Mercier & Cie (p. 94-101).

XV.

LE SACRIFICE


Ce jour-là, M. Boucault de Godefroy était douillettement enfoncé dans son fauteuil, près d’un bon feu flambant dans l’âtre — on était alors au mois de novembre — quand un violent coup de sonnette le fit tressaillir.

Un instant après, Dorothée vint l’avertir que M. Bigot demandait la faveur d’être reçu. M. de Godefroy donna l’ordre d’introduire le visiteur.

On se rappellera sans doute que nous avons dit, dans un chapitre précédent, toute la tendresse de M. de Godefroy pour sa fille ; nous avons également fait connaître au lecteur que, dans la crainte de faire le malheur de celle ci, il avait renoncé à son projet d’alliance avec Bigot, mais celui-ci n’en savait rien.

L’Intendant entra donc avec son assurance ordinaire. Il portait un costume élégant de coupe, un vrai costume de cour.

Coulant, toujours souriant d’un sourire qu’il avait fort beau, galant et empressé avec les femmes, Bigot était froid, impassible, calme, le regard voilé et pénétrant, l’aspect imposant, la bouche aux lèvres pâles, la démarche grave de l’homme certain de sa valeur avec les hommes.

N’ignorant pas la faiblesse de caractère, la timidité du père de Claire, Bigot semblait, ce jour-là, se faire encore plus superbe qu’à l’ordinaire.

M. de Godefroy, faisant des efforts surhumains pour se donner une contenance, s’avança vers le visiteur les deux mains tendues :

— Cher ami, dit-il, que je suis donc heureux de vous voir !

À entendre le son de sa voix, sans en comprendre les paroles, on eût dit qu’au lieu d’une phrase de bon accueil, il larmoyait un compliment de condoléance.

— Moi de même. Et mademoiselle ? fit Bigot.

— Je…… mais balbutia le vieillard… elle… est… je crois ce matin bien… malade.

— Malade ? Comment ! mademoiselle Claire est malade, et vous ne me faites pas prévenir ? Mais c’est fort mal cela mon ami.

— Mon cher monsieur…

— Et qu’a-t-elle ?

— Mais je ne sais… rien… ce n’est rien…

Ce pauvre M. de Godefroy perdait littéralement la tête.

— Vous dites cependant qu’elle est malade, reprit Bigot semblant prendre plaisir à pousser à bout son interlocuteur qui suait à grosses gouttes.

— Oui ! elle est indisposée… souffrante…

— Ah ! Cette indisposition lui a pris ce matin ?

— Non !… oui !… non… hier soir, en se couchant.

— Croyez-vous que cette indisposition se prolonge longtemps ?

— Je ne sais pas… oui… longtemps sans doute.

Bigot se renversa sur le dossier d’un fauteuil qu’il avait pris de lui-même, sans que M. de Godefroy, dans son embarras, eût songé à le lui offrir, et croisant ses jambes l’une sur l’autre, il dit froidement :

— Mon cher monsieur de Godefroy, il est de toute nécessité que mademoiselle Claire se guérisse le plus vite possible, car il faut absolument que notre mariage soit célébré dans huit jours.

— Pourquoi donc si vite ? dit le juge prévôt dont la torture prenait des proportions alarmantes.

— À cause du motif le plus grave…

— Le plus grave ? fit M. de Godefroy dont l’agitation tournait au spasme.

— Le plus grave… motif, qui met en péril l’honneur de votre maison, le repos de votre fille, votre liberté, votre vie même…

— Ah ! mon Dieu, articula avec peine le père de Claire.

Bigot ne semblant pas du tout remarquer l’état de son interlocuteur, le regardait cependant avec une fixité qui augmentait son trouble et son embarras.

M. de Godefroy fit un effort et balbutia :

— Et peut-on savoir… ce motif ?

— Un rapport qui a été fait ce matin à M. de Vaudreuil.

— Sur qui ?

— Sur vous.

— Ah ! mon Dieu, sur moi ?

— Oui.

— Un rapport ?

— Fort long même.

— Ce n’est pas possible !

— Cela est.

Mais pourquoi ?

— Vous voulez le savoir ?

— Oui…

— Je vais vous le dire… ou plutôt non, je vais vous le donner à lire… tenez, le voici.

Bigot avait pris dans la poche de son habit un papier qu’il présentait à M. de Godefroy.

Ce dernier le prit d’une main tremblante, si tremblante même qu’il le déchira en le dépliant.

— Un rapport ! murmurait-il. Qu’ai-je donc fait ?

— Vous allez le savoir.

Le juge mit ses lunettes, se pencha et commença à lire.

Son visage blanc comme un suaire d’abord, devint ensuite pourpre, puis violacé.

— Ah ! s’écria-t-il en froissant le papier, ce n’est pas vrai.

— Malheureusement si ! en fait du moins, sinon en intention.

— Comment ! je suis un concussionnaire ? J’ai volé, j’ai dilapidé les deniers du roi, moi, un Boucault de Grodefroy ?

— Oui.

— Vous rêvez, mon cher monsieur, et votre rapport aussi.

— Malheureusement pour vous, non.

— Oui.

— Non.

— Cependant, monsieur, on ne vole pas le roi sans s’en apercevoir, que je sache.

— Il paraît que oui.

— Oh !

— Si ce n’est pas vous qui avez personnellement soustrait des sommes de la caisse du roi, c’est par votre ordre, sous votre signature que le crime a été commis.

— Je ne comprends pas.

— Je vais m’expliquer. Vous connaissez la compagnie d’Occident qui a pour chef Cadet, le munitionnaire général. Trompé par les apparences, mal conseillé par mon entourage, voulant vous faire du bien, j’ai pris à votre nom — comme vous le savez — pour 700 000 livres d’actions. Connaissant, votre réputation de probité, afin de cacher leurs malversations et de mettre à couvert leur responsabilité, Cadet et autres vous ont nommé gérant chef de la compagnie, vous ont fait signer sous divers prétextes tous les contrats énumérés dans ce rapport, contrats qui constituent la volerie la plus odieuse que je connaisse des deniers publics.

— Oh ! fit M. de Godefroy en joignant les mains avec désespoir. Mais je prouverai mon innocence…

— Comment pourrez-vous nier votre signature ?

— Miséricorde…

M. de Vaudreuil a reçu les ordres les plus sévères, et si par malheur ce rapport avait été mis tout d’abord sous ses yeux, vous étiez envoyé de suite en France avec vos prétendues complices pour être jetés à la Bastille.

— Mais il ne saura rien, n’est-ce pas ? dit M. de Godefroy d’une voix suppliante.

— Peut-être !

— Comment ! il peut savoir…

— Celui qui a fait ce rapport ne peut-il pas le refaire en double, et sans doute que M. de Vaudreuil ne pourrait pas faire autre chose que d’être inexorable…

— Mon Dieu ! prenez pitié de moi…

— Comprenez-vous maintenant combien la situation est grave ? C’est pourquoi je vous demandais tantôt de presser mon mariage avec votre fille. Claire, devenue ma femme, vous n’avez plus rien à craindre ; car le beau-père de M. Bigot, l’Intendant de la colonie, de M. Bigot, le protégé de Mme de Pompadour, aura toutes facilités de se défendre, puisque ce sera son gendre qui se chargera de prouver son innocence.

— C’est vrai ! dit M. de Godefroy soudain ranimé.

— Donc, vous le voyez, il faut que dans huit jours ce mariage se fasse…

— Il se fera ! dit une voix ferme.

Claire, soulevant la portière, s’avança dans la salle.

Elle était pâle, mais une expression de résolution étrange se lisait sur son visage.