Le capital, la spéculation et la finance au XIXe siècle/Chapitre 8

CHAPITRE VIII

LES ACCAPAREMENTS COMMERCIAUX ET LES SYNDICATS INDUSTRIELS


  1. Ce qui constitue l’accaparement : les préjugés populaires et les erreurs de l’ancienne législation.
  2. Les accaparements anciens et modernes.
  3. Intervention de la Finance cosmopolite dans ces opérations.
  4. Un corner qui a réussi : le Consortium de Turin sur les soies.
  5. Les coalitions de commerçants et d’intermédiaires.
  6. Les syndicats industriels pour régler la production en Europe.
  7. Les consolidations de chemins de fer aux États-Unis.
  8. Les Trusts américains.
  9. Causes spéciales aux États-Unis qui rendent plus dangereuses les combinaisons de capitaux.
  10. Pourquoi les accaparements commerciaux et les monopoles industriels ne s’établissent pas en Angleterre d’une manière permanente.
  11. Des syndicats internationaux pour régler la production sont-ils possibles ?
  12. La Société des métaux et le syndicat des cuivres.
  13. Comme quoi l’histoire se répète.
  14. Le Socialisme et les grandes concentrations industrielles contemporaines.

I. — Avant tout, il faut s’entendre sur ce qui constitue l’accaparement ; car, autrefois surtout, on a souvent flétri de ce nom des opérations commerciales parfaitement légitimes[1]. Il diffère de la spéculation en ce que, tandis que le spéculateur se borne à prévoir les changements de prix de la marchandise et à acheter ou à vendre suivant cette prévision, l’accapareur cherche, comme l’agioteur (chap. vu, § 16), à produire par ses manœuvres la hausse ou la baisse, ou plutôt l’une et l’autre alternativement, et en outre à s’assurer pendant un temps plus ou moins long le monopole du marché[2]. Manœuvres frauduleuses et constitution d’un monopole artificiel, voilà les deux éléments qui, réunis, constituent l’accaparement.

Le simple fait de retirer des existences du marché, de faire la rareté par l’abstention de vendre, ne constitue pas une manœuvre frauduleuse. « C’est ce que font tous les cultivateurs qui peuvent attendre dans l’espoir de profiter des hauts prix futurs, » écrivait de Metz-Noblat en 1867. A cette époque, toute l’alimentation publique reposait sur des réserves locales. Les greniers avaient dans toutes les fermes un grand développement et nous avons encore connu tel propriétaire à son aise, qui était fier de conserver les récoltes de trois années. Quel était le résultat de ces habitudes ? « Au lieu de vendre, ils gardent, ajoutait de Metz-Noblat, et de là une hausse immédiate au profit de ceux qui sont obligés de vendre, hausse qui sauvegarde l’approvisionnement du marché pour la fin de l’année. Mais le cultivateur qui garde, qu’est-ce, sinon un spéculateur ? Eh bien !quand le spéculateur proprement dit achète au cultivateur, qui faute d’avances est obligé de vendre, il n’y a là qu’une substitution de personnes dans le même office[3]. »

Les anciennes législations punissaient sous le nom d’accaparement des faits aussi simples et aussi légitimes. De réglementation en réglementation, on en était arrivé à enlever non seulement au négociant, mais au propriétaire le droit de disposer de sa chose ! C’était là un état de choses relativement nouveau ; car, comme le constate Delamarre dans son Traité de la police, jusqu’en 1567 « le commerce des blés était libre à toutes sortes de personnes : les laboureurs et les propriétaires qui faisaient valoir leurs terres en pouvaient acheter les uns des autres pour les revendre : les marchands en faisaient autant[4] ». C’est le chancelier de L’Hôpital, qui, s’inspirant de l’esprit de réglementation et de despotisme dont les Tudors donnaient l’exemple en Angleterre, introduisit les défenses de vendre le blé aux marchands dans un rayon de huit lieues autour de Paris, un peu moindre autour des autres villes, les prohibitions aux marchands de blé de s’acheter et de se revendre les uns aux autres, l’obligation de vendre les quantités amenées au troisième marché à quelque prix que ce fût… Les Parlements avaient établi, chacun autour de la ville où il siégeait, un régime réglementaire semblable et l’on sait la résistance aveugle qu’ils opposèrent aux réformes essayées par Louis XVI.

Le contrôleur général Terray et ses collaborateurs Bertin, l’intendant de Paris, de Sartines, le lieutenant général de police, prétendaient que l’existence d’un commerce organisé était une cause de renchérissement des marchandises et particulièrement du blé. D’après leur correspondance officielle, les honnêtes gens s’abstenaient de cette affaire et la laissaient aux rapports directs du producteur et du consommateur. En réalité, ils croyaient si peu à la possibilité de l’approvisionnement direct des consommateurs par les producteurs qu’ils chargeaient des marchands commissionnés par le gouvernement d’assurer l’approvisionnement de Paris et des principales provinces. Mais ce commerce réglementé et privilégié avait pour résultat de rendre le blé beaucoup plus cher qu’il ne l’aurait été si le commerce libre eût pu opérer. Le Trésor s’appauvrissait ; les consommateurs payaient cher ; seuls, ces négociants commissionnaires pour le compte du gouvernement s’enrichissaient par des manœuvres, qui donnèrent naissance à l’absurde, mais terrible légende du pacte de famine[5].

La législation anglaise sur le commerce des céréales pendant longtemps n’avait pas été plus raisonnable, et même c’était sans doute elle qui avait inspiré les erreurs économiques dont la France fut si longtemps victime. Un acte de 1549 avait défendu aux marchands de céréales d’avoir un stock dépassant 10 quarters (2.907 litres). Un acte de 1551 interdisait de vendre à l’avance du grain en route pour un marché, parce que cette vente anticipée enlevait au Roi et aux seigneurs la perception de certains droits et redevances. Il était également interdit de revendre dans un même marché du grain qu’on y aurait acheté[6], Des règlements semblables existaient pour le commerce des matières premières nécessaires aux industries nationales. Pendant longtemps l’exportation de la laine fut considérée comme un crime.

Mais peu à peu l’opinion publique s’était éclairée et avait laissé tomber en désuétude ces réglementations. Quand un acte de 1773 les abrogea définitivement, il n’y eut plus de recul en arrière, et, même dans les années de disette qui se produisirent peu après, on ne vit pas les formidables combinaisons de préjugés administratifs et d’aveuglements populaires, qui chez nous jouèrent un si grand rôle dans les préludes de la Révolution.

Le résultat des mesures administratives dirigées contre le commerce était d’écarter du commerce des blés les négociants les plus considérés et d’opprimer les producteurs ruraux sur lesquels avait fini par retomber le principal poids des charges publiques. Elles se retournaient même contre les consommateurs qu’on prétendait protéger ; car l’approvisionnement était fort irrégulier et par conséquent des raréfactions extrêmes sur certains points coïncidaient avec des encombrements sur d’autres. Des actes de malhonnêteté de la part des commerçants devaient d’autant plus se produire que le législateur, confondant le juste et l’injuste, perdait le droit d’être obéi.

Néanmoins, depuis les opérations du philosophe Thalès racontées par Aristote[7], maints commerçants ont certainement cherché à monopoliser pendant un certain temps une marchandise pour en élever arbitrairement le prix. Mais les procédés employés alors et aujourd’hui sont bien différents.

II. — L’ancien accapareur achetait toutes les marchandises qu’il pouvait recueillir chez les particuliers ou sur les marchés ; il les transportait la nuit dans des chariots dont les roues étaient entourées de paille et les enfermait dans des greniers soigneusement cachés. Au besoin, disait-on, il en détruisait une partie pour faire monter le prix du restant. Il ne se décidait à vendre, et seulement par petites quantités, que quand la privation prolongée avait décidé les consommateurs à subir toutes ses exigences. Tel est le tableau chargé en couleurs que les écrivains du moyen âge et de l’ancien régime nous ont laissé des accaparements de leur temps,

Tout autres sont les procédés modernes. D’abord, l’accapareur isolé n’existe pas. Pour agir sur des marchés étendus comme les nôtres, il faut que les spéculateurs forment une coalition[8], un corner, un pool, comme on les appelle en Amérique et en Angleterre, où ces opérations se sont produites fréquemment dans ces dernières années, un schwanze comme on dit en Allemagne, où la chose est connue aussi.

Le corner est constitué par un certain nombre de puissants spéculateurs, qui se lient par un pacte secret et jamais écrit. Ils débutent par acheter tous les stocks disponibles, ce qui commence à faire monter les prix. Ils se gardent bien de cesser absolument de vendre comme les accapareurs d’autrefois, de manière à faire souffrir les consommateurs. Affamer des populations en cachant le blé, arrêter les manufactures en détenant le coton serait trop dangereux. Seulement ils limitent les ventes aux besoins de la consommation journalière et les font à des prix gradués, au fur et à mesure que le cours s’élève sur le marché par les achats qu’ils font de tous les stocks existants. Ces ventes, et c’est là le point essentiel, doivent être faites par les membres du corner, chacun dans les limites et selon les proportions convenues. En même temps, le corner achète à terme, aux liquidations successives, toutes les quantités offertes et l’élévation des cours provoque la multiplication des offres. Il ne craint pas de s’encombrer ; car au moyen des warrants il se procurera de l’argent pour à peu près la valeur de la marchandise (chap. vu, § 4). Les vendeurs à découvert se trouvent la plupart du temps dans l’impossibilité de livrer à cause de l’emmagasinement des existences par le corner et surtout de la multiplicité des ventes de ce genre : ils sont alors obligés de se racheter, de payer de lourdes différences, et c’est le plus net des bénéfices du corner ; ou bien ils se mettent à acheter à la hausse pour se couvrir et ils restent engagés dans cette position aux cours extrêmes, qui provoquent le krach, alors que les promoteurs du corner se sont eux-mêmes déjà dégagés.

Ainsi ont procédé les neuf corners qui ont eu lieu sur les blés à Chicago de 1882 à 1887, les divers corners sur les cotons qui ont été tentés à Liverpool, celui sur les maïs à Vienne en 1888, et bien d’autres encore.

A première vue il semble que cette manœuvre doive infailliblement réussir, si les spéculateurs coalisés sont assez puissants et ont assez de crédit. Cependant un petit nombre seulement de corners ont été couronnés par le succès et ils l’ont dû à des circonstances tout exceptionnelles. En effet, voici où est le vice de l’opération : s’agit-il de produits naturels du sol, blé, café, coton, les centres d’approvisionnements sont multiples, les stocks invisibles et les petites réserves sont nombreuses et le bas prix des transports permet, quand il y a une hausse exagérée sur un marché, de les apporter des points les plus éloignés du monde. Ainsi en 1889, quelques cargaisons de blé de Roumanie ont été importées aux États-Unis !Sans aller jusqu’à des importations matérielles, il suffit qu’une forte différence de prix se produise, par exemple sur les blés entre Londres et les marchés américains, pour que des arbitrages de place en place amènent la baisse à Chicago et à New-York (chap. vii, § 11). S’agit-il de produits des mines ou des fabriques, comme les filés, les peignés, les fontes, les fers, les cuivres, les étains, la production se développe rapidement ; car les mines et les usines modernes sont toutes outillées pour produire beaucoup plus que leur production normale. D’autre part, l’élévation des prix a pour effet de resserrer la consommation. Minotiers et filateurs, comptant sur la baisse prochaine, n’achètent que juste le blé ou le coton nécessaire à leur consommation journalière, en sorte que les stocks s’accumulent en quantités indéfinies. Voilà pourquoi aucun corner ne peut dominer le marché d’une manière permanente et son influence perturbatrice n’est que temporaire. L’Economist du 6 septembre 1890 le disait à propos de l’échec d’un nouveau corner sur les cotons à Liverpool :

Cela prouve une fois de plus que, dans les conditions ordinaires de l’offre et de la demande, il est heureusement aujourd’hui impossible de faire réussir un corner sur une marchandise, dont la production est aussi considérable que le coton. Cette dernière expérience sera une leçon utile, mais qui n’empêchera pas vraisemblablement des gens aventureux d’essayer de réussir là où tant d’autres ont échoué[9].

Au commencement de 1890, un pool s’est formé sur l’argent aux États-Unis avec le concours des Baring de Londres. Il a eu pour résultat de faire monter en quelques mois le cours de l’once de 42 1/2 pences à 54. Son procédé consistait à détenir tous les stocks d’argent et à ne les écouler que par petites fractions. Le pool comptait faire voter par le Congrès le libre monnayage du métal blanc : il n’a pu y réussir complètement et dès lors son prix abaissé à 44 pences, prix qui paraît à peu près en rapport avec les conditions du marché. Ça été le premier coup porté à la fortune des Baring ; mais quelques-uns des grands spéculateurs américains, qui avaient lancé cette opération, n’ont-ils pas retourné leur position à temps ?c’est une autre question[10].

III. — La même question se pose à propos du colossal accaparement, qui s’est produit au milieu de 1886 sur les cafés et qui s’est continué pendant les années 1887 et 1888, de manière à porter les prix du Santos, type régulateur, de 70 francs à 155 francs. Cela a fini, comme toujours, par un krach.

En 1888-1889, le syndicat dit de Magdebourg, où une grande maison française opérait de concert avec les banquiers allemands et anglais, a relevé le prix du sucre sur tous les marchés d’environ 33 p. 100 et par une réaction fatale a provoqué un brusque effondrement des cours en juillet 1889. La Caisse de liquidation de Magdebourg dut renvoyer au 14 septembre le règlement de toutes les affaires. La haute Banque est alors intervenue pour empêcher une série de faillites d’occasionner un krach général[11].

Le caoutchouc, dont le principal centre de production est Para, dans le Brésil, mais dont les marchés sont à Londres et à New-York, a été à plusieurs reprises l’objet de tentatives d’accaparement. Le baron Vianna, qui était l’agent de banquiers américains et anglais, réussit une première fois, en 1883, à en porter le prix de 40 cents à 1 dollar 25 cents la livre à Londres ; mais, les manufacturiers américains ayant arrêté leurs demandes, il éprouva de lourdes pertes. En 1891, il a recommencé la même opération avec l’appui des Baring et autres banquiers anglais, qui y avaient engagé jusqu’à 5 millions de livres st., et il a abouti encore à un désastre[12]. Les accaparements purement commerciaux paraissent destinés à échouer presque toujours dans l’état actuel du monde.

Par contre, il est une combinaison, moitié industrielle, moitié commerciale, qui jusqu’à présent a réussi pleinement. Si, depuis 1889, les diamants ont subitement haussé d’un tiers, c’est grâce à la consolidation des principales mines de l’Afrique du Sud (§ 11), appuyée par un accaparement des stocks existants. Le plus curieux, c’est que les 7.000 ouvriers Israélites d’Amsterdam, qui vivent de la taille du diamant, sont gravement atteints par cette contraction du marché, dont le promoteur est un de leurs riches coreligionnaires de Londres, la gloire du Mosaïsme.

Dans tous ces cas, l’action de la spéculation est essentiellement internationale et l’on y sent la main de quelques puissants capitalistes, qui peuvent disposer à un moment donné d’énormes crédits en banque et qui s’en servent pour dominer complètement, — pendant un temps, — les éléments industriels, les plus grands manufacturiers eux-mêmes. M. Alessandro Rossi, l’éminent industriel italien, dit fort justement à ce sujet :

Ces agioteurs sont les hommes d’un instant (minute men) ; ils accumulent des capitaux formidables pour une opération donnée-elle n’a qu’une durée de quelques mois et est exempte de risques, précisément parce qu’elle s’étend sur le monde entier ; eux-mêmes planent sur le marché sans laisser voir ni pieds ni mains ; ils échappent au fisc qui ne sait les atteindre, et ils sont déifiés par ceux qu’ils font entrer en participation de leurs gains ! Le véritable commerce, qui est local et n’a à sa disposition que des moyens bien inférieurs, ou bien spécule lui-même et il gagne sans mérite de sa part, ou perd sans qu’il y ait de sa faute : ou bien il n’ose pas et il est réduit à vivre au jour le jour et à se transformer en simple agent décès grands spéculateurs… L’industrie en général en souffre encore plus. Sa nature même l’empêche de se faire spéculatrice et elle ne peut cependant vivre au jour le jour ; car sa qualité essentielle est la prévoyance[13].

IV. — Un corner qui serait sage et modéré n’aboutirait pas à des catastrophes. Il pourrait même rendre des services aux producteurs et aux industriels aussi, qui travaillent bien plus volontiers dans une période de hausse que dans une période de dépréciation, dans des cours de découragement, comme on dit. Une opération conduite ainsi a été faite sur les soies et a complètement réussi. En novembre 1885, le prix des soies en Italie et sur le marché de Lyon était tombé si bas que les producteurs italiens étaient ruinés et que la fabrique lyonnaise, menacée dans le prix de ses produits par la crainte d’une nouvelle baisse sur la matière première, restreignait de plus en plus ses achats. Une grande maison de Lyon et les principaux banquiers de l’Italie du Nord s’unirent pour acheter tous les stocks disponibles et acheter à terme sur les mois prochains également en hausse. Le gouvernement italien consulté engagea les grandes banques d’émission du pays à soutenir cette opération par de longs crédits et elle se continua en effet pendant près de deux années.

Le résultat fut de remonter le prix des soies de 10 à 20 francs suivant les sortes ; c’était modéré et c’est grâce à cette modération que le Consortium de Turin, comme on l’a appelé, a à la fois sauvé le commerce d’exportation des soies en Italie et donné une heureuse impulsion à la fabrique lyonnaise[14]. Un pareil exemple est à peu près unique[15]. Mais le secret du succès du Consortium de Turin a été peut-être la reprise universelle des prix, qui commença à se dessiner quelques mois plus tard et s’est pleinement manifestée en 1888. Le grand mérite de ses promoteurs est de l’avoir pressenti. Encore une fois, une spéculation ne peut réussir qu’à condition de s’exercer dans le sens du mouvement naturel des marchés. Aucun syndicat, aucune coalition n’est assez forte pour opérer contre la marée.

V. — L’art. 419 du C. P., qui reproduit l’esprit de la législation de l’ancien régime toujours favorable aux consommateurs contre les producteurs, punit uniquement les coalitions qui ont pour but de ne vendre qu’à un certain prix ou de ne pas vendre. Il n’atteint pas les coalitions de marchands, qui ont pour but d’acheter seulement à un certain prix. Ce sont peut-être les plus dangereuses ; car elles ruinent le producteur et ne font guère bénéficier le consommateur, qui paye toujours au détail les prix auxquels il est habitué[16]. La juridiction civile néanmoins les déclare nulles comme contraires à l’ordre public et aux bonnes mœurs, en vertu de l’article 1131 du Code civil. C’est ce que la Cour de Rennes et la Cour de cassation ont déclaré à propos d’une coalition des fabricants d’iode de France, qui avaient formé en 1869 un syndicat pour acheter seulement à certains prix la matière première, la soude des varechs, et pour vendre l’iode également à un prix fixe[17] ; mais des accords de ce genre sont très rarement produits devant les tribunaux.

En Amérique, les enquêtes parlementaires faites en 1889 (§ 8) ont constaté une multitude de faits semblables.

Le syndicat des minotiers du Canada arrive à déprimer le prix des grains et en même temps à hausser celui de la farine. Le syndicat des exportateurs d’œufs dans la province d’Ontario maintient systématiquement très bas le prix des œufs : dans chaque petite ville de marché, il a un agent qui a toujours une réserve d’œufs considérable, de manière à pouvoir déprimer brusquement les cours, si un rival voulait donner aux cultivateurs un prix plus élevé que ceux fixés par le syndicat.

Une de ces coalitions, célèbre entre toutes, quoique n’étant point faite sous une forme légale elle échappe à toute constatation officielle, est le syndicat des quatre grandes maisons de préparation et d’exportation du corned beef de Chicago : Armour, Swift, Nelson Morris et Hammond, qu’on appelle vulgairement les big Four, les quatre géants.

En 1881, les abattoirs de Chicago sacrifiaient 575.924 bêtes à cornes ; en 1887, 1.963.051 : en sept ans le chiffre était quadruplé. Chicago fournissait un marché énorme de plus de dix millions de bouches. Ce gigantesque développement était dû à l’action du syndicat.

Le syndicat commença par mettre la main sur tous les marchés dans les États voisins de Chicago qui en valaient la peine, détruisant la concurrence en établissant à côté des bouchers rebelles des boucheries rivales à bas prix. Les débouchés ainsi monopolisés, les big Four étaient maîtres du marché du bétail. Les éleveurs ont dû en passer par les conditions léonines que leur imposaient les quatre géants… Quand les éleveurs ont voulu se révolter, abattre et vendre eux-mêmes leur viande, ils se sont vu refuser les wagons réfrigérants engagés par contrat aux quatre géants… Éleveurs et consommateurs sont à leur merci ! Aux uns ils paient pour le bétail sur pied le prix qu’il leur plaît ; aux autres ils font payer la viande abattue aussi cher qu’ils peuvent[18].[fin page294-295]

VI. — Si l’on était toujours en présence de coalitions de ce genre, dont le caractère essentiel est de détruire systématiquement ceux qui ne veulent ou ne peuvent pas y entrer, économistes et moralistes ne pourraient qu’engager le législateur à les frapper par tous les moyens en son pouvoir, et il ne resterait que la question de savoir comment arriver à constater juridiquement leurs agissements. Ce qui complique la question, c’est que l’accord entre les producteurs pour régler la production, fixer des prix rémunérateurs, se partager les débouchés et éviter ainsi les crises de surproduction, est une chose légitime en soi, réclamée universellement et qui se généralise de plus en plus dans l’industrie.

Nous avons indiqué dans notre ouvrage le Socialisme d’État et la réforme sociale l’origine de ces pratiques en Allemagne et en France. Elles sont nées d’une situation particulière à l’industrie moderne : la nécessité de produire en grand et d’une manière continue.

En Allemagne, l’institution des kartelle s’est de plus en plus enracinée. On en a recensé 368 à la fin de l’année 1890 et cette énumération n’était sans doute pas complète[19]. Les industries les plus diverses figurent dans cette liste. Il n’est pas jusqu’aux libraires, qui, réunis à leur foire annuelle de Leipzig, n’aient conclu un kartel embrassant toute l’Allemagne par lequel ils règlent d’une manière uniforme les rabais à faire sur les prix de vente marqués.

Le Gouvernement allemand favorise de plus en plus par des mesures administratives l’établissement de ces syndicats ; ils lui sont une occasion d’étendre la main sur la direction de l’industrie, selon la nouvelle fonction que le Socialisme de la Chaire attribue à l’État[20]. Mais, même indépendamment de cette action gouvernementale, cette organisation tend à s’établir spontanément partout où le régime industriel moderne se développe[21]. Les fabricants de jute de l’Inde et les fabricants de sel du Japon sont constitués en syndicats ! Un grand industriel américain, M. Carneggie, expose ainsi l’origine et la raison d’être de ces combinaisons :

L’économie politique enseigne que des marchandises ne peuvent pas être produites au-dessous du prix de revient. C’était sans doute vrai au temps d’Adam Smith ; mais cela ne l’est plus aujourd’hui. Quand un article était produit par un petit manufacturier employant généralement chez lui deux ou trois compagnons et un ou deux apprentis, il lui était facile de limiter ou même d’arrêter sa production. Aujourd’hui, avec la manière dont sont conduites les entreprises manufacturières dans d’énormes établissements, qui représentent un capital de 5 à 10 millions de dollars, et avec des milliers d’ouvriers, il en coûte bien moins à un de ces manufacturiers de continuer la production avec une perte de tant par tonne ou par yard que de la ralentir. L’arrêter serait désastreux.

Pour produire à bon marché, il est essentiel de marcher en plein. Vingt chapitres de dépense sont des charges fixes et l’arrêt ne peut qu’augmenter la plupart d’entre elles. C’est ainsi qu’un article est produit pendant des mois, — et j’ai connu des cas où cette situation a duré des années, — non seulement sans profit industriel et sans intérêt pour le capital, mais avec une perte continue du capital engagé. A chaque inventaire annuel le manufacturier constatait la diminution de son capital et néanmoins s’arrêter eût été encore plus désastreux. Ses confrères étaient dans la même situation ; les années succédaient aux années… Sur un sol ainsi préparé toute combinaison qui fait espérer un soulagement est la bienvenue… On convoque une assemblée des intéressés, et, en présence du danger pressant, on décide d’agir de concert ; on forme un trust, chaque manufacture est taxée à un certain chiffre de production. On nomme un comité et par son intermédiaire le produit en question est distribué au public à un prix rémunérateur[22].

En France, nos industriels sont dans une position très difficile, placés qu’ils sont entre le mouvement économique qui pousse à l’adoption d’organisations nouvelles du travail et une législation qui est restée immuable depuis quatre-vingts ans, alors que le monde des affaires a complètement changé. L’art. 419 du Code pénal punit en effet non seulement les faux bruits, les manœuvres dolosives, mais encore « la réunion ou coalition entre les principaux détenteurs d’une même marchandise ou denrée tendant à ne la pas vendre ou à ne la vendre qu’à un certain prix et qui par ce moyen auront opéré la hausse ou la baisse du prix des denrées ou marchandises… au-dessus ou au-dessous des prix qu’aurait déterminés la concurrence naturelle et libre du commerce ».

Cette incrimination est juste en ce qui touche les accaparements commerciaux, quoique les législations belge, allemande et anglaise, en présence de l’impossibilité de l’appliquer d’une manière suivie, l’ait rayée de leurs codes. Mais elle est absolument injuste, si on l’étend aux accords conclus entre les producteurs pour se défendre contre les inconvénients inévitables de la concurrence. Or une jurisprudence constante leur applique l’article 419, non pas en condamnant correctionnellement leurs membres (des poursuites par le ministère public sont impossibles en fait), mais en frappant de nullité civile ces conventions. Cependant les pouvoirs publics ont proclamé eux-mêmes à plusieurs reprises la légitimité des combinaisons industrielles, des accords entre les principaux producteurs d’une marchandise pour en régler la production et en fixer les prix. En 1864, les propriétaires des salines de l’Ouest se plaignaient de ce que la concurrence des salines de l’Est et du Midi les empêchait de vendre leurs produits. Le rapporteur du Sénat, après un examen consciencieux de la situation, s’exprimait ainsi :

Dans l’Est et le Midi les ventes sont organisées ; une entente existe entre tous les propriétaires d’une même région pour concentrer autant que possible dans une direction unique le mouvement des ventes et des prix. L’Est, par l’inépuisable fécondité de ses sources souterraines, le Midi par l’admirable aptitude de son climat peuvent produire à l’infini. Une production illimitée conduit à une concurrence effrénée. Pour échapper à ce danger, on a établi une sorte de syndicat, qui sur une évaluation donnée de la force productrice de chaque entreprise, s’est engagé à lui prendre, moyennant un prix préalablement fixé, une quantité annuelle déterminée, à en opérer la vente et à répartir entre les entreprises syndiquées les bénéfices que l’opération pourrait donner. Ainsi en réglant la vente, on a réglé la production, réduit les excédents, éteint la concurrence et prévenu dans les prix un avilissement dont le consommateur profite peu, mais dont le producteur souffre gravement.

L’entente entre les producteurs et l’établissement de prix différentiels sont pour la vente des moyens puissants, qui ne blessent en rien les règles d’un usage loyal de la liberté commerciale…

La cause des souffrances de l’Ouest est l’absence d’organisation commerciale. La commission verrait avec satisfaction les propriétaires des marais salants de l’Ouest organisés en syndicat, représentés par des comités capables d’en centraliser les intérêts et les forces, abordant, comme l’ont fait leurs rivaux du Midi et de l’Est, la fabrication des produits chimiques, celle de la soude et des savons où ils trouveraient d’importants débouchés pour leur sel[23].

En 1885, lors de la discussion de la loi sur les marchés à terme, le rapporteur du Sénat s’exprimait encore ainsi :

L’art. 419 du Code pénal réprime les fraudes et la calomnie, ce qui est naturel et juste ; mais il s’oppose à la réunion ou à la coalition entre les principaux détenteurs d’une même marchandise ou denrée, ce qui n’est plus conforme aux conditions de la société moderne. Avec un tel article strictement appliqué, on pourrait atteindre sinon tous les syndicats, du moins ceux qui ne présenteraient pas le caractère de personne morale, et ce serait un préjudice grave pour le marché français.

Le Gouvernement déclarait lui-même dans l’exposé des motifs qu’on ne pouvait songer à atteindre « les syndicats financiers, qui sont devenus un fait courant et peut-être même nécessaire… » (chap. v, §9).

Des jurisconsultes très autorisés, comme M. Larombière[24], se sont élevés contre l’application abusive que la jurisprudence fait du principe de la liberté du travail en ne le concevant que sous sa forme individualiste. L’arrêtiste de Dalloz le fait ressortir en fort bons termes à propos d’une décision judiciaire :

Nous ne croyons pas qu’il y aurait lieu de prononcer l’annulation de traités entre fabricants qui n’impliqueraient pas l’emploi de moyens frauduleux, qui auraient pour but non de réaliser des bénéfices illicites, mais de remédier aux inconvénients résultant d’une situation passagère : par exemple d’éviter les conséquences que peut entraîner pour leurs ouvriers une crise industrielle ou commerciale. Un arrêt de la Cour de Nancy, 23 juin 1851 (D. P., 53, 2, 99), a annulé comme contraire à la liberté du commerce une convention par laquelle des individus exerçant la même industrie s’étaient engagés à maintenir à un taux invariable les façons de certains objets de leur fabrication, décidant qu’il n’y avait pas à tenir compte de ce que le prix des façons avait été établi sur la demande même des ouvriers. Mais cette convention avait été prise pour un temps indéterminé et, dans ces conditions, elle prêtait à la critique. Un pareil engagement limité à un certain temps et conclu à raison de circonstances exceptionnelles pourrait à notre avis être considéré comme valable[25].

Cette jurisprudence est devenue encore plus choquante depuis que la loi du 21 mars 1884 a autorisé les syndicats professionnels pour la défense des intérêts économiques et encouragé toutes les combinaisons faites par les ouvriers pour hausser leurs salaires. La nécessité de maintenir le salaire nécessaire des ouvriers ou d’empêcher des réductions toujours douloureuses, même quand elles portent sur des salaires élevés, obligera de plus en plus les patrons à recourir à des accords collectifs pour maintenir leurs prix de vente[26]. La jurisprudence française met nos industriels dans une grave infériorité vis-à-vis de leurs concurrents étrangers. Aucun principe de morale ne peut d’ailleurs être opposé à des organisations industrielles de ce genre, tant qu’elles ne cherchent pas à détruire systématiquement ceux qui se refusent à entrer dans leur combinaison (chap. vi, § 8).

La législation a d’autant plus tort d’entraver la formation de ces combinaisons industrielles que la liberté générale de l’industrie a suffi pour les maintenir dans les limites de la justice, au moins en Europe, et que, quand elles ont voulu abuser de leur monopole, la concurrence a promptement accompli son œuvre. C’est ce qu’établissait un homme d’État belge fort distingué, M. Eudore Pirmez, dans une note qu’il voulut bien écrire pour nous peu de jours avant sa mort :

Le syndicat des zincs est aussi étendu que peu serré ; il s’étend à tous les pays industriels, de la Silésie à l’Atlantique, et je crois qu’il est unanimement adopté. La seule charge qu’il impose à ses adhérents est de conserver sans augmentation chacun sa production telle qu’elle existait lors de l’arrangement ; mais l’association s’est réservé d’autoriser l’augmentation de production pour toutes les usines. Ainsi, bien que le syndicat soit récent, une augmentation de 5 p. 100 a été admise. Ce syndicat avait surtout pour but d’empêcher une baisse des prix due à une production dépassant les besoins et il s’est attaqué non aux effets, mais à la cause même dont il redoutait l’action. Une hausse assez considérable si l’on compare les prix de vente s’est cependant produite. Mais si l’on comparait les prix de revient depuis le syndicat, on constaterait que deux éléments très importants les ont augmentés considérablement, le charbon et la main-d’œuvre. Les producteurs de zinc sont d’ailleurs absolument libres de fixer individuellement leur prix de vente………………

L’exemple le plus intéressant est peut-être ce que firent les fabricants de verres à vitre belges vers 1873. Les prix du verre étaient extrêmement élevés. Les maîtres de verreries pensèrent qu’ils pouvaient encore avantageusement les faire monter. L’entente était favorisée entre eux par cette circonstance que cette industrie est concentrée presque tout entière dans les environs de Charleroi. Il fut convenu que le propriétaire de tout four en état d’être activé qui ne marcherait pas recevrait une indemnité de 2.000 francs par mois, somme énorme si on considère ce que valait un four à cette époque. Les résultats de la mesure furent d’abord merveilleux et jamais industrie ne traversa plus splendide passe ; mais la joie fut courte ; l’énormité des bénéfices provoqua l’érection de quantités d’usines, dont quelques-unes de grande importance étaient armées de tous les perfectionnements. Il fallut bien renoncer à payer des primes de chômage. La baisse se déclara et atteignit des proportions qui dépassèrent ce que les pessimistes pouvaient redouter. Il y eut une longue série d’années très difficiles et elle n’était pas terminée, quand la grande transformation qui s’est opérée dans cette industrie par l’introduction de nouveaux fours est venue trop compliquer la situation pour qu’on puisse encore retrouver les traces du syndicat de 1873.

Ce fait, comme beaucoup d’autres, prouve bien que le cours naturel des choses reprend sa force aux dépens de ceux qui essaient de l’arrêter à leur profit. On peut conclure de l’ensemble des faits sur la matière que le législateur peut se dispenser de s’occuper des syndicats. Il est une loi économique beaucoup plus répressive que celle que l’on ferait et qui suffit. Elle peut se formuler comme il suit : défense d’abuser des syndicats à peine d’être ruinés[27].

C’est à bon droit que nos voisins ont, en 1864, lors de la révision du Code pénal, remplacé l’article 419 par un article 310 ainsi conçu : « Les personnes qui, par des moyens frauduleux quelconques, auront opéré la hausse ou la baisse du prix des denrées ou marchandises ou papiers et effets publics, seront punies d’un emprisonnement, etc. » La coalition industrielle en elle-même n’est plus l’objet d’aucune incrimination, si elle n’emploie pas des moyens frauduleux, et les travaux préparatoires indiquent que le législateur belge reconnaît dans toutes ses conséquences la liberté du commerce.

VII. — En une matière si complexe, il faut évidemment tenir compte du milieu social général dans lequel ces combinaisons se produisent. Si en Europe elles nous apparaissent comme des expédients utiles pour passer les temps de dépression industrielle et modérer l’action trop violente de la concurrence, en Amérique elles se présentent surtout comme des exploitations du consommateur, comme des destructions des petits et des moyens producteurs par la force des accumulations de capitaux. De là le point de vue si différent sous lequel les trusts et les kartelle, qui sont au fond la même chose, sont envisagés aux États-Unis et en Allemagne.

En Amérique, les concentrations industrielles se sont d’abord produites sur les chemins de fer et ont amené la réunion de la plupart des nombreuses compagnies, formées à l’origine, dans la main de quelques puissants capitalistes qui, avec quelques créatures, une clique, selon l’expression du pays, dirigent arbitrairement ces compagnies en ne leur laissant qu’une existence nominale. C’est ainsi qu’en 1890 le système des chemins de fer des Van der Bilt comprenait 10 lignes formant un total de 23.710 milles de rails que de nouvelles annexions ont porté l’année suivante à 30.748 milles. Le système du Missouri-Pacific, appartenant à Jay Gould, comprenait 12.267 milles ; cinq ou six autres systèmes avaient de 6.000 à 9.000 milles. Au total près de 140.000 milles ou les deux tiers des voies ferrées américaines étaient placés sous le contrôle de seize syndicats dépendant eux-mêmes de quelques puissantes individualités. En décembre 1890, une conférence représentant seize compagnies et plus de 75.000 milles à l’Ouest de Chicago s’est réunie à New-York dans le but : — 1° d’établir de concert les tarifs ; — 2° d’empêcher les détournements de trafic ; — 3° de répartir équitablement les recettes provenant du transport entre les compagnies ; — 4° de réaliser des économies dans le transport et l’échange des marchandises.

Cette concentration répond dans certains cas à une nécessité de bonne administration et M. Carneggie compare avec quelque vraisemblance ces consolidations à la politique bismarckienne, qui a fait disparaître en Allemagne une douzaine de souverains inutiles[28]. A la différence de l’Europe, la concurrence pour la construction des chemins de fer existe en Amérique dans une certaine mesure. Cependant il ne nous semble pas qu’il faille beaucoup, à l’avenir, compter sur elle.

Nous l’avons dit plus haut, les actionnaires américains ont encore moins de garanties qu’en Europe. En août 1891, Jay Gould, répétant un coup qu’il avait déjà fait à l’encontre de la Wabash Line, du Missouri-Kansas and Texas et du Texas and Pacific, s’est rendu acquéreur de l’énorme dette flottante qui grevait l’Union Pacific de manière à faire mettre cette compagnie en faillite à son moment et à la faire ensuite administrer par un receiver à sa dévotion pour son profit particulier[29] (chap. v, § 10). Posséder des actions de chemins de fer américains pour un particulier n’est pas autre chose que de miser sur le jeu d’un gros joueur : voilà ce que devraient savoir les capitalistes européens qui achètent ces fonds.

Quant au public, l’interstate commerce act de 1887 et quelques législations d’État (chap. vi, § 11) ont cherché à empêcher au moins les plus grands abus dans la fixation et l’application des tarifs.

VIII. — Depuis une quinzaine d’années ces combinaisons de capitaux se sont également portées sur les entreprises manufacturières proprement dites. On les appelle combinations, pools, et plus généralement trusts. Leurs formes constitutives et leurs procédés d’action sont fort divers ; mais leur but est toujours le même : supprimer la concurrence entre leurs membres et éliminer du marché les établissements restés étrangers à la combinaison, de manière à pouvoir vendre aux prix qu’elles veulent. A la différence des kartelle allemands, qui se sont présentés comme des institutions de défense mutuelle et auxquels on ne peut d’ailleurs reprocher la destruction d’aucun établissement rival, les trusts américains ont eu une attitude agressive et ils ont ameuté contre eux l’opinion plus encore par les clameurs des concurrents qu’ils ont anéantis que par les plaintes des consommateurs.

Pendant la campagne présidentielle de 1889 les deux grands partis avaient inscrit sur leur programme les mesures à prendre contre les monopoles et les trusts. La Chambre des représentants du Congrès ordonna à son comité des manufactures de faire une enquête sur leur existence et leurs effets. Le Sénat de l’État de New-York, où presque tous ces syndicats ont leur centre, en fit une parallèlement ; enfin, à la même époque, le Parlement d’Ottawa a fait faire par un comité spécial un examen approfondi des alleged combinations in manufactures, trade and insurance qui opèrent en Canada, mais qui, la plupart du temps, étendent leur action des deux côtés de la frontière, parce que leurs promoteurs sont des capitalistes des États-Unis. Cette dernière enquête, s’appliquant à des faits qui se passent sur un théâtre de second ordre, révèle dans le menu les pratiques journalières du commerce en Amérique.

Nous laisserons de côté les corners proprement dits ou opérations d’accaparement commercial temporaires (§ 3) pour parler seulement des combinaisons entre producteurs manufacturiers, qui affectent plus ou moins un caractère permanent. Elles peuvent se classer en quatre groupes[30].

A. — Parfois une compagnie domine le marché et fixe les prix au niveau qu’elle veut, parce qu’elle est la plus importante et que les concurrents emboîtent le pas derrière elle volontairement ou sont mis hors de combat, s’ils essayent de lutter. Telle est par exemple la Milk exchange C°, qui, en fournissant seulement le huitième du lait consommé à New-York, fait la loi à la fois aux consommateurs et aux producteurs. Ces derniers ont tenté, mais sans succès, de fonder une société coopérative ; mais, si réellement cette compagnie porte sans raison le prix aussi haut qu’on le dit, la société coopérative doit finir par réussir. C’est là le vrai remède à l’action des syndicats. L’enquête canadienne, après avoir constaté que toutes les compagnies d’assurances contre l’incendie qui opèrent dans le pays, qu’elles soient américaines, anglaises ou canadiennes, ont un tarif commun (comme du reste cela existe en France), ajoute qu’elles sont tenues en échec par les sociétés d’assurances mutuelles.

B. — Cette même enquête montre comment des coalitions de commerçants de divers degrés, en imposant des conditions défavorables à leurs concurrents, arrivent à se créer un monopole de fait :

La Dominion Grocers Guild, fondée à Montréal en 1884, se donnait au début seulement pour but de fixer des conditions uniformes de crédit et d’escompte et de pourvoir à d’autres intérêts collectifs semblables ; mais, quand elle a eu embrassé les 95 pour 100 des épiciers, confiseurs et fabricants de biscuits des provinces d’Ontario et de Québec, elle a écrasé tous ses rivaux en passant un marché avec les raffineurs de sucre par lequel ceux-ci s’engagent à ne vendre du sucre aux épiciers étrangers à la Guilde qu’à un prix notablement supérieur. Des marchés semblables ont été passés avec les fabricants de tabac, d’amidon, d’indigo, avec les importateurs de riz et ont permis à la Guilde de fixer ses prix de vente comme elle le voulait, sans laisser bénéficier le public de la baisse qui s’est produite sur la plupart de ces marchandises. Une fois son monopole constitué, elle n’a plus admis que fort difficilement de nouveaux membres et a expulsé de son sein tous ceux qu’elle soupçonnait de ne pas observer strictement ses règlements.

A Toronto, six importateurs de charbon ont noué un pacte avec cinquante marchands de la province d’Ontario, par lequel ils livrent à ceux-ci leur charbon à 75 cents de moins par tonne qu’aux marchands étrangers à l’association. Cette différence enlève à ces derniers tout bénéfice et les obligea quitter la partie. La constitution de l’association est très rigoureuse ; on n’y entre qu’en versant un droit de 120 dollars ; des inspections minutieuses sont faites par le comité directeur chez les marchands associés ; des serments sont exigés d’eux et de leurs employés. Toute infraction au pacte est punie d’amendes qui vont jusqu’à 1.000 dollars. Grâce à cette discipline, l’association est absolument maîtresse des adjudications pour les établissements publics. Elle vend, moyennant une prime élevée partagée entre ses membres, le droit de les remporter, et fait pour la forme surenchérir par d’autres à des prix supérieurs. Ce syndicat est ainsi arrivé à contrôler complètement la vente du charbon dans la province d’Ontario. Les importateurs, qui en ont la direction réelle, sont eux-mêmes une branche d’une association du même genre établie entre les marchands américains.

Autre combinaison : les fabricants de cercueils et d’objets funéraires ont formé un accord avec l’Association des entrepreneurs de pompes funèbres et ne vendent qu’aux membres de cette association, en sorte qu’il est impossible à une personne indépendante d’exercer cette profession et que le public est impitoyablement rançonné.

Quand on examine en eux-mêmes les procédés employés par ces groupements de marchands, on reconnaît les pratiques qui servaient de base, —avec la publicité et la sanction légale en plus, — aux guildes de marchands établies au moyen âge en Allemagne et en Angleterre, et qui, en France, furent supprimées dès le règne de Louis XI. C’est le caractère offensif de ces procédés, c’est l’écrasement systématique des concurrents qui constitue le caractère délictueux de ces pactes ; car des rabais et des faveurs spéciales convenues entre des négociants, qui font entre eux des affaires suivies, sont en soi parfaitement légitimes et se pratiquent journellement dans tous les pays.

C. — D’autres combinaisons, comme les kartelle allemands, sont conclues entre des établissements similaires pour fixer des prix de vente communs, limiter la production, se partager les ventes ; mais, quelque nombreux que soient les syndicats de cette sorte aux États-Unis, ils n’ont pas exercé une grande influence sur les marchés, à cause du peu de solidité du lien qui unit les établissements syndiqués ; des causes de rivalité toujours subsistantes amènent généralement assez promptement leur dissolution.

D. — Les Américains ont trouvé une forme supérieure de syndicat : le trust proprement dit, qui coupe court à toutes les dissensions intestines. Les types les plus saillants sont la Sugar reffineries Company ou Sugar Trust, l’American Cotton oil Trust et surtout le Standard oil C°. Cette dernière date de 1882. Elle réunit à la fois les compagnies propriétaires de gisements de pétrole et les usines dans lesquelles on le raffine. Elle a servi de modèle à toutes les autres combinaisons de ce genre. Voici dans ses traits essentiels, et sauf quelques nuances juridiques dans l’application, la forme qu’elles ont adoptée.

Les propriétaires ou les actionnaires des différentes entreprises ou la majorité d’entre eux remettent leurs titres ou leurs actions à un comité d’administrateurs. Trustees. Les Trustees sont par là même investis de tous les pouvoirs des actionnaires. En échange ceux-ci reçoivent des certificats de dépôt (shares Trusts). Chaque établissement a été accepté pour un prix en rapport avec l’état de ses affaires et débattu librement. Une fois le Trust constitué, chacun continue à fonctionner en apparence d’une manière indépendante. Ainsi les huit grandes raffineries qui constituent le Sugar Trust, les soixante-treize moulins et usines établis dans les divers États, qui forment le Cotton oil sheed Trust, semblent marcher comme auparavant. Les Trustees prétendent se borner à répartir entre les shares Trusts, les dividendes gagnés par ces divers établissements ; mais, en fait, les conseils d’administration particuliers sont composés des créatures des administrateurs du Trust, qui disposent de toutes les voix dans les assemblées générales, et ils obéissent purement et simplement à leurs ordres. Or, ces ordres comportent fréquemment la fermeture d’une usine, la limitation de sa production, etc.[31]. L’enquête faite par le Congrès rapporte un exemple caractéristique de ces procédés :

Le 1er novembre 1887, les autorités directrices du Standard oil trust firent une stipulation avec l’Association protectrice des producteurs de gisements d’huile minérale, par laquelle 5 millions de barils appartenant au Standard oil Trust furent mis à part pour le bénéfice de l’Association, moyennant l’engagement pris par elle de réduire la production des huiles brutes d’au moins 17.500 barils par jour. Si, à la fin de l’année, la production se trouvait avoir été réellement réduite à cette limite, l’Association des producteurs gagnait toute l’huile vendue au delà de 62 cents le baril, magasinage, pertes par le feu et assurances déduits. Pour assurer l’exécution de cette partie des accords, l’Association des producteurs fit à son tour une convention avec l’Union ouvrière des foreurs de puits, par laquelle elle consentait à leur payer tous les profits au delà de 62 cents le baril sur un million de barils d’huile et une partie des profits sur un autre million de barils, moyennant l’engagement pris par eux de cesser de creuser et de nettoyer les puits dans toute l’étendue des gîtes d’huiles minérales. On payait ainsi un nombre d’hommes considérable pour qu’ils restassent oisifs. Les foreurs de puits appelaient ce gain-là l’huile ! A la suite de ces divers contrats, la réduction moyenne de la production fut de 25.000 barils par jour. Peut-être, jusqu’à concurrence de 7.000 barils, cette réduction était due à une diminution du rendement des puits ; mais pour le reste elle était bien le résultat de cet accord.

Le Standard oil trust a surtout accru sa puissance en obtenant des chemins de fer pour ses produits des tarifs de transport réduits de moitié. Il menaçait les compagnies de construire lui-même une nouvelle ligne ; mais il exigeait aussi que les compagnies continuassent à appliquer à ses quelques concurrents les tarifs ordinaires. L’acte du Congrès sur l’interstate commerce d’avril 1887 a seul pu mettre fin à ce genre de manœuvres. Quant à la législature et aux cours de justice de Pensylvanie, elles ont été, pendant des années, sous la coupe du Standard oil trust, qui était le maître véritable des élections de cet État.

Les trusts recourent aux procédés habituels pour forcer les fabriques qui préféreraient garder leur indépendance à entrer dans leur combinaison ou à fermer. Ainsi le Sugar trust refusait à New-York de vendre des sucres raffinés aux brokers qui vendaient des sucres bruts aux raffineries ne faisant pas partie de la combinaison[32].

Sans doute, malgré ces manœuvres, quelques établissements ont pu se maintenir en dehors des trusts ; mais, comme ces syndicats fournissent presque complètement le marché, les satellites qu’ils consentent à laisser vivre bénéficient pour leur part de ce monopole, en vendant aux prix fixés par eux et les avantages de la concurrence n’en sont pas moins supprimés pour le public.

La plupart des trusts ont réalisé des profits considérables et les Shares trusts ont acquis à la Bourse, où elles sont régulièrement cotées, une valeur bien supérieure à la valeur primitive des établissements associés.

Cependant les défenseurs des Trusts ont fait remarquer que ces bénéfices étaient dus moins à leur monopole défait, toujours menacé par la concurrence, qu’aux bons effets d’une direction commerciale unitaire, à des progrès réalisés dans l’outillage, à la suppression de frottements inutiles, à l’élimination d’établissements mal outillés[33]. Le Cotton oil sheed trust a sur les chemins de fer un outillage de 500 wagons spéciaux à lui. Le Standard oil trust a démontré que les prix du pétrole raffiné avaient baissé depuis qu’il fonctionnait et il a prouvé qu’il avait contribué puissamment à maintenir au pétrole américain son marché en Europe (§ 11). Sans le trust, il aurait été complètement supplanté par le pétrole de Galicie.

Cette habile défense n’a pas ramené la faveur publique à ces combinaisons. A la suite des enquêtes parlementaires et des dénonciations de la presse, les cours de justice se sont montrées fort sévères à l’égard des trusts et elles ont annulé impitoyablement et sans distinction tous les accords relatifs à la conduite de leurs affaires passées entre des sociétés anonymes ou corporations, comme on les appelle.

Les cours de New-York ont déclaré que la North River Refining C° était déchue de sa charte pour avoir livré la conduite de ses affaires au trust. Il en résulte que les Shares trusts sont des titres sans valeur légale et que les porteurs n’ont qu’une action personnelle contre les trustees. Les cours de l’Illinois, du Tennessee et de la Louisiane ont rendu des décisions semblables[34].

Dans le Missouri, la législature a autorisé l’attorney général à révoquer les chartes de plusieurs centaines de corporations, sous prétexte qu’elles seraient entrées dans des combinaisons pour faire hausser les prix.

Agissant dans la mesure de sa compétence, le Congrès des États-Unis, par un acte du 2 juillet 1890, a déclaré illégaux et punissables de l’emprisonnement ou de l’amende tout contrat ou combinaison dans la forme d’un trust pour restreindre le commerce, ainsi que tout monopole ou toute tentative pour établir un monopole relatif à un commerce quelconque entre divers États ou entre divers territoires, ou entre un État ou territoire et les pays étrangers, ou enfin dans le district de Colombie. Les attorneys de district des États-Unis doivent d’office saisir les cours fédérales de toutes les violations de ce statut qui viendraient à leur connaissance. Toute personne qui éprouverait un dommage dans ses propriétés ou dans ses affaires de la part d’une personne ou d’une corporation, par suite d’un fait tombant sous les incriminations de ce statut, a le droit de poursuivre ceux qui lui ont occasionné ce préjudice en dommages-intérêts au triple devant les cours fédérales. Les marchandises, qui seraient transportées en vertu d’un monopole ou d’une combinaison décrite dans cet acte, peuvent être saisies et confisquées au profit des États-Unis.

Une trentaine d’États ont, en 1889, 1890 et 1891, édicté des lois semblables contre les trusts opérant dans les limites de leur juridiction territoriale. Le Parlement fédéral d’Ottawa a de son côté édicté sur ce sujet, en 1889, une loi qui est peut-être la mieux rédigée de toutes[35].

Malgré cette tempête judiciaire et législative, les syndicats n’ont pas fini aux États-Unis et son caractère violent est une assurance que, quand l’excitement actuel sera calmé, les choses reprendront leur train habituel[36].

Les trusts dissous par les cours de justice, le Sugar trust à New-York, le Gas trust à Chicago, le Cotton oil sheed, à la Nouvelle-Orléans, se sont immédiatement réorganisés sous d’autres formes légales. Les uns ont conservé la même organisation ; seulement ils se sont constitués sous les lois d’États plus complaisants, du New-Jersey, par exemple, qui semble placé tout exprès pour cela aux portes de New-York. Ç’a été le cas du Sugar trust, du Lead trust et de bien d’autres encore[37]. D’autres, comme le Cotton seed oil trust, ont formé une grande société anonyme, qui a acheté le matériel et les usines de toutes les sociétés formant le trust. Sous cette forme, les trusts sont inattaquables ; car, en Amérique comme en France, le délit d’accaparement (engrossing) suppose forcément la coalition de plusieurs personnes physiques ou juridiques.

En l’état, les trusts sont plus nombreux que jamais. Un écrivain à la fin de 1891 en comptait 120 et son énumération n’est certainement pas complète. Il s’en forme tous les jours de nouveaux[38].

Au moment où nous écrivons, il n’y a pas eu encore de dissolution de trusts ordonnée par les cours de justice en vertu de l’acte du Congrès de 1890 ni des statuts analogues des États. Les cours se sont bornées à prononcer au civil la nullité des conventions de ce genre, quand l’une des parties les en a saisies, en vertu tant de ces statuts que de la Common law[39]. Quant à les poursuivre d’office au criminel, l’opinion n’est pas assez unanime ni assez fixée sur les avantages et les inconvénients des trusts pour donner aux représentants éphémères de l’action publique le courage civique que comporterait cette initiative. Puis dans toutes ces lois qui annulent sans distinction les accords entre les producteurs, il y a quelque chose d’exorbitant.

Si elles étaient exécutées, — les industriels se trouveraient dans une plus mauvaise situation que les ouvriers, qui peuvent se coaliser librement pour faire hausser leurs salaires. La seule chose qui soit interdite à ceux-ci, c’est le boycottage, c’est-à-dire la tentative de priver des moyens de travailler un patron ou un ouvrier. Cette distinction des lois américaines est fort juste ; car elle ne confond pas la défense de soi-même avec l’action offensive contre autrui et punit seulement la seconde. Les récents statuts contre les monopoles des employeurs n’ont pas fait cette distinction. Or, le propre des lois excessives est de ne pas être appliquées ou de ne l’être qu’irrégulièrement sous l’influence des poussées de l’opinion.

IX. — Les trusts sortiront-ils plus forts de cette épreuve ou bien ne sont-ils qu’une phase passagère dans le mouvement industriel aux États-Unis ?Les opinions sont fort partagées. M. Andrews, président de Brown University, dans un mémoire lu devant la Social science association, pense qu’ils se consolideront, tant les avantages de la concentration sont grands. M. Carneggie, au contraire, qui est un industriel pratique, estime que les trusts et les kartelle ne peuvent se maintenir qu’à la condition d’être extrêmement modérés et de ne pas dépasser les prix auxquels la concurrence naturelle fixerait leurs produits. Si un syndicat les dépasse, il multiplie les concurrents ; il les achètera, dit-on ; soit ; mais c’est une surexcitation donnée à la création de nouvelles entreprises et l’échec final est fatal. M. Carneggie indique le grand nombre de tentatives de ce genre qui ont échoué. Les seules qui aient réussi le doivent soit à des circonstances naturelles particulières, comme la Standard oil Company, soit à des hommes d’une valeur exceptionnelle, et une fois ceux-ci disparus, cette œuvre artificielle s’écroule. Ce sont les mêmes conclusions que celles de M. Eudore Pirmez.

Il est plusieurs causes, les unes d’un caractère accidentel, les autres touchant au fond de la constitution sociale, qui ont rendu possibles de pareilles coalitions de capitaux aux États-Unis et qui leur donnent une puissance redoutable.

Les chemins de fer ont été constitués uniquement sous le régime de l’entreprise privée. En vertu de droits acquis, les compagnies sont évidemment libres de gérer leurs transports au mieux de leurs intérêts. Mais l’inconvénient de ce régime est que souvent elles abusent de leur position pour maintenir des prix de transport trop élevés, puis que, en obéissant seulement à leur intérêt commercial, elles entrent en participation sous les formes les plus diverses avec les grandes combinaisons industrielles. Elles leur font des rabais spéciaux et se prêtent à leurs manœuvres pour écraser des concurrents. On en a vu un exemple à propos des fabriques de viandes conservées de Chicago (§ 5). De même dans beaucoup d’États les elevators, destinés à emmagasiner et à classer le blé, sont la propriété exclusive des compagnies et leurs directeurs sont eux-mêmes intéressés dans les opérations de concentration du commerce des céréales (chap. vi, § 11). Un fait parfaitement constaté, c’est que les mêmes hommes, un petit nombre de puissants capitalistes, ont la main dans toutes les grandes affaires. En un mot, c’est la combinaison des trusts industriels avec les chemins de fer qui rend les premiers si puissants.

Le grand avantage que le pays a eu à faire exécuter son colossal réseau de lignes ferrées (près de 200.000 milles en 1892) sans qu’il en coûtât presque aucune subventions en argent au Trésor, est compensé par l’abandon d’un principe de droit public, à savoir : que les grandes voies de communication, les chemins du Roi, comme on disait autrefois, doivent être ouvertes librement à tous et sans aucune différence. La réforme de l’état de choses actuel s’impose au peuple américain. Puisse-t-il la réaliser sans verser dans un autre danger : celui de l’exploitation de toutes les voies ferrées par la Nation à des prix insuffisants pour couvrir commercialement les frais de construction et d’exploitation, comme la démagogie et le protectionnisme coalisés le demandent !

Mais c’est dans l’état des mœurs publiques qu’il faut chercher le secret de la force redoutable des trusts. Nulle part la puissance de l’argent n’est plus grande et son immixtion dans la politique plus prépondérante. Non seulement ces grands capitalistes, que l’on trouve dans tous les trusts, dominent les législatures d’État ; mais encore ils ont été à même, aux élections présidentielles de novembre 1888, d’écraser l’honnête Cleveland sous la force de l’argent et de fausser par la corruption le suffrage de tout le pays. Ils ont pu faire nommer un Président dans leur dépendance et avoir dans le 50e Congrès une majorité absolument à leur dévotion. Le speaker de la Chambre, Thomas B. Reeds, qui était leur homme, a abusé de son pouvoir sur les travaux de la Chambre, comme jamais cela ne s’était vu. Le vote d’un tarif douanier exorbitant, les bills Mac-Kinley et Edmunds ont manifesté leur puissance dans des proportions telles qu’une réaction s’en est suivie dans l’opinion. La véritable volonté populaire parviendra-t elle à briser une pareille machine de parti, c’est une question vitale pour les États-Unis ?

X. — Au contraire, l’Angleterre est, grâce à la vigueur de sa constitution économique, à l’abondance de ses capitaux, au développement qu’y a pris déjà la coopération, le pays où les mœurs financières sont relativement le plus saines. Les accaparements commerciaux y ont toujours échoué. Divers projets de syndicat des houillères, des farines, des produits chimiques, mis en avant dans ces dernières années, ont avorté. Leurs promoteurs n’ont pas osé affronter l’opinion publique, et cependant des actes de 1773 et 1844 ont aboli complètement toutes les incriminations pénales d’accaparement et de monopole ! Un syndicat pour la production du sel paraît seul avoir réussi[40].

On fait remarquer aux États-Unis que le meilleur moyen de briser le monopole des trusts serait d’abaisser les barrières de douane à l’abri desquelles ils sont les maîtres du marché intérieur. La concurrence des importateurs les obligerait à faire bénéficier le public de la réduction des frais de revient et elle dissoudrait forcément leur coalition.

Les grands directeurs de ces monopoles sont assez habiles dans l’art de manipuler l’opinion pour que, tout en s’indignant contre les trusts, le Congrès s’engage dans une voie de protectionnisme qui éloigne de plus en plus ce remède héroïque.

Il est de fait que dans tous les pays la protection douanière pousse les producteurs à se coaliser. S’il n’y a presque pas de ces combinaisons en Angleterre, c’est grâce au libre-échange. En Allemagne, ce sont les industries les plus protégées, le cuivre, le fer, l’acier, les houillères, qui ont constitué les premiers kartelle. En France, si les raffineurs de sucre arrivent à dominer le marché par leur combinaison permanente, c’est que leur industrie est non seulement protégée, mais subventionnée par des primes à l’exportation déguisées sous la forme de restitutions de droits. Par contre, le syndicat des fabricants de rails d’acier anglais, allemands et belges, établi en 1884[41], ne s’est pas reconstitué, uniquement parce que les fabricants français ont profité des prix auxquels il avait porté les rails pour exporter leurs produits en Allemagne et en Belgique. En même temps, grâce à ces hauts prix, pour la première fois les usines américaines ont pu exporter des rails au Canada. Cela a montré aux Anglais comment la protection pouvait nuire à ceux qui en abusent.

XI. — Néanmoins il ne faudrait pas trop compter là-dessus. L’on a vu assez longtemps des accords se maintenir entre les grandes fabriques de glaces de la France, de la Belgique, de l’Angleterre, pour ne pas regarder la différence des nationalités comme un obstacle absolu aux combinaisons industrielles. A la fin de 1891, le syndicat des cokes de Westphalie s’est entendu avec quelques fabriques belges et le groupe français de Longwy pour fixer des prix proportionnels. Ces faits-là autorisent à prévoir que, dans certaines industries qui partout sont très concentrées, un accord international pourrait s’établir entre des syndicats nationaux. Le syndicat international réglerait la production dans le monde entier et fixerait dans les divers pays les prix de vente en tenant compte de la protection douanière accordée par chaque gouvernement à ce genre de produits.

Un pareil accord sur les sucres ne paraît guère possible à cause de l’extrême abondance de sa production pour laquelle tous les pays peuvent concourir. Mais le pétrole, nous l’avons vu, est tout entier, aux États-Unis, entre les mains de la Standard Oil C°. Cette puissante organisation étend ses tentacules jusque sur l’Allemagne et l’Ecosse. Elle est entrée en relations avec des maisons de Brême et de Hambourg et elle a commandité avec elles la German american Petroleum Company, qui a des dépôts de pétrole non seulement dans les ports allemands, mais à Berlin, à Dresde, à Stettin et dans d’autres villes[42]. Les raffineries de pétrole écossaises sont dans la dépendance absolue de la Standard Oil Company et se plaignent qu’elle sacrifie leurs intérêts particuliers aux siens[43]. C’est qu’en effet, loin d’élever les prix du pétrole, le grand trust américain les abaisse constamment pour pouvoir dominer les marchés européens et produire sur des proportions de plus en plus grandes. Il rencontre en effet une concurrence. Le pétrole de Galicie est possédé par les Rothschild de Vienne, celui du Caucase par les Rothschild de Londres. Ces puissances, qui se sont fait jusqu’ici concurrence, ne pourront-elles pas un jour s’entendre[44] ? La production du pétrole dans l’Inde et la Birmanie sera-t-elle suffisante pour entraver un si gigantesque monopole ?

Déjà, pour quelques produits spéciaux, il y a des syndicats internationaux. Il en est un formé entre une quinzaine de fabriques d’iode, dont quelques-unes au Chili, qui domine absolument le marché de ce produit dans les deux mondes. Douze compagnies anglaises, qui exploitent les gisements de nitrate de soude du Chili, sont étroitement syndiquées. Elles sont seulement tenues en échec parce que the Nitrate Railways Com­pany, un producteur très important, n’est pas jusqu’ici entrée dans la combinaison. Nous avons nommé le syndicat des zincs qui fonctionne au grand jour depuis des années. Un syndicat occulte de ce genre existe (§ 3), pour l’exploitation des gîtes diamantifères et le commerce des diamants. Sa base est la concentration des quatre mines les plus importantes de l’Afrique Australe en une société unique, la de Beers C°.

Une des formes les plus employées en Europe est la constitution d’une société, appelée en France Omnium, qui achète la majeure partie des titres des sociétés particulières fabriquant un produit. Elle en représente la valeur par ses propres actions auxquelles elle distribue les dividendes gagnés par les sociétés particulières en en faisant masse. C’est sur cette base qu’on a projeté, sinon réalisé, la fondation d’un Omnium pour les mines d’or du Transwaal. « Cet Omnium, disait l’Economiste français du 23 novembre 1889, garderait les titres en portefeuille et par contre émettrait ses propres actions jusqu’à concurrence d’un capital de 25 millions, dont la moitié versée. De plus, la nouvelle société donnerait des certificats pour les actions nominatives des mines d’or déposées chez elle afin de faciliter, en évitant les formalités du transfert, la négociation de ces titres à la bourse de Paris. » Une des organisations de ce genre les mieux réussies est la Société centrale de dynamite. Son actif social se compose d’actions de diverses sociétés particulières évaluées à près de vingt millions :la Dynamite française, la Dynamite espagnole, la Société italo-suisse, la Dynamite vénézuélienne, la Dynamite du Transwal et trois autres sociétés moins importantes situées en France et en Italie. Elle possède assez d’actions de ces différentes sociétés pour être maîtresse absolue de leur direction. Elle fait au besoin des avances à celles qui sont momentanément embarrassées en leur achetant les matières premières qui leur sont nécessaires et en prenant en nantissement des marchandises fabriquées. Par sa constitution en société anonyme régulière, une pareille combinaison échappe à toute nullité civile et à toute incrimination correctionnelle[45].

La plupart des métaux, qui servent de matières premières à de grandes industries, et qui en même temps ne sont pas produits en quantité illimitée, comme le fer, semblent tout spécialement destinés soit aux combinaisons permanentes des producteurs, soit aux opérations d’accaparement. Nous avons vu ce qu’il en est du zinc. Le plomb, l’étain et le cuivre ont été. en 1888, l’objet d’une des plus grandes spéculations qui se soient produites. Nous allons la raconter.

XII. — L’affaire des métaux ou du syndicat des cuivres est un type caractéristique de la spéculation moderne. On y trouve à la fois une concentration industrielle répondant dans une certaine mesure aux nécessités de la technique actuelle, un vaste accaparement de la matière première cherchant à embrasser le monde entier, une campagne d’agiotage menée parallèlement sur les actions des mines de cuivre et des sociétés industrielles, campagne dans laquelle le public, ou tout au moins les cercles de Paris, se sont laissé entraîner, la toute-puissance que quelques individualités audacieuses peuvent s’arroger dans le gouvernement des sociétés anonymes, enfin une catastrophe finale qui a montré que les lois économiques sont plus sûres dans leur action que les lois pénales.

La spéculation d’accaparement conçue par Secrétan, avec l’aide d’un syndicat de grands financiers de Paris et de Londres, trouvait, à la fin de 1886, sur tous les métaux ce qu’on appelle des cours de découragement.

L’année 1882 avait marqué dans le monde entier la liquidation d’une période d’activité. Les moyens de production développés durant les années précédentes encombraient le marché ; les stocks s’y accumulaient et la langueur générale de la consommation semblait ne laisser aucun espoir de relèvement. Les prix étaient plus bas qu’ils n’avaient jamais été. A Paris, l’étain, qui se vendait, en décembre 1881, 297 fr. le quintal, était tombé à 207 et était alors à 271 fr. ; le zinc, de 47 fr. 1/2, était descendu à 38 fr. 1/2 et y restait depuis deux ans ; le plomb, de 37 fr. 3/4, avait baissé à 32 fr. 1/4 ; le cuivre enfin était tombé de 185 fr. à 103 fr.[46].

Cependant ces périodes de dépression n’ont qu’une durée limitée ; le bas prix des matières premières tend à provoquer de nouveaux développements de la consommation, et, une fois les anciennes affaires liquidées, une autre génération est toute prête à en entreprendre de nouvelles. Ces symptômes étaient visibles à la fin de 1886.

Secrétan se trouvait à la tête de la Société industrielle et commerciale des métaux. Cette société s’était constituée en 1881 parla fusion de la Société J. Laveissière et Cie, qui depuis 1812 traitait le cuivre en France, avec la Société anonyme des établissements Secrétan, qui était plus récente. Elle avait été formée au capital de 25 millions, et ses actions avaient été attribuées aux propriétaires des anciennes sociétés, qui cherchaient à les écouler graduellement. Sous la direction de Secrétan, les usines de la société donnèrent pendant les premières années des résultats techniques forts remarquables, mais qui furent neutralisés par la baisse des produits, résultat fatal de celle du cuivre en barres.

C’est ce qui engagea Secrétan, de concert avec la Haute Banque de Londres et de Paris, à tenter de relever le cours des métaux. Une première spéculation, en 1887, sur l’étain et sur le plomb donna de fort bons résultats. En trois mois, l’étain monta de 65 pour 100 et le plomb de 20 pour 100. Secrétan, encouragé par ce succès, entreprit alors de doubler en quelques mois les prix du cuivre.

Le cuivre du Chili., sur lequel s’établit la cote à Londres, avait valu en 1871, au moment de la reconstitution des approvisionnements, de 120 à 130 livres st. la tonne. Il avait baissé naturellement après, sous l’action de la mise en exploitation de nombreuses mines ; mais, de 1872 à 1881, les cours se tinrent constamment, sauf les écarts extrêmes, entre 77 et 741iv. De 1882 à 1886, la baisse s’accentua régulièrement et il finit, en 1886 et 1887, par tomber à 40 livres. La production commençait à cesser ; le minerai ne venait plus sur le marché de Londres ; les mines gardaient sur le carreau des quantités considérables ; le stock disponible diminuait de 60.000 tonnes et était tombé à 40.000 tonnes. Le cuivre toucha alors le cours de 38 livres et même de 36 livres !

Un groupe de spéculateurs anglais, qui détenait ce stock de 40.000 tonnes, poussait à la baisse par la menace d’en jeter une partie sur le marché, et réalisait ainsi des bénéfices sur les vendeurs à découvert[47]. La consommation industrielle, craignant toujours une baisse plus grande, n’achetait qu’au jour le jour. Les usines qui traitaient le cuivre étaient souvent en perte sur leurs fabricats, par suite de la baisse constante de la matière première. Elles ne pouvaient se protéger qu’en vendant elles aussi à terme pour se couvrir par une sorte d’assurance (chap. vii, § 12).

La campagne de spéculation faite par les détenteurs du stock de Londres était à l’inverse de la situation réelle des choses ; car les traitements sulfuriques des vignes et le développement des applications de l’électricité augmentaient évidemment les emplois industriels du cuivre. Dans ces conditions, Secrétan entreprit de créer à Paris un marché des cuivres rival de celui de Londres. Il s’assura la disposition d’un fonds montant à 62.737.500 francs, fournis par un syndicat de grands banquiers, dont faisaient partie entre autres M. Bamberger, la Banque de Paris et des Pays-Bas, M. Joubert, M. Lécuyer, M. Hentsch[48].

Avec cette base d’opérations, Secrétan donna ordre à ses agents à Londres d’acheter tant en disponible qu’à terme. Il acheta ainsi plus de 12.000 tonnes dans les mois d’octobre, novembre et décembre 1887, en portant graduellement et délibérément le cours jusqu’à 84 livres[49]. Les rachats de la spéculation à découvert le portèrent même à 101 liv. 1/2 un certain jour[50]. Naturellement tous les stocks de cuivre affluèrent à Londres et Secrétan acheta dans le courant de 1888 jusqu’à 130.000 tonnes de cuivre[51]. Les mines redoublant d’activité, le syndicat ne fût pas resté maître du marché, Il passa donc dans les premiers mois de l’année 1888 avec 37 mines anglaises, américaines, suédoises, espagnoles des contrats qui lui assuraient à livrer en trois ans 542.000 tonnes de cuivre, représentant, au taux moyen où elles étaient vendues, plus de 908 millions. La production du monde ne s’étant élevée en 1887 qu’à 220.000 tonnes, il l’accaparait tout entière, sauf 40.000 tonnes. De plus, Secrétan se réservait de proroger ces traités pour six et pour neuf ans sur le même pied. Dans un grand nombre de ces traités, les mines, en s’engageant à lui livrer annuellement un chiffre déterminé de tonnes, s’interdisaient de vendre à d’autres qu’à lui une portion si minime qu’elle fût de leur production. Chacune de ces mines traita d’ailleurs avec le Syndicat dans des conditions plus ou moins avantageuses selon son importance. Plusieurs d’entre elles stipulèrent, en dehors d’un prix déterminé au moment de la livraison, une part ultérieure et proportionnelle dans les bénéfices à réaliser.

La majeure partie des mines de cuivre du monde était ainsi entrée dans cette vaste entreprise. Quelques-unes cependant restèrent en dehors, notamment la Cape copper mining Company, la plus puissante des compagnies anglaises.

Le Comptoir d’escompte avait à sa tête comme directeur Denfert-Rochereau, comme président du conseil d’administration M. Hentsch père et comme membre M. Laveissière, qui faisaient partie en même temps du conseil d’administration de la Société des Métaux. Denfert-Rochereau, au mépris de ses statuts, donna la garantie du Comptoir aux contrats passés avec les mines américaines et espagnoles. Les fonds dont pouvait disposer le syndicat étaient insuffisants pour soutenir cette opération gigantesque, pour payer ces immenses achats, d’autant plus que la consommation n’absorbait qu’une faible partie de ce stock toujours croissant. Pour pouvoir constater en écritures des bénéfices et distribuer des dividendes aux actionnaires de la Société des métaux, à qui on proposait le doublement du capital, on imagina de vendre une partie de ce stock, à un prix très élevé à Secrétan lui-même et la société fut créditée du prix en écritures. Au commencement de 1889, quand la situation était presque désespérée, on créa à Paris une Compagnie auxiliaire des métaux, avec quelques fonds apportés par les syndicataires. La Compagnie auxiliaire des métaux reprenait aussitôt 75.000 tonnes de cuivre faisant partie du stock de la Société des métaux. Elle en réglait le prix tant au moyen de son capital propre que par des emprunts sur warrants. C’était en réalité un simple jeu d’écritures ; mais les donneurs de crédit, en prenant part à la fondation de cette nouvelle société, se dégageaient des promesses qu’ils avaient faites au début de la spéculation.

Le directeur du Comptoir d’escompte, Denfert-Rochereau, entraîné de plus en plus, accepta, avec la complicité au moins tacite des membres du conseil d’administration, de faire des avances jusqu’à concurrence de plus de 130 millions gagés par des warrants sur 82.457 tonnes de cuivre à la fin de 1888, sans exiger, conformément aux statuts, les marges qui auraient couvert le Comptoir. Ces avances furent continuées encore dans les premiers jours de janvier 1889 jusqu’au 5 mars où le suicide de Denfert-Rochereau amena l’effondrement du Comptoir et celui de la Société des métaux.

Bien des mois avant la catastrophe, le syndicat français avait compris qu’il ne pouvait à lui seul dominer le marché du cuivre dans le monde. Il fallait compter avec les financiers anglais et même allemands, surtout avec le Rio-Tinto, dont M. Matheson de Londres était le président, enfin avec des mines américaines restées en dehors de l’opération. Les six derniers mois de 1888 et les deux premiers de 1889 furent employés à nouer un accord entre tous ces éléments, à l’exception de M. de Bleichrœder, qui avait rompu nettement les pourparlers. Cette vaste combinaison, qui aurait répété sur de plus grandes proportions les opérations françaises, eût dominé le marché du cuivre pendant plusieurs années. Elle reposait sur la fondation en Angleterre d’une société anonyme, la Metal corporation, dont le capital de 75 millions de francs et le personnel administratif eussent été fournis dans de certaines proportions par la Société des métaux et son groupe, par des financiers anglais, par des représentants des principales mines, notamment des mines américaines. M. Matheson, le président du Rio-Tinto, en eût été le président. La Metal corporation devait reprendre une partie du stock de cuivre que la Société des métaux était impuissante à détenir. La Société des métaux ayant seulement dans ses attributions, outre son exploitation industrielle, l’approvisionnement du marché français, la Metal corporation eût pris pour douze ans la suite des marchés passés par la Société des métaux avec les 37 mines, et elle eût dispensé le cuivre dans le monde entier, en en réglant la production et les prix d’une manière uniforme. Le télégraphe apportait, dit-on, l’adhésion des mines américaines le jour même du suicide de Denfert-Rochereau !

Une pareille combinaison de forces pouvait-elle se maintenir ? Peut-être, si elle eût été modérée. C’est au moins ce que disait, le 21 octobre 1888, un écrivain financier, M. Georges de Laveleye, dans le Moniteur des intérêts matériels, car ce n’est pas un des traits les moins caractéristiques du temps que cette discussion par la presse et cette élaboration en public de pareils plans.

M. Matheson avec le Rio-Tinto et M. Secrétan avec sa Société des métaux seront à deux de jeu et toute la question est de savoir qui sera le plus fort, en d’autres termes, auquel des deux le cuivre coûtera le moins. Pour le Rio, et plus généralement pour toutes les mines, le cuivre étant au-dessous de 50 livres st., elles sont dans une position fâcheuse ; à 40 livres st., elles se ruineraient à prolonger la lutte.

Le compte du syndicat est plus difficile à établir.

En tenant compte des bénéfices réalisés, il pourrait vendre son stock actuel à 46 liv. st…

On compte avec quelqu’un qui possède 200.000 tonnes de cuivre à 46 livres st. et qui peut vous empêcher de vendre le métal nouvellement extrait. On compte et on entre en composition.

Le Syndicat pourra alors, par la seule force de sa volonté, par sa seule action sur les mines du monde entier, régler l’avenir.

Ou bien, il continuera la spéculation à outrance, fixera un nouveau prix élevé pour l’achat de la production illimitée des mines syndiquées et cherchera à faire accepter par les consommateurs un prix de vente élevé.

Ou bien il se modérera, imposera aux producteurs de réduire la production de 20 à 25 p. 100, de rétablir ainsi l’équilibre entre cette production et la consommation, telle que sera cette consommation avec le cuivre à 65 et 70 livres st. maximum, et le marché du métal sera régulièrement et solidement reconstitué. Nous ne disons pas que tout cela arrivera ; mais cela peut arriver, si les intéressés français, anglais et allemands ne se mettent pas d’accord ces jours-ci pour réaliser préventivement l’un ou l’autre de ces programmes nouveaux. [fin page326-327]

A l’appui de l’opinion exprimée alors par M. Georges de Laveleye on doit constater que, même après la catastrophe, le cuivre n’est jamais redescendu aux cours si déprimés où Secrétan l’avait pris en mains. En vain, un stock de 159.000 tonnes a-t-il été brusquement jeté sur le marché en mars 1889, il est remonté presque immédiatement à 54 livres[52]. Il n’est redescendu à 46 livres en 1891 que sous l’influence de la production de plus en plus grande des mines américaines, notamment de celles du lac Supérieur et du Montana. Les spéculateurs ont même cherché dans de moindres proportions à répéter la manœuvre de Secrétan à plusieurs reprises. En août-septembre 1890, les Anglais détenteurs des warrants de cuivre ont essayé d’un mouvement en avant et ils ont réussi à étrangler les vendeurs à découvert. Ils poussèrent le cuivre jusqu’à 61 livres un moment ; mais immédiatement la consommation s’est resserrée et les importations ont afflué. Dès décembre, il était revenu à 53 livres et depuis il oscille autour de ce cours. The Economist, en constatant la répétition des mouvements, qui s’étaient produits lors de la grande spéculation de 1888, en concluait que si la Société des métaux était restée dans les bornes de la modération et s’était arrêtée à 60 livres, elle aurait vraisemblablement réussi, mais que, dès que ce cours est atteint, on arrête la consommation et l’on surexcite la production. La sagesse chez de pareils spéculateurs est la chose qu’on peut humainement le moins attendre de leur part. Au vertige des millions s’ajoutent les entraînements de la vie privée surexcitée par ces succès d’argent et l’enivrement d’orgueil entretenu par les parasites et les flatteurs. Même indépendamment de cet élément psychologique, qu’il ne faut jamais perdre de vue dans les affaires, nous ne pouvons admettre qu’un produit aussi répandu dans la nature que l’est le cuivre puisse jamais faire l’objet d’un monopole universel. Ceux qui, dès le premier jour, prédisaient l’échec final de cette entreprise, quelques proportions qu’un syndicat international lui eût données, étaient dans le vrai.

Il est un côté de cette gigantesque opération sur lequel la lumière ne sera jamais faite complètement : ce sont les spéculations auxquelles ont donné lieu les titres de la Société des métaux et les actions des diverses sociétés minières. Les avocats des principaux inculpés, Secrétan et Laveissière, ont bien établi que les pertes et les gains de leurs clients sur les actions de la Société des métaux et des diverses mines qu’ils détenaient s’étaient à peu près balancés ; du reste ils sont sortis pauvres personnellement de ces folles aventures, comme Law et Bontoux. Mais qui dira jamais les gains réalisés à la Bourse au moyen des marchés à terme sur toutes ces valeurs par les membres du syndicat financier et par leur clientèle ? On en pourra juger par les variations extrêmes des cours de quelques-unes d’entre elles. L’action de la Société des métaux, qui était à 400 fr. en juillet 1886, a fait 1.220 francs en mars 1888. Le Rio-Tinto, qui en octobre 1886 valait 260 francs, est monté à 535 fr. en janvier 1888 et ainsi de toutes ces valeurs à proportion.

Ce qui est plus facile à établir, c’est la ruine des actionnaires des deux compagnies lancées parleurs directeurs dans cette voie insensée. La Société des métaux avait doublé en mars 1888 son capital de 25 millions par l’émission de 50.000 actions nouvelles de 500 fr. émises à 750 francs. Tout ce capital a péri et les 40.000 obligations de 500 francs émises en 1881 valent à peine 220 francs dix ans après. Quant au Comptoir d’escompte, les experts, dans leur rapport du 29 avril 1889, ont fixé les pertes éprouvées dans l’affaire des cuivres à 155 millions, auxquels il fallait ajouter une perte de 22 millions résultant des opérations qu’on avait continuées sur les étains. Ce grand établissement, qui avait un caractère semi-officiel, a dû entrer en liquidation. Ses actions, qui valaient au 20 décembre 1888, 1.057 fr. n’en valaient plus a la fin de février 1892 que 262. Encore ce résultat favorable de la liquidation est-il dû à ce que les tribunaux anglais et les tribunaux français ont prononcé la nullité de la garantie donnée par le Comptoir aux traités passés avec les mines pour les livraisons ultérieures qu’elles devaient faire.

L’abandon complet que Secrétan a fait immédiatement de sa fortune personnelle à la liquidation de la Société des métaux, une somme de 24 millions versée par les membres du conseil d’administration du Comptoir d’escompte à titre de transaction pour leur responsabilité pécuniaire, les condamnations en responsabilité spéciale contre M. Hentsch étaient bien peu de choses en présence de ces désastres. Quant à l’action correctionnelle mise en mouvement à la suite des réclamations de l’opinion, l’un des principaux coupables, Denfert-Rochereau, s’étant suicidé, Secrétan, Laveissière et Hentsch père ont été seuls condamnés à des peines légères pour distribution de dividendes fictifs. En ce qui touche l’accaparement proprement dit, tandis que les juges civils en ont trouvé des éléments suffisants pour prononcer la nullité absolue, même au regard de la Société des métaux, des engagements pris par celle-ci vis-à-vis des mines et des avals donnés à ces contrats par le Comptoir d’escompte[53], les juges correctionnels ont estimé qu’un des éléments caractéristiques du délit faisait défaut et ont en appel relaxé de ce chef les prévenus[54].

Cette solution, qui peut surprendre les personnes étrangères à la science du droit, est parfaitement juridique : elle montre comment l’application des lois sur les accaparements est impossible pratiquement. Puisqu’après coup la justice ayant en mains tous les contrats, livres et correspondances, ne peut pas établir le délit, comment pourrait-elle le saisir au cours des opérations ? C’est cependant à ce moment-là qu’il faudrait intervenir ; car en pareille matière surtout prévenir vaudrait mieux que réprimer. Mais, encore une fois, c’est impossible et l’insignifiance, l’irrégularité de la répression pénale, qui ne frappe que des hommes déjà tombés, ajoute au discrédit de la loi.

Les faits qui se sont produits dans l’administration du Comptoir d’escompte accusent les lacunes de notre législation sur les sociétés anonymes (chap. v, § 10). Quant aux naïfs et aux cupides, qui ont tenté la fortune en mettant dans le jeu de la Société des Métaux alors que la presse leur signalait chaque jour les aléas formidables de cette aventure et prédisait la catastrophe finale, on peut dire que leur sort est mérité. Ils sont moins intéressants que les industriels qui, employant le cuivre pour leur fabrication, ont été pris dans ces alternatives de hausse et de baisse, comme dans un engrenage où ils ont été broyés.

XIII. — Il est frappant de voir combien ces spéculateurs audacieux, et même les puissants financiers qui les appuiaient au moins au début, sont ignorants des faits de l’histoire économique capables de les éclairer sur l’issue fatale de leurs entreprises.

Il n’y a pas plus d’un demi-siècle, en 1837, Biddle, le directeur de la Banque des États-Unis, dont le monopole d’émission venait seulement de cesser, avait organisé sur les cotons, qui étaient produits alors presque exclusivement dans les États du Sud, une opération d’accaparement qui rappelle étonnamment celle des métaux, et où l’on retrouve le même engagement d’une grande société financière avec les mêmes abus du crédit.

Biddle commença par acheter tout le coton disponible chez les planteurs en le payant avec les billets que lui fournissait la Banque des États-Unis. Des banques nouvelles s’étant élevées dans le Sud à la faveur des hauts prix auxquels son opération avait fait écouler le coton, il fit acheter par la Banque des États-Unis la plus grande partie de leurs actions pour contrôler leurs opérations. Tout le coton acheté ainsi était consigné à Liverpool et au Havre, et Biddle réussit à obtenir de la Banque d’Angleterre des escomptes sur ses effets qui ne montèrent pas à moins de 3 millions de livres st. en 1837 et qui lui servaient à maintenir aux États-Unis la circulation des billets de la Banque. L’opération en 1839 avait donné 15 millions de dollars de bénéfice. Mais le stock des cotons détenu par la Banque était monté à 90 millions de balles. La fabrication se resserrait partout et la hausse des prix faisait en même temps apparaître tous les stocks invisibles, exploiter les provenances les plus diverses ; si bien qu’après un ou deux ébranlements momentanément conjurés la crise éclata ; le coton baissa brusquement et la Banque liquida en entraînant des pertes énormes pour les capitalistes européens et le public américain. Une longue dépression des affaires suivit ce lourd échec de la plus grande tentative d’accaparement qu’on eût vue jusqu’alors[55].

XIV. — Il est heureux que la concentration internationale du commerce du cuivre que devait réaliser la Metal corporation n’ait pas abouti ; car de pareils monopoles, s’ils pouvaient s’établir, seraient, comme le socialisme d’État dans l’ordre législatif, la préparation prochaine de l’avènement du socialisme universel.

L’attitude du Congrès ouvrier international réuni en juillet 1889 à Paris, et où dominaient les socialistes possibilistes, a été singulièrement significative. Au nom des délégués français, le citoyen Allemane avait présenté le rapport suivant :

Considérant que nous ne verrons la véritable fin des coalitions patronales et financières, nationales et internationales, que le jour où le prolétariat universel sera assez fortement organisé pour s’emparer des forces productives et organiser, au mieux des intérêts de la collectivité humaine, la production et l’échange des produits ;

Considérant, d’autre part, que cette organisation ouvrière réclamera de longs efforts et qu’il convient d’aviser au plus tôt ;

Le Congrès décide : les organisations ouvrières de chaque pays devront mettre en demeure les pouvoirs publics de s’opposer, en vertu des lois existantes ou à élaborer, à toutes coalitions ou rings, ayant pour but d’accaparer, soit la matière première, soit les objets de première nécessité, soit le travail[56].

Le citoyen Borrows, délégué américain, sans combattre précisément ces conclusions, fit ressortir l’importance des trusts pour l’avenir du socialisme :

Le trust est une combinaison capitaliste pour s’assurer de gros bénéfices en créant un seul marché ; par exemple, pour le sel, il n’y aurait qu’un seul acheteur, un seul vendeur, un seul fabricant. Le trust possède une puissance gigantesque ; mais il agit en même temps si fortement sur l’ordre de choses économique qu’il excite le progrès mécanique et abaisse le prix de revient. Exemple : le pétrole que 3.000 fabricants faisaient préparer en Amérique est aujourd’hui entre les mains d’un seul capitaliste qui a ruiné tous les autres.

La constitution de ces monopoles de fait est la conséquence de l’évolution capitaliste. En avilissant la concurrence, prétendue loi sur laquelle les économistes de l’école libérale ont basé tout leur système, ces monopoles mettent les ouvriers en présence d’un seul industriel qui les détient. Elle leur indique qu’il n’y a que deux moyens pour s’affranchir : l’un, transitoire, la coopération ; l’autre, définitif, dernier terme de l’évolution sociale : le service public. La grande bataille est surtout livrée actuellement contre les petits capitalistes, les petits bourgeois, chaque jour rejetés dans le prolétariat. Si on veut appliquer des lois pour empêcher la ruine fatale des petits industriels, elles suggéreront peut-être aux patrons de réclamer des lois pour empêcher l’action ouvrière. Lorsque le capital universel sera entre les mains d’une minorité, si petite qu’elle sera visiblement aperçue par tous, le problème social sera simplifié, comme le problème politique serait simplifié s’il n’y avait qu’un seul monarque.

Le citoyen Borrows proposait en conséquence d’ajouter aux résolutions ci-dessus le paragraphe suivant :

Considérant, d’autre part, les immenses difficultés, en l’état actuel du capitalisme, d’empêcher par une loi la formation des trusts, le Congrès exhorte les travailleurs à faire tous les efforts possibles pour s’organiser de telle façon qu’ils puissent saisir, le moment venu, les moyens de production et de distribution accaparés par les monopolistes actuels, afin de les utiliser en vue du bien-être de la nation et non pour une seule classe privilégiée[57].

Tout ce que prévoit complaisamment ce docteur en socialisme n’est pas encore réalisé et ne se réalisera probablement pas. Les grands accaparements commerciaux semblent ne devoir être que des perturbations temporaires. Quant aux syndicats industriels pour régler la production, si multipliés en Allemagne et aux États-Unis, ils ne sont vraisemblablement qu’une phase passagère dans l’organisation industrielle. La résistance qu’ils trouvent en France et en Angleterre peut le faire penser. Néanmoins les déclarations du congrès socialiste sont un avertissement à ne pas négliger. Si les capitalistes internationaux et les grands industriels poussent à l’extrême leur concentration, s’ils ne s’inspirent pas de la maxime : vivre et laisser vivre, s’ils ne font point bénéficier par le patronage les ouvriers, leurs collaborateurs, de cet accroissement de puissance productive, ils amèneront, non pas le triomphe définitif du collectivisme, qui est impossible, mais de terribles convulsions sociales.

  1. Tels sont par exemple les faits imputés durant sa vie dans le siècle au bienheureux Lucchesio, l’un des premiers tertiaires de Saint-François. (V. les Acta Sanctorum aprilis, tome III, pp. 596 et 598.) Ces fausses idées remontent à un capitulaire de Charlemagne : « Quicumque enim tempore messis vel tempore vindemiæ, non necessitate, sed propter cupiditatem, comparat annonam aut vinum, verbi gratia de duobus denariis comparat modium unum et servat usque dum venumdare possit contra denarios quatuor aut sex seu amplius, hoc turpe lucrum dicimus. Si hoc propter necessitatem comparat, ut sibi habeat et aliis tribuat, negotium dicimus. » Capitularia regum Francorum (éd. Baluse, Paris, 1788), t. I, p. 727.
  2. Courcelle-Seneuil, Traité théorique et pratique d’économie politique, t. I, pp. 429-432.
  3. De Metz-Noblat, les Lois économiques, chap. xiii, 2e édit. p. 95.
  4. V. l’exposé de cette réglementation avec la reproduction des textes dans le 2e rapport sur les commerces du blé, de la farine et du pain au Conseil d’Etat, par F. Le Play. In-4,1860 (appendice).
  5. Après les beaux travaux de MM. Gustave Bord et Biollay, la question du pacte de famine a été encore élucidée dans un mémoire présenté à l’Académie des Sciences morales et politiques par M. Georges Afanassiev, de l’Université d’Odessa (comptes-rendus de 1890). Le savant professeur a mis en pleine lumière par des recherches personnelles aux archives les quelques faits de renchérissement local qui se sont produits dans les provinces par les concussions d’agents secondaires, alors que Terray, comme son prédécesseur Laverdy, poursuivait, aux dépens du Trésor, la chimère de l’approvisionnement à bon marché par le Gouvernement.
  6. V. Dr Fuchs, der Englische Getreidehandel und seine organisation (Leipzig ; l890, Humblot).
  7. « Les connaissances en astronomie de Thalès lui avaient fait supposer, dès l’hiver, que la récolte suivante des olives serait abondante. Il employa le peu d’argent qu’il possédait à fournir des arrhes pour la location de tous les pressoirs de Milet et de Chios ; il les eut à bon marché, en l’absence de tout autre enchérisseur ; mais quand le temps fut venu, les pressoirs étant recherchés tout à coup et en foule, il les sous-loua au prix qu’il voulut. Le profit fut considérable ; et Thaïes prouva que les philosophes, quand ils le veulent, savent aisément s’enrichir, mais que ce n’est pas là l’objet de leurs soins… » « Un particulier, en Sicile, employa les dépôts faits chez lui à acheter le fer de toutes les usines, et quand les négociants venaient des divers marchés, il était seul à le leur vendre ; sans augmenter excessivement les prix, il gagna cent talents pour cinquante. Denys en fut informé, et, tout en permettant au spéculateur d’emporter sa fortune, il l’exila de Syracuse pour avoir imaginé une opération préjudiciable aux intérêts du prince. Cette spéculation, cependant, est au fond la même que celle de Thalès ; tous deux avaient su se faire un monopole. Les expédients de ce genre sont utiles à connaître, même pour les chefs des états. Bien des gouvernements ont besoin, comme les familles, d’employer ces moyens-là pour s’enrichir. » Politique, liv. I, chap. iv, §§ 5 et suiv. Saint Thomas, dans sa Glose (D. Thomæ in Politic. Aristotelis. Romæ, 1492), paraphrase ce passage sans réflexion personnelle. D’après sa traduction, Thalès, au lieu de louer des pressoirs, aurait pendant l’hiver acheté toutes les huiles de la récolte future par des marchés à livrer avec arrhes.
  8. Cet élément de l’incrimination de l’art. 419 du C. P. est tellement essentiel que, quand les spéculateurs ont formé entre eux une société anonyme, ils sont censés absorbés en une personne unique et il ne peut plus y avoir coalition au sens juridique. (V. Cour de cassation, 26 janvier 1838.)
  9. Pour échapper à l’élévation des prix du coton sur le marché de Liverpool, pendant le temps où le corner l’a dominé, les filateurs autrichiens, qui auparavant achetaient leur coton à Liverpool et le faisaient arriver par Hambourg, ont fait de grands achats directement aux Indes et les ont fait venir par Trieste. (The Economist, 12 octobre 1889.) C’est un exemple frappant des ressources que la concurrence offre aujourd’hui pour déjouer les plus puissantes combinaisons d’accaparement.
  10. V. the Economist du 8 novembre 1890.
  11. V. the Economist des 20 et 27 juillet 1889.
  12. The Mexican financier du 26 septembre 1891.
  13. Usi ed abusi del Capitale dans la Rassegna Nazionale du 1er mars 1889.
  14. Quand le monde commercial croit à la hausse, le crédit est plus facile : les ventes s’opèrent plus aisément, chacun prévoyant une hausse ultérieure et se hâtant de s’approvisionner ; enfin à chaque inventaire le fabricant compte ses approvisionnements avec une plus-value au lieu d’avoir à amortir une dépréciation, comme dans le cas de baisse.
  15. A la fin de 1890 cependant une spéculation à la hausse sur les peignés de laine a donné de bons résultats ; mais la sévérité avec laquelle la Caisse de liquidation de Roubaix-Turcoing a maintenu la limitation de ses crédits (chap. vii, § 14) l’a empêchée de dépasser la mesure.
  16. L’influence de la coutume sur les prix du détail est un fait très anciennement constaté. V. Stuart Mill, Principes d’économie politique (liv. III, chap. i, §5).
  17. Dalloz périodique, 1879, I, 345.
  18. Max Leclerc, Chose d’Amérique (Plon, 1891), pp. 71 et suiv., p. 156. Huit Etats voisins, en 1889, édictèrent de concert des lois soumettant à une inspection sanitaire toutes les viandes envoyées de Chicago dans leur territoire, de manière à couper en fait ses débouchés au Syndicat ; mais les cours fédérales ont déclaré ces lois inconstitutionnelles, comme violant l’article de la Constitution qui garantit la liberté du commerce entre les États.
  19. V. dans le Jahrbuch für Gesetzgebung, Verwaltung, de Schmoller, pour 1891, 1re livraison, l’article du Dr Grossmann, Ueber industrielle Kartelle.
  20. V. dans le Jahrbuch für Gesetzgebung, Verwaltung de Schmoller, pour 1891, 2e livraison, l’article de Steinmann-Bucher, Wesen und Bedeutung der Gewerblichen Kartelle.
  21. V. ce point de vue développé par le Dr Aschrott, Die Amerikanische Trusts als Weiterbildung der Unternehmer Verbande (Jena, 1889).
  22. The North-American Review, février 1889, the bugaboo of trusts.
  23. Moniteur du 1er juin 1865. Même dans l’état actuel de la jurisprudence, les syndicats, qui au lieu d’établir un concert pour la fixation des prix, constituent entre leurs membres une véritable société pour la vente en commun de leurs produits ou bien une participation pour la répartition de certains bénéfices ou pour l’assurance de certaines pertes, sont parfaitement légaux.
  24. Traité des obligations, t.I, p. 324, art. 1133, n° 21.
  25. Dalloz périodique, 1879, I, 345.
  26. Le 5 février 1892, les représentants des dix-sept compagnies qui exploitent les bassins houillers du Pas-de-Calais et du Nord ont eu une réunion à Lens dans laquelle, après avoir constaté que si le mouvement de baisse sur les charbons s’accentuait il était impossible de maintenir les salaires actuels, ont décidé de constituer une union houillère du Nord et de porter les prix du charbon tout venant à 15 francs la tonne comme prix de base avec augmentation de 1 franc par qualité.
  27. M. Marshall, Principles of Economies (2e édit.), t. I, p. 721, compare les kartelle et trusts modernes aux regulated companies de commerce du xviie et du xviiie siècle. L’organisation et les procédés sont les mêmes. Mais les regu­lated companies avaient un monopole légal et elles pouvaient recourir à la puissance publique pour forcer les membres récalcitrants à obéir à leurs règlements. Aujourd’hui ces combinaisons industrielles, reposant purement sur la volonté de leurs adhérents, ne peuvent pas dépasser une certaine limite dans l’usage qu’elles font de leur force. Même en Allemagne les kartelle, quoique favorisés par l’Etat, présentent une mobilité que n’avaient pas les anciennes organisations. Ainsi sur 396 kartelle conclus dans les années 1887-1890, 28 s’étaient dissous spontanément. V. l’article du Dr Grossmann, cité plus haut. Le peu, qui subsiste encore dans ce pays, du principe de la liberté du travail suffit pour modérer la puissance de ces coalitions.
  28. V. dans the North American Review de septembre 1891 A plea for railways consolidation par C. P. Huntington, président du Southern Pacific, et dans the Economist du 13 février 1892, the new combination among the american coal roads, qui contrôle les transports entre la Pensylvanie et New-York.
  29. The Economist, 8 août 1891, 16 novembre 1889, 8 nov. 1890 ; Economiste français, 9 mai 1891.
  30. V. un article de M. E. Benj. Andrews dans the Quarterly journal of Economies, de Boston, de janvier 1889, l’article intitulé the Theory of a trust, dans l’American law Review de janvier-février 1889, et l’article de Cyrus Field Villard on the Trusts, dans the Arena de Boston, 1890, t. II.
  31. L’hiver de 1889-1890 s’annonçant pour être très doux, comme déjà celui de 1888-1889, les sept grandes compagnies qui monopolisent les charbonnages de la Pennsylvanie, pour éviter la dépréciation croissante de leurs stocks, ont réduit d’un commun accord les extractions. En décembre 20.000 mineurs ont été congédiés et 20.000 autres ont vu, à partir du 1er janvier 1890, réduire leur temps de travail et leur salaire de 25 pour 100. Cf. dans the North Ame­rican Review de janvier 1887, the Anthracite coal poal.
  32. The Nation, 5 juillet 1888.
  33. L’Alcali-Union, par exemple, qui est un syndicat de fabricants anglais de produits chimiques, a créé des relations directes pour l’exportation aux Etats-Unis et a cessé de s’adresser aux maisons de commission de Liverpool pour placer ses produits. V. the Journal of commerce, de Liverpool, du 24 juillet 1891.
  34. Voici, d’après l’article du Quarterly journal of Economics cité plus haut, les principes juridiques sur lesquels les cours de justice se sont fondées, avec une singulière unanimité, pour frapper les principaux arrangements sur lesquels reposent ces combinaisons : — 1° un actionnaire ne peut pas se dépouiller irrévocablement du pouvoir de voter dans la société ; les engagements de ce genre ne le lient pas ; — 2° l’accord de plusieurs actionnaires pour remettre leurs pouvoirs de vote à une seule personne n’est pas nul en soi ; mais il exige des mandats distincts ; — 3° quand l’objet d’une combinaison est illégal, comme par exemple de conférer le pouvoir de diriger les votes à une autre société qui ne pourrait pas directement détenir le capital et voter, tout actionnaire peut en faire prononcer la nullité ; — 4° des sociétés anonymes (corporations) ne peuvent pas former entre elles une société (partnership). Une loi de l’Etat de New-York en 1890 a formellement consacré cette doctrine V. General statutes of 1890, chap 565, article 1er sect. 7. On trouvera un exposé des arguments par lesquels les trusts ont essayé de se défendre dans le Political Science Quarterly de Boston, de décembre 1888.
  35. Voici la partie essentielle de la loi fédérale canadienne, 52 Victoria, chapitre lxi : « Sera considérée comme coupable d’un délit et punie en conséquence toute personne qui conspire, se coalise, s’accorde ou conclut un pacte illégalement avec une autre personne ou une autre compagnie de chemin de fer, de bateaux à vapeur, de navigation ou de transport, pour : — 1° limiter indûment les facilités pour transporter, produire, manufacturer, fournir, emmagasiner ou commercer sur tout article ou marchandise susceptible d’être l’objet d’un trafic ou d’un commerce ; — 2° restreindre ou porter préjudice au commerce ou trafic relativement à tel article ou marchandise ; — 3° indûment prévenir, limiter ou diminuer la fabrication ou la production de tel article ou marchandise ou en élever déraisonnablement le prix ; — 4° indûment prévenir ou diminuer la concurrence dans la production, fabrication, acquisition, trafic, vente, transport, fourniture de tel article ou marchandise, ou dans le prix des assurances sur les personnes ou les choses. » On remarquera dans le § 3 le mot déraisonnablement appliqué aux hausses de prix résultant des coalitions. Un pouvoir discrétionnaire semble laissé au juge pour apprécier si le syndicat se borne à défendre les intérêts de ses membres ou bien s’il opprime le public.
  36. V. dans the North american Review de février 1889, the Bugaboo of Trusts.
  37. La légalité de ce procédé a été attaquée dans l’American Law Review de mai-juin 1891 : How far is it safe for citizens of one state to organise a corpo­ration in another state to do business at home  ?
  38. Il n’est pas jusqu’aux marchands de lait de Chicago, qui ne se soient syndiqués, en octobre 1891, pour élever de deux sous le prix du pot de lait. Ils ont donné pour raison que les farmers producteurs du lait s’étaient eux-mêmes syndiqués pour relever le prix de leur marchandise.
  39. V. les décisions rapportées dans the Federal Reporter, tome XLIII, p. 898 et t. XLIV p. 721. Cf. Louisiana annual Reports, tome XLI (1889), n° 10337, the Texas and Pacific versus the southwestern Pacific.
  40. Il est cependant une industrie dans laquelle le monopole tend à s’établir, c’est celle des débits de boissons alcooliques. En Amérique, en Angleterre, en Australie, les grands brasseurs ou distillateurs cherchent à se rendre propriétaires, soit directement, soit indirectement au moyen d’hypothèques, des public houses, dans lesquelles on débite leurs produits. C’est ce qu’on appelle le Tied house system. Aux Etats-Unis, les lois fiscales, connues sous le nom de hig licence, se sont efforcées de rendre cette combinaison presque impossible et elles y ont, dit-on, réussi. Bien involontairement les lois anglaises sur les licences ont facilité son développement. Une enquête faite en 1890 a constaté combien il était grand ; dans le district métropolitain, par exemple, 259 brasseurs avaient entre leurs mains 2.500 licences, soit le tiers du nombre total : à Blackburn, dans le Lancashire, sur 400 licences, 253 étaient entre les mains de trois compagnies de brasseries (the Economist, 8 novembre 1890 et 7 mars 1891). Pour remédier à cet abus, le Parlement de la South-Australia a considéré comme un délit le fait d’une convention de ce genre écrite ou occulte. Il a en même temps donné un droit de préférence pour l’attribution des licences aux personnes qui justifieraient être propriétaires libres d’hypothèque de la boutique où elles veulent établir un débit (the Economist, 13 décembre 1891).
  41. V. le Socialisme d’Etat et la Réforme sociale (2e édit.), pp. 379-380.
  42. The Economist, 26 décembre 1891.
  43. The Economist, 16 et 23 janvier 1892.
  44. Il y a déjà eu plusieurs fois des pourparlers entre les Rothschild et la Standard Oil Co, pour arriver à cette combinaison gigantesque. V. the Economist, 4 et 25 juillet 1891.
  45. Naturellement un kartel unit toutes les fabriques de dynamite de l’Allemagne.
  46. V. les articles publiés par M. P. Leroy-Beaulieu, dans l’Economiste français des 24 et 31 décembre 1887, au début des opérations du syndicat.
  47. Il y avait sans doute aussi une autre raison à cette spéculation systématique à la baisse provoquée par les détenteurs mêmes du principal stock de cuivre. Ils se livraient vraisemblablement à des opérations parallèles sur les actions des mines de cuivre aux bourses de Paris et de Londres. En effet, la même spéculation à la baisse s’est produite à la fin de 1891, dans des conditions qui ont été ainsi exposées par le Messager de Paris, et qui peuvent nous faire comprendre la spéculation de 1886 : « Après la chute de la Société des Métaux, une forte partie du cuivre détenu par la société ou le syndicat a été très heureusement réalisée par l’intermédiaire d’une des premières maisons de notre place ; mais le solde, soit 25.000 tonnes environ, a été racheté par de puissants financiers. « Il semble que le temps ait paru long aux détenteurs de ce stock et que, fatigués de payer des magasinages et de perdre des intérêts, ils se soient décidés à réaliser la marchandise en totalité ou en partie. « Malheureusement, la réalisation plus ou moins précipitée d’une aussi forte quantité de cuivre, quelle que soit d’ailleurs la discrétion apportée aux opérations, ne pouvait être effectuée sans une large dépréciation des prix. Les détenteurs de ce stock considérable l’ont admirablement compris, et il est permis de supposer que, pour compenser leur perte sur le cuivre, ils ont songé à conduire simultanément une opération à la baisse sur les actions du Rio-Tinto, à moins cependant qu’ils n’aient d’abord vendu des actions du Rio-Tinto à découvert, et qu’ils se soient servis du stock de cuivre pour précipiter les cours des barres du Chili et par suite du Rio-Tinto. Plus le cuivre baissait et plus le Rio s’effondrait ; si bien qu’il suffisait d’avoir vendu une certaine proportion de Rio pour avoir intérêt à déprécier soi-même son propre stock de métal, puisqu’on pouvait regagner, et au delà, d’un côté, par les différences de Bourse, ce qu’on perdait de l’autre. »
  48. Ce syndicat de banquiers, d’après les correspondances versées au dossier, paraît avoir été seulement un groupe de donneurs de crédit à raison de 7 p. 100. Il n’a pas été établi qu’ils eussent en outre en cette qualité une part dans les bénéfices. La préoccupation d’éviter la constitution d’une coalition au sens juridique du mot était très grande chez les promoteurs de l’opération. A la fin de 1887, un journal ayant révélé cette combinaison, Secrétan écrivait cette lettre qui a été produite aux débats : « Il n’y aura pas de syndicat ni de signatures. Mais les choses n’en seront que plus solides ; car désormais nous marcherons sans craindre aucune indiscrétion, aucune bêtise, aucune trahison. » A ce moment-là, M. de Rothschild se retira du groupe des bailleurs de fonds ainsi que la Société générale et le Crédit industriel. Cependant il continua à s’intéresser à l’affaire. En janvier 1889, il prêta 12 millions à la Société des métaux. En outre, au 4 janvier 1889, un compte à tiers entre MM. de Rothschild, la Banque de Paris et des Pays-Bas et le Comptoir d’escompte ouvrit un crédit de 21 millions à la Société des Métaux. M. André Girod paya au mois de janvier 1889 245.000 francs pour elle. Le 15 février, M. Hirsch lui prêta 2 millions, le 16 février 14 millions, le 17 février 9 millions, soit 25 millions en trois jours. Il y avait aussi un certain nombre de bailleurs de fonds anglais, dont était la maison Baring.
  49. D’après des lettres à ses agents de Londres, en novembre et en décembre 1887, Secrétan leur prescrivait d’opérer chaque jour des achats de cuivre en quantité suffisante pour faire monter le marché, tantôt de cinq shellings, tantôt de dix, jusqu’à ce que l’on ait touché au taux qu’il s’était fixé à l’avance. 15 novembre 1887, lettre à M. Morrisson : « Cuivres, ne plus laisser fléchir pour aucune raison. « MM. Coulon-Berthoud auront ordre chaque jour pour acheter au mieux jusqu’a 300 tonnes. Quant à vous, Messieurs, vous devez surtout vous réserver pour la seconde bourse, dans laquelle les vendeurs font toujours des efforts. Et vous devrez, à cette seconde bourse, acheter tout ce qui se présentera en li­vrable jusqu’à ce que vous ayez augmenté les prix de la veille de 5 shellings… Il faut que nous soyons pour le 8 ou le 10 décembre à 53 livres, et cela d’une façon progressive autant que possible. « Voici ce qu’il faut faire pour le cuivre : monter de 10 shellings par jour jusqu’au cours de 84, 10 ou 15 au maximum pour la fin de l’année. Ensuite, on maintiendra ce prix pendant quelque temps ; après quoi nous aviserons. » Les instructions données par Secrétan à ses correspondants furent suivies. Le 21 novembre, le cuivre était coté 50 liv. 50 ; le 1er décembre, 66 livres 50 ; le 27 décembre, 84 livres 17 et le 30 décembre 85 livres.
  50. Les opérations se réglant par des différences, qui ont été le principal instrument des corners sur les blés ou sur les cotons, n’ont joué qu’un rôle accessoire dans l’accaparement des cuivres. Presque tous les achats ont été des achats en disponible et les marchés avec les mines étaient des marchés devant essentiellement aboutir à une livraison effective. On voit par là qu’il ne faut pas rapprocher toujours, comme le font les gens ignorants de la pratique des affaires, les opérations à terme de l’agiotage et de l’accaparement.
  51. La Société des métaux employait chaque année pour ses usines environ 30.000 tonnes de cuivre.
  52. Les usines de la Société des Métaux ont continué à fonctionner sous la direction du liquidateur et ont donné en 1889 un bénéfice industriel de six millions. Il en a été de même en 1890 et en 1891, jusqu’à ce que le 2 décembre 1891 toutes ses usines et brevets aient été adjugés au prix de 18.000.050 francs à la Compagnie de reconstitution de la Société des métaux, qui en a fait elle-même apport à une nouvelle société intitulée la Société française des métaux, au capital de 25 millions de francs.
  53. Arrêt de la Cour d’appel de Paris du 18 décembre 1890.
  54. Des trois branches du délit d’entrave à la liberté du commerce fondé sur l’article 419 C. p. : manœuvres frauduleuses, suroffres, coalition des principaux détenteurs, la Cour de Paris, dans son arrêt du 5 août 1890, a déclaré qu’aucune ne se trouvait dans l’affaire des cuivres. Cette gigantesque spéculation s’est faite au grand jour et a été discutée journellement par la presse : il n’y a donc pas eu de manœuvres. Sur la question des suroffres, la Cour, malgré les instructions précises données par Secrétan à ses agents pour faire monter jour par jour les cuivres, est amenée à dire ce qui suit et qui caractérise bien les procédés des marchés modernes : « Quelles que soient les présomptions à cet égard, il n’est pas suffisamment établi que ces agents aient eu réellement à employer ce moyen. Les prétentions formulées chaque jour par les vendeurs auxquels se sont adressés les agents de Secrétan et le détail des achats effectués par ces derniers ne sont pas assez exactement connus pour qu’il soit possible sur ce point de se prononcer avec une certitude absolue et d’affirmer que la hausse a été obtenue à l’aide de suroffres aux prix demandés par les vendeurs. » La décision de la Cour a été la même en ce qui touche la coalition : elle existait et était parfaitement reconnue ; « mais Secrétan, entre les mains de qui le cuivre du monde entier arrivait, ne s’était engagé envers personne à ne pas vendre ou à ne vendre qu’à un prix limité ; il s’était réservé de vendre suivant les occurrences et à des prix variables. »
  55. Les péripéties de la spéculation de Biddle sont racontées par M. Clément Juglar, des Crises commerciales et de leur retour périodique en France, en Angleterre et aux Etats-Unis (2e édit. Paris, 1880), pp. 463 et suiv.
  56. Les ouvriers des manufactures se plaignent vivement des perturbations apportées dans leur travail par les corners. Les Trades Unions anglaises notamment insistent avec raison sur le tort que leur ont porté le corner de Liverpool sur les cotons en septembre 1889 et l’agiotage sur les fontes à Glascow en 1890-91. Néanmoins l’organisation, industrielle moderne en fait supporter le principal poids aux patrons et ces perturbations, quoique très fâcheuses, ne sont pas comparables aux arrêts absolus de la production qui étaient si fréquents dans l’ancien régime (chap. ii, § 4). En mars 1892, un fait tout nouveau dans l’histoire industrielle se produit en Angleterre. L’Union ouvrière des mineurs, de concert, au moins tacitement, avec les propriétaires de houillères, a décidé une interruption générale de travail pour empêcher la baisse du prix du charbon et permettre le maintien des salaires actuels qui sont fort élevés. Cette fois la coalition des producteurs comprend en même temps les employeurs et les travailleurs et elle semble être surtout dans l’intérêt de ces derniers. Mais le charbon étant un objet de première nécessité pendant l’hiver surtout, une grave violence est faite à l’intérêt des consommateurs. Pour empêcher la concurrence étrangère, les ouvriers des ports, sans doute achetés par la coalition, ont déclaré qu’ils ne déchargeraient aucun charbon de provenance belge.
  57. Voy. le Parti ouvrier du 22 juillet 1889.