Revue L’Oiseau bleu (5p. 236-253).

XII. — DÉNOUEMENT TRAGIQUE


Deux mois se passèrent en des inquiétudes continuelles. Le blessé prenait du mieux durant quelques jours, puis, sans cause apparente, retombait dans son état d’inconscience et de faiblesse alarmante. Perrine se maintenait à son poste de garde-malade, avec quelle ponctualité admirable ! Son dévouement n’avait pas de bornes. Sa patience égalait son espoir. Elle émouvait tous ceux qui l’entendaient. Elle se disait assurée d’obtenir de la Providence l’entière guérison de son mari. Peu importe le temps ! Elle se sentait parfois, la pauvre Perrine, presque confuse de son bonheur triste, si triste… Mais que cela lui était doux d’envelopper de soins, de tendresse, de vigilance étroite, ce mari qu’elle aimait en ce moment comme s’il eût été son frère, son enfant. Il se montrait si faible, impuissant, dépendant d’elle à tout instant… Puis, durant de longues heures, elle le regardait, détaillait chacun de ses traits. Quelle douceur pour son cœur ! Une nuit qu’André lui avait paru trop souffrant pour ne pas être veillé, elle s’était installée dans un fauteuil près du malade, sa main tendrement posée sur celle de son mari. Soudain, le blessé ouvrit tout grands les yeux et se mit à la considérer avec une insistance extraordinaire. On eût dit que l’intelligence du malade cherchait à reprendre son équilibre. Perrine se glissa à genoux près du lit. Elle passa tendrement sa main sur le front du blessé.

— André, dit-elle doucement, pourquoi me regardes-tu ainsi ? As-tu besoin de quelque chose ? Veux-tu que je remonte tes oreillers ?

— Non. Je ne veux rien… Mais qui es-tu donc ? Il me semble que ma petite sœur Lise… n’avait pas de si grands yeux bleus… ni un front si élevé… Sa bouche était tendre comme la tienne, cependant… Alors, tu es bien Lise ? Dis ?

— Mon amour, pourquoi te fatiguer ainsi ? Je suis près de toi. Je t’aime. Rien ne compte que cela. Je ne te quitte ni le jour, ni la nuit…

— Lise, je viens de rêver… Sans doute que c’est un rêve, car j’ai eu l’impression… tout à l’heure,… que tu étais Perrine,… Tu me regardais avec amour, il y avait des larmes… dans tes yeux… Comme je suis malade !… Perrine… me regarder ainsi !… Ah ! ah ! ah !…. Lise, Lise, tout tourne autour de moi… Oh ! ma tête ! qu’elle me fait mal… Lise, prends garde !… Oh ! cet Iroquois, il veut s’emparer de toi… Attends, je vais me lever… Non, non, tu ne m’en empêcheras pas…

Il fallut que Perrine appelât Charlot. Le malade devenait la proie d’un délire intense, et voulait constamment fuir… Vers le matin, il s’apaisa. Un sommeil lourd succéda à l’agitation de la nuit.

Le médecin, à sa visite du matin, rencontra M. Souart, dans la chambre du malade. On lui rapporta la scène de la nuit. Le sulpicien-médecin augurait bien de cette demi-conscience d’André, qui l’avait fait distinguer un court moment, entre Perrine, sa femme, et Lise, sa sœur défunte.

— Sans doute, répliquait le médecin… Mais ce premier effort n’a pu se maintenir, à cause d’un état de faiblesse général trop grand. Nous allons le tonifier sans tarder…

— Docteur, demanda avec anxiété Perrine, que ferai-je s’il me reconnaît tout à fait et me chasse de la chambre ?

— Votre cœur vous inspirera, Madame. Sachez vous imposer. D’ailleurs, il manquerait lui-même bien vite du réconfort de votre présence, des soins auxquels son pauvre être physique s’est habitué… Quelles petites mains adroites et tendres vous avez, chère Madame, fit le médecin, ému malgré lui de la situation étrange où se débattait cette belle jeune femme. Il pressa sa main.

— Oui, ma jeune cousine de Senancourt, reprit l’abbé Souart, est devenue une garde-malade des plus expertes, et en peu de temps.

— L’amour, cher vénéré collègue et abbé, l’amour ! Quel miracle n’opère-t-il pas toujours, fit le médecin en souriant paternellement à Perrine.

— La charité est tendre, patiente, douce. Elle ne connaît pas de repos, elle…, commente le bon M. Souart, un peu naïvement, un peu malicieusement aussi.

— Mais vous me citez saint Paul, je crois… Bah ! du moment que ma petite garde-malade tiendra le coup, peu importe nos définitions des mouvements du cœur… Venez, M. l’abbé, dans la pièce voisine… Je veux vous soumettre mes nouvelles ordonnances…

Tout Ville-Marie s’intéressait et sympathisait au malheur qui frappait de nouveau la jeune épousée. La fatalité semblait vouloir sans cesse la séparer cruellement de son mari. On venait chaque jour aux nouvelles. De grandes conseillères d’abord, comme Mademoiselle Mance, Sœur Marguerite Bourgeoys, Madame Barbe de Boulongne d’Ailleboust ; des amies très chères comme Mesdames Charles d’Ailleboust, Lambert Closse, Perrine de Bellêtre, Catherine Gaucher de Belleville, une parente assez proche de son mari, une nièce très chère du généreux M. Souart. M. de Maisonneuve venait parfois aussi, accompagné de son secrétaire, Claude de Brigeac. Toutes ces attentions attendrissaient Perrine et Charlot, et leur aidaient à se maintenir confiants, pleins de courage.

On parlait de plus en plus des attaques sournoises des Iroquois. Chacun se garait, mais toujours, hélas ! avec moins de prudence que le gouverneur de Ville-Marie ne le demandait, ne l’exigeait plutôt.

Vers le vingt-huit du mois d’août, un mieux sensible et plus durable se manifesta enfin chez le malade. Il reprenait son ancienne physionomie, un peu sombre, presque douloureuse. Il gardait presque continuellement le silence. Seuls ses yeux parlaient à son insu. Ils suivaient Perrine avec une fixité assez troublante. Parfois, il passait avec impatience la main sur son front. On sentait que tout un travail se produisait dans l’esprit du malade, qu’il voulait se raffermir. Le soir de ce vingt-huit août, Charlot rentra très tard chez lui. Il envoya Manette remplacer Perrine « bien entendu, » remarqua-t-il, « si le blessé dormait, » car il avait à parler à sa sœur tout de suite.

Perrine accourut.

— Qu’est-ce qui se passe, Charlot ? Comme tu reviens tard !

— Bah ! Je viens de quitter le cousin Souart et M. l’abbé LeMaître, de Saint-Sulpice. Nous avons causé peut-être un peu tard, c’est vrai. Ah ! l’on t’admire, va, ma sœur, l’on souhaite que tu réussisses en ta tâche. M. Souart est heureux également que les enfants de Lise t’aiment comme… la vraie maman que tu es pour eux… « Oui, ai-je remarqué en souriant, si André guérit, mes enfants auront un foyer aussi sûr, aussi tendre que celui que Lise et moi avions voulu pour eux. Je puis partir… sans crainte… maintenant.

Et Charlot, entourant sa sœur de ses bras, la pressa contre son cœur.

— Mon frère, si tu parles ainsi, je ne t’écouterai pas longtemps… M. Souart aurait dû te gronder de ton attitude coupable… oui, oui, coupable. Tes enfants ont besoin d’un père dévoué, courageux… Et ta petite Lise, songes-tu que son chagrin serait… serait terrible.

— Oui, fit Charlot, en baissant la tête, c’est cette mignonne qui parfois me rattache à la vie. Quel cœur passionné et confiant elle possède déjà !

— Mais qu’as-tu donc, ce soir ?… Tu me parais d’une mélancolie inexplicable… Et justement je voulais t’annoncer que le médecin a paru plus que satisfait tout à l’heure. Le retour à un état mental normal s’affirme prochain chez André. Il suffira peut-être d’une légère émotion pour que la guérison définitive se produise. Cet après-midi, il est resté assis, dans son fauteuil, deux heures sans la moindre fatigue. Il ne m’a pas quitté des yeux, à son ordinaire… Mais tu penses bien que je me plaçais ou replaçais sans cesse à contre-jour.

— Oui, Perrine, je crois que bientôt tu seras parfaitement heureuse… Vous vous aimerez comme Lise et moi nous nous aimions… Mais, écoute, si je t’ai priée de venir, c’est pour tout autre chose que pour deviser de notre situation présente ou future, je veux t’apprendre que demain matin, de très bonne heure, je quitterai la maison.

— Oui ? Où vas-tu, mon frère ?

— Le Huron et moi, nous prendrons place au milieu de quatorze ou quinze ouvriers qui se rendent à la maison Saint-Gabriel, sous la conduite de M. LeMaître, cet intelligent et brave Sulpicien que j’aime beaucoup, tu le sais.

— Mais qu’allez-vous faire là ?

— Tourner du blé mouillé ! C’est urgent, paraît-il. Cela va m’amuser de me mettre à ce genre de travail. Entendant M. LeMaître en causer tout à l’heure avec M. Souart, j’ai proposé mon aide et celui de mon serviteur. M. Souart a tenté de me dissuader. Il n’a pas confiance dans mes muscles, et me trouve bien pâle… Mais M. LeMaître m’a soutenu, ajoutant que cette tâche accomplie en plein air me serait salutaire.

— Tout cela est fort bien, Charlot, mais est-ce prudent de t’exposer en ce moment ? Nous avons besoin de toi, ici. Et si, quelque drame se produisait…

— C’est par bonté, allons, ma sœur que tu dis cela. Tu n’as pas du tout besoin de moi, et tu le sais très bien. Je puis être utile. Je le suis par instants. Mais indispensable ? Non, je ne le suis pas du tout. À toi seule, tu vaux toute une institution, ma sœur, conclut Charlot en riant, et en pressant affectueusement la main de sa sœur.

— Charlot, n’y va pas. Je te le demande sérieusement.

— Mais pourquoi ?

Je ne sais,… mais mon cœur se serre en y pensant.

— Tu es fatiguée, ma sœur… Vois-tu, ta tête commande trop à ton cœur. Celui-ci prend sa revanche quand il le peut.

— Vous serez armés ?

— Comment donc ! jusqu’à M. LeMaître qui m’a fait voir, en souriant, un excellent couteau qu’il se passera à la ceinture, pour faire plaisir à M. de Maisonneuve. Comme s’il allait s’en servir, le cher et saint homme !

— Comme tu t’agites toujours, Charlot, tu veux ceci, cela…

— Ne gronde pas, Perrine. Souhaite-moi bonsoir et bonne chance plutôt… Tiens, laisse-moi encore te faire connaître un détail rassurant. M. LeMaître, en sus de son couteau, aura son bréviaire. Il le récitera, en faisant un guet incessant, a-t-il promis. Tu vois ! quelle image paisible j’offrirai demain à ton esprit si tu penses à moi : ton frère et ses compagnons de labeur, tournant du blé mouillé, tandis qu’un pieux ecclésiastique récite son bréviaire, en guettant les Iroquois… qui ne viennent pas…

— Espérons-le, fit Perrine en soupirant. Alors, bonsoir, mon frère.

— Embrassons-nous, Perrine. Tu me négliges, sais-tu, depuis quelque temps. André, il n’y a qu’André qui existe pour toi.

— Tu sais combien tu m’es cher, Charlot. Ne plaisante pas ainsi. Je suis placée dans une situation si extraordinaire que tu devrais mieux me comprendre.

— Bien. Tournons la page, ma sœur. Une question encore, cependant. Crois-tu que je réveillerais mes agneaux, si j’entrais dans leur chambre pour les embrasser dans leur lit ? Je pars de très bonne heure, demain matin, je te le répète. Je veux entendre la messe, d’abord, puis déjeuner au Fort.

— Tu veux entrer tout de suite… chez les enfants ?

— Oui.

— Tu peux le faire. C’est leur premier sommeil. Il est toujours lourd.

— Allons, je m’y rends. À demain soir, Perrine, à six heures de relevée, sans doute.

— Au revoir, sois prudent, mon frère, bien prudent, n’est-ce pas ?

De très bonne heure, le lendemain, Perrine sortit soudain d’un court, mais profond sommeil. Elle regarda vers le lit. Rien ne bougeait. Allons ! André reposait bien maintenant durant la nuit, et prolongeait même son sommeil assez tard aux heures du matin. Perrine entendit tout à coup la porte d’entrée de la maison se refermer sans trop de bruit. « Charlot est parti, se dit la jeune femme. Quel dommage que je n’aie pu échanger encore quelques mots avec lui ». Elle se glissa hors de la chambre, non sans un dernier regard vers André qui dormait toujours paisiblement. Elle alla s’appuyer sur la large et unique fenêtre de la maison. Elle pouvait y apercevoir la modeste église de l’Hôpital, à peu de distance. Sa frêle cloche sonnait l’angelus en ce moment. « Cinq heures ! » murmura la jeune femme qui se signa et récita l’hymne de la Vierge. Puis, dans la clarté d’aurore d’une belle journée d’août, elle aperçut soudain son frère et le Huron déjà tout près de l’église. Que Charlot lui parut long, mince, droit comme un jeune pin, malgré son large chapeau et sa mante. Elle le vit s’engouffrer avec son compagnon sous le porche de l’église. Très pieuse, la jeune fille désira à cet instant s’unir aux prières de son frère. Elle prit son missel et l’ouvrit à la messe du jour. Le 29 août, jour de la Décollation de saint Jean-Baptiste ! Elle frémit un peu. Le souvenir sanglant de la mort du saint fit remonter à son esprit les pressentiments de la veille. Mais elle les secoua avec courage. Dieu veillerait sur son frère… Les paroles du graduel lui firent du bien. « Le juste fleurira, y disait-on, comme le palmier, et il se multipliera… comme le cèdre du Liban. » Le palmier ! le cèdre ! image qui convenait à la haute et mince silhouette de son frère, qui était un juste, certes, avec sa noble nature et ses croyances sincères, vécues. Mais d’autres mots, profonds de sens, tombèrent aussi sous ses yeux : « Le juste germera comme le lis et fleurira dans l’éternité… » Perrine tressaillit jusqu’au fond du cœur. Elle replaça le missel sur la cheminée et retourna vers la fenêtre où le soleil, enfin, pénétrait. Elle leva ses mains jointes vers l’azur qui éclatait de lumière : « Mon Dieu, supplia-t-elle, ne prenez pas auprès de Vous mon frère, pas maintenant… Il fleurira dans l’éternité » reprenait-elle pourtant en son esprit, frappé, véritablement, par les paroles du prophète Osée, servant à la fête du jour. Une plainte de son malade la fit sortir de ce monologue, rendu émouvant par le sens qu’elle prêtait malgré elle aux textes des Saints Livres.

Puis, les nombreuses occupations du matin, ceux du début de l’après-midi firent oublier à la courageuse jeune femme les angoisses qui l’avaient assaillie à son réveil.

La visite du médecin rasséréna tout à fait Perrine.

André allait si bien que son état mental pouvait redevenir normal d’un instant à l’autre. Le malade semblait heureux d’avoir souvent les enfants près de lui. Il sourit à Manette lorsqu’elle aida à la jeune femme à bien le hausser dans son lit et la remercia en lui tendant la main.

Seule, son attitude vis-à-vis de Perrine ne changeait point. Il la considérait toujours d’un air douloureux et perplexe. Mais aussi, que la jeune femme jouait bien son rôle ! Elle parvenait sans cesse à éviter la grande lumière.

Dans l’après-midi, le malade se leva durant quelques heures. Il s’habilla seul. Il s’installa dans un fauteuil. Au bout de deux heures, les enfants le quittèrent de nouveau, et il s’assoupit les yeux fixés sur Perrine qui raccommodait, à peu de distance, une petite robe de percale appartenant à Lise. Le demie de quatre heures sonna à la haute montre d’horloge de la cheminée. Perrine soupira. « Quand donc André, se demandait-elle encore et encore, sera-t-il tout à fait lui-même ? » On frappa à la porte. Perrine ouvrit, un doigt sur la bouche à cause du malade endormi. Manette la pria de se rendre auprès de M. Souart, qui venait d’entrer et voulait parler tout de suite à Madame. « Je vous remplacerai, Madame, auprès de votre mari » ajoutait la Normande, en détournant une figure affreusement bouleversée et tirée. Mais la jeune femme ne le vit pas. Elle se hâtait à la rencontre du Sulpicien. En levant les yeux sur celui-ci, Perrine recula. Elle retint un cri. M. Souart avait les yeux pleins de larmes.

— Qu’y a-t-il, Monsieur, est-ce que Charlot serait…

— Non, non, mon enfant, il n’est pas mort mais blessé grièvement, j’ai peur. On le panse en ce moment à l’hôpital. Il insiste pour revenir ici… et vous demande sans trêve.

— J’y vais, j’y vais… Oh ! mes pressentiments prennent corps… Je le savais, je lui ai dit à Charlot que quelque malheur résulterait de son excursion.

Et dans le cœur de Perrine s’entendait aussi les mots du Missel : « Le juste fleurira dans l’éternité ».

— Courage, mon enfant !

— J’en ai besoin, Monsieur l’abbé. Oh ! comme mon cœur est sans cesse torturé !

— La Providence vous sera secourable, car vous êtes la providence des vôtres… La pensée, d’ailleurs, que tous en ce moment s’appuient sur vous vous fera surmonter votre douleur… Vous avez une noble nature… Puis, je le répète, Dieu aide… qui aide, mon enfant.

Merci, Monsieur l’abbé, murmura Perrine, qui s’était assise un moment, trop durement frappée en tout son être pour pouvoir tenter le moindre geste. Elle se raidissait ; elle faisait appel à son énergie coutumière ; elle essayait de toutes manières de réagir… Cousin Souart, reprit-elle enfin, que s’est-il passé au juste ? Il me faut le savoir… en peu de mots, hélas ! Je cours promptement à l’hôpital. Ô mon malheureux Charlot !… Dites, dites vite, je vous en prie, bon cousin ?

— Voici, mon enfant, « en peu de mots, comme vous le désirez avec raison. Nos travailleurs, ce matin, s’étaient mis avec ardeur à tourner le blé mouillé ; mais en laissant malheureusement leurs armes trop dispersées ; M. LeMaître, auquel ils avaient dit, apparemment, que les Iroquois n’étaient pas loin dans les environs de la maison de Saint-Gabriel, regardait durant ce temps de part et d’autre, dans les buissons… En recherchant de la sorte, il s’avança… jusque dans une embuscade d’Iroquois. Ces misérables, se voyant découverts, se levèrent tout d’un coup, firent leurs huées et voulurent courir sur nos gens. Ce que notre bon M. LeMaître voyant, il se résolut, au lieu de fuir, de les empêcher de rejoindre nos Français, avant que ceux-ci aient repris leurs armes qui étaient éparses. Pour cela, M. LeMaître prit un coutelas avec lequel il se jeta entre nos gens et ces barbares, criant en même temps à nos Français qu’ils prissent bon courage et se missent en état de garantir leur vie. Les Iroquois, voyant ce prêtre leur boucher leur passage et faire obstacle au cruel dessein qu’ils avaient, le tuèrent à coups de fusils, non pas qu’ils eussent aucune crainte d’en être blessé, parce qu’il ne se mettait pas en devoir d’en blesser aucun, mais parce qu’ils ne pouvaient pas l’approcher pour le prendre vivant et qu’il donnait du courage à nos Français, et leur permettait de se retirer en bon ordre vers la maison de Saint-Gabriel. »[1]

— Ainsi, dit Perrine d’une voix basse, et combien triste, notre bon M. LeMaître est mort… Oh ! mon Dieu ! que de nobles victimes font nos ennemis !

— Oui, mon enfant, notre maison de Saint-Sulpice est plongée dans la douleur, et tout comme dans cette maison, on y pleure…

— Et Charlot ?

— Votre frère, avec sa générosité ordinaire, et sa fougue de soldat, aida beaucoup aux travailleurs en retraite… mais un Iroquois le guettait, paraît-il, ainsi que son Huron. Celui-ci, à un certain moment, s’approcha très près du buisson, où se tenait son ennemi, le fusil tendu. Charlot vit le danger. Il cria au Huron de se garer, mais malheureusement il s’approcha lui aussi, beaucoup trop près du bois. Et alors…

— Et alors ? fit Perrine, haletante, en se levant et en posant des mains qui tremblaient violemment sur le dos de sa chaise.

— Mon enfant… fit le Sulpicien alarmé, ne tremblez pas ainsi, je vous en prie.

— Parlez, parlez, cousin Souart, de grâce ?

— Un compagnon de l’Iroquois au guet, le plus excellent tireur de la tribu, m’a-t-on dit, accourait à ce moment. Pour venger l’honneur de son compatriote dépité, il déchargea en un instant tout son fusil sur votre frère. Charlot tomba, atteint au-dessus du poumon droit. Fou de douleur, son serviteur Huron, nonobstant le péril qui l’entourait, le saisit dans ses bras et s’enfuit avec lui, en hurlant de désespoir. Il atteignit en peu de temps la maison de Saint-Gabriel, où tout de suite, quelques soins furent prodigués au blessé. Ce qui fait, mon enfant, que nous pourrons le conserver… encore… plusieurs heures, peut-être.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! gémit Perrine. Quelques heures !… Seulement quelques heures !

Tout à coup, ses larmes jaillirent, lourdes d’abord, puis se pressant de plus en plus dans ses yeux.

M. Souart poussa un soupir de soulagement. Il attendait depuis quelques minutes cette réaction physique chez la jeune femme. Il s’effrayait de la voir si lente à se produire.

Mais l’énergique Perrine, tout en essuyant, ou en laissant couler ces larmes, agissait, ordonnait tout.

Elle appela Manette. Elle la chargea de préparer la chambre de Charlot « qui avait été blessé, » apprit-elle, d’une voix sans timbre. On allait le transporter ici, dans une demi-heure peut-être.

— Et Monsieur André, Madame ? Il dort en ce moment, c’est vrai, mais s’il s’éveillait…


Charlot tomba, atteint au-dessus du poumon droit.

Pierrot et Lise se précipitèrent à cet instant dans les bras de leur tante. Ils avaient entendu la dernière phrase de Perrine et savaient que leur père était blessé.

— Maman, maman, cria Lise en pleurant, viens… viens, avec moi… trouver mon… papa chéri.

— Et moi, j’irai aussi, fit Pierrot, qui était tout pâle et serrait les poings pour ne pas éclater en sanglots comme sa sœur.

M. Souart, très ému, se retira près de la fenêtre.

— Mes petits, dit Perrine avec sa douce autorité, non, vous n’allez pas venir avec moi. Tandis que je ramènerai votre papa, vous allez m’aider. Il faut que tout soit prêt, quand j’arriverai. Toi, Pierrot, tu vas aider à Manette à ranger la chambre de papa.

— Et moi, maman Perrine ? demanda la petite fille, en réprimant avec un courage étonnant ses pleurs et ses supplications.

— Toi, ma mignonne, tu vas t’asseoir dans la chambre de l’oncle André, et dès qu’il s’éveillera, tu appelleras Manette.

Tout en parlant, Perrine, aidée de la Normande, mettait une dentelle sur ses cheveux et une mante sombre sur ses épaules. Puis elle se retourna vers le Sulpicien. Cousin Souart, que ne suis-je déjà à l’hôpital ? Vous venez ?

  1. Voir pour ce récit dramatique le texte de M. Dollier de Casson, P.S.S., dans son Histoire du Montréal (1640-1672). J’ai abrégé, mais bien légèrement modifié, les pages originales du premier historien de notre ville.