Mercier & Cie (p. 240-247).

XXXVI

BATAILLE DES PLAINES D’ABRAHAM

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Grâce à la complicité de Verger, ce qui avait été prévu ou plutôt arrêté par Bigot, moyennant le prix que l’on sait, arriva.

Dans la nuit, le capitaine Douglas qui avait été placé à la tête de soixante-dix hommes entre Samos et Sillery, vit passer les barges anglaises à portée de pistolet. La sentinelle leur cria le qui vive et un officier répondit en excellent français : « Ne faites pas de bruit, ce sont les vivres. »

La première division anglaise, comprenant quatre régiments complets,[1] l’infanterie légère sous les ordres du colonel How, un détachement de montagnards écossais et les grenadiers américains, sous le commandement des brigadiers Monkton et Murray, furent donc débarqués sans emcombre au lieu qui porte maintenant le nom d’anse Wolfe.

À leur tête était le général Wolfe lui même, qui fut un des premiers à mettre pied à terre. Une fois la première division débarquée, les chaloupes retournèrent aux vaisseaux chercher le reste des troupes sous le commandement de Townsend, le bras droit du général en chef.

Pendant ce temps-là, l’infanterie légère et les montagnards gravirent la hauteur et repoussèrent la garde française placée sur la cime défendant l’étroit sentier et qui se défendit mollement, fait qui s’explique facilement, si l’on se rappelle que cette garde était commandée par Vergor ; le reste des troupes les suivirent, et en arrivant au sommet furent placées en ordre de bataille.

Claude d’Ivernay, arrivant au camp à cinq heures du matin, fut le premier qui donna l’alarme, tant la correspondance était mal établie de l’un à l’autre des postes.

Le marquis de Montcalm ordonna au régiment de Guyenne de se porter sur les hauteurs de Québec, où, en arrivant, il trouva l’ennemi débarqué au nombre de plus de huit mille hommes travaillant déjà à se retrancher.

Les troupes de Beauport reçurent l’ordre de lever le camp en y laissant quatorze cents hommes aux ordres du colonel Poulhariès, pour garder la ligne.

L’armée, qui avait passé la nuit au bivouac, rentrait dans ses tentes, lorsque l’on battit la générale. Toutes les troupes prirent les armes et suivirent successivement M. de Montcalm qui se portait sur les hauteurs de Québec, où le bataillon de Guyenne prit position entre la ville et l’ennemi, que sa présence contenait.

L’armée de Beauport, depuis quelques jours, était réduite à six mille hommes. Pour la garde du camp, il fallut laisser les deux bataillons de Montréal, composés d’environ quinze cents hommes, qui s’avancèrent cependant jusqu’à la rivière St Charles quand M. de Vaudreuil se rendit à l’armée, vers sept heures du matin, moment où il fut exactement informé par Louis Gravel qui arrivait avec Claire, que l’ennemi était en position sur les Plaines d’Abraham.

Suivant ce calcul, Montcalm avait donc sous ses ordres environ quatre mille cinq cents hommes.

Sans donner aux derniers détachements qui lui arrivaient de la gauche le temps de reprendre haleine, le général, craignant que l’ennemi eût le temps de se fortifier, donna le signal d’attaquer de suite, ce qui le perdit.

Montcalm se rendait coupable d’ailleurs de plusieurs autres fautes qui surprennent de la part d’un général de sa réputation. Ainsi, le jugement porté par un officier présent à la bataille paraîtra juste, même aux personnes qui s’y entendent peu en stratégie militaire :

« En apprenant que l’ennemi était à terre, dit cet officier, il devait passer des ordres, à Bougain ville qui avait avec lui l’élite de l’armée et qui n’était qu’à une petite distance de la ville. En combinant ses mouvements avec ceux de ce colonel, il lui était aisé de mettre l’ennemi entre deux feux. Le sort de Québec dépendait du succès de la bataille ; il devait réunir toutes ses forces et ne point laisser dans l’inaction les quinze cents hommes de Montréal. Par la même raison, l’armée n’étant qu’à deux cents toises des glacis, il devait tirer de la ville les piquets qui étaient de service ; il y eût trouvé un secours de près de huit cents hommes. Il pouvait aussi en faire venir de l’artillerie. Au lieu de perdre l’avantage du poste où il se trouvait, il fallait attendre l’ennemi et profiter de la nature de terrain pour placer par pelotons dans les bouquets de bois les Canadiens, qui, arrangés de la sorte, surpassent par l’adresse avec laquelle ils tirent, toutes les troupes de l’univers. S’étant déterminé à attaquer, il aurait dû changer ses dispositions. Il ne songea pas à former une réserve.

Cependant, séparées par une petite colline, les deux armées se canonnaient depuis environ une heure, avec quelques petites pièces de campagne ; l’éminence sur laquelle était rangée l’armée française dominait, dans quelques points, celle qu’occupaient les Anglais. Composées en grande partie de Canadiens, les troupes françaises fondirent sur l’ennemi avec impétuosité ; mais leurs rangs, mal formés, se rompaient bientôt, soit par la rapidité de la marche, soit par l’inégalité du terrain, tandis que les Anglais en bon ordre, essuyaient les premières décharges. Ils tirèrent ensuite avec beaucoup de vivacité, et le mouvement qu’un détachement de leur centre, d’environ deux cents hommes, fit en avant la baïonnette au bout du fusil, suffit pour mettre en fuite presque toute l’armée française.

Cependant la déroute ne fut totale que parmi les troupes réglées, c’est-à-dire les Français. Accoutumés à reculer à la façon sauvage pour retourner ensuite à l’ennemi, avec plus de confiance, les Canadiens se rallièrent en quelques endroits, et, à la faveur des petits bois dont ils étaient environnés, forcèrent différents corps à plier ; mais enfin, il fallut céder à la grande supériorité du nombre. Les sauvages ne prirent guère part à l’action, car ils n’aimaient pas à combattre à découvert.

Blessé au poignet au commencement de la bataille, Wolfe s’était contenté de l’envelopper, et continuait à commander les troupes dans un endroit des plus périlleux lorsqu’il reçut dans la poitrine une balle qui le renversa. Ayant entendu crier à ses côtés : « Ils fuient ! » — « Qui fuient ? » demanda-t-il. « Les Français ! » répondit-on. « Alors je meurs content ! » ajouta-t-il.

Il mourut quelques instants après.

Le général de Montcalm, déjà blessé, voyant ses troupes fuir en désordre, essaya de les rallier aux portes de la ville. Au même moment il reçut une blessure mortelle. Ce brave ne voulut pas descendre de cheval et il entra dans la ville soutenu par deux grenadiers qui l’entrèrent dans la maison du chirurgien Arnoux, sur la rue St. Louis.

Comme il entrait, quelques femmes voyant le sang couler de ses blessures, s’écrièrent ! « Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! le marquis est tué ! » — « Ce n’est rien ; ce n’est rien ; leur répondit Montcalm, ne vous affligez pas, mes bonnes amies. »

L’armée française fuyait, donc en désordre, quand M. de Montcalm fut mortellement atteint. Louis Gravel et Claude d’Ivernay, qui avaient combattu côté à côté pendant toute l’action, rallièrent deux cents braves Canadiens, — la plupart de la Côte de Beaupré — dans le ravin et remontèrent à leur tête sur le coteau. Il se passa alors un fait d’armes digne des temps d’Homère.

Électrisés par l’exemple de leurs chefs, comme des lions, ils se jetèrent, avec une fureur incroyable, sur l’aile gauche de l’armée anglaise, culbutant tout sur leur passage, arrêtèrent un moment l’ennemi, permirent aux Français de fuir en sûreté, et, enfin, après avoir été repoussés eux-mêmes, disputèrent le terrain pied par pied, depuis le sommet du côteau jusque dans le ravin. Ces braves y passèrent presque tous, mais ils sauvèrent la vie à une grande partie de l’armée française.

Deux fois, dans la mêlée, Louis Gravel faillit se faire tuer, mais deux fois Tatassou, qui ne l’avait pas quitté d’une semelle, fut là pour abattre l’ennemi qui le serrait de trop près. Il allait s’en retirer sans une égratignure, quand un grand escogriffe d’anglais lui allongea un coup de sabre qui lui fit une estafilade à la figure. Louis tomba et l’ennemi allait lui passer sur le corps : Tatassou le chargea sur ses épaules et le transporta à l’Hôpital Général où il reçut les soins qu’exigeait son état.

La blessure était plus terrible à voir que dangereuse, et quand Claude d’Ivernay rejoignit son ami, il le trouva pansé et se préparant à sortir.

— Battu, n’est-ce pas ? dit Louis Gravel.

— Archibattu, mon pauvre ami.

— L’ennemi s’est-il bien rapproché ?

— De quelque distance seulement.

— Alors nos communications avec la ville ne sont pas interrompues ?

— Non.

— Qu’allons-nous faire ?

M. de Vaudreuil va convoquer un conseil de guerre. À propos, il t’a demandé avec instance devant moi et je lui ai dit qu’étant blessé, tu ne pourrais faire ton service.

— C’est ce qui te trompe, mon ami, reprit Louis en se levant, car je me propose bien d’assister à ce conseil.

— Mais tu n’y penses pas, mon ami, dans cet état.

— Bah ! j’en ai vu bien d’autres. D’ailleurs il faut que je sois là pour dénoncer les traîtres.

— Mais tu n’as pas de preuves suffisantes et il est impossible de mêler le nom de Claire…

— Sois tranquille, je ne dirai pas ce qu’il faut dire. Maintenant, partons. Où se tient le conseil ?

— Dans l’ouvrage à corne qui a été construit à la tête du pont jeté sur la rivière St-Charles.


  1. Cours de l’abbé Ferland.