Mercier & Cie (p. 143-151).

XXIII

NOUVELLE TENTATIVE


Il ne se passa rien de remarquable pendant quelques mois. Claire et Blanche vivaient comme deux sœurs, échangeant leurs confidences, priant pour leurs amoureux, car Blanche avait été fiancée l’année précédente à Claude d’Ivernay, le compagnon d’armes de Louis Gravel.

On était aux premiers jours du mois de mai de l’année 1759. M. de Vaudreuil venait d’arriver d’un voyage à Montréal en compagnie de Bigot, qui y avait passé l’hiver.

Claire était assise dans le grand salon, parcourant d’un œil distrait un volume ouvert sur ses genoux, pendant que Blanche se promenait au jardin, quand elle entendit un pas léger derrière elle.

— Est-ce toi, Blanche ? dit-elle.

Ne recevant pas de réponse, elle se retourna : Bigot étant devant elle.

La jeune fille ne put retenir un cri de frayeur.

— Je vous fais donc bien peur, mademoiselle ? dit-il, avec cette douceur, ce charme qu’il savait si bien donner à sa voix quand il le voulait.

— Pardon, monsieur, je ne m’attendais… si peu…balbutia Claire.

— À une aussi désagréable visite, n’est-ce pas ?

— Oh ! je n’ai rien dit de tel.

— Mais vous l’avez pensé ?

La jeune fille restait les yeux baissés, semblant lui donner ainsi par son silence son congé. Bigot continua :

— Claire, je n’ai pas cherché cette entrevue, mais puisque le hasard vous a mis sur mon passage, laissez-moi vous rappeler les projets d’union qui ont existé entre nous…

Claire fit un geste de répulsion.

— Vous me haïssez donc bien ? reprit. Bigot.

La jeune fille fut touchée de la tristesse, de l’émotion avec laquelle l’intendant prononça ces mots.

— Pourquoi vous haïrais-je ? dit-elle. Vous ne m’avez fait personnellement jamais de mal ; vous ne m’avez fait même que du bien.

— Alors, si vous ne me haïssez, pas, Claire, l’espoir ne saurait s’effacer de moi que vous m’aimerez un jour.

Claire secoua la tête.

— Ne l’espérez pas, dit-elle. Je le sens, je ne vous aimerai jamais.

— Permettez-moi de chercher la cause de cette impossibilité pour mieux la combattre, reprit Bigot avec un empressement galant. Qu’est-ce qui vous déplaît le plus en moi, est-ce mon nom ?

— Votre nom, monsieur, est celui d’une honorable famille qui, pour moi, vaut certes, à tous égards, celui que nous portons.

— Est-ce ma position qui n’est pas suivant votre goût ?

— Votre position est magnifique, monsieur, bien supérieure à celle qu’occupe mon père, et c’est précisément la splendeur de cette position qui me donne le courage de vous parler comme je le fais.

— De me dire que vous ne m’aimez pas ?

— Oui, monsieur.

— Préfèreriez-vous, mademoiselle, que je fus homme de guerre, comme certain beau damoiseau de votre connaissance et… de la mienne ?

— Je ne sais… monsieur… reprit Claire en hésitant un peu.

— Est-ce ma personne, alors, qui vous déplaît ?

— Monsieur Bigot, dit la jeune fille avec impatience, laissez-moi être franche. Rien ne me déplaît en vous, mais je ne vous aime pas !…

— Pourquoi ?

— Parce que… je ne vous aime pas comme je crois qu’il faudrait vous aimer pour être heureuse du choix que vous avez daigné faire… Tenez, monsieur, lorsque vous avez semblé donner à mon père des preuves si grandes d’affection, d’amitié serviable, j’ai ressenti pour vous un profond sentiment de reconnaissance et… ce sentiment a duré… jusqu’à l’instant… où vous lui avez fait comprendre qu’il ne pouvait me laisser libre de vous refuser ma main.

— Ah ! vous vous rappelez ?

— Tout, monsieur.

— Permettez-moi d’espérer que vous m’aimerez un jour, reprit Bigot après quelques moments d’un silence embarrassant.

Claire fit un geste de dénégation empreint d’un tel sentiment de dédain, qu’un éclair de colère passa dans les yeux de l’intendant.

— Ainsi, vous ne m’aimerez jamais ? dit-il d’une voix moins assurée.

— Jamais, monsieur.

— Suivant vous que devrais-je donc faire ?

— Renoncer à cette union, ce qui serait généreux de votre part. Alors, monsieur, si vous n’aviez pas mon amour, je vous assure que vous emporteriez du moins ma profonde reconnaissance et mon estime entière.

— Renoncer à cette union, c’est impossible.

— Pourquoi ?

— Parce que je vous aime et que…comme j’ai eu l’honneur de vous le dire dans une autre circonstance, vous le répéter tantôt, j’ai l’espoir que vous m’aimerez un jour.

Claire l’écrasa d’un regard dédaigneux.

— Oh ! je ne parle pas par fatuité, continua Bigot sans se laisser déconcerter par ce regard. Je vous entourerai de tant de bonheur que j’espère, sinon votre amour, du moins une tendre affection.

— Monsieur, reprit la jeune fille, il y a quelques mois, je ne vous aurais pas parlé ainsi ; mais depuis que je vous ai entendu menacer mon père d’une dénonciation, j’ai absolument changé de manière de voir à votre égard. Vous voulez m’épousez ? Je ne sais si le ciel me réserve cette suprême douleur. Mais si je vous épouse, monsieur, ne l’oubliez pas, ce ne sera que par contrainte, forcée par mon amour pour mon père et que je ne vous aime pas.

— Mais pourquoi ne pas m’aimer ?

— Parce que je ne vous aime pas !

— Vous ne m’aimez pas et vous croyez dans votre inexpérience que vous ne m’aimerez jamais…

— Je crois ce qu’il faut que je crois, interrompit brusquement Claire.

— Alors, croyez ce qui est : je vous aime…

— Vous ?

— De toute la puissance de mon âme !

— Dites, monsieur, ce qui sera plus juste, que vous m’aimez de toute la puissance de votre intérêt.

— Comment ?

M. Bigot, soyez certain que je ne suis pas votre dupe.

— Dupe ! vous ! que voulez-vous dire ?

— Je vais m’expliquer, monsieur. Aussi bien, dans la situation où nous sommes tous les deux, la franchise doit être sans limites.

M. Bigot, la Providence à laquelle vous ne croyez pas, dit-on, a voulu, dans sa bonté, que je fusse éclairée sur votre conduite à l’égard de mon père. Sentant l’orage gronder dans l’avenir, mon père a été le prétexte à des donations que vous avez fait faire et dont le profit retournera au gendre de M. de Godefroy.

— Quand cela serait, mademoiselle, cette fortune ne la partagerez-vous pas avec moi ?

— Je ne veux pas la partager, cette fortune, reprenez vos faveurs, monsieur.

— C’est impossible.

— Pourquoi ?

— Parce que je vous aime.

— Monsieur !

— Oui, je vous aime ! reprit Bigot se laissant aller à son emportement, je vous aime, je vous le répéterai jusqu’à l’heure où vous le croirez. Je vous aime jusqu’au crime et cet amour a éveillé dans mon cœur la jalousie la plus violente. Je vous aime à vous tuer plutôt que vous voir appartenir à un autre ! Si vous m’infligiez la torture de me repousser et d’épouser un autre homme, je vous rendrais, moi, torture pour torture, et c’est votre père dont je me servirais pour faire de belles funérailles à mon amour !…

— Taisez-vous ! dit Claire. Torturez-moi, mais n’attaquez pas mon père.

— L’amour ne raisonne pas et je vous aime.

— Ainsi les menaces que vous faites ne sont pas vaines ?

— Non, car je puis perdre votre père, et je le perdrai infailliblement si vous ne m’épousez pas, si vous refusez de suivre la voie heureuse qui se présente devant vous. Vous serez riche, puissante, honorée, fêtée, enviée, adorée. Que pouvez-vous désirer de plus ?

— Épouser l’homme que j’aime et non celui que je n’aime pas !

— Inutile de discuter, je saurai bien vous contraindre.

— Donc, je serai votre femme ?

— Oui, reprit Bigot d’une voix rauque, hors de lui-même, oui, vous serez ma femme.

Claire, quoique ferme et vaillante, frissonna.

— Votre femme ? dit-elle.

— Oui.

— Vous me contraindrez ?

— J’y suis décidé.

— Oh ! je vous croyais moins infâme !

— Je vous aime !

— Et moi, je vous hais et je vous méprise !

— Tu seras à moi ! s’écria Bigot avec une rage folle.

— Misérable ! lâche ! dit Claire.

Bigot s’avança sur la jeune fille.

— Tu seras ma femme, dit-il. Je le veux ! cela sera, et dussé-je employer la plus odieuse violence…

— Lâche ! dit Claire en se relevant fière et belle, lâche, vous osez menacer une femme.

— Menacer une femme ! répéta une voix vibrante. Et qui donc ici aurait une pareille audace ?

La jeune fille était restée les bras tendus, la tête rejetée en arrière, dans une attitude pleine de grandeur et de dignité !

La nuit descendait rapidement et plongeait le salon dans une pénombre obscure.

Un silence profond régna après cette apostrophe.

La silhouette d’un homme se dessina dans la demi teinte.

Bigot fit un pas en arrière et murmura : — Le gouverneur !…