Le cœur de Marguerite Bourgeoys

Bureau Marguerite Bourgeoys (p. Couv-14).


MARIE-CLAIRE DAVELUY
Docteur de l’Université de Montréal
Le Cœur de Marguerite Bourgeoys
Pièce en un Acte
BUREAU MARGUERITES BOURGEOYS, c.n.d.
340 OUEST. RUE SHERBROOKE, MONTRÉAL. QUÉ.

Le Cœur de Marguerite Bourgeoys.

PIÈCE EN UN ACTE

Scène I


Marguerite Bourgeoys
À cette époque (1654) ménagère au fort de Ville-Marie. — 34 ans.
Paul de Chomedey de Maisonneuve
Gouverneur de Montréal. — 42 ans.
Madame Julien Daubigeon
  (née Perrine Mousnier)
Jeune femme de Ville-Marie. — 26 ans.
Le Vieux Mathurin
Soldat au service de Monsieur de Maisonneuve. (N.B. Le seul personnage fictif de la pièce.)

La scène se passe au Fort de Ville-Marie, durant l’hiver de 1654, le 25 janvier, dans une petite pièce qui donne sur la salle d’entrée et les grandes portes du Fort.

Au lever du rideau, Marguerite Bourgeoys entre en causant avec Perrine Mousnier Daubigeon.


Marguerite Bourgeoys. — Ma bonne Perrine, vous n’auriez pas dû sortir par ce temps. Quel froid !

Perrine. — Oui, le Canada nous gèle jusqu’au fond du cœur, mais on se réchauffe près du vôtre.

Marguerite B. — Hélas ! je n’empêche ni les rhumes ni les frissons.

Perrine. — Ne parions pas. Je vous crois capable de tout, Sœur Marguerite.

Marguerite B. — Pour quelle raison avez-vous bravé la tourmente ?

Perrine. — Je veux que vous fassiez la leçon à mon mari.

Marguerite B. — Qu’a-t-il fait ce brave Julien ?

Perrine. — Justement je le voudrais moins brave.

Marguerite B. — Ma pauvre enfant, vous seriez la première à mépriser un poltron ! Pourquoi, d’ailleurs, voulez-vous voir faiblir le courage des nôtres ?

Perrine. — Oh ! Je ne vais pas si loin. Mais mon mari s’empresse à chaque bataille. Il est de toutes les expéditions, le premier rendu à côté du Major Closse, qui, lui, vous le savez, ne laisse pas une femme en pleurs à la maison.

Marguerite B. — Très bien, envoyez-moi le soldat Daubigeon. Je ferai votre message devant témoin. M. de Maisonneuve sera là, je vous le promets, en compagnie du Major.

Perrine. — Vous riez de moi.

Marguerite B. — Un peu. Mais vous me plaisez avec ce grand amour au cœur… Perrine, abandonnez tout à la Providence. Nos soldats sont des héros, vous le savez bien. C’est Ville-Marie qui doit vivre et non nous tous.

Perrine. — Oh ! Si vous le prenez ainsi.

Marguerite B. — Ayez confiance. Soyez courageuse, très gaie. Julien aura la main plus sûre en face des ennemis.

Perrine. — Vous dites comme lui.

Marguerite B. — Tant mieux.

Perrine. — Ce n’était pas la peine de venir vous trouver. (Elle fait une moue et baisse la tête.)

Marguerite B. — Par ce froid ? non. (Elle rit, se lève et entoure la jeune femme de ses bras.) Allons, souriez et retournez à la maison ; puis, envoyez-moi ce fougueux Julien.

Perrine, se levant toute joyeuse. — Bien vrai ! Vous lui parlerez ? Mais ne lui dites pas que je me suis plainte ou qu’il aime mieux tuer un Iroquois que de me faire la cour… Promettez, promettez ? (On frappe à la porte du Fort.) Une visite ? Un Montréaliste qui n’a pas peur de la tempête, lui non plus.

(Elle va vers la porte, tandis que Marguerite Bourgeoys s’asseoit tout en dépliant un ouvrage de couture qu’elle tenait sous le bras depuis son entrée.)

Marguerite B. — Vous repartez tout de suite, Perrine ?

Perrine. — Je le devrais. Ah ! voici le vieux Mathurin… Ce qu’il traîne les pieds !… Julien dit qu’il se donne l’air d’un vieillard, mais qu’il ne l’est pas du tout. (Elle se rasseoit près de Marguerite Bourgeoys.)


Scène II

Les mêmes, Mathurin, soldat.

Mathurin. — Bien le pardon, Sœur Marguerite, vous aussi, Madame Daubigeon, mais… (Il tourne et retourne entre ses doigts son trousseau de clefs.)

Marguerite B. — Qu’est-ce qu’il y a mon ami ? De grâce n’agitez vos clefs comme un sacristain de mauvaise humeur.

Mathurin. — Vous devinez tout. Je le suis de mauvaise humeur. Ce petit troupier avait bien besoin de venir nous ennuyer… Ne le recevez pas, Sœur Marguerite. C’est un douillet… Je lui ai dit que vous étiez occupée… Il ne veut rien entendre… Pour un peu, pouah ! il pleurerait comme un nourrisson… (Tout cela est dit en maugréant, et en regardant en dessous ses interlocutrices. Il veut tourner les talons.)

Marguerite B. — Mathurin, qui me demande ? (En souriant) De quel droit, vous permettez-vous de répondre à ma place ?

Mathurin, entre haut et bas. — Vous et M. de Maisonneuve vous êtes trop bons. Alors on parle pour vous… On met les quémandeurs à la porte.

Marguerite B. — Qui me demande, Mathurin ? (Elle scande ses mots, quoique avec douceur.)

Perrine — Qui la demande, Mathurin ? Vous n’aurez pas le dernier mot.

Mathurin. — En bien, c’est un soldat, un des jeunes de la salle de garde, sœur Marguerite.

Marguerite B., (se levant vivement). — Un de mes compagnons de voyage de l’automne dernier. J’y vais. Excusez-moi, Perrine. Attendez ici mon retour.

(Elle sort.)


Scène III

Les mêmes moins Marguerite Bourgeoys

Mathurin, à Madame Daubigeon. — Regardez-la. Elle court, elle vole. Ah ! la bonne âme… Rien d’étonnant qu’on abuse d’elle. (Mathurin et Perrine se tiennent près de la porte en regardant de temps à autre au dehors tout en parlant.)

Perrine. — Vous abusez, j’abuse, nous abusons… Mais les saintes de Dieu sont faites pour venir en aide…

Mathurin, grognant. — Aux mécréants comme moi, comme vous…

Perrine. — Mais dites donc Mathurin ? (Elle rit.)

Mathurin. — D’abord, jeune femme, qu’êtes-vous venue lui demander par un temps pareil ?

Perrine. — Comme si j’étais obligée de vous répondre ! (Elle hausse les épaules.)

Mathurin. — Oh ! Je ne suis pas curieux… Mais je gage que vous continuez à faire la guerre à votre mari parce qu’il fait la guerre comme un brave. Vous êtes venue vous plaindre… (Perrine rit) C’est cela ! Oh ! les femmes quel embarras !

Perrine. — Pas toujours, je vous assure… Mais vous êtes un célibataire… (Elle se détourne avec dédain) Que savez-vous de nous ?

Mathurin, la regardant narquois. — Bien des choses, ma toute belle ! On a eu des faiblesses dans sa vie… en face de beaux yeux qui rient !… avant le mariage… par exemple, pas beaucoup après. Madame Daubigeon, sachez-le, je compte deux défuntes femmes dans ma vie… Hein ? Vous dites que je n’ai pas une tête d’amoureux ? Soit aujourd’hui. Mais dans ma jeunesse, oh ! là là ! J’étais un fringant parmi les fringants. Mais qu’est-ce que vous regardez là ? (Madame Daubigeon s’est penchée[1], en joignant les mains de surprise.)

Perrine. — Chut ! Mathurin. Voyez, voyez. (Elle parle bas.)

Mathurin, après avoir regardé, et en reculant un peu pour parler bien en face du public, tout en agitant frénétiquement ses bras, ses mains, son trousseau de clefs. — Non, mais c’est le comble !… Sœur Marguerite qui traîne son matelas jusqu’à la porte ; et ce troupier, la femmelette ! qui le charge sur son dos… Ouste ! Dehors… Oui, mais avec le butin de Sœur Marguerite !… Ah ! mon maître va savoir cela… Ce n’est pas chrétien de permettre cela… (Il dit ces derniers mots assez haut.)

Perrine.M. de Maisonneuve ne contredira pas Sœur Marguerite. N’espérez rien de ce côté.

Mathurin. — Si fait. Il la gronde parfois, il la gronde fort. Sa charité n’a pas de bornes.

Perrine. — Et Sœur Marguerite obéît ?

Mathurin. — Jamais. C’est lui qui fait tout ce qu’elle veut. Elle a bien des vertus Sœur Marguerite, mais pour l’obéissance… Un petit troupier ou un vieux moustachu comme moi lui en remontrerait… La voici. Je m’en vais… Entrez, entrez, Sœur Marguerite. (Il sort, tandis que Marguerite Bourgeoys apparaît. Elle est triste et s’essuie les yeux.)


Scène IV

Perrine et Marguerite Bourgeoys.

(Marguerite Bourgeois va vers la jeune femme qui examine d’un air attentif une image de la Vierge suspendue au mur. Elle paraît ne pas l’avoir entendue entrer.)

Marguerite B. — Perrine, vous êtes gentille de m’avoir attendue. (Celle-ci se retourne vivement.)

Perrine. — C’est un plaisir, allez !… (Regardant avec une surprise bien jouée Marguerite Bourgeoys.) Mais… qu’avez-vous ? Des larmes ?

Marguerite B. — Le pauvre petit soldat que je viens de laisser me fait tellement pitié ! Il est jeune, sans expérience. La souffrance l’étonne encore… Perrine, si vous l’aviez entendu me dire les yeux bas, tout confus : « Sœur Marguerite, la mitraille, les Iroquois, les blessures, la mort, ça se supporte, mais le froid de ce pays… c’est terrible, terrible. »

Perrine. — Il a raison. Nous sommes tous ainsi durant le premier hiver. Mais l’on n’en meurt pas. Ce froid rigoureux est très sain.

Marguerite B., (joignant les mains, les yeux au loin). — Le pauvre enfant !… Ses lèvres bleuies balbutiaient : Maman !… Maman !… Si tu me voyais !… Ah ! que ne donnerait pas Perrine, pour consoler un grand enfant comme cela. (On frappe de nouveau à la porte du Fort.)

Perrine, (Elle prend sa mante et s’approche de Marguerite Bourgeoys). — Sœur Marguerite, je vais profiter de ces entrées et sorties pour disparaître. N’oubliez pas de sermonner Julien n’est-ce pas ? Que les Iroquois se choisissent une autre victime que mon mari. (Elle va pour sortir. Mathurin paraît de nouveau, plus grognon que la première fois. Il lui fait signe de rester.)


Scène V

Les mêmes, Mathurin

Mathurin. — Sœur Marguerite, c’est un autre grand douillet… Oh ! pardon, un soldat, un soldat !… Mais dites, ça du bon sens, qu’ils se promènent comme ça de votre côté ? J’ai failli le renvoyer… Mais vous me feriez chavirer, avec vos yeux tristes si je faisais cela. Pourtant, je ne veux que vous protéger contre ces moelleux, ces trembleurs, ces pleurards… ces…

Marguerite B., toujours douce. — Mathurin ! Je vous défends de parler ainsi de nos défenseurs, et surtout je ne veux pas que vous fermiez notre porte à qui que ce soit. Vous entendez ? (À Perrine) C’est cela, asseyez-vous Perrine. Dès que ce soldat se sera éloigné, Mathurin ira vous ouvrir la porte (Elle sort.)


Scène VI

Les mêmes moins Marguerite Bourgeoys

Mathurin. — Madame Daubigeon, si je vous ai fait signe de rester, c’est que j’ai besoin d’un témoin, à part moi.

Perrine, qui s’amuse. — Vite alors faisons le guet… Ah !… votre rapport à M. de Maisonneuve va compter. N’allez rien oublier. (Tous deux se glissent près de la porte.)

Mathurin, dont la tête se penche déjà au dehors, se retourne, le visage grimaçant de plaisir. — Ne craignez rien. Si Sœur Marguerite pense devenir fripière… au profit de l’armée de sa Majesté, on va voir. Ah ! la bonne fille veut se dépouiller et s’imagine qu’elle me jouera, moi ! Hé ! je suis le soldat, Mathurin 15 blessures et la croix. T’as qu’à voir… Elle dira : "J’ai bien dormi dans mon lit, Mathurin ! Oui, oui, un bon lit, n’est-ce pas ? Un lit sans matelas… la terre dure !… là ! (Il se penche au dehors en même temps que Madame Daubigeon.)

Perrine, suffoquée. — Mathurin, oh ! Mathurin…

Mathurin. — Eh bien, quoi ! J’ai des yeux pour voir… La paillasse, c’est la paillasse qu’elle donne cette fois. Saperlipopette ! de saperlipopette !

Perrine. — Allez-y mon brave, allez-y… car, vraiment, Sœur Marguerite, avec son grand cœur, perd un peu la tête.

Mathurin. — La tête ! Si ce n’était que cela ! Elle la retrouve. Elle en a de rechange. Mais la paillasse… (levant ses bras au ciel et faisant sonner ses clefs.) Une belle, une fraîche, une solide paillasse, oui, Madame… l’objet de tous mes soins… Chaque matin, je la frappe en chantant… Je la réduis avec mon grand sabre… celui qui a fait la guerre de Hollande… Ne riez pas… car entre une paillasse et un petit bout de femme comme vous, je n’hésite pas. Ça ne regimbe pas une paillasse… tandis que vous…

Perrine. — Il y a heureusement des hommes qui ne pensent pas comme vous, Mathurin.

Mathurin. — Bien sûr, un homme c’est prudent. Ça dit rarement aux femmes tout ce que ça pense ! Quand mes défuntes vivaient, j’étais tout sucre, tout miel… Je voulais la paix.

Perrine. — Silence, de grâce ! Voici Sœur Marguerite… Mais… ne vous éloignez pas, vous allez me reconduire.


Scène VII

Les mêmes, Marguerite Bourgeoys

Sœur Marguerite, elle paraît un peu agitée, pour cacher sans doute son émotion. — Vite Perrine, éloignez-vous ! On dirait, que la tempête augmente… Mathurin, faites sortir Madame Daubigeon par la poterne. Le vent souffle moins de ce côté.

Mathurin. — Et les grandes portes du Fort qui les gardera durant ce temps ?

Sœur Marguerite. — Moi !… Allez, allez, mes amis. On ne viendra peut-être plus, d’ailleurs.

Perrine Daubigeon, prenant la main de Marguerite Bourgeoys et l’appuyant un moment avec affection contre sa joue. — Au revoir et merci, Sœur Marguerite, chère Sœur Marguerite ! (puis elle ajoute, en se dirigeant à reculons vers la porte) Et dormez bien cette nuit, dormez bien… avec ou sans matelas ! (Elle se retourne et se sauve en riant. Mathurin la suit en levant les yeux au ciel.)


Scène VIII

Marguerite Bourgeoys seule, puis Mathurin

Sœur Marguerite, en reprenant son ouvrage. — On ne peut rien cacher à cette jeune femme… Elle voit, entend ou devine tout… Pourvu qu’elle n’ébruite pas ce qui vient de se passer… (On sonne à tour de bras à la porte… Sœur Marguerite se lève pour aller répondre. Mathurin entre, l’air ahuri. Il se gratte la tête.) Ah ! déjà de retour, Mathurin. Les portes du Fort sont bien gardées avec vous… Mais, quelle figure vous faites !… Qu’avez-vous vu… ou entendu, mon pauvre ami ?

Mathurin. — Quelque chose extraordinaire ! (D’un ton furieux) Un troisième douillet, entendez-vous, troisième, oh ! là ! oh ! là ! (il secoue ses clefs) Vous savez, Sœur Marguerite, l’armée va y passer. Justes cieux, de justes cieux, renvoyez-les à leur poste, ces grands mous, qui pleurnichent devant des glaçons.

Sœur Marguerite, avant de quitter la pièce. — Mathurin, s’ils manquent de courage, est-ce que vous, vous ne manquez pas un peu de charité ?… Allons, taisez-vous, votre cœur, vous le savez bien, ne ressemble pas du tout à votre humeur. (Elle sort.)


Scène IX

Mathurin seul, puis Marguerite Bourgeoys

Mathurin, il se donne de grands coups de tête. — Eh bien. Mathurin, te voilà coiffé, bien coiffé, par ce petit bout de femme !… Elle a raison, elle a toujours raison, Sœur Marguerite. Tout de même elle abuse en ce moment… Et mon maître qui n’arrive pas… Il mettrait à l’ordre cette racaille de soldats… Car pour peu que ça continue, qu’est-ce que Sœur Bourgeoys ne donnera pas… Encore si la sainte fille avait l’idée d’imiter saint Martin,… ça c’était un saint et un soldat à mon goût. Il avait du bon sens. Il donnait, oui, mais la moitié, la moitié seulement de son large manteau, taillé pour quatre… (Il regarde au dehors.) Mais qu’est-ce qu’elle fait, cette fois ? Elle y met du temps ! (Il se penche de nouveau.) Bon. Ça y est ! Ses couvertures prennent le même chemin que le matelas et la paillasse… La pauvre fille n’a plus maintenant l’ombre d’un lit… Ça me désarme, moi, une charité pareille… (Il s’essuie les yeux.) J’ai un peu honte… On dirait qu’un vieux troupier comme moi, va pleurer… faut pas ! (Il renifle.) Endurcis-toi vieux Mathurin ! (Il se frappe la poitrine) Car il faut que l’armée qui sait garder sa tête… et c’est moi ! fasse rentrer dans l’ordre l’armée qui a perdu la sienne… Et ce sont tous ces douillets de soldats ! (Il regarde au dehors.) Tiens ! Sœur Marguerite revient à pas lents… Mais… qu’est-ce qu’elle a sous le bras ? Ah ! Ah ! Ah ! Son oreiller !… Ah ! Ah ! Ah ! Elle est magnifique, elle prend de l’avance cette fois… (Marguerite Bourgeoys entre, et sans regarder Mathurin, va installer l’oreiller près d’une chaise, puis reprend son ouvrage, une fois assise à sa place habituelle. Mathurin la regarde agir, puis sort en hochant la tête de pitié.)


Scène X

Marguerite Bourgeoys, seule

Marguerite B., elle dépose son ouvrage sur ses genoux, puis joint les mains. — Mon Dieu, merci, de me permettre ainsi d’aider, de réchauffer ceux qui ont froid… Je voudrais faire davantage pour ceux qui demandent ainsi en votre nom… Cette fois, Seigneur, grâces vous en soient rendues, c’est à mes braves compagnons de voyage qu’il m’a été donné de faire du bien ! Jamais, non jamais, il me sera aussi doux de coucher sur la dure… (On frappe pour la quatrième fois, Marguerite Bourgeois se lève, dépose son ouvrage, prend son oreiller, et attend près de la porte.) Oh ! il va me falloir aller ensuite causer et user de diplomatie auprès de Mathurin. Il ne faut pas qu’il raconte ce qui s’est passé à M. de Maisonneuve. (Elle rit.) Mais… que fait Mathurin ? (On entend des pas.) Le voici. Allons vite offrir cet oreiller… Ah ! (Marguerite Bourgeois recule, c’est M. de Maisonneuve qui entre.)


Scène XI

La même, M. de Maisonneuve

M. De Maisonneuve. — Sœur Marguerite !… Que faites-vous ici ? Et à une telle heure ? Qu’est-ce que cette arme entre vos mains ?… Les Iroquois viennent-ils ? Parlez !

Marguerite B. — Votre arrivée m’a saisie, M. le Gouverneur.

M. De Maisonneuve. — C’est évident. Et cet oreiller, car je ne me trompe pas. c’est bien un oreiller. Le vôtre sans doute ? Qu’en voulez-vous faire ? C’est le 25 janvier. Est-ce un cadeau d’anniversaire que vous voulez m’offrir ?

Marguerite B. — Raillez, Monsieur, vous en avez le droit.

M. De Maisonneuve. — Je raille moins que je n’interroge.

Marguerite B. — De grâce, ne me faites pas subir d’interrogatoire.

M. De Maisonneuve. — Alors, avouez tout de suite. (Courtois) Mais asseyez-vous. (la voyant déposer l’oreiller) Non, non, gardez votre arme… ou votre bouclier… ou l’instrument du crime. (Il rit.)

Marguerite B., elle rit aussi, et s’asseoit, l’oreiller sur ses genoux, — M. Le Gouverneur, je conviens que je vous ai reçu de façon ridicule…

M. de Maisonneuve, riant encore. — Si vous vous étiez vue… Mais dites-moi, cet oreiller ne serait-il pas le compagnon d’infortune d’un matelas, d’une paillasse, de couverture, que sais-je encore ?

Marguerite B. — Vous savez tout. (Elle baisse la tête.)

M. De Maisonneuve. — Je suis passé à la salle des gardes, tout à l’heure. Les soldats, surexcités, s’étaient groupés autour de trois de leurs compagnons… On parlait haut. Je me suis approché assez vite pour qu’on n’ait pas le temps de dissimuler quoi ? Un matelas, une paillasse, des couvertures… J’ai demandé des explications. Je l’ai ordonné. Il a bien fallu qu’on parle… Ah ! Sœur Marguerite, vous en faites de belles… Mathurin vient de tout confirmer. Il est encore plus peiné que furieux. « Ces grands nourrissons » dit-il, qui tournent l’œil parce qu’ils ont un peu froid !

Marguerite B., levant la tête. — Un peu froid ! Ils étaient bleus, Monsieur. Ils frissonnaient, ils claquaient des dents… Oh ! mes pauvres grands enfants, j’en avais le cœur navré !

M. de Maisonneuve. — Sœur Marguerite, que va devenir la discipline militaire si de pareils incidents se produisent ?

Marguerite B., avec feu. — La discipline du cœur ignore la dureté, Monsieur le Gouverneur.

M. de Maisonneuve. — Les soldats doivent s’endurcir. (Il la regarde avec sévérité.)

Marguerite B. — Mais je ne suis pas un soldat, M. le Gouverneur.

M. de Maisonneuve. — Sur quoi coucherez-vous dorénavant ?

Marguerite B., avec douceur. — Vous le voyez ! (Montrant l’oreiller) Personne, hélas ! ne s’est présenté pour le recevoir. Je le garderai, j’aurai un oreiller… où reposer la tête ! Ce n’est pas évangélique.

M. de Maisonneuve. — Sœur Marguerite, je vais me fâcher.

Marguerite B. — À quoi bon, l’incident est clos.

M. de Maisonneuve. — On vous remettra ces dons faits sans discernement, vous m’entendez ?

Marguerite B. — De grâce, Monsieur, laissez-moi conserver ma dignité auprès des soldats.

M. de Maisonneuve. — Quand ils sauront que vous allez coucher sur la dure…

Marguerite B., les yeux rayonnants. — Enfin !

M. de Maisonneuve. — Oui, je sais, vous soupirez après cette douceur… (Il fronce toujours terriblement les sourcils.) Mais je veux moi, je veux, vous entendez, que la ménagère du Fort garde sa santé. Elle est nécessaire à ses nombreuses occupations. Et le voulant, je vais en prendre les moyens.

Marguerite B., avec une grande douceur et les yeux bas.M. de Maisonneuve, depuis quelques minutes, vous n’avez pas souri. Cela ne vous ressemble pas du tout.

M. de Maisonneuve, frappant du poing sur le fauteuil. — Je suis le chef ici. Tous doivent m’obéir. Vous reprendrez les objets donnés, d’ici à cette nuit. C’est compris, Sœur Marguerite ?

Marguerite B., toujours doucement, les yeux bas. — Vous ne voulez pas désarmer ?

M. de Maisonneuve. — Sœur Marguerite, vous me ferez perdre patience.

Marguerite B. — Et Dieu sait si vous en avez ! (Elle se lève, rejette l’oreiller sur sa chaise et se dirige vers la porte.)

M. de Maisonneuve. — Oui, vous faites mieux de vous soumettre à mes ordres. (Mais soudain, Marguerite Bourgeoys rebrousse chemin et vivement se place près de la fenêtre, dont elle saisit et examine le rideau en silence.) Mais que faites-vous ?… De grâce, laissez ce rideau. Filez avec Mathurin chez les soldats.

Marguerite B. — Un instant, je vous demande un instant.

M. de Maisonneuve. — Soit. Mais que se passe-t-il dans votre tête ? Elle m’effraie toujours.

Marguerite B., le regardant en dessous. — Vous n’avez pas tort. Dites-moi M. de Maisonneuve, (La physionomie devient la sérénité même, sa voix est calme, assurée, elle relève avec fierté la tête.) vous avez toujours besoin d’une ménagère, n’est-ce pas, dans votre demeure ?

M. de Maisonneuve, bref. — Oui, mais je la veux robuste. D’ailleurs, vous m’avez demandé vous-même d’exercer ces fonctions.

Marguerite B. — Cette ménagère, elle doit remplir parfaitement tous ses devoirs ?

M. de Maisonneuve. — Sans doute. Mais… (il se redresse, mi-hautain, mi-souriant) dites donc, vous me faites subir un interrogatoire. N’est-ce pas un peu…

Marguerite B. — Inconvenant ? Oui ! Mais vous êtes si bon, vous me le pardonnerez. Vous vous en amuserez même. Une ménagère, c’est toujours un peu la terreur du curé.

M. de Maisonneuve — Sœur Marguerite, si vous étiez un soldat, vous iriez au poste. Vous manquez de respect envers la hiérarchie.

Marguerite B. — Je ne suis pas un soldat, Monsieur, je vous l’ai dit. Vous m’avez destinée à une autre vocation… si belle ! Celle d’institutrice des futurs petits Montréalistes. Mais je m’oublie, M. le Gouverneur…

M. de Maisonneuve. — Vous voulez encore m’interroger ?

Marguerite B. — C’est mon devoir.

M. de Maisonneuve. — Votre devoir ?

Marguerite B., en soupirant, les yeux bas. — Et des plus pénibles !

M. de Maisonneuve. — Expliquez-vous.

Marguerite B. (Elle regarde avec un air peiné le Gouverneur.).M. de Maisonneuve, votre ménagère vous l’avez chargé de veiller à ce que tout soit à sa place au Fort ; mais hélas !… (elle hésite)

M. de Maisonneuve. — Je vous en ai priée, en effet, je le répète ; vous désiriez vous rendre utile, en attendant l’ouverture de la première école de Ville-Marie.

Marguerite B. — C’est tout à fait cela. Et j’ai accepté avec joie, mais aussi, soyez sûr, avec la ferme intention de ne rien négliger dans l’accomplissement de mes fonctions.

M. de Maisonneuve. — Sœur Marguerite l’heure avance. Dites-moi vite ce que vous avez sur le cœur.

Marguerite B. — Je vais y mettre la promptitude militaire ; M. de Maisonneuve, je cherche depuis une semaine des rideaux de beau damas. Vous les aviez dans votre chambre. Où sont-ils ?

M. de Maisonneuve, il a eu un haut-le-corps à la demande de Marguerite Bourgeoys, et un peu d’embarras paraît dans sa figure… Il va vers la table, examine un vase. Qu’est-ce qui vous prend, Sœur Marguerite ? Vous faites l’inventaire de mon mobilier ?

Marguerite B. — Je suis inquiète de ces rideaux.

M. de Maisonneuve. — Bah ! Ils n’ont pas la valeur que vous croyez.

Marguerite B. — Où sont-ils M. le Gouverneur ?

M. de Maisonneuve. — Je ne suis pas tenu de répondre.

Marguerite B. — D’accord, mais voyez-vous, j’ai vu hier, un bien beau damas, entre les mains d’un soldat. Vous savez, ce petit troupier, aux cheveux roux, qui est tailleur, qui se lamente sur sa pauvreté. Elle l’empêche, il est vrai, de traiter avec les sauvages.

M. de Maisonneuve, contrarié. — Oui, oui, je sais. Et puis après ?

Marguerite B. — Il a vos rideaux, Monsieur, j’en suis certaine… Tenez, je vais tout avouer. Ce soldat l’admet. Il pleurait de joie, d’avoir reçu du gouverneur lui-même, d’aussi beaux objets.

M. de Maisonneuve, un peu bourru. — Si vous le saviez, pourquoi me questionnez-vous ?

Marguerite B. — Cela vous a si bien réussi avec moi, dans un cas identique.

M. de Maisonneuve. — Mais… vous êtes une terrible jouteuse ! (Il recule un peu, passe la main sur son front, semble un peu las.)

Marguerite B. — Je vais être plus terrible encore. Permettez-moi, très respectueusement, de vous reprocher votre extravagance dans la charité, M. le Gouverneur.

M. de Maisonneuve, haussant les épaules. — Eh bien ! et vous ?

Marguerite B. — Si je dois garder, mon matelas, ma paillasse, mes couvertures pour conserver la santé, vous devez, vous, pour conserver votre prestige, ne pas toucher au cadre, si peu fastueux après tout, du Gouverneur de Montréal. M. de Maisonneuve, vous avez tort, de donner d’aussi beaux rideaux, grand tort.

M. de Maisonneuve. — Et vous, tout à l’heure ? Vous n’aviez pas tort ?

Marguerite B., presque sévère. — Il faut que les soldats voient partout le signe éclatant de votre autorité, fut-ce même au moyen de belles draperies.

M. de Maisonneuve. — Et la discipline de la charité ? Ne devons-nous pas donner de notre superflu ?

Marguerite B., elle imite en riant la voix du Gouverneur. — Et la discipline militaire, qu’en adviendra-t-il, si de pareils incidents se produisent ?

M. de Maisonneuve, se mettant soudain à rire et la menaçant du doigt. — Sœur Marguerite, vous renversez les rôles. D’accusateur, me voilà accusé.

Marguerite B. — Et c’est très bien ainsi… Car, à cause de votre rang hiérarchique, votre faute est plus grave que la mienne.

M. de Maisonneuve. — Vous êtes impitoyable !

Marguerite B. — Ne l’êtes-vous pas vous-même ?

M. de Maisonneuve. — Par bonté.

Marguerite B. — Et moi, par fierté pour vous, Monsieur le Gouverneur.

M. de Maisonneuve. — Mais… on dirait d’un duel.

Marguerite B. — Sans arme.

M. de Maisonneuve. — Oh ! je me l’affirmerais pas. (Riant et se jetant dans un fauteuil) Je me sens vaincu.

Marguerite B. — Faisons un compromis.

M. de Maisonneuve. — Que proposez-vous ?

Marguerite B. — Je reprendrai ma literie une fois que vous aurez repris et replacé vos beaux rideaux.

M. de Maisonneuve, sévère. — Sœur Marguerite, vous n’êtes pas honnête.

Marguerite B. — Oh ! M. de Maisonneuve !

M. de Maisonneuve. — Vous savez fort bien que je ne puis reprendre mon bien. Mes rideaux n’existent plus. Ce petit tailleur en a fait des tuniques magnifiques. (Il rit.) Je les ai vues. Il m’en a offert une.

Marguerite B. — Alors la situation n’étant pas égale, ne bougeons plus M. le Gouverneur.

M. de Maisonneuve. — Il vous reste à obéir, pourtant.

Marguerite B. — Je n’en ai pas le cœur. À votre tour ne manquez pas de générosité. Ah ! si Mademoiselle Mance était ici…

M. de Maisonneuve, se redressant, — N’allez pas lui parler de cela. Vous entendez ?

Marguerite B. — J’entends, mais je ne promets rien.

M. de Maisonneuve. — Vous avez une mauvaise tête.

Marguerite B. — Pourvu qu’elle fasse un peu de bien, mon Dieu !

M. De Maisonneuve. — Quelle ténacité ! (Il passe la main sur son front.) Allons faites ce que vous voudrez. Mais silence auprès de tous, n’est-ce pas ?

Marguerite B. — Du moment que je deviens votre complice, personne ne me fera ouvrir la bouche. Plus tard, dans mes Mémoires, je me reprendrai peut-être. (Elle rit.)

M. de Maisonneuve. — Oh ! Vous serez alors dégagé du secret. Mais ne recommencez pas l’aventure de cet après-midi.

Marguerite B., avec une profonde révérence et en souriant. — Monsieur Le Gouverneur, à vous de donner l’exemple à la mauvaise tête et au cœur inconséquent de la pauvre sœur Marguerite.


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  1. à la porte de gauche.