Revue L’Oiseau bleu (5p. 129-182).

IX. — LA MÉPRISE


Le troisième jour, vers huit heures du matin, Ville-Marie apparut. Les voyageurs se hâtèrent de lancer vers le Fort les cris et les signaux habituels. On aborda avec l’aide des quelques soldats et Hurons accourus. Perrine fut surprise de ne voir ni son mari, ni son frère. Elle s’informa discrètement. On lui apprit que le capitaine Le Jeal était parti à la chasse pour la journée, avec son fidèle Huron. « Le capitaine de Senancourt, vint raconter un autre soldat, avait voulu demeurer à la maison avec le mioche de son beau-frère. Le petit s’était enrhumé et les inquiétait un peu. Or, comme il n’obéissait pas du tout à la jeune fille sauvage qui en prenait soin et lui passait vraiment trop toutes ses fantaisies, « sur l’ordre du papa », paraissait-il, M. de Senancourt avait décidé de mettre ordre à tout cela. Il avait obtenu son congé de M. de Maisonneuve, le gouverneur, pour jusqu’au lendemain soir. »

Lentement, Perrine remonta vers sa demeure, en compagnie de Manette la Normande et de sa nièce. Elle se sentait déçue. En arrière, un peu plus loin, des Hurons transportaient ses colis. Elle se tourna soudain vers eux et les pria de déposer dans la grande salle du Fort tous ses nombreux objets et paquets. Elle les ferait prendre dans quelques heures. M. le Gouverneur lui pardonnerait son geste un peu sans gêne.

Sa petite nièce, qui comptait maintenant trois ans, riait et gazouillait avec Manette. Elle ne songeait qu’à son frère Pierrot. « Il est grand, grand, grand, Pierrot, Manette ? Peut-être qu’il ne va pas me reconnaître ?… Dis, toi, plutôt, tante, est-ce qu’il va savoir qui je suis ?

— Oh ! oui, mon ange, il saura bien quelle est la bonne petite fille que j’amène près de lui…

— Et il jouera avec moi ? Je n’aime pas les fusils, les tambours, moi, tu le sais, tante ?

— Tu prendras ta balle quand tu te récréeras avec Pierrot.

— C’est cela, tante, et il verra si je cours vite, moi aussi.

On atteignit la maison. Perrine frappa, mais ne reçut aucune réponse. La porte était même solidement barricadée. Elle fit le tour de la petite propriété, ne vit personne, n’entendit pas le moindre bruit. Elle regarda au loin, et il lui sembla voir venir quelques personnes, portant chaudières et seaux. Sans doute, l’on avait eu besoin de s’approvisionner d’eau pour la journée, et l’on en revenait. Perrine dit alors tout bas à la petite fille en clignant de l’œil avec Manette : « Ma chérie, nous allons causer une belle surprise à oncle André et à Pierrot. Regarde ! Ils viennent là-bas. Nous allons nous cacher derrière le large pommier. Dès qu’ils seront près, nous nous ferons voir, tante, Manette et toi, mon bébé.

— Oh ! oui, oui, tante, que c’est amusant !

Pourquoi la sérieuse Perrine avait-elle cette idée un peu puérile de jouer à cache-cache ? Elle se sentait lasse pourtant, sans beaucoup de gaieté, même légèrement tourmentée de son insuccès depuis qu’elle avait touché les rives de Montréal. Il lui semblait qu’elle y pénétrait en intruse. Aucun sourire ne l’avait encore accueillie. Certes, il y avait une sentimentalité blessée dans sa décision de retarder encore le moment d’apparaître. Mais il y avait aussi, une gêne, un malaise à la pensée de se retrouver en face de ce mari qu’elle ne connaissait que depuis peu sous un jour nouveau. Les lettres du capitaine de Senancourt avaient été bien émouvantes à lire parfois. Elle n’était plus dupe de l’amertume ou de la hauteur qui perçaient sous toutes ses réflexions. La jeune femme savait trop à quelles misères silencieusement supportées il fallait attribuer cette brume spirituelle. Peut-être serait-il en son pouvoir de la dissiper ?

Car, elle avait médité sur la situation qui serait bientôt la sienne. Son sentiment de l’honneur, et, surtout, le fond de piété qui la caractérisait ne lui permettaient plus de regarder, sous un angle d’indifférence ou d’hostilité, ce mari auquel elle avait juré affection, fidélité, soumission, à la face du ciel et de la terre. Elle tenait à lui prouver qu’il pouvait compter sur son dévouement, sur son estime, sinon encore sur un plus vif sentiment. Elle connaissait si peu son cœur encore.

Il battait fortement à cet instant le cœur de Perrine. Le capitaine de Senancourt


Perrine renvoya la Huronne sans lever les yeux sur elle…

approchait. Elle l’entendait maintenant. Il consolait Pierrot qui faisait des résistances. Il voulait être posé à terre et courir avec la jolie Huronne qui lui taquinait la joue avec une branche de foin. Un peu avant d’atteindre le pommier où se cachaient Perrine, Manette et la petite nièce, le capitaine se départit de sa sévérité. Il posa le petit à terre et fit signe à la Huronne de lui abandonner tous les récipients. Celle-ci refusa. En haussant les épaules, le capitaine lui retira, non sans peine, chaudières et seaux et mit la main de Pierrot dans la sienne, en lui montrant du doigt la maison. Il voulait suivre plus posément. Un peu dépitée, la Huronne le regarda se charger de tous les bocaux avec dextérité. Il était encore penché sur la dernière chaudière, lorsque soudain, la jeune fille sauvage lui jeta ses deux bras autour du cou et lui appliqua un baiser sonore sur la joue. Puis en riant comme une folle, elle s’enfuit avec Pierrot vers la maison.

Juste à ce moment, Perrine, Manette et la petite fille paraissaient devant le capitaine de Senancourt. Tous demeurèrent cloués sur place, soit par la surprise, par l’indignation, soit par la plus honnête des vexations. Les enfants de Charlot sauvèrent la situation. Ils s’embrassèrent, se considérèrent, se mirent à rire et à sauter, n’oubliant ni la tante Perrine, ni l’oncle André en toutes leurs effusions. Perrine et André ne purent qu’échanger quelques mots.

La Huronne s’affairait dans la maison lorsque Perrine, le capitaine, les enfants et leur bonne pénétrèrent à l’intérieur. Elle ouvrait la grande chambre fermée que la jeune fille habitait jadis et s’empressait de tout remettre en ordre. Perrine la renvoya sans lever les yeux sur elle ; puis, se retournant tout à coup, elle donna à Manette quelques ordres. Elle la priait de se retirer dans la chambre des enfants et de veiller sur les jeux de ceux-ci jusqu’à nouvel ordre. Puis, toujours sans lever les yeux elle dit au capitaine d’une voix sans timbre :

— Vous m’excuserez, André, j’aurais besoin d’un peu de repos, de solitude.

— Perrine, un mot seulement. Vous n’allez pas vous mettre martel en tête, parce qu’il a plu à une petite sotte…

— Je vous en prie, pas un mot de plus… Je suis incapable, en ce moment, de penser, de juger, encore moins de discuter… Plus tard, plus tard…

Et Perrine referma doucement sa porte. Elle entendit André s’éloigner, puis le bruit de ses pas ne cessa pas dans la pièce voisine. Il se promenait avec agitation, allant et venant à travers la pièce. On frappa peu après à la grande fenêtre, et Perrine comprit qu’un soldat du Fort voulait entrer avec un message.

André vint de nouveau près de sa porte.

— Perrine, dit-il, je suis au regret, mais je dois vous déranger un moment. Vos bagages sont restés au Fort, m’apprend-on. Je vais y voir, tandis qu’un des soldats de ma compagnie fera le guet autour de la maison. Je serai de retour dans une demi-heure.

Il s’éloigna. Perrine se trouva alors bien seule. Elle prit un fauteuil, ferma les yeux et s’efforça d’abord de ne pas penser. À quoi bon toutes ces réflexions qui ne lui apporteraient aucune solution ? La scène dont elle venait d’être témoin n’avait que deux sens. Ou bien, il fallait en tenir seule responsable l’Indienne audacieuse et coquette ; ou bien, n’ayant pas été repoussée une première fois en ses démonstrations, elle s’enhardissait et jouait avantageusement son rôle… Mais qui lui avouerait jamais la vérité ? Les inculpés ? Elle ne les croirait ni l’un, ni l’autre, hélas ! Charlot ? Son frère chargerait tout de suite la Huronne dont il avait eu à se plaindre lui-même. Pourtant, comme il avait su, lui, s’en débarrasser avec énergie… Tandis qu’André, plus débonnaire, ou plus sensible à la beauté, peut-être, savait moins réagir… Perrine se redressa avec une confusion inexprimable… Pourquoi demeurait-elle ainsi sans indulgence vis-à-vis d’André ? Après tout, qu’était-ce que cette scène ridicule ? Elle devait mépriser les manèges de cette fille des bois, les ignorer, regarder d’un peu haut des faiblesses incompréhensibles chez un homme de la valeur d’André de Senancourt. Elle prit une glace. Elle examina la figure qu’elle lui renvoyait. Oui, cela pouvait aller, elle possédait des traits agréables d’expression et ses cheveux blonds l’auréolaient de lumière… On le lui avait si souvent dit que force lui était bien de le croire. Mais alors, elle n’avait pas à craindre cette fille huronne… Elle lutterait… Elle serait victorieuse…

Perrine repoussa avec un frémissement la petite glace… Quelle révélation !… Elle comprenait… La jalousie venait de naître en son cœur !… Et la jalousie ne pouvait exister sans que l’amour existât aussi… Elle aimait donc André de Senancourt… Cette scène folâtre, entre son mari et l’Indienne, qui l’avait blessée jusqu’au fond de l’âme, avait eu pour résultat de lui apprendre un secret, qu’elle se dissimulait à elle-même, sans doute, depuis quelque temps.

Mais alors ?… Que ferait-elle ?… Elle avait été si longtemps, à l’égard d’André, hostile et indifférente. Il comprendrait à peine ce changement et prendrait pour un sentiment de vulgaire jalousie ce qui ne serait, au fond, qu’un réflexe de défense amoureuse. Elle se leva, marcha à son tour avec agitation à travers la pièce. De temps à autre, la voix de contralto de la Huronne parvenait jusqu’à elle. Elle discutait avec Manette. Perrine sentait sa main se crisper ; son cœur se gonflait de mécontentement. Elle faisait appel presque en vain à ses sentiments d’habitude charitables. Oh ! cette fille ! Elle la chasserait dès le lendemain. Elle arrangerait toutes choses avec Charlot, non avec André, car elle aurait peur de lui faire trop bien lire en son cœur. Et le temps n’en était pas venu. Elle s’assurerait auparavant des sentiments de son mari envers cette petite folle, qui avait fini par prendre une trop grande place au foyer de son frère… Mais que disait-elle là ? Ce foyer, c’était le sien aussi, maintenant. Elle y avait des droits. Elle les ferait valoir.

Vers midi, elle sortit de sa chambre et vint prendre sa place à table. André n’était pas encore de retour. Il y avait eu deux heures de corvée à donner au Fort, et un billet courtois en avait averti Perrine à temps. Elle avait donc donné des ordres à Manette, non à la Huronne, sur les travaux à accomplir. Puis ses bagages étaient arrivés. Elle avait vaqué à plusieurs petites besognes, combattant le mieux qu’elle pouvait une migraine atroce. Vers quatre heures de l’après-midi, elle ne se sentit plus la force de travailler et se retira dans sa chambre de nouveau. André n’était pas revenu depuis le matin. Les enfants jouaient dans la chambre à côté, et un soldat gardait la maison en fumant tranquillement, ou en sifflotant de temps à autre avec douceur. Perrine s’endormit soudain. Sa tête pâlie, triste, gardait, même dans le sommeil, de douloureuses crispations.

Elle se réveilla vers six heures et se sentit reposée.

Entendant Manette frapper, elle lui dit d’entrer tout de suite. L’honnête figure de la Normande qui lui était dévouée si entièrement lui fit du bien. Elle sourit.

— Madame va mieux ? dit celle-ci avec inquiétude.

— Oui, Manette. Ce sommeil que tu as veillé à ne pas troubler m’a tout à fait remise. Je te remercie.

— J’en suis bien heureuse. Car Madame a été désappointée depuis le matin. C’est une triste arrivée que la nôtre… Et Madame a eu de quoi songer, hélas !

— Mon frère est-il de retour, Manette ?

— Pas encore. Il ne tardera pas, dit-on.

— Et mon mari ?

— Il est venu, il y a une heure, mais apprenant que vous reposiez, il est reparti. Il se rendait au-devant de Charlot, a-t-il dit.

— Manette, je sais que je puis avoir confiance en toi. Tu parais m’être attachée…

— Madame, avec moi, il n’y a que vous et les petits qui comptiez maintenant… J’aimais bien Mademoiselle Lise et Monsieur André, mais aujourd’hui, c’est à vous que vont tous mes soins…

— Manette, tu as l’expérience de la vie, toi, vas-tu me blâmer lorsque tu apprendras que je vais renvoyer cette Huronne dans sa tribu ? Je ne saurais la supporter plus longtemps ici.

— Non, Madame, fit la Normande. C’est une évaporée,… non pis que cela, c’est une mauvaise engeance qui s’en prend au bonheur des autres pour le détruire… D’ailleurs, je suis guérie maintenant et puis veiller sur les petits. Nous n’en avons pas besoin.

— Ne crois-tu pas que son père veuille s’y opposer ?

— Vous commandez ici. Ce Sauvage n’a qu’à obéir. Et votre frère comprendra la situation.

— Je sais… Mais mon frère prise tellement les soins de son serviteur. Voudrais-je le priver de ce réconfort ? Puis, mon mari…

— Ah ! celui-là, Madame, je ne le comprends pas. Il aurait dû gifler cette tête folle… Et, c’est Monsieur André qui a enduré cela, lui si fier.

— Manette, je t’en prie, ne parle pas ainsi. Tu vas me faire croire… des choses fort désagréables. Toi aussi, tu admets qu’il aurait dû la repousser, n’est-ce pas ?

— Écoutez, Madame, avec des hommes sérieux, graves comme Monsieur André, on ne sait jamais… En tous cas, il peut s’en expliquer.

— Il a tout de même des yeux pour apercevoir une jolie fille, qui vit non loin de lui, le sérieux capitaine de Senancourt. Ma pauvre Manette, tu penses comme moi, je le vois.

— D’acord. Mais ça n’est pas de l’amour cela, allez.

— Non, Manette ? Qu’est-ce alors ?

— On appelle ça chez nous avoir un béguin. Et dame, comme vous n’étiez pas là pour éclipser la petite peau-rouge… Les hommes ne sont pas des anges, Madame Perrine. Vous le savez bien.

— Mais c’est désespérant ce que tu m’apprends là… Allons, parlons d’autre chose… veux-tu ?

Un bruit de portes, des rires, des cris de joie éclatèrent dans la maison. Charlot entrait, et sa petite fille lui sautait dans les bras. Vite, Perrine, aidée de Manette, rafraîchit sa figure, refit sa coiffure et ouvrit la porte, juste au moment où Charlot criait gaiement :

— « Si tu n’ouvres pas, Perrine, j’enfonce la porte. »

Le cœur de la jeune femme se dilatait enfin. Elle embrassa encore et encore son frère. Tout son cœur rayonnait dans ses yeux. Elle prit entre ses mains la figure de Charlot, et en détaillant chaque trait, avec quelle secrète douleur. Qu’il était maigre, pâle, et n’était cette farouche énergie dont il ne se départait jamais, et qui forçait sa vitalité à ne point s’éteindre, qu’elle aurait eu à s’inquiéter, vraiment !

— Ma chère Perrine, dit Charlot, une fois les effusions terminées, quel soulagement de te voir revenue ! Nous nous ennuyions à périr, André et moi, en cette maison. Il y manquait par trop une présence féminine précieuse comme la tienne. N’est-ce pas André ?… Tiens, où est-il passé mon cher beau-frère ?… Toujours discret, ce vieil ami ?

Puis voyant un sourire ironique se dessiner autour de la bouche de sa sœur, il ajouta en riant :

— N’est-ce pas qu’il est toujours taciturne mal à propos, ton mari ? Pourtant, que tu es ravissante, ma sœur ! Des roses sur tes joues, des beaux yeux bleus qui brillent, des cheveux… qu’une reine envierait… Oh ! oh ! le capitaine de Senancourt va posséder une femme que tous vont lui envier… Et toi, ma sœur qui oserait jamais se mesurer avec toi ?

— Mon frère, quel fol enthousiasme !… Et tu sais, je ne suis pas du tout convaincu qu’un joli minois… n’importe lequel, va !… ne puisse crier bientôt victoire en substituant le sien au mien.

— Attendons. Je parie deux contre un.

— Non, tu ne vas pas parier, mon frère. C’est un trop gros risque.

Et Perrine, moitié sérieuse, moitié souriante, regarda attentivement son frère.

— Hein ? Ma parole, on dirait qu’il y a anguille sous roche. Déjà ?… Mais tu badines ?

— Supposons que je badine, Charlot. Allons souper en attendant, n’est-ce pas ?

— Perrine, je ne sais pourquoi, mais tes yeux m’inquiètent. Qu’est-ce qui s’est passé depuis le matin ? Je veux le savoir. Est-ce que cette folle fille des bois…

— Mon frère, nous sommes tous rendus à bout de forces, ce soir. Demain, demain, nous causerons paisiblement de beaucoup de choses… Il est certain que ma venue apportera quelques changements ici. Il faut en discuter froidement, André, toi et moi.

— Trêve de circonlocutions, ma petite sœur. Je te confesserai, André ou toi, avant que la nuit soit bien avancée.

L’on sortait à peine de table, où l’on s’était entretenu assez agréablement, lorsqu’un soldat du Fort vint chercher le capitaine de Senancourt de la part du Gouverneur. Il ne s’agissait que d’une courte entrevue, mais urgente. Charlot fut surpris d’être négligé en cette occasion. Mais André lui repartit vivement que c’était sur sa demande que M. de Maisonneuve ne le dérangeait pas ce soir. Sa sœur, sa petite fille, à peine revenues, nécessitaient sa présence à la maison. Charlot parut surpris de cet arrangement.

— Écoute, André, tu as dû faire sourire chez le Gouverneur. Un mari ne prend pas les choses aussi froidement d’habitude…

— Oh ! un mari… fit André, un peu raidi, Perrine et moi, nous ne sommes pas encore faits à l’événement de septembre dernier, je crois…

— Je le crois, en effet, répondit Perrine avec une indifférence habilement feinte, elle aussi.

— Excusez-moi tous deux, reprit André. Nous n’avons qu’une séance d’une heure à tenir. À tout à l’heure.

Le capitaine de Senancourt hésita un moment. Puis, il revint sur ses pas, prit la main de Perrine et la baisa avec tout le respect dû à une souveraine. Mais aucun sentiment plus tendre n’y paraissait.

— André, ne m’en veuillez pas, reprit Perrine, si je ne prolonge pas la veillée. J’ai vraiment besoin de repos. Je vous reverrai demain.

— Ma chère petite, fit le capitaine de Senancourt en souriant, je comprends quelle doit être votre fatigue, après un tel voyage… À demain alors !

— Eh bien, moi, fit Charlot, dont l’étonnement en face de cette scène, où tant de froideur et d’indifférence se manifestaient à l’envi, d’un côté comme de l’autre, eh bien moi, je ne me contente pas d’une heure, Perrine. Tu te reposeras demain. Ce soir, j’ai besoin de te regarder, de te tenir devant moi, je veux croire à cette joie de te savoir enfin dans la maison, dans ta maison… Mais qu’est-ce que tu fais, André ?… Sors tout de suite… Tu reviendras plus vite… Tu as bien le temps de contempler Perrine, demain… Et en face, pour… qu’elle le voie… finit Charlot en riant, s’étant assuré qu’André était bel et bien parti avant de faire cette réflexion… Hein ! ma Perrine, est-il étrange, cet André ?… On dirait que tu l’intimides encore, ou bien… qu’il a quelque chose à se reprocher qu’il n’ose agir ouvertement… qu’il m’amuse !


Le capitaine de Sennancourt… prit la main de Perrine et la baisa avec tout le respect dû à une souveraine.

— Tu es peut-être plus près de la vérité que tu ne crois, mon frère. Ta dernière supposition, vois-tu…

— Comment ?

— André, voyons, pourrait bien n’être pas irréprochable ?

— C’est de la coquetterie, cela, ma sœur.

— Tout arrive, mon frère, en ce moment.

— Tu sais trop que le cœur d’André t’appartient.

— Et si j’en doutais, ce soir, après tout ?

— Je ne te crois pas. D’ailleurs tu viens d’entrer à ton foyer. Il ne s’est rien produit d’anormal que je sache…

— Tu es si sûr que cela, mon frère ?

— Perrine, tu commences à m’énerver. S’il y a quelque chose d’insolite, ici, dis-le. Mais ne bats pas ainsi les buissons.

— Si je parle, ce sera bien malgré moi, mon frère aimé, mais si je crois la mesure nécessaire… Il y a une chose en tout cas à laquelle je suis fermement résolue, Charlot. Et je ne varierai pour rien au monde là-dessus.

— Je te comprends de moins en moins, ma chère petite sœur… Puis, de quelle voix tu me dis ces choses… Tu es toute rose, tes yeux brûlent, comme deux feux ardents, ta bouche est remplie d’amertume… Justes cieux, je saisis enfin qu’il y a eu un incident, peut-être grave, et que j’ignore encore… Parle, ma sœur.

— Viens près de moi, mon frère… Car j’ai du chagrin, aussi, peut-être…

— Perrine, parle, de grâce…

— Charlot, demain, je renvoie dans sa tribu la Huronne qui a soigné Pierrot jusqu’ici.

— Demain ? La Huronne ?… Mais pourquoi, pourquoi ?

— Préfères-tu me voir retourner à Québec ? Si elle ne part pas, c’est moi qui partirai.

— Il ne s’agit pas de choses entre elle et toi, voyons ma sœur. Cette tête folle ne nous dit rien qui vaille, tu le sais bien, à son père, à moi, à André…

— Tu t’illusionnes, mon frère.

— Allons donc ! Rappelle-toi mes lettres à son sujet…

— Aussi, ce n’est pas de toi que je doute…

— Et son père, si tu crois qu’il ne la gifle pas d’importance, parfois.

— Ce n’est pas de son père, non plus, que je doute…

— Mais tu rêves debout, ma sœur, ce serait d’André alors que tu… Ah ! ah ! ah !… André, mon beau-frère, fier comme pas un… Tu déraisonnes, ma parole. Ton accusation…

— Je ne l’ai pas accusé, mon frère…

— Sans doute, sans doute, mais c’est tout comme. Et je suis plus qu’heureux qu’il ne soit pas ici. Il serait mécontent que tu aies osé, même en esprit, faire un rapprochement, entre cette fille, jolie, peut-être, mais trop délurée, si vulgaire…

— Bien, Charlot. Quel ami André a en toi !

— Je le crois bien.

— Mais si nous laissions ton beau-frère…

— Ton mari, ma chère Perrine !

La jeune femme resta un moment interloquée. Son frère avait parfois des mots sévères, qui portaient droit, et dont la spontanéité, l’inattendu, empêchaient qu’on s’en blessât. Mais ils n’en étaient pas moins durs à supporter au premier moment.

— Écoute, Perrine, je vois très bien qu’il y a une chose que tu ne tiens pas à me dire. Je ne forcerai pas tes confidences… Mais d’autres seront moins discrets. Tu sais bien que mon serviteur huron, apprenant demain que tu chasses sa fille, voudra en connaître la raison, et arrachera à celle-ci la vérité, à coups de bâton, s’il le faut.

— Tu ne laisseras pas maltraiter inutilement cette fille sauvage, Charlot, n’est-ce pas ?

— J’interviendrai certainement. Mais voici. Si elle part, son père voudra la suivre…

— Tu ne peux te passer de ce Huron, Charlot ? Dis-le-moi ?… De grâce… Dis-le, dis-le ?

Charlot s’était levé, et arpentait en silence la pièce, les yeux à terre, le front barré d’un pli. Il ne pouvait tout de suite répondre à sa sœur. Il se sentait perplexe, mécontent, un peu ahuri aussi. Qui lui aurait dit qu’une scène pareille l’attendait au soir si désiré de l’arrivée de Perrine. Le silence dans la maison était parfait. Les enfants dormaient, Manette, sans doute aussi à leurs côtés. La servante huronne couchait, pour ce premier soir, dans le hangar près de la maison. Son père s’y était installé depuis quelques jours, et s’y déclarait très confortable.

Perrine regardait son frère avec anxiété. Jamais elle n’aurait cru lui causer une telle déception en parlant du renvoi des Hurons. Mais elle se rendait à l’évidence. La fidélité, les bons services du Huron l’avaient rendu vraiment indispensable. Que faire alors ? Jamais elle ne se résoudrait, de son côté, à vivre auprès de cette fille qui lui avait fait, et pourrait encore lui faire tant de mal, et de mal irréparable tôt ou tard.

— Charlot, dit-elle, la voix tremblante, je n’aurais pas dû revenir… Sans être appelée du moins, ou par toi… ou par… mon mari, ajouta-t-elle avec effort. J’avais cru bien faire, pourtant.

— Ma pauvre sœur, fit Charlot, aussitôt touché, ne dis pas cela. Je suis si heureux, malgré tout, de te savoir enfin auprès de nous. Mais… tout cela m’a pris au dépourvu… Tiens… si tu le veux, tu vas te retirer… Tu as besoin d’une bonne nuit de repos… Moi aussi… Cette chasse d’où je reviens bredouille m’a éreinté… Je vais fumer un instant… puis je me retirerai aussi… Demain, nous reprendrons cette conversation avec plus de calme… Puis, André doit être mis au courant.

— Tu lui parleras, mon frère. Cela suffira.

— Bien. Bonsoir, alors, ma chère, chère sœur. Aie confiance. Tout va s’arranger… Bon, j’entends André… Sauve-toi. Il ne se couchera pas, j’en suis sûr, sans s’être déchargé le cœur ou l’esprit auprès de moi… Bonsoir, bonsoir !

Perrine eut juste le temps de pousser doucement sa porte, André entrait dans la vaste pièce. Charlot s’était tourné vers la cheminée, et regardait pensivement brûler la bûche énorme qu’il avait jetée tout à l’heure dans le brasier.

André vint s’asseoir non loin de lui.

— Charlot, dit-il, te sens-tu trop fatigué pour causer encore quelque temps, ce soir ?

— Pas du tout, André. Qu’est-ce qu’il y a ?

André ne répondit pas tout d’abord. Il s’était levé pour prendre sa pipe, l’allumer, puis demeurait maintenant debout, les yeux à terre.

— « Quelles complications, dit-il enfin, autour de choses qui ne valent pas même la peine qu’on y pense. »

— Vérité vieille comme le monde, approuva Charlot en riant.

— Charlot, reprit André avec effort, tu as causé avec ta sœur ?

— Oui.

— Elle t’a parlé du ridicule incident qui se passait à son retour ?

— Pas du tout.

— C’est dommage. Mais je comprends sa discrétion. Elle voulait m’épargner.

— T’épargner ! Pourquoi ? André, cela devient vexant. Vous avez l’air tout chose, Perrine et toi, depuis quelques heures. Vous me prenez comme confident, l’un après l’autre. Seulement, des confidences, je n’en entends que ce que vous voulez bien me laisser deviner, et encore…

— Je vais tout te raconter.

Et André, tout en arpentant nerveusement la pièce, fit le récit du geste hardi de la Huronne sous les yeux même de Perrine. Charlot l’écouta sans l’interrompre. Il réfléchissait.

— Eh bien, Charlot, quel est ton avis maintenant ?

— Mon avis ?

— Ton silence est extraordinaire, mon ami. D’habitude, tu n’es pas aussi calme…

— Pauvre Perrine !…

— Que veux-tu dire ?

— Mettons-nous à sa place, André. Elle arrive, heureuse de nous causer la surprise d’un retour imprévu. Elle commet même un enfantillage, ce qui lui arrive rarement, et se glisse derrière un arbre, afin de mieux produire son effet. Comment en est-elle récompensée ? Une petite Huronne entoure de prévenances son mari !… Comment veux-tu qu’elle n’en soit pas bouleversée ? Elle ne sait que penser de cette scène…

— Elle pourrait manifester un peu plus de confiance envers moi.

— Évidemment. Mais une femme comme ma sœur est difficile à juger… C’est une nature d’une telle droiture et si sérieuse… Avec cela aucune expérience des choses de l’amour, de la vie en général, en tout cas.

— Tout de même, elle a connu des gentilshommes demeurés fidèles à un amour digne d’eux.

— Il est certain que si elle avait vu de quelle façon tu as toujours reçu les soins de cette jeune folle, elle eût été mécontente de la scène de cet après-midi, mais n’en aurait pas été peinée.

— Peinée ? Non, Charlot. La fierté de ta sœur, très ombrageuse lu le sais, souffre seule. Perrine n’a pas de chagrin, en ce moment, crois-moi.

— Qu’en sais-tu ? Et puis, pourquoi la jalousie ne se serait-elle pas emparée d’elle ? C’est une femme, après tout.

— On est jaloux… quand on aime !

— Alors, c’est qu’elle t’aimerait, à son insu peut-être !

— Et si elle n’était… qu’exclusive en fait de sentiment ?… Tant de femmes sont ainsi, tu ne l’ignores pas. Elles ne nous aiment guère parfois, mais ne souffrent pas que d’autres nous entourent ou nous consolent.

— André, si tu faisais erreur, quel tort tu auras causé à ma sœur.

— Je n’y puis rien, ce doute me tient, m’enserre, je suis incapable de l’arracher de mon esprit, il faut que ce soit les événements qui le changent en une heureuse ou une malheureuse certitude. Je ne vois aucune autre solution.

— Tu deviens étrange à la fin. Les événements ? Quels événements veux-tu qu’il survienne ?

— Charlot, je ne t’ai pas encore parlé de mon entrevue avec M. de Maisonneuve ?

— Eh bien ?

— Tu ne peux deviner ce qu’il m’a proposé et ce que j’ai accepté.

— Non, en effet.

— D’abord, il faut que je te dise que M. de Maisonneuve, qui vient d’entrer, comme tu sais, d’une expédition de deux jours aux environs de Montréal, n’avait encore vu personne de Ville-Marie, lorsque je pénétrai près de lui. Il m’a questionné, avec beaucoup de discrétion, à son ordinaire. « Qu’était-il arrivé de remarquable depuis son départ ? »

— Tu lui as appris le retour de Perrine, je suppose ?

— J’en avais l’intention, mais notre cher gouverneur a pris les devants là-dessus. Il s’est approché soudain, a mis ses deux mains sur mes épaules, puis l’air tout joyeux : « Capitaine, m’a-t-il soufflé, réjouissez-vous, je vous envoie à Québec, dès demain matin, en mission spéciale auprès de M. d’Argenson. Il s’agit de prévenir une attaque des plus sournoises d’un groupe d’Onontagués dans les environs de Québec. Hein ! mon beau capitaine, c’est une nouvelle cela !… Combien votre femme, cette jolie Perrine, me devra de la reconnaissance de ce geste. Il va lui rendre pour quelques mois, jusqu’en juin, vous entendez, son mari que l’exil de sa femme assombrit par trop. »

— C’est extraordinaire !… Mais qu’a dit le gouverneur en apprenant que Perrine était à Ville-Marie ?

— Je ne le lui ai pas dit.

— André !

— Une sorte d’instinct m’avertissait de profiter de ce contretemps. La pénible impression que nous ressentons Perrine et moi à la suite de l’incident de cet après-midi se dissipera à la faveur de mon absence, et des circonstances. Quelles seront ces circonstances ? Voilà. Je l’ignore encore. Mais il s’en produira. La vérité, comme le soleil, finit par percer tous les nuages. Je ne puis ou plutôt je dédaigne de me défendre, les faits s’en chargeront. Ce sera plus définitif et plus sûr.

— Tout cela serait très bien, André, s’il ne s’agissait pas de… de ta femme, une jeune mariée de quelques mois, ne l’oublie pas.

— Je me permets de penser autrement.

— Naturellement, c’est ton droit.

— Charlot, quelle figure vexée tu fais soudain !

— Écoute, André, je n’en puis plus en face de votre attitude à tous deux. Il me prend l’envie à tout instant de bondir chez ma sœur de l’amener ici, et de vous délivrer à tous deux une de ces mercuriales qui vous forceront bien, l’un et l’autre, à quitter, votre mutisme, à vous attaquer, à vous défendre, à vous piquer, à vous… que sais-je ? jusqu’à ce que réconciliation vienne. Et notre Huronne… Je la traînerai jusqu’ici, cette écervelée, par les cheveux s’il le faut, mais elle s’expliquera et dira la vérité, sinon…

— Et tu crois que ce tumulte, cette rage, cet ouragan que tu veux provoquer auront les résultats que tu espères ? Et quand il s’agit des questions si délicates et si complexes du cœur ? Allons donc ! Mais je comprends que l’amoureux toujours victorieux que tu as été ait plus d’audace que de pénétration. Le chagrin aiguise plus l’esprit que le succès.

— Oh ! je t’en prie, laisse ces réflexions très hautes. Je te suis mal sur ce terrain. Et tu le sais.

— Je ne veux pas te blesser, Charlot.

— Je le crois. Aussi, voyons la chose de façon plus pratique.

— J’aime Perrine, mon ami, trop profondément, pour n’avoir pas la patience d’attendre qu’elle revienne de son erreur. Mais elle en reviendra d’elle-même, il le faut. Il y en a qui volent leur bonheur, d’autres le gagnent par quelles souffrances stoïquement supportées ! Chacun son lot.

— « Il y en a qui volent leur bonheur », répéta tout bas Charlot, et une ombre douloureuse fit pâlir sa figure… Tu as de ces mots, André, mais sache que cela se paie cher aussi… va !

— Pardon, Charlot. Je ne suis qu’un maladroit, tu le sais.

— Puisque tu es si déterminé à partir, tu vas au moins me promettre d’écrire chaque fois que les gens de Québec s’embarqueront pour Ville-Marie. Nous ferons de même, en sens inverse.

— Je t’écrirai, Charlot. À toi seul.

— Ah !

— Oui, le silence sera bon conseiller entre Perrine et moi. Et tu vas voir qu’elle ne manifestera aucun désir de correspondre avec son mari.

— Tu lui en parleras ? Tu lui demanderas ?

— Non. Car je pars pour le Fort dans quelques instants. L’on m’y attend. Nous partons tous de grand matin. Tu feras part toi-même des événements à… ma femme ! acheva-t-il plus bas.

— Aucun message particulier ? Je t’en prie, André ?

— Aucun. Laisse-moi agir à ma guise, mon ami. C’est ta sœur, sans doute, mais moi… c’est la femme que j’aime ! Et je veux qu’elle vienne volontairement à moi ; je te le répète.

— Bien. André. Je vais aller jusqu’au Fort avec toi.


— Non. Car je pars pour le Fort dans quelques instants.

— Non, non. Disons-nous adieu, ici. Deux soldats seront ici dans quelques instants. À nous trois, nous tiendrons en échec nos ennemis, s’ils méditent quelque mauvais coup. D’ailleurs, le Fort n’est pas très loin…

— Me permets-tu de parler de notre conversation à Perrine ? Mais là, à ma manière ?

— Quand je serai parti, tu feras tout ce que tu voudras. Seulement, Charlot… Et André hésita et baissa la tête.

— Seulement quoi ? Si tu désires quoi que ce soit, dis-le, je t’en supplie. Nous sommes tous assez malheureux comme cela.

— Tu me parleras longuement des enfants, et de… de…

— De Perrine. Certes ! Mon pauvre André, si tu savais à quel point je souhaite vous voir heureux. Depuis que Lise m’a quitté… vois-tu…

— Chut ! Ne nous attendrissons pas, mon ami.

On frappa à la porte. Les soldats du Fort entrèrent. On brusqua les préparatifs, et bientôt, après une dernière accolade d’André et de Charlot, tout fut fini. Le mari de Perrine s’éloignait de nouveau le cœur angoissé, brisé, se disant que le bonheur le fuyait sans cesse, et, chaque fois, au moment même où il semblait le saisir.

Le lendemain fut un de ces jours de grand vent, de lourds nuages, tout chargés de pluie et de grésil, que l’on voit, parfois, au début d’avril… Perrine se leva de bon matin, mais trouva déjà, près des fourneaux, Manette, la Normande. Celle-ci s’exclama aussitôt avec des reproches dans la voix :

— Oh ! Madame, pourquoi ne pas vous être reposée davantage ! Ne suis-je pas là, voyons ?

– Oui, Manette. Et c’est un grand réconfort de vous voir à l’œuvre, car…

— Vous n’en accepteriez pas d’autres… Comme si je ne pensais pas la même chose que vous. Qu’elle vienne, cette petite ébouriffée, elle trouvera à qui parler.

— Manette, je vous en prie. Laissez-moi manœuvrer ces choses toutes seules.

— Bien, Madame.

— Mon frère n’est pas levé, j’espère ? Il s’est couché tard. J’ai entendu sa voix longtemps dans la nuit… Puis, je me suis endormie.

— Je n’ai vu ni votre frère, ni Monsieur André, Madame.

Les enfants firent irruption dans la grande pièce claire. Ils embrassèrent leur tante, puis Manette, et demandèrent leur déjeuner.

— Oui, oui, mes petits, répondit Manette. J’ai fait du chocolat… Madame Perrine, continua-t-elle, j’ai eu un peu de mal à mettre la main sur les provisions. Je vais changer la disposition du garde-manger. C’est propre, mais rangé dans l’ordre le plus curieux.

— Faites à votre goût, Manette.

— Tante, cria la voix flûtée de la petite nièce, Pierrot ne veut pas croire que je m’appelle Lise maintenant, et non « petite Perrine ». Il dit que c’est à notre maman qui est au ciel le nom de Lise. C’est à moi aussi. Tu l’as dit. Parle-lui, veux-tu ? Il ne veut pas comprendre.

Perrine vint s’asseoir près du petit garçon. Elle lui expliqua, avec quelle tendresse dans la voix, « que ce serait causer un grand plaisir à papa d’entendre ainsi prononcer le nom de Lise, qu’il avait tant aimé et qu’il n’entendait plus jamais, jamais… C’était une surprise bien douce qu’on allait lui faire. Pierrot verrait. Son papa serait très, très touché… Pierrot n’avait pas pensé à tout cela, c’était certain… Et si le cher papa s’en montrait heureux, est-ce que son petit garçon ne le serait pas aussi ? » Et Perrine caressait, tout en parlant, les joues brunes de l’enfant, puis le pressa un moment contre elle.

« Tante Perrine, dit enfin le petit, je dirai maintenant Lise, car je veux tout ce que tu veux… Ta voix est si douce… Et tes yeux ? ils sont bleus, bleus comme un ciel… ensoleillé… Oui, oui, c’est cela que disait oncle André quand il parlait de toi. Où est-il, oncle André ? Il se levait tôt, tu sais, quand tu n’étais pas là.

— Il va venir nous rejoindre tout à l’heure, cher petit, répondit Perrine, qui avait tressailli aux paroles naïves de l’enfant.

— Papa, voici papa, cria la petite fille, qui laissa tout son déjeuner, et son chocolat à demi répandu, pour courir se jeter dans les bras tendus de son père.

Pierrot suivit plus lentement. Il demanda soudain à sa tante.

« Est-ce que je puis appeler la petite sœur par son beau nouveau nom, tante ?

— Oui, mon chéri.

— Lise, cria le petit, en battant des mains et en riant. Lise, laisse papa, laisse-le, c’est mon tour maintenant. Lise, descends.

Charlot tressaillit. Tenant toujours la petite fille dans ses bras, il attira son fils qu’il baisa au front.

— Qu’est-ce que tu as dit, Pierrot ?… Qui t’a permis de nommer ainsi ta sœur ?

— Tante Perrine, Papa, elle a dit que cela te ferait du bien au cœur… N’est-ce pas, tante ?

Charlot déposa ses deux enfants par terre et vint entourer Perrine de ses bras. Son émotion était visible.

— Merci, ma sœur bien-aimée. C’est une délicate pensée que tu as eue là. Et toi seule pouvais faire le sacrifice de tes droits… Ainsi, j’entendrai donc souvent ce nom… Lise… Lise… Oh ! mon Dieu ! Et Charlot se détournant, fut ressaisi par les plus douloureux et les plus doux souvenirs.

— Papa, cria Pierrot, la voix un peu confuse, car il mangeait de fort bon appétit. Papa, viens vite, ton chocolat va être froid et Manette va gronder.

— Mon petit Pierrot, j’ai tellement peur de Manette que je viens tout de suite fit Charlot en se raidissant et en s’efforçant de sourire. Puis il s’attabla près de Perrine.

Manette s’approcha vers la fin du déjeuner et demanda à Charlot quelques renseignements. Elle dit enfin :

— M. le Capitaine, je vais tenir le breuvage chaud pour Monsieur André, n’est-ce pas ?

— Non, non, Manette, mon beau-frère a été appelé au Fort hier soir. Il n’en est pas revenu et a certes pris son déjeuner avec les soldats. Ne vous occupez pas de lui.

— Bien, Monsieur.

Charlot, une fois qu’il eut vu ses petits installés dans un coin de leur chambre, avec quelques jouets nouveaux que la tante Perrine avait apportés de Québec, revint dans la grande salle de devant. Un gros feu y avait été allumé à cause de la température maussade. Il se jeta dans un fauteuil. Il soupira. Les événements le rendaient soucieux. Il appréhendait la conversation qu’il aurait à l’instant avec Perrine. Il ne savait à quel parti se résoudre non plus, concernant la Huronne. Son père, si elle partait, voudrait la suivre, et il s’était si bien habitué aux soins dévoués du sauvage… Toutefois, Perrine avait raison de vouloir éloigner cette fille, c’est lui qui devait se sacrifier.

Il entendait sa sœur donner des ordres à Manette. Quel empire elle gardait sur elle-même, son aînée chérie ! Il la sentait désemparée, triste, déçue, certains de ses regards l’avaient trahie durant le déjeuner. Et cependant, elle veillait avec une grâce tranquille et si intelligente à tout ce qui touchait au confort de chacun. Charlot se leva et vint appuyer son front brûlant sur l’un des grands carreaux de la fenêtre. Qu’il se sentait las, malade vraiment ! Tiendrait-il encore longtemps ?… Il le fallait pourtant. Tant que sa sœur ne serait pas devenue une femme heureuse auprès d’André ; tant que ses petits ne sentiraient pas autour d’eux une chaude vie familiale, il lutterait de toutes ses forces… il vivrait coûte que coute.


Je ne suis que las, ma sœur, ne prends pas cet air navré.

Il regarda au dehors. Quelle tourmente faisait gémir et hurler le vent ! La forêt, toute proche, vibrait. Le ciel était sombre ; d’un gris uniforme… À droite, le Saint-Laurent roulait des vagues, presque sans couleur, mais énormes et traversées d’une frange d’écume. Des glaces paraissaient de temps à autre. Ah ! quel voyage difficile allait faire André, pensa soudain Charlot, et dans quel état d’esprit pénible !

Charlot tressaillit. Une main venait de saisir la sienne et la voix de Perrine s’élevait :

— Allons, mon frère, quitte cette fenêtre. Tu sembles glacé. Le feu va rétablir ta circulation. Il est à point et répand une chaleur égale.

— En effet, répondit Charlot. Tu as raison. Le frisson allait me gagner.

— Prends ton fauteuil.

— Et toi ?

— Je pousse à côté de ton siège ce tabouret. Nous serons tout près l’un de l’autre.

— Perrine, tu as hâte de savoir ce qui s’est passé hier soir, n’est-ce pas ?

— Sans doute. Mais en ce moment tu me préoccupes avant tout. Quelle mine tu as ? Tu as vu le docteur depuis longtemps, Charlot ?

— Oh ! le cousin si dévoué de ma femme, le bon M. Souart m’ausculte par-ci par-là.

— Je verrai moi-même ce Sulpicien connaissant et aimable. Je veux connaître la vérité afin de mieux te soigner.

— Je ne suis que las, ma sœur, ne prends pas cet air navré. Aucune souffrance ne m’oppresse.

— Qu’importe ! Il n’est pas naturel de te voir ainsi abattu.

— Ne crains rien. Je me reprends parfois. Toute ma fougue revient alors en bonne forme, dit-il en souriant et en caressant les cheveux dorés de sa sœur. Le silence régna quelques instants entre eux.

— Charlot, reprit Perrine, d’un ton bas et un peu troublé : où est André ? Je ne suis pas dupe de l’explication donnée à Manette, tout à l’heure.

— J’ai dit la vérité pourtant. Deux soldats du Fort sont venus le chercher vers onze heures, hier soir.

— Pourquoi ?

— Ordre de M. de Maisonneuve.

— Allons, Charlot, sois moins bref. Que s’est-il passé, et où se trouve André en ce moment ?

Le jeune homme dut s’exécuter et tout narrer à sa sœur. Et celle-ci le laissa parler, s’emporter un peu, s’attrister, puis blâmer fortement son beau-frère. Les yeux de Perrine étaient lointains et doux. Que pensait-elle donc ?

— Tu n’es pas juste, Charlot, dit soudain Perrine, quand le silence, qui s’était rétabli encore une fois entre eux, devint intolérable.

— Envers André ?

— Oui. Il a bien fait de s’éloigner.

— Hein !

— Pauvre ami, tu ignores tout ce qu’une correspondance comme celle d’André et de la mienne peut faire de lumières sur deux natures.

— Enfin, dit Charlot, un peu vexé, si vous aimez ces absences intempestives et un peu extraordinaires pour des mariés de quelques mois…

— Je les déplore comme toi, mon frère. Mais nous n’y pouvons rien. André, en ce moment, est blessé de mon manque de confiance, et moi je suis troublée… oh combien… mon frère, de cette scène que je ne sais comment… enfin… qu’y a-t-il de vrai dans l’attitude embarrassée, puis silencieuse d’André ?

— Serais-tu jalouse, ma sœur ? demanda vivement Charlot. Et ses yeux se fixèrent avec attention sur sa sœur. Il la vit tressaillir.

— Charlot, de grâce, ne sois pas aussi brusque. Ne juge pas trop tôt… Je me comprends à peine moi-même…

— Alors ?

— Je ne sais que penser… reprit Perrine en se levant, en proie à une agitation très rare chez elle, comment t’expliquer ce qui se passe, en mon cœur bouleversé… Je souffre… Oh ! cette Huronne… jamais, mon frère, jamais, je ne veux la revoir sous le même toit que nous… André l’a compris. Il a saisi cette occasion de fuir la scène pénible qui venait…

— Ma pauvre Perrine ! Tu ne vois donc pas que tu es en passe de devenir… une femme qui aime, parbleu !… Ma sœur, cesse de fuir la lumière… abandonne cette réserve qui t’est chère, mais qui a des inconvénients aussi… Si tu avais éclaté en reproches hier… si tu avais dis à André surtout que tu avais un peu de chagrin… car tu as du chagrin… Perrine. Allons viens te rasseoir près de moi… Les larmes te gagnent.

Et Perrine, vaincue, vint s’abattre aux pieds de Charlot. Mais elle sécha vite ses pleurs. Un sourire éclaira soudain sa figure. Elle leva son beau et pur regard vers le jeune homme.

— Mon frère bien-aimé, tu m’as arraché mon secret. Mais qu’importe ! Oui, oui, j’aime André… Toute la nuit, je n’ai pu dormir en face de cette vérité resplendissante… Et j’en suis heureuse, oui malgré tout, heureuse, Charlot !… jusqu’au brisement, acheva-t-elle plus bas.

— Comment ? Tu dis ?… Et tu as laissé partir ton mari sans rien lui révéler ? Oh ! Perrine !

— Charlot, tu viens de m’apprendre, avec une vérité qui s’est faite impitoyable, que j’étais sans doute en proie à la jalousie. Et c’est vrai, je le suis… Et ce sentiment assombrit le bonheur que je ressens… Je ne tiens à revoir André, je te le jure, que lorsque la vérité se sera faite sur l’incident de cet après-midi.

— Pauvre enfant ! Et si tu jouais ton bonheur ?

— Comment cela ?

— Tu n’ignores pas à quel danger est exposé André en ce moment. Les Iroquois nous épient, nous harcèlent, attaquent et tuent de tous les côtés, et cela, paraît-il, de Ville-Marie à Tadoussac.

— Tu me fais mal, Charlot ! Sois plus confiant… Regarde-toi ! Est-ce que tu ne t’es pas tiré sans cesse d’entre leurs griffes ?

— À quel prix, Perrine ! Chaque jour je me sens mourir !… Oh ! pardon, pardon, ma bonne petite sœur… je suis une brute de parler ainsi… Ne prends pas cet air de détresse, tu me navres…

— Charlot, si je croyais qu’un grand sacrifice obtiendrait ta guérison… je le ferais… je sacrifierais même…

— Chut ! ma sœur. Tu vas déraisonner. C’est toi en ce moment, vois-tu, qui est la plus nécessaire à mes petits. Ils t’aiment… comme ils auraient aimé leur mère. Ils ne seront jamais malheureux auprès de toi et… d’André. Et si je pars…

— Charlot !

— Je suis un soldat, Perrine, la mort, je la regarde en face chaque jour. Elle ne m’effraie pas. Je sais aussi qu’elle n’est jamais loin d’une proie facile comme je le suis devenue… Ouf ! cela me fait du bien de t’avoir ainsi parlé…

Tu me brises le cœur, Charlot, pourtant.

— Tu retrouveras ton courage, en pensant à mes petits… Il faut que tu veilles sur eux, comme jadis, tu as veillé sur moi, ma sœur bien-aimée. Et André t’aidera.

— André !… Oh André ! Charlot, comme ce sera long de l’attendre jusqu’en juin !

— Écris-lui !

— Non. En ce moment, c’est impossible. Si je découvre que je lui ai fait tort… et bien mon manque de confiance méritera ce chagrin de ne le voir qu’en juin. De toute façon il vaut mieux ne nous revoir que plus tard.

— Je ne t’approuve pas d’agir ainsi.

— Nous nous ressemblons si peu.

— Enfin, agissez à votre guise, car c’est extraordinaire ce que vous raisonnez de même… André a pris à peu près la même résolution que toi… pour d’autres raisons, bien entendu.

— Oui, nous avons la même façon de réagir. Et cela peut être une occasion d’entente, comme de mésentente, tu le vois.

— Perrine, laisse-moi insinuer dans mes lettres, que les sentiments sont changés pour le mieux à son égard ?

— Non, mon frère, je veux garder encore pour moi seule la révélation de… de ce beau sentiment… inconnu…

— Pour toi seule ? Ton confident en ce moment ne compte pas ?

— Ne raille pas, Charlot, dit Perrine en souriant et en rougissant un peu. Dis-toi plutôt que tu m’as confessé presque cruellement. L’aveu que je t’ai fait, oublie-le même.

— J’espère que l’ennui va te torturer ma sœur… tu te dérideras alors…

— J’accepte et augure… Mais attendons que j’en vienne à cette extrémité, et gardons le silence.

— Perrine, s’exclama tout à coup Charlot, qui se tenait de nouveau près de la fenêtre. Regarde donc qui vient de déboucher de la forêt !

— Ciel ! fit Perrine.

C’était le Huron, le bon serviteur de Charlot, qui s’approchait à grand pas de la maison de celui-ci. Il traînait par le bras sa fille.

— Mais ils se dirigent vers notre maison, fit Perrine, la mine tout de suite soucieuse.

— C’était à prévoir. Il faut tout de même que la situation se régularise.

— Que vas-tu décider ?

— J’agirai dans le sens que tu désires. Tu as raison la place de cette fille n’est pas ici.

— Charlot, cela te causera du chagrin, de te séparer de ce sauvage qui t’est dévoué. Quelles contrariétés, quelles misères cette Huronne vient de créer !

— Regarde-les donc !… Mon paisible sauvage semble dans une rage. Il y a peut-être autre chose que ce que nous croyons, après tout.

— Je vais rentrer dans ma chambre. Tu m’appelleras, si tu le crois nécessaire.

— Parfait.

Charlot courut ouvrir. Il y eut une petite contestation à la porte. La Huronne se faisait prier pour entrer. Il fallut que son père, une fois de plus, la saisisse par les poignets, puis la pousse dans la maison.

— Qu’y a-t-il, Negabani ? Quelle violence tu déploies !

— Il y a, mon capitaine, que cette enfant n’a plus ni cœur, ni esprit. Elle fait des mauvais coups partout. Et Madame Perrine… Madame Perrine….

Le sauvage, haletant, s’interrompit pour reprendre haleine.

— Negabani, ne te trouble pas ainsi. Tu es tout rouge. Le souffle te manque… Venez, tous deux vous installer près de la cheminée. Nous parlerons paisiblement de toutes ces choses pénibles.

— Ma fille ne va pas s’asseoir, mon capitaine, c’est une coupable… Qu’elle reste debout, la tête basse !… Elle est trop méchante depuis quelque temps. Je l’ai bien battue, allez. Elle a recommencé quand même.

— Voyons, mon ami, parle plus clairement. Qu’est-ce que ta fille a recommencé et qui t’a obligé à la traiter aussi durement ?

— C’est vrai, vous ne savez rien. Je vous l’ai caché parce que j’avais pitié, et que je comptais que de bonnes corrections la changeraient. Mais non, il a fallu qu’elle revoie ce Huron de Sillery… en cachette, dans la forêt.

— De Sillery ? Un sauvage de Sillery ?

— Oui, il l’a suivie jusqu’ici. Je l’ai ignoré longtemps. Mais je les ai surpris ensemble, il y a une semaine.

— Et tu n’aimes pas ce Huron ? Tu vois, voyons, que ta fille aura à tenir un jour, un wigwam pour un homme de sa tribu. Est-ce que sa mère n’a pas fait ainsi, quand elle t’a suivi ? C’est dans l’ordre cela.

— Je ne veux pas de ce Huron. Qu’il s’en retourne !

La fille sauvage se mit à gémir. Elle alla s’appuyer au mur, et tourna le dos à son père et à Charlot.

— Que reproches-tu à l’amoureux de ta fille ? demanda Charlot.

— Il aime trop la liqueur de feu que les Français lui donnent, ou qu’il vole, j’en ai peur.

— Non, non, cria de loin la Huronne. Il n’est pas voleur Atando… Il ne boit pas souvent, non plus… Non, non !

— Tais-toi, fille sans esprit. Tu ne veux rien voir, parce que tu veux suivre absolument ce… ce misérable. Mon capitaine, il la battra plus durement que je ne le fais, et pour son bien, moi, par exemple.

— Tu as tort de la maltraiter, Negabani. Même avec de bonnes intentions. Tu vas cesser, n’est-ce pas, de la frapper.

— J’ai été battu, ma sœur l’a été, ma femme l’a été. Vous le savez que ça fait réfléchir les coups. Et puis… mon capitaine,… il y a autre chose…

— Autre chose ?… Parle !… n’hésite pas ainsi.

— C’est que je suis furieux au point d’en étouffer… Ah ! ce qu’elle s’est permis, hier… Elle me l’a avoué cette nuit.

— Continue. Hâte-toi plus que cela, voyons !

— Elle s’en est prise au sévère Monsieur André, mon capitaine, lui qui ne l’a jamais regardée, jamais… Et Madame Perrine a vu cela… Elle a pu croire… Ah ! misérable ! s’exclama le sauvage, en levant son poing crispé, et en le dirigeant vers sa fille. Celle-ci se mit à gémir plus fort.

— Elle t’a donné une raison ta fille, de ce geste un peu fou, il est vrai, et dont ma sœur est mécontente au point d’avoir décidé de chasser ton enfant.

— Elle fera bien. Ma fille va lui demander pardon à genoux, je le veux, puis elle sortira et ne remettra plus jamais les pieds ici.

— Negabani, je te le demande encore, quelle raison a eue ton enfant pour agir ainsi ? Est-ce que mon beau-frère lui plaît ?

— Au contraire, elle ne peut pas le souffrir. Il n’y a que vous, mon capitaine, qui lui plaisiez, mais je lui ai bien défendu de vous ennuyer. Et si j’apprenais que…

— Laisse, mon ami. Je puis régler cela moi-même, va. Et j’apprécie assez tes services et ton dévouement pour ne pas t’embarrasser là-dessus.

— Mon capitaine, figurez-vous, qu’hier, lorsqu’elle a osé s’approcher du capitaine de Senancourt, c’était parce qu’elle apercevait son Huron, non loin, dans les bois. Il la regardait et la menaçait. Elle a voulu le pousser à bout, exciter sa jalousie… afin de le forcer à l’épouser plus tôt. Elle a réussi. Ce Huron a eu l’audace d’entrer chez nous et de la réclamer pour femme, hier soir. Oui, il demande ma fille, mon enfant sur laquelle je veille comme sur moi-même… Je l’ai renvoyé cet audacieux, avec des injures… Mais cette ingrate qui est là, contre le mur s’est approchée de moi, alors, et m’a dit : « Tu ne veux pas que j’épouse Atando que j’aime et que j’aimerai toujours, eh bien ! je me sauverai une nuit… et jamais, jamais tu ne me reverras… » Oh ! mon capitaine, je suis d’abord resté sans voix… puis, la colère m’a aveuglé, je l’ai saisie, frappée, puis attachée dans son lit pour la nuit… Et je recommencerai, ce soir, à moins que,… vous me donniez un autre moyen de venir à bout de cette fille dénaturée…

— Mon pauvre Negabani, tu t’y prends mal, en vérité… Et puis, si ta fille se sauve, malgré toutes les précautions que tu prendras as-tu songé, toi qui es bon chrétien, qu’elle n’aura pas été mariée par les Robes Noires comme cela doit se faire, tu le sais bien. C’est cela qui est grave.

— Je n’avais pas songé à cela mon capitaine. Vous avez raison. Je ne veux pas commettre ce péché si grave… Alors, mon capitaine, vous consentiriez vous à ma place… dites, dites ?

— Negabani, je trouve que tu as agi durement, mais sagement, avec ton enfant. Mais vois-tu, si elle veut son malheur, tu n’y peux rien… Laisse-la partir, mais après avoir fait bénir son mariage par le bon M. Souart. Je lui en parlerai, veux-tu ?

— Vous me demandez, croyez-le, mon capitaine, de m’arracher le cœur… Ma fille, c’est à moi ! Mais si je vous écoute, s’ils se marient, je ne puis les suivre. Je le déteste et le détesterai toujours, cet ivrogne…

— Non, mon ami, tu ne vas pas me quitter, tu es de la maison. Tu sais bien que je ne puis plus me passer de toi.

— Merci, mon Capitaine. Ça me fait du bien que vous me disiez cela. J’avais peur… que madame Perrine me chasse… avec ma fille !

— Ma sœur est trop bonne pour commettre une injustice. Ne doute jamais d’elle.

— Quel poids j’ai de moins sur le cœur ! Et si je n’avais tant de peine, de voir ma folle enfant… aussi désobéissante… je danserais de joie… Mon Capitaine, vous le savez, n’est-ce pas, mais je le répète encore, je me ferais tuer pour vous, tuer comme un chien… pour vous épargner quoi que ce soit… Allons, viens ici, fille ingrate… Écoute ce que je vais te dire. Tu vas partir… tu l’auras voulu, toi seule… Dès aujourd’hui, nous irons trouver la Robe Noire avec mon capitaine… Ce Huron que tu aimes sera avec nous… Mais après, je ne veux plus le voir… ni toi ! Tant pis, s’il te roue de coups… Je te l’aurai prédit… Non, je ne veux pas de tes caresses. Mon cœur saigne trop en ce moment.

— Negabani, ne sois pas si extrême. Puis, si ta fille, plus tard, veut revenir parce qu’elle est trop malheureuse, dis-lui que la porte de ta maison sera ouverte pour elle.

— En ce moment, non, mon Capitaine, non, je ne puis lui promettre cela… Plus tard, on verra… Et maintenant, ma fille avant de sortir d’ici, tu vas demander, à genoux, pardon à Madame Perrine… Je sais que son mari est parti… ce matin, mon capitaine je l’ai vu s’embarquer, je m’étais caché derrière un arbre… Il était triste, si triste… Petite misérable, c’est ta faute, reprit avec colère le Huron, en saisissant le bras de sa fille… Allons, viens auprès de Madame de Senancourt…

— Attends un instant, Negabani. Je vais prévenir ma sœur, dit Charlot. Elle viendra ici.

Charlot se dirigea vers la chambre de Perrine et retint mal un sourire. Sa sœur, si discrète d’habitude, avait laissé la porte ouverte. La femme amoureuse n’avait pu contenir sa curiosité, ou sa jalousie… Elle voulait tout savoir, tout entendre… elle-même. Charlot appela Perrine. Elle vint aussitôt, et frappa son frère par le rayonnement de sa physionomie. C’est que le mystère était éclairci. André sortait victorieux d’une impasse pénible. Il n’aimait qu’elle Perrine.

— Veux-tu recevoir les excuses de la future mariée, mon amie ? Je ne t’en dis pas plus long, car tu as tout entendu, n’est-ce pas ?

— J’ai tout entendu. Mais essaie de m’épargner cette scène. Je n’en puis plus, vraiment… Oh ! Charlot, que mon cœur se sent léger… André, mon mari, André, n’aime que moi… Va, va, arrange toutes choses pour le mieux… Je lui pardonne à cette fille, dis-le lui. Sa vue me ferait du mal. N’est-elle pas la cause du pénible exil de mon mari ?

— Il n’en tient qu’à toi, maintenant, de faire revenir André.

— Non, mon frère, nous ne nous reverrons qu’en juin, je te l’ai dit. J’ai besoin de me ressaisir, de comprendre mieux mon cœur, de devenir telle qu’André le souhaite… Tiens, écoute, la querelle reprend entre le père et la fille… Laisse-moi. Reconduis-les jusque chez eux pour les pacifier.

— En effet, ce sera sage. Puis, je vais me rendre chez M. Souart. Ce bon cousin a besoin de savoir ce qui se passe. S’il le sait, ton retour imprévu, le départ non moins imprévu d’André, doivent le suffoquer de surprise… Ne fais pas ces yeux-là. J’épargne tout le monde, va. Je garderai ton secret surtout. Je l’ai malheureusement promis. À une heure de relevée, alors, Perrine, ne m’attends pas avant.