. Il revint donc, en écartant ses coudes et en sautillant sur ses pointes, vers Mac Diarmid et Evan Roy, leur adressa un profond salut et commença dans les formes :

« Messieurs, je n’ai pas l’honneur d’être connu de vous, mais je suppose que la formalité des présentations ne sera pas longue quand je vous aurai dit que je viens au nom de mon ami Van Dyck. »

Tout en parlant, il tendait sa carte à Mac Diarmid. Celui-ci la prit avec un léger signe de tête, tira tranquillement un carnet de sa poche et remit à son tour au capitaine Burke un carré de vélin qui portait son nom et son adresse.

« Enchanté de faire votre connaissance, reprit l’officier avec un nouveau salut. Vous plairait-il de me mettre en rapport avec un de vos amis ?

— Voici mon parent, M. Evan Roy, répliqua le jeune homme. Veuillez vous entendre avec lui, capitaine. »

Et, après s’être incliné, il s’éloigna. L’Irlandais et le Highlander restèrent seuls.

Evan Roy éprouva aussitôt le besoin de se mettre à la hauteur de la situation, et, comme un flacon de whisky était intimement associé dans sa pensée à toutes ses notions de courtoisie diplomatique, il commença par dire d’un ton cérémonieux :

« Ne pensez-vous pas, capitaine, que nous pourrions mieux traiter cette affaire dans un cabinet particulier, en buvant un verre de toddy ?

— Voilà ce que j’appelle une excellente idée, monsieur, répondit l’officier. Je suis à vos ordres. »

Et les deux témoins se dirigèrent ensemble vers l’escalier qui conduisait à l’étage supérieur.

Cependant Frank Armstrong s’était rapproché sans affectation de Mac Diarmid.

« Vous êtes fou ! lui dit-il à voix basse, en lui serrant cordialement la main. Comment ! vous venez vous montrer à New-York, et, qui pis est, vous vous faites une affaire, si peu de temps après… ce que vous savez bien !… Vous voulez donc absolument vous perdre !

— Mon cher Frank, fit Mac Diarmid avec son sourire calme, quand ma visite à New-York ne m’aurait procuré que le plaisir de vous rencontrer, ce serait déjà bien assez pour compenser les légers inconvénients auxquels vous faites allusion. Mais j’avais en outre des affaires sérieuses à régler : l’avenir de ma mère et de ma sœur à assurer, la vilenie de ce lâche coquin à punir…

— Mais qu’avez-vous donc contre Van Dyck ? J’ignorais même que vous le connussiez ?

— Ce que j’ai ? répondit le sang mêlé d’une voix sourde, vous demandez ce que j’ai ? C’est lui qui a brisé ma carrière et faussé ma vie, — lui qui a fait de moi un rebelle et m’a jeté dans une voie à laquelle il ne reste plus d’issue que la mort ou l’expatriation. Et cela en dénonçant une infraction légère qu’il n’avait pas mission de surveiller ou de réprimer. Vous rappelez-vous l’histoire du mauvais point de trop qui m’a valu mon expulsion de l’École ? Eh bien ! à la suite d’une enquête patiemment, silencieusement poursuivie pendant plusieurs jours, j’acquis alors la certitude que Van Dyck était l’auteur de cette dénonciation. Il passait dans le couloir en se rendant chez le général, mit son œil à la serrure de notre chambre et nous vit fumant. Il n’eut rien de plus pressé que d’aller conter si bruyamment la chose, que la Commission ne put s’empêcher de nous prendre en faute. Je tiens le fait du sous-officier chargé des écritures et qui n’avait pas voulu d’abord s’expliquer à cet égard. Vous êtes étonné que je ne vous aie jamais fait connaître cette circonstance ? C’est que je tenais à me réserver le plaisir de châtier ce coquin. Comprenez-vous maintenant que je n’aie pas quitté l’Union sans venir faire mon compliment au personnage, puisqu’il ne m’a pas été possible de l’atteindre dans la prairie ?

— Oui, je comprends tout, dit Armstrong, mais cela n’excuse pas votre imprudence. À l’heure qu’il est, vous devriez être au Canada, en Europe, partout, excepté à New-York, mon cher…

— Eh ! que m’importe, après tout, ce qui peut arriver ! reprit Mac Diarmid d’une voix sombre. Mes affaires sont réglées maintenant. Le temps de loger une balle dans la tête de ce gredin, et advienne que pourra ! Ma vie est finie désormais. J’ai perdu ce qui lui donnait un but, une signification : l’espoir de ramener jamais la race indienne à une condition tolérable… Je me soucie de tout comme de cela ! » ajouta-t-il en faisant claquer ses doigts.

— … Mais ne parlons plus de moi. — Comment va votre blessure, mon cher Frank ? car j’ai su que vous aviez eu une flèche dans le bras, et je vois que vous le portez encore en écharpe.

— Mon bras va aussi bien que possible, merci. Mais, sans vous offenser, mon cher, vous paraissiez en assez mauvais état vous-même quand ce brave Evan Roy vous a emporté…

— Ah ! vous avez su la chose ? fit Mac Diarmid avec son rire des anciens jours, son rire de cadet. Oui, j’étais assez endommagé. Mais les Indiens n’ont pas leurs pareils pour soigner leurs blessures. En six semaines, mon vieil ami le sachem m’a remis sur pied…

— Prenez garde ! dit Frank en regardant autour de lui. Si l’on vous entendait !…

— Bah ! qui pourrait me reconnaître ? Ces messieurs sont de vos amis ?

— Oui, ce sont des officiers de mon régiment et quelqu’un que vous avez déjà entrevu une fois, M. Mark Meagher, le correspondant du Herald.

— Vraiment ? fit Mac Diarmid de son plus beau sang-froid, et, tirant un lorgnon d’écaille qu’il ajusta dans son arcade orbiculaire pour examiner les officiers, il vit le journaliste toujours occupé de sa partie de billard avec le capitaine Striker. Présentez-moi donc, Armstrong, je suis curieux de voir s’il me reconnaîtra. »

Frank fut obligé de se rendre à cette requête, et bientôt Mac Diarmid se trouva engagé dans une conversation des plus animées avec quelques-uns de ceux qui, trois mois plus tôt, s’étaient battus contre lui sur le Petit-Missouri. Son incognito l’amusait visiblement.

Quelques minutes plus tard, il causait avec Mark Meagher.

« J’ai lu avec un vif intérêt dans le Herald votre relation d’une visite au camp de l’Ours-qui-se-tient-debout, monsieur, lui disait-il. Vous devez avoir passé par de terribles émotions, et j’imagine que vos réflexions devaient être assez lugubres dans le grand teepee. »

Le correspondant spécial, à demi couché sur le billard, était en train de combiner un carambolage assez difficile.

Il l’exécuta sans se presser, puis, se relevant et regardant le questionneur :

« Vous me demandez quelles étaient mes réflexions, répondit-il. Les voici : je me disais que pas un homme dans tous les États-Unis n’avait autant de toupet que moi… Mais, en ce moment, je reconnais que je me trompais, et que j’ai trouvé mon maître. »

Puis il reprit tranquillement sa série et, coup sur coup, exécuta cinq carambolages.

« Vous savez, reprit-il en s’adressant à demi-voix à Mac Diarmid, tandis que le capitaine Striker jouait à son tour, il me faut la primeur des nouvelles de votre rencontre avec M. Van Dvck. J’y compte absolument pour le Herald, » ajouta-t-il avec un regard d’augure qui rencontre un collègue.

Mac Diarmid, qui avait été un instant sur le point de se fâcher, se mit à rire :

« Ces journalistes, dit-il, on ne sait jamais s’ils parlent sérieusement ou non. »

Son attention fut bientôt accaparée par le juge Brinton, qui venait perdre une heure avec ses anciens amis du fort Lookout, et qui fut enchanté de rencontrer Mac Diarmid. Il ignorait naturellement ce qui venait de se passer entre lui et son neveu Cornélius.

La fortune du digne magistrat n’était pas, paraît-il, aussi florissante qu’il le laissait croire, quoiqu’il eût, comme on dit en Amérique, an eye to business, l’œil toujours ouvert pour une bonne affaire, et il y avait déjà plusieurs jours qu’il cherchait à faire acheter au riche métis certaines actions dont il croyait avoir intérêt à se défaire. Mac Diarmid ne s’abusait pas outre mesure sur l’excellence de l’opération qui lui était proposée. Mais, comme tous les hommes de couleur dans les pays où plusieurs races vivent côte à côte, il avait toujours eu l’ambition secrète d’obtenir ses entrées dans le monde des blancs, et comptait un peu sur l’influence du juge Brinton. Aussi ne se décidait-il pas à lui opposer un refus formel, et fut-il positivement enchanté quand le magistrat, empressé d’en finir, lui dit avec de grandes démonstrations de cordialité :

« Pourquoi ne viendriez-vous pas passer chez moi les fêtes de Noël ? Nous sommes presque voisins, et votre maison de campagne n’est pas à vingt milles de la mienne. J’attends demain le colonel Saint-Aure, sa femme, quelques autres amis, et je serai heureux de vous présenter à eux. »

Mac Diarmid se demandait si un engagement plus impérieux ne lui prendrait pas la journée du lendemain, quand Evan Roy redescendit enfin du salon particulier où venait de se tenir la conférence préparatoire.

« Eh bien ? lui demanda le jeune homme en l’entraînant à l’écart.

— Il n’y a encore rien de décidé. Le capitaine m’a demandé de lui laisser le temps de causer de l’affaire avec son ami.

— Alors ce ne sera pas pour demain ?

— Non. Très probablement pour après-demain. »

Mac Diarmid revint vers le juge.

« Je serai heureux de profiter demain de votre bienveillante invitation, » lui dit-il.


CHAPITRE XX
AUX BEECHES SUR l’HUDSON


Le lendemain de cette soirée, un train rapide venait de s’arrêter à la petite station de Brintonville sur l’Hudson. Le fleuve glacé disparaissait comme ses rives sous une épaisse couche de neige, sur laquelle toute une escadre de traîneaux à voile, — yachts à glace, — comme on dit dans le pays, luttait de vitesse, emportée par une jolie brise du nord. Au-dessus de la plate-forme encombrée de passagers, Noël suspendait ses vertes guirlandes de houx et de gui, mais au loin toutes les formes s’étaient confondues sous leur linceul hivernal.

Toute une escadre de traîneaux à voiles luttait de vitesse.

Sur la crête d’une hauteur voisine, on apercevait pourtant un village d’aspect assez misérable, et, à peu près à mi-côte, sur le bord du chemin qui serpentait sur le flanc du monticule, une grande villa bâtie en pierre, dont le ton jaunâtre tranchait crûment sur les blancheurs voisines.

« Voilà sans doute la maison de l’ami Brinton, » dit le capitaine Jim en descendant de wagon avec son frère, sa belle-sœur et le sous-lieutenant Armstrong.

Au même instant, un valet de pied d’assez bonne mine s’avança vers eux et, ôtant son chapeau :

« Madame et ces messieurs sont apparemment les visiteurs attendus aux Beeches ? leur demanda-t-il ; le traîneau est là. Si ces messieurs veulent bien me remettre leurs bulletins de bagages…

— Allons, le bonhomme fait bien les choses ! murmura le capitaine à l’oreille d’Armstrong, tandis que le colonel aidait sa femme à s’installer au fond du léger véhicule. Voilà ce que j’appelle entendre les devoirs de l’hospitalité. »

En deux minutes les voyageurs s’étaient casés, avaient déployé sur leurs jambes la chaude fourrure d’opossum et glissaient rapidement sur le bout de chemin qui les séparait de la maison du juge.

Miss Brinton en personne les accueillit sur le perron.

S’il y avait un rôle que Juliette tînt à son avantage, c’était à coup sûr celui de maîtresse de maison. L’art difficile de graduer son affabilité et ses attentions selon le rang personnel de ses hôtes, tout en laissant à chacun l’illusion de se croire spécialement distingué, n’avait pas de secrets pour elle.

C’est ainsi qu’elle se montra tendrement affectueuse pour mistress Saint-Aure, et pleine de déférence pour le colonel, tandis qu’elle traitait le capitaine en vieux camarade.

Pour M. Amstrong elle déploya toutes ses grâces, mais, en même temps, une sorte de dignité contenue, faite pour le tenir à distance, et qui, après avoir d’abord un peu intrigué le jeune officier, finit par le vexer profondément.

À la vérité, il avait, pour se consoler, la cordialité du juge qui lui fit grand accueil, comme si véritablement il avait été invité pour lui-même et non par ricochet, en qualité d’ami de Saint-Aure.

Mais, en dépit de ces manifestations, le pauvre garçon ne put s’empêcher de remarquer, quand il se trouva seul dans sa chambre, que ni le père ni la fille n’avaient fait la moindre allusion à ses brillants états de service. Pas plus l’un que l’autre n’avait même témoigné la moindre sollicitude au sujet de sa blessure. Il y avait de quoi être étonné et presque offensé, si l’on songe que le Herald avait répandu aux quatre coins de l’univers le bruit de cette aventure, et que sa mise à l’ordre du jour de l’armée était encore toute fraîche.

« Je crois que je vais faire ici une assez sotte figure ! se dit-il en sortant d’une douloureuse rêverie. Surtout après cette sotte lettre !… Où avais-je la tête quand je me suis laissé aller à l’écrire… Certes, si Nettie la lui a lue et lui a remis ma boucle de cheveux, on n’en voit pas grand’chose sur sa figure… Elle pourrait bien au moins me savoir gré de l’intention ! » Et rentrant dans ses souvenirs :

« Pauvre Nettie, si charmante, si loyale, de quoi l’avais-je chargée là ! »

Tout à coup, un bruit de grelots attira son attention, et il vit le traîneau s’arrêter une seconde fois devant le perron. Cornélius Van Dyck en descendit.

« En voilà bien d’une autre ! se dit Frank. Quand le juge Brinton se mêle de mettre les pieds dans le plat, comme on dit, il fait bien les choses !… Cornélius Van Dyck face à face avec moi, ce ne serait rien encore… mais avec le commandant qui lui a donné un congé si flatteur !… Bah ! c’est son affaire après tout. Habillons-nous pour le dîner. » Le salon était encore vide quand il y descendit. Dans son désœuvrement, il se mit à feuilleter les livres et les journaux qu’il trouva sur la table. Tombant sur un album de photographies, il s’en empara et s’approcha, pour le passer en revue, d’une grande baie vitrée qui occupait tout un côté de l’appartement.

C’était l’ordinaire collection de portraits de famille, le juge Brinton, Cornélius, des tantes à l’air revêche.

Il poussa un gros soupir, et, tournant la page, se trouva en présence des deux portraits de Juliette et de Nettie face à face.

Frank les regarda longuement. Il ne se lassait pas de les comparer, et, sans qu’il se l’avouât à lui-même, la comparaison n’était pas favorable à celle qu’il avait si longtemps cru préférer.

Un bruit léger lui fit relever la tête. Le capitaine Jim Saint-Aure venait d’entrer, et, se penchant sur son épaule, regardait avec lui dans l’album.

« Vous direz ce que bon vous semblera, fit le capitaine, mais je préfère la petite. Voilà ce que j’appelle un minois !… Et un entrain, et un courage !… C’est justement la femme qu’il faudrait à un soldat. Et, parbleu ! j’en connais un qui ne se ferait pas tirer l’oreille pour se mettre sur les rangs, s’il se croyait quelque chance de réussir ! Au fait, pourquoi pas ? »

Frank prit un air extraordinairement grave :

« Mon Dieu, capitaine, ce ton de familiarité en parlant d’une jeune personne… »

Armstrong se demandait s’il rêvait. Jamais il n’avait vu Jim Saint-Aure s’avancer de la sorte. Était-ce bien lui qui parlait ainsi ?

« Capitaine, dit-il en refermant l’album d’un coup sec, vous m’excuserez ; mais, vraiment, vous entendre badiner ainsi sur le compte d’une jeune fille que j’ai l’honneur d’avoir pour amie…

— Badiner ? Où avez-vous pris que je badine ? Je parle très sérieusement, je vous assure. Personne n’a plus d’admiration que moi pour miss Nettie Dashwood et ne l’apprécie plus à sa haute valeur. Pour vous, Frank, ce n’est peut-être qu’une enfant. Mais moi j’ai pu voir en elle un grand cœur, une âme supérieure. Où est le mal, si je le dis ?… Je ne m’explique pas que cela paraisse vous offenser. J’avais bien cru jadis, je l’avoue, qu’il y avait entre vous et Nettie des engagements pris. De son côté, tout au moins, j’avais acquis la certitude qu’il y avait une dévotion profonde, exclusive, à votre souvenir, — puisqu’elle était tombée malade et avait failli mourir à la seule nouvelle de votre mort…

— Dites-vous vrai ? s’écria Armstrong, à la fois étonné et ravi.

— Sans doute, reprit le capitaine Jim avec un air d’indifférence ; ma belle-sœur et moi nous étions les seuls à savoir ce gros secret… Mais tout cela est bien loin déjà. C’est à la belle Juliette que vous pensiez et non pas à Nettie. Pour moi, je vous l’avoue, j’ai pour celle-ci une affection sincère ; je n’attache pas plus d’importance qu’il ne faut à une affection de jeune fille, et, si Nettie le veut, il ne tiendra qu’à elle de devenir ma femme. »

Le sous-lieutenant était devenu pâle de colère.

Mais son ami Jim n’avait pas l’air de s’en douter, ou, s’il s’en doutait, il paraissait y prendre une sorte de plaisir.

L’arrivée du juge, du commandant, et, presque aussitôt, des dames, vint fort à propos couper court à une scène qui, dans l’état bizarre d’Armstrong, aurait pu devenir des plus vives.

Miss Juliette Brinton entrait au bras de mistress Saint-Aure ; mais, chose singulière, pour la première fois en pareille circonstance, ce n’était pas elle que Frank voyait, quoiqu’elle fût devant ses yeux. Il s’étonnait et commençait à s’inquiéter de ne pas voir paraître Nettie.

Enfin elle se montra.

Encore sous le coup des sentiments tumultueux qui venaient de l’agiter, le jeune officier alla à sa rencontre.

« Chère miss Nettie, que je suis heureux de vous voir ! » lui dit-il assez haut en lui prenant les deux mains.

À son profond étonnement, la réponse fut des plus froides :

« Bonjour, monsieur Armstrong. »

Puis aussitôt, s’inclinant légèrement, elle se rapprocha des autres dames et le laissa fort mortifié au beau milieu du salon.

Elle non plus, elle n’avait pas trouvé un mot de bienvenue et n’avait pas manifesté le moindre intérêt pour lui !

Il se consola un peu en regardant l’étrange mine de Cornélius.

Depuis que le malheureux avait un duel sur les bras, il se considérait presque comme un héros, ce qui lui avait donné le courage d’affronter la vue de son ancien colonel. Son aplomb de commande faillit pourtant l’abandonner quand on annonça tout à coup Mac Diarmid.

Le jeune Indien entra resplendissant dans sa tenue de soirée, et fut présenté dans les formes par M. Brinton à toute la compagnie, y compris, bien entendu, Cornélius Van Dyck, qu’il feignit de ne pas connaître.

« Vous m’excuserez si je m’esquive immédiatement après dîner, dit-il au juge en aparté, aussitôt qu’il en trouva l’occasion, mais des affaires importantes me rappellent de bonne heure chez moi.

— Les affaires avant tout, dit le juge d un ton pénétré. Avez-vous pensé à la nôtre ?

— Oui. Je suis à peu près décidé à prendre vos actions. Vous pouvez compter pour demain sur une réponse décisive et probablement affirmative. »

Cette nouvelle dut causer un bien vif plaisir à M. brinton, s’il fallait en juger par sa bonne humeur pendant tout le reste de la soirée.

Mac Diarmid plut beaucoup au commandant Saint-Aure, qui entra avec, lui dans une conversation suivie, et trouva même l’occasion de lui dire combien il regrettait qu’un trop inflexible règlement eût privé l’État de ses services.

« C’est fait, colonel, lui répondit Mac Diarmid. Le coup a été dur, mais je n’y veux plus penser. Il est des fatalités contre lesquelles l’homme le plus fort essayerait en vain de lutter. »

Le colonel, frappé de la tristesse qu’il sentait au fond de ses paroles, serra affectueusement la main du jeune homme.

Cornélius, la mine sombre et basse, écoutait cet entretien en ayant l’air de feuilleter un journal illustré.

Tout un ensemble de faits, dont la connexité ne l’avait pas frappé plus tôt, lui revenait en mémoire. La mélancolie un peu amère de Mac Diarmid, l’allusion que ses paroles contenaient à une sorte de fatalité qui pesait sur sa vie, le souvenir de West-Point évoqué, — tout contribuait à lui rappeler soudain la conversation qu’il avait surprise au camp entre Mark Meagher et Frank Armstrong. Son départ du régiment, ses préoccupations personnelles, la lui avaient fait presque oublier. Mais une illumination subite se fit en lui. Dans les traits tout indiens du grand jeune homme en habit noir qui causait tranquillement avec le commandant Saint-Aure, il chercha, retrouva ceux du Chef au bracelet d’or, qui, sous sa peinture de guerre, lui avait fait une si belle peur dans les plaines du Petit-Missouri… Mac Diarmid !… Oui, c’est bien de ce nom-là que Frank Armstrong et Meagher l’avaient appelé… Mais alors c’était un rebelle, un homme hors la loi, qu’il avait pour adversaire dans ce duel en préparation ?… Son âme basse et lâche vit dans cette découverte un moyen d’échapper au danger. Il se demandait comment il pourrait la mettre à profit, quand le dîner fut annoncé.

Frank espérait vaguement être placé auprès de miss Nettie Dashwood et obtenir d’elle quelques éclaircissements sur son attitude si extraordinaire. Mais, en ceci encore, il devait être déçu. Nettie se trouva, placée au bout de la table opposé à celui qui lui avait été assigné.

Inutile de dire que, dans ces conditions, le repas ne fut pour lui qu’un long supplice. Fait singulier, il voyait, sans s’en offusquer le moins du monde-, Juliette se montrer fort aimable avec Mac Diarmid, qu’elle avait à sa gauche. Ce spectacle, qui jadis l’aurait désespéré, le laissait aujourd’hui parfaitement indifférent. Il ne pensait qu’à obtenir une explication de Nettie.

À peine les dames, laissant les hommes au dessert, selon l’usage américain, furent-elles remontées au salon, qu’il se leva pour les suivre.

Comme il quittait la salle à manger, un domestique y entrait, portant sur un plateau deux cartes pour Cornélius.

« Introduisez ces messieurs dans le petit salon vert, dit celui-ci. Mon oncle, vous excuserez la liberté que je prends, n’est-pas ? »

Sur cela, il sortit. Armstrong, en traversant le couloir, le vit en conférence avec un homme à barbe rousse, qui n’était autre qu’Evan Roy, et un officier du 12e, le capitaine Burke. L’objet de leur visite était assez clair, et Frank saisit d’un coup d’œil ce qui appelait Cornélius auprès d’eux.

Au salon, il eut le désappointement de trouver Nettie installée à la table de whist, et fort absorbée dans sa partie. Dix fois il lui avait entendu dire qu’elle détestait les cartes.

« Deux honneurs, trois levées, — c’est pour nous, » disait-elle tranquillement.

Et, pendant qu’on battait les cartes, elle se détourna négligemment, et par-dessus son épaule, jeta un regard plus que froid sur le pauvre sous-lieutenant.

Il en fut aussi surpris que désolé, et, après réflexion, rougit comme un enfant ; il n’y avait pas à s’y méprendre, c’était du dédain, ni plus ni moins.

« Qu’ai-je pu faire pour mériter un pareil traitement ! » se demandait-il avec anxiété.

À ce moment, le juge vint rejoindre ses hôtes, suivi bientôt de Jim Saint-Aure et de Cornélius, — de Cornélius, visiblement soucieux et tout pâle. Quant à Mac Diarmid, comme il l’avait annoncé, il s’était éclipsé dès le dessert.


CHAPITRE XXI
COUP DOUBLE


Frank Armstrong venait à peine d’entr’ouvrir les yeux et rêvait paresseusement dans son lit aux incidents de la veille, quand un coup, discrètement frappé à sa porte, acheva de le ramener au sentiment de la réalité.

« Entrez ! » cria-t-il.

C’était le domestique de confiance du juge Brinton.

« Un gentleman qui est en bas, demande à parler à monsieur. Il paraît très pressé et n’a rien voulu entendre quand je lui ai dit que monsieur n’est pas encore descendu. Voici sa carte.

— Le capitaine Burke ! se dit le sous-lieutenant après avoir jeté les yeux sur le plateau de laque. Que peut-il me vouloir ?… Sans doute quelque complication nouvelle entre Mac Diarmid et Van Dyck. Priez le capitaine de m’attendre cinq minutes, reprit-il à haute voix. Je m’habille et je descends. »

En pénétrant dans le petit salon vert, Frank Armstrong fut d’abord frappé de l’air profondément attristé de son frère d’armes.

« Mauvaises nouvelles, mon cher Frank, dit celui-ci. J’arrive en messager de malheur et je suis si embarrassé de mon rôle que j’ai pris la liberté de vous faire appeler en même temps que le juge Brinton… »

Comme il disait ces mots, le juge en personne entrait dans le salon.

« Monsieur, poursuivit le capitaine en s’avançant vers lui, j’ai le douloureux devoir de vous annoncer que M. Cornélius Van Dyck… vient de trouver la mort dans un combat loyal.

— Cornélius ?… mort ?… Ce n’est pas possible ! s’écria le juge encore à moitié endormi.

— C’est pourtant la triste vérité, reprit l’officier en tirant sa montre. Il y a maintenant trois quarts d’heure que Cornélius Van Dyck a cessé de vivre sous mes yeux, frappé d’une balle au cœur.

— Allons donc ! Vous voulez rire ! balbutia le juge.

— Pardonnez-moi d’insister, reprit le capitaine quelque peu décontenancé par cette incrédulité. Mais j’ai l’honneur de vous attester, monsieur, que je viens d’assister en qualité de témoin votre neveu Cornélius, lequel a été tué net par son adversaire !

— Et quel était cet adversaire ? demanda le juge ébranlé enfin dans ses convictions les plus enracinées.

— M. Mac Diarmid.

— Mac Diarmid ! Est-il bien possible ? Lui qui, pas plus tard qu’hier, me faisait de telles protestations d’amitié !…

— Il ne vous en fera plus jamais, reprit le capitaine Burke d’une voix sombre, car lui aussi… il est mort !…

— Mort ?… Mac Diarmid ?… Allons, monsieur, vous voyez bien que vous êtes mal informé ! s’écria le juge, la gorge serrée cette fois par une émotion sincère. Aujourd’hui même j’ai rendez-vous avec lui, — un rendez-vous d’affaires, — très important !…

— Il n’y viendra pas, monsieur. Car, lui aussi, je l’ai vu couché sur la neige, sans vie, comme votre neveu… Aussi bien, je puis vous conter en deux mots cette tragique affaire… Mac Diarmid et Van Dyck avaient une vieille querelle à vider. J’ignore quelle en était au fond la nature exacte. Il y avait eu des voies de fait, — un coup de cravache, — en public, devant cent personnes ; bref, une de ces affaires qui ne peuvent pas s’arranger. Votre neveu m’a prié de lui servir de témoin. Moi, son ancien capitaine, je ne pouvais faire qu’une chose, n’est-ce pas ? me rendre sans hésitation à son désir…

« M. Mac Diarmid m’a mis en rapport avec un parent et ami à lui, — un gentleman écossais du nom d’Evan Roy… un vrai sauvage, s’il faut tout dire… mais ce n’est pas mon affaire…

« Ce matin à huit heures précises, la rencontre a eu lieu sur le fleuve. Les conditions étaient le revolver à six coups ; quinze pas de distance ; la première décharge au commandement ; les autres à volonté. Vainement j’avais tenté de les faire atténuer ; le satané Écossais n’avait rien voulu entendre. Je dois vous l’avouer, quand j’ai vu ces deux hommes en face l’un de l’autre, se détachant comme deux poteaux noirs, avec une netteté désolante, sur la nappe blanche qui couvrait la glace, j’ai compris que le pauvre Van Dyck était perdu. Le malheureux jeune homme avait dû passer la nuit à boire ; il pouvait à peine se tenir sur ses pieds.

« C’est ce M. Roy qui a donné le signal.

« À mon extrême surprise, dès la première décharge de Cornélius servi par le hasard, car il n’avait pas l’air à son affaire, Mac Diarmid est tombé. Je l’ai vu s’affaisser sur la neige, frappé d’une balle au ventre, tandis que Cornélius restait avec le bras tendu, comme stupéfait d’avoir visé si juste.

« Avec l’autre témoin, je m’élançai vers le blessé, quand il s’est soulevé sur le bras gauche en nous criant, comme c’était son droit, de le laisser faire et de ne pas bouger…

« Lentement, bien à loisir, il a visé Cornélius immobile. La détonation s’est fait entendre, — et Cornélius s’est abattu sur la face…

Lentement, bien à loisir, Mac Diarmid a visé Cornélius immobile.

« — Nous partirons de conserve ! cela vaut mieux, c’est plus juste, » a dit Mac Diarmid.

« Et, comme épuisé par ce dernier effort, il a rendu le dernier soupir. Son adversaire était déjà mort.

« Des hommes de la station voisine, attirés par les coups de feu, sont arrivés et nous ont aidés à relever les cadavres… Les deux adversaires sont maintenant couchés côte à côte sous le hangar du chemin de fer. Roy est parti porter la lugubre nouvelle chez son ami. Et moi j ai le pénible devoir de vous la faire connaître. »

Le juge Brinton, chose étrange à dire, paraissait plus furieux encore qu’attristé.

« Voyez-vous, mon cher, reprit-il en tournant son œil terne vers Frank Armstrong, il n’y a jamais à compter sur ces mulâtres… Pas de parole pour deux sous !… »

Le capitaine Burke était à peine retiré depuis un quart d’heure, et Frank était encore avec le juge dans le petit salon vert, quand le valet, tout effaré, vint annoncer qu’un piquet d’agents de la force publique, commandé par un officier de police, demandait à pénétrer dans la maison.

M. Brinton courut au vestibule ; il y trouva l’agent.

« Juge, désolé de troubler vos fêtes de Noël, dit celui-ci avec politesse, mais j’ai un warrant contre un de vos hôtes…

— Contre un de mes hôtes ? » répéta le magistrat au comble de la surprise.

L’homme avait tiré de sa poche un papier timbré et lisait :

« … Mandons et ordonnons à tous les agents de la force publique d’appréhender au corps et tenir en sûreté le nommé Mac Diarmid. »

Frank et M. Brinton écoutaient en silence cette lettre. L’officier de police crut qu’ils prétendaient nier la présence de celui qu’ils cherchaient ou espéraient lui donner le temps de s’échapper.

« Inutile de nier qu’il soit ici, dit-il en s’interrompant ; nous en avons été avisés hier soir, par dépêche télégraphique, de la station même de Brintonville. »

Et il montra un télégramme ainsi conçu :

« Le Chef au bracelet d’or qui a dirigé la dernière révolte des Sioux, de son vrai nom Mac Diarmid, est présentement l’Hôte du juge Brinton, aux Beeches, Brintonville. L’arrêter cette nuit même avant sept heures du matin, si l’on veut arriver à temps.

Signé : « Cornélius Van Dyck. »

« À la bonne heure, se dit Frank ; il n’était pas possible qu’un homme qui n’avait pas su vivre se fût exposé à bien mourir. Le misérable avait trouvé le moyen de déshonorer jusqu’à sa mort même ! Le lâche comptait ainsi éviter ce duel…

— L’arrêter avant sept heures, reprit l’agent, était impossible, car nous n’avions pas le warrant nécessaire… mais nous n’avons pas perdu de temps… »

Le juge restait toujours silencieux, sous le coup d’une stupeur grandissante. Frank prit alors le parti de raconter à l’officier de police le drame qui venait de se dénouer d’une manière si tragique.

« Comment ! lit l’homme, l’un de ces deux messieurs qui viennent de s’entre-tuer, c’était…

— Mac Diarmid, acheva Frank.

— On nous a conté l’affaire à la station dès notre arrivée ; mais nous étions trop pressés pour nous en occuper tout d’abord, et nous étions loin de nous douter qu’il s’agissait de l’accusé… »

Le caractère officiel du juge Brinton et de Frank Armstrong, qui fit connaître sa qualité, supprimait même la possibilité d’un doute sur ces déclarations. Aussi, après les avoir rédigées en forme de procès-verbal, et avoir obtenu la signature des deux gentlemen, l’officier de police se retira-t-il avec ses hommes.

Cependant, ces lugubres nouvelles se furent bientôt répandues dans la maison.

Dire qu’elles y produisirent une consternation profonde serait sans doute exagéré. Si Juliette sut mesurer d’un coup d’œil la perte qu’elle venait de faire, sa diplomatie était trop en éveil pour lui permettre d’en rien manifester. Quant à Nettie, qui naguère prétendait avoir été malade d’inquiétude à la seule pensée des dangers courus par Cornélius, elle aurait peut-être dû au culte des vraisemblances de le suivre dans la tombe, maintenant qu’il y était véritablement descendu. Mais la vérité oblige à dire qu’elle n’en eut pas seulement la pensée.

Le plus affecté était sans doute le pauvre juge, qui voyait s’envoler du même coup le mari rêvé pour sa fille et l’acheteur rêvé pour ses actions. Mais lui non plus n’était pas de ces natures tout d’une pièce que le premier chagrin de la vie laisse frappées sans retour, et il est permis de croire, sans le calomnier, que, cinq minutes après s’être assis à la table du déjeuner, il avait déjà perdu de vue la catastrophe.

Ce n’en était pas moins une de ces tragédies qui coupent court à tout projet de fêtes. Adieu Noël et ses gaietés dans une maison que la mort vient de visiter. La situation particulière du colonel Saint-Aure et de Frank Armstrong, vis-à-vis de l’infortuné Cornélius, rendait leur présence à Brintonville spécialement pénible dans ces circonstances, et leur parti fut bientôt pris de dénouer la difficulté par un départ.

À midi, les malles étaient faites, les adieux échangés, et l’express emportait les visiteurs loin des scènes de deuil qu’ils prévoyaient si peu la veille en montant en traîneau.

Chacun tira de son côté : les Saint-Aure vers Philadelphie ; Frank Armstrong, après avoir, avec Meagher, rendu les derniers devoirs à ce qui restait de Mac Diarmid, et fait une visite à sa mère et à sa sœur, très fermes dans leur profond désespoir, — Armstrong, le cœiir assombri, partit pour l’Illinois, où résidait sa famille, qu’il n’avait pas encore visitée depuis la campagne d’été.

Quant à Meagher, il avait promis à Armstrong de se taire pendant deux mois sur la vraie histoire de Mac Diarmid. Sûr d’Armstrong, cette histoire connue de lui et du lieutenant seulement, était une réserve qui ne pouvait lui échapper.


CHAPITRE XXII
CONCLUSION


Il y avait déjà six semaines qu’Armstrong promenait ses tristesses dans sa petite ville natale, et il commençait à se blaser sur les transports d’admiration que le récit de ses prouesses, donné tout au long par les feuilles locales, n’avait pas manqué d’exciter, quand la poste lui apporta, un matin, deux grosses lettres d’aspect solennel.

La première qu’il ouvrit était de M. Smith, solicitor à New-York, 7e avenue, 15e rue, n° 130, et l’informait qu’un testament olographe laissé par John Logan Mac Diarmid, et daté du 22 décembre, contenait à son adresse, d’abord ce préambule :

« Tout en ce monde n’est qu’heur et malheur, et bien que j’aie affaire avec le plus méprisable des adversaires, il n’est pas impossible que je succombe. Je trouve donc sage de faire ce que je n’ai jamais fait jusqu’ici, mon testament. »

Puis le paragraphe suivant :

« Je lègue à mon cher camarade, Frank Armstrong, sous-lieutenant au 12e dragons, qui a toujours été un bon et loyal camarade pour moi, la somme de soixante mille dollars à prendre sur le plus net de ma succession ; plus le fusil à deux coups, système Wiremann, qui est accroché au-dessus de ma table de travail, et un bracelet d’or qu’on trouvera dans le second tiroir à droite de ladite table.

« Je prie mon ancien condisciple et ami d’accepter ce souvenir de nos bons rapports à West-Point, et d’une affection qui ne s’est jamais démentie de ma part, quoi qu’il ait pu, à certains moments en penser. Qu’il accepte sans scrupules, car la fortune personnelle de ma sœur Harotachtché est plus que suffisante, et le surplus qui restera de la mienne, après l’exécution de mes vœux, lui sera parfaitement superflu.

« Je prie Frank de donner à M. Meagher, en souvenir d’une rencontre qu’il n’aura sans doute pas oubliée, un excellent chronomètre de l’horloger Leroy, de Paris, qui ne me quittait jamais. »

À la fin de ce testament, Mac Diarmid recommandait aux États de prendre en pitié ce qui restait des tribus indiennes : « L’humanité seule peut vous faire des amis d’eux. Leur extermination restera une honte dans votre histoire, disait-il. Au nom de votre honneur, de votre propre intérêt, sachez les civiliser au lieu de les détruire et de les dégrader ! »

Frank fut ému jusqu’aux larmes de cette lecture.

Un souvenir lui revenait :

« Pauvre garçon, se dit-il, c’est pour aller écrire ce testament qu’il nous a quittés si vite la veille de Noël !… »

Du reste, cette petite fortune qui lui tombait du ciel le laissa presque indifférent. Elle venait le surprendre dans un de ces moments d’atonie morale où tous les événements font l’effet d’un rêve conscient, que le jour va dissiper, et auquel on ne croit qu’à demi. Le souvenir fidèle de son étrange ami, le Chef au bracelet d’or, et le fusil le touchaient plus que les dollars.

Il y avait plus d’une demi-heure qu’il rêvait au temps passé, aux années de West-Point, à ces longues causeries où Mac Diarmid se révélait à lui avec sa vive intelligence, son âme ardente et ses instincts indomptables, quand, tout a coup, il s’avisa de la seconde lettre qui était restée sur son bureau et qu’il n’avait pas encore ouverte, Deux plis se trouvaient sous l’enveloppe. Le premier, d’une concision toute militaire, informait simplement le sous-lieutenant Armstrong de sa promotion au grade supérieur et l’invitait à se présenter à l’adjudant général, division de l’Atlantique, à New-York, pour prendre des ordres spéciaux.

La seconde feuille était un billet du colonel Saint-Aure, félicitant son jeune ami sur l’avancement dont il venait d’être l’objet, et le priant de passer à l’hôtel de la Cinquième Avenue, dès son retour à New-York.

Le post-scriptum de ce billet ne faisait que constater une circonstance fort peu importante. Pourquoi effaça-t-elle d’emblée toute autre pensée de l’esprit du jeune officier, — y compris le plaisir même que lui causait la récompense enfin accordée à sa bravoure ?

Voici ce que disait ce post-scriptum :

« P. S. Nous avons en ce moment à l’hôtel, avec nous, miss Nettie Dashwood, qui nous fait le plaisir de nous tenir compagnie à New-York jusqu’à notre retour au fort Lookout. Les Brinton ont cru devoir à leur deuil de rester à la campagne. »

Jamais ordre du ministre de la guerre ne fut obéi avec un empressement pareil à celui du lieutenant Armstrong quand il eut pris connaissance de ces dépêches. À neuf heures il les avait reçues. À dix, il roulait déjà vers l’Est dans le train-éclair.

Vingt minutes après être entré en gare de New-York, il se présentait au bureau de l’hôtel de la Cinquième Avenue et demandait si le colonel Saint-Aure était visible.

« Le colonel est sorti, répondit le jeune et élégant commis préposé au registre… Mais si vous êtes monsieur Armstrong, il a donné ordre de vous conduire chez lui et de vous prier de l’attendre. »

Le jeune officier s’inclina, et, guidé par un garçon en habit noir à travers un véritable dédale de couloirs aux épais tapis, il fut bientôt introduit dans l’appartement du colonel.

La nuit tombait, et le salon, déjà enveloppé d’ombre, n’était qu’à demi éclairé par un feu de houille, brûlant assez tristement dans le foyer.

Le lieutenant se jeta dans un fauteuil et allait se mettre en devoir de ranimer le feu à grands coups de pincettes, comme il est naturel en cette occurrence, quand la porte s’ouvrit doucement derrière lui, et un froufrou soyeux lui fit tourner la tête.

Un froufrou soyeux lui fit tourner la tête.

« Tiens ! dit au même instant une voix douce, vous êtes ici, mon cher capitaine Jim. Mistress Saint-Aure et moi nous vous cherchons depuis dix minutes, pour cette fameuse promenade en traîneau. En êtes-vous, décidément ? »

À cet instant, la flamme du foyer, surgissant tout à coup, fit passer comme un éclair rapide sur la face du lieutenant. La nouvelle venue eut un petit cri de surprise.

« Oh !… je vous demande, pardon, monsieur, je vous prenais pour…

— Pour le cher capitaine Jim, » acheva le lieutenant non sans une certaine amertume.

Et, se levant aussitôt :

« Croyez bien, miss Nettie Dashwood, reprit-il, que je suis désolé d’avoir été pour vous l’occasion d’un désappointement… Mais je me retire et ne voudrais pour rien au monde… »

Il avait pris son chapeau et se dirigeait vers la porte. La jeune fille le retint.

« Restez, je vous en prie, monsieur, dit-elle. Je ne suis pas ici chez moi et je serais désolée de vous mettre en fuite. Vous avez sans doute à causer avec le colonel ?…

— C’est un ordre de lui qui m’amène, mademoiselle, » reprit le lieutenant assez sèchement.

Puis, tout à coup, pris d’une inspiration soudaine :

« Par la même occasion, je ne serais pas fâché de causer avec vous, miss Nettie, » reprit-il résolument.

Et il se plaça devant la porte, comme pour en barrer le chemin.

Le ton singulier de ces paroles, joint au mouvement qui les accentuait, eut pour effet de faire pâlir miss Nettie Dashwood, qui répondit non sans une pointe d’impatience :

« En ce cas, monsieur, soyez bref. Mes amis m’attendent en bas.

— Vos amis ! s’écria-t-il amèrement. Il y eut un temps, miss Dashwood, où vous me faisiez l’honneur de me compter parmi eux. De mon côté, je vous croyais la meilleure, la plus sûre des amies. Et maintenant… »

Il s’arrêta sur ce mot.

« Eh bien, maintenant ? fit-elle en frappant le parquet du pied avec une sorte d’impatience enfantine.

— Je ne sais vraiment que penser. Vous semblez être devenue mon ennemie. En tous cas, vous avez pour moi une indifférence qui me… Eh bien oui, qui me désespère. On dirait qu’un abîme s’est creusé entre nous. Suis-je donc indiscret en vous demandant la cause d’un tel changement ? »

Le feu s’était décidément ravivé, et reflétait sa flamme claire sur la figure sérieuse du jeune officier, tandis qu’il parlait ainsi d’un ton contenu, mais profondément attristé.

Miss Dashwood s’était calmée. C’est presque en se défendant qu’elle répondit :

« Mais vous vous trompez, monsieur Frank, je vous assure. Il n’y a rien de changé entre nous, que je sache. Pourquoi donc serait-il survenu de vous à moi quelque chose de pareil à ce que vous venez d’énoncer ?

— Ah ! pourquoi ? Voilà précisément ce que je voudrais savoir… De toute façon, ce n’est rien dont je sois coupable. Non, Nettie, je le jure : ni en parole ni en action, je n’ai jamais manqué à la sincère amitié que je vous ai promise un jour, vous rappelez-vous ? — un jour que j’ai scellé cette promesse d’un si étrange petit gage…

— Un gage, dites-vous ? fit-elle en secouant d’un mouvement d’incrédulité la plume de son chapeau. Et qu’était-ce que ce gage, s’il vous plaît ?

— Ah ! je ne puis vraiment croire que vous l’ayez oublié… »

Elle ne répondit pas tout de suite. Mais, se rapprochant du feu, et, prenant place d’un mouvement gracieux et familier sur la petite chaise qui faisait face au fauteuil, elle reprit en riant :

« Il faut qu’il y ait eu quelque malentendu.

— Oui, certes, un malentendu ! s’écria-t-il sur ce mot avec une vivacité qui fit passer sur ses traits, tout à l’heure si sévères, une expression subite de douceur et d’affection. Et ce malentendu, miss Dashwood, je vais vous dire qui en est l’auteur !… C’est un niais qui s’était pris à des dehors menteurs et qui avait cru sottement qu’une belle et imposante figure indiquait toujours une belle âme ; un niais, qui s’est imaginé préférer à tout une personne sans cœur, et qui a passé d’abord sans la voir auprès d’une amitié, d’une affection sincère. Puis, un beau jour, quand il a ouvert les yeux, il était trop tard… Il avait perdu, sans s’en inquiéter autrement, celle qu’il avait longtemps parée de qualités imaginaires. Mais, du même coup, il avait perdu l’amie chère et dévouée… »

Une fois de plus, il s’arrêta et interrogea du regard la douce figure de Nettie.

« Vous parlez en charades, fit-elle un peu embarrassée, et je ne suis vraiment pas habile à rien deviner. »

Depuis un instant elle avait pris, sans y songer, le bout d’une chaînette attachée à son cou, et, de ses doigts finement gantés, elle jouait distraitement avec une sorte de breloque.

« Ce monsieur dont vous parlez a-t-il eu beaucoup de chagrin de la perte de son amie ? reprit-elle après un instant de silence.

— Comment n’en aurait-il pas eu, lui qui avait laissé derrière lui un petit camarade plein de bonté et de franchise, — en retrouvant une grande demoiselle frivole et sans pitié ?…

— En vérité, frivole et sans pitié ? fit-elle avec une indifférence affectée.

— Oui, répondit-il sans pouvoir dissimuler le dépit qui reprenait possession de lui : frivole et sans pitié ! Car, au lieu de s’excuser et de me donner une bonne parole, dans ce moment même, elle ne songe qu’à jouer avec une affection profonde et vraie, une affection sans rivale dans mon cœur, je puis l’affirmer, comme elle joue avec je ne sais quel brimborion suspendu à sa chaînette !… »

Elle savait maintenant le mot de la charade, ou, tout au moins, ne pouvait plus prétexter d’ignorance.

« Que voulez-vous ? dit-elle d’un air détaché, elle tient beaucoup à ce brimborion, comme vous l’appelez, par la raison qu’elle l’a reçu de lui ! »

Frank tressaillit comme si la flèche d’un Sioux l’eût transpercé de part en part. Sa physionomie, son air, son attitude avalent été changés d’un seul mot.

« Miss Dashwood, s’écria-t-il, serait-ce une indiscrétion de vous demander ce que vous tenez là ?

— Oh ! pas du tout ! fit-elle avec un petit rire clair en fermant sa main. Un objet sans valeur dont vous ne donneriez pas seulement le prix d’un bouton… »

Elle appuya sur ce mot avec une gaieté si malicieuse qu’il prit le courage d’insister.

« Je suis pourtant très curieux de le voir, dit-il en se penchant vers elle. Voulez-vous me permettre, au nom d’une ancienne ami… amitié, balbutia-t-il, — ce mot « amitié » lui paraissant trop faible, sans doute, pour rendre ce qu’il voulait exprimer. — Mais il n’acheva pas sa requête, car il s’était emparé de la petite main fermée, et sans grand effort avait réussi à l’ouvrir…

Un bouton de cuivre apparut brillant sur le chevreau noir.

Comment dire les émotions qui précipitèrent à cette vue les battements du cœur d’Armstrong ? c’était la surprise mêlée au remords, l’indignation contre lui-même associée à la joie la plus profonde.

« Quoi ! fit-il d’une voix tremblante, vous avez gardé cela, en souvenir de moi, depuis si longtemps ?… »

Elle ne répondit pas, mais pencha vers lui sa tête blonde, et ce silence était plus éloquent que n’aurait pu l’être aucune parole. La petite main gantée était restée dans celle du jeune homme. Il reprit :

« Chère Nettie, c’est plus que je ne méritais, à coup sur !… Et pourtant vous pouvez me croire, quand je vous jure que tout ce que j’ai d’affection est à vous sans partage… Mais me pardonnerez-vous mon aveuglement, consentirez-vous à accepter mon nom, ma vie ?

— Hélas ! fit-elle en souriant, tandis que deux grosses larmes de joie brillaient sur ses longs cils, il faudra bien y consentir, car je n’aurai jamais le courage de dire non… Vous rappelez-vous que je vous ai offert de reprendre ce bouton et que vous n’avez pas voulu ? Eh bien, je l’ai gardé, voilà tout ! »

Précisément à ce moment, la porte s’ouvrit et le commandant entra, suivi de mistress Saint-Aure et du capitaine Jim.

Frank tenait toujours la petite main de Nettie. D’un mouvement spontané il s’avança vers les nouveaux venus.

« Mon colonel, — Madame, — félicitez-moi, dit-il d une voix vibrante. J’ai le bonheur de vous présenter la future mistress Armstrong…

— Parbleu ! s’écria le capitaine Jim, on savait bien que cela finirait par là.

— Et moi, dit le colonel, avec son bon rire ouvert, n’ai-je pas toujours été d’avis que la fillette finirait par triompher ?

— Oui, répliqua le capitaine Jim, mais avouez que, sans ma ruse de guerre, les choses auraient encore pu traîner longtemps ! »

L’étonnement d’Armstrong, en les entendant parler de la sorte, n’eut d’égal que son plaisir en constatant combien Jim Saint-Aure était profondément étranger à toute pensée de jalousie. Le brave officier fut le premier à venir lui donner une poignée de main chaleureuse, en s’écriant le plus cordialement du monde :

« Enchanté de vous voir de retour, mon cher ami. Ah ! vous avez bien fait d’arriver ! Je vous assure que je faisais de mon mieux pour vous couper l’herbe sous le pied… Mais il faut que j’en prenne mon parti, n’est-ce pas ?… Et à quand la cérémonie ? S’il vous faut un garçon d’honneur, vous savez que Jim Saint-Aure est à votre service. »

Le capitaine menait les choses tambour battant, comme on voit, mais il ne se trompait guère ; car, un mois plus tard, quand le commandant Saint-Aure et le lieutenant Armstrong furent rappelés au fort Lookout, la garnison fut fière de compter à son actif une charmante jeune femme, qui n’avait jusqu’alors figuré sur les contrôles qu’a titre accidentel et surnuméraire.

Quant à la brillante Juliette, elle est toujours à marier, et, quoiqu’elle n’ait porté que fort peu de temps le deuil de son fiancé Cornélius, je n’ai pas entendu dire qu’elle ait trouvé à le remplacer. Il court de méchants bruits sur les opérations financières du juge Brinton, et ces bruits ne sont peut-être pas étrangers à la réserve des prétendants.

Harotachtché, la pauvre sœur de Mac Diarmid, s’est retirée à Québec avec sa mère. Elle y a fondé un hôpital pour les indigents de race indienne, auquel elle a donné le nom de son frère, et qu’elle dirige en personne avec un dévouement admirable.

Evan Roy est rentré en Écosse et vit dans une vieille tour ruinée, comme il convient au dernier descendant d’une famille déjà puissante dans les Highlands, au temps de Brutus le Troyen.

Le capitaine Saint-Aure est toujours garçon. Il a promis de tenir sur les fonts baptismaux, avec mistress Peyton, le second enfant de Frank Armstrong. Le premier appartient de droit au commandant et à mistress Saint-Aure.

Quant à Meagher, il y a beau jour qu’il s’est accordé la joie de donner au Herald le récit véridique et complet de son voyage au camp des Sioux et l’histoire incroyable bien qu’authentique de Mac Diarmid.


  1. Dans l’État de New-York, sur l’Hudson, à un mille environ de la ville de Garrison.
  2. Le roi Philippe, chef indien de l’Amérique du Nord, de son vrai nom Matacom, était le sachem de la tribu des Wampanoogs dans le Rhode-Island. De 1662 à 1676, il lutta contre les Anglais avec une bravoure et un génie militaire qui le placent au rang des premiers capitaines de l’histoire. Sa tête avait été mise à prix par les Anglais. Elle leur fut apportée par un de ses soldats. Pontiac, illustre chef de la tribu des Attawas, luita avec une extrême énergie contre les Anglais, dans le Canada d’abord, comme allié des Français commandés par le marquis de Montcalm, et puis avec ses seules forces. 11 fut assassiné en 1765 par un espion des Anglais.
  3. Les Indiens désignent ainsi le Canada, en raison du manteau de neige qui couvre le pays pendant l’hiver, et en souvenir de l’affection qu’ils portaient jadis aux Français, anciens possesseurs de la contrée.
  4. C’est le nom que les Indiens donnent au canon moderne en raison de la détonation de l’obus qui suit celle de la pièce.