Le budget de la ville de Paris

Le budget de la ville de Paris
Revue des Deux Mondes, période initialetome 10 (p. 299-325).

LE BUDGET


DE


LA VILLE DE PARIS.




Si un enfant des déserts était transporté tout à coup au sein d’une société comme la nôtre, ce qui l’étonnerait le plus, on peut le supposer, ce serait l’ordre intérieur d’une grande ville telle que Paris. La sécurité générale, tant d’établissemens appropriés aux moindres besoins, tant de plaisirs ménagés à la richesse, tant d’asiles ouverts au malheur, exciteraient son admiration. Dans ces immenses travaux d’utilité commune, dans ces continuels sacrifices dont personne ne se plaint, il y aurait pour lui d’impénétrables phénomènes ; il se demanderait dans quels trésors on puise pour faciliter, pour embellir l’existence d’une aussi grande réunion d’hommes.

Ce que le sauvage se demanderait, est-il beaucoup de Parisiens qui le sachent ? Ils sont loin de se douter, à bien peu d’exceptions près, que chacun d’eux contribue aux merveilles de leur cité par une cotisation d’un peu moins de quarante francs. En effet, une somme d’environ 46 millions est consacrée annuellement aux besoins de la commune, et les habitans de Paris, au nombre de 936,000, en fournissent plus des trois quarts, charge qui leur paraîtrait intolérable si elle était établie directement à titre d’impôt, mais qu’on supporte sans peine parce qu’elle se combine d’une manière imperceptible avec la satisfaction de tous les besoins.

De quelles sources proviennent les revenus de la municipalité parisienne ? quel est l’emploi de ces trésors ? Telles sont les intéressantes questions auxquelles nous allons répondre par une analyse du budget de la ville de Paris. Les comptes financiers publiés chaque année par la préfecture et par les administrations spéciales qui en dépendent nous ont fourni les élémens de cette étude. Souvent aussi nous avons consulté un travail fort instructif de M. Martin Saint-Léon, le Résumé des dépenses et des recettes de la ville de Paris[1] de 1797 à 1840. L’histoire morale et politique d’une société se trouve toujours en grande partie dans celle de ses finances ; ainsi les développemens à l’appui des diverses opérations financières ont fait du livre de M. Saint-Léon une histoire administrative de Paris depuis l’époque de la réorganisation départementale jusqu’à nos jours ; c’est à ce titre qu’un premier essai, publié en 1833, a été jugé digne d’une mention honorable par l’Académie des sciences, quoique bien inférieur à la seconde édition que nous avons sous les yeux.


I – RECETTES

Un des principaux vices de l’ancien régime fut l’irrégularité de son administration. Loin de concourir harmonieusement à la prospérité commune, les magistratures, instituées à diverses époques et souvent en contradiction les unes des autres, ne représentaient que des castes ou des corporations rivales dont la lutte affaiblissait la société. A Paris, par exemple, la gestion des intérêts municipaux était partagée, sans coordination hiérarchique, entre cinq autorités. Le parlement évoquait les affaires de haute police ; le bureau des finances intervenait en matière de grande et de petite voirie. La garde des édifices publics, la surveillance des constructions particulières, appartenaient à la chambre des bâtimens. Le lieutenant-général de police, agent du pouvoir royal, avait des attributions fort étendues qui n’étaient pas bornées, comme aujourd’hui, à la protection des personnes et aux mesures de salubrité. Enfin, les véritables représentans de la cité, le bureau de la ville, composé du prévôt des marchands, de quatre échevins, d’un procureur du roi, d’un greffier et d’un receveur, avaient la régie des revenus communaux, la police du pain et du vin, et une certaine initiative en fait de travaux d’embellissement ou d’utilité publique. Quant aux revenus, ils n’étaient pas perçus souverainement en vertu de ces principes d’ordre public qui légitiment les impôts ; ils résultaient de concessions faites capricieusement par les princes, de droits acquis à diverses époques par le corps municipal. Ainsi, au XIIe siècle, Philippe-Auguste abandonne à la ville certains droits de la couronne pour être consacrés à l’extension du mur d’enceinte. En même temps, les marchands de l’eau, c’est-à-dire l’antique corporation privilégiée pour la navigation de la Seine, obtiennent en partie les attributions de la police urbaine exercées jusqu’alors par des officiers royaux. Un peu plus tard, les différens corps de métiers tendent à l’association, et, unissant leurs privilèges particuliers à ceux des marchands de l’eau, ils forment cette immense fédération bourgeoise dont le chef électif prend le titre de prévôt des marchands. La construction d’un port de débarquement et d’un entrepôt pour les marchandises légitime l’octroi d’un impôt à prélever sur les consommations de la ville. Au moyen d’une rente annuelle payée au fisc royal, on achète le droit de triage dans les rues et de vente dans les marchés. L’inspection des poids et mesures, la juridiction en matière de commerce, procurent également des droits utiles. Les ressources de ce genre suffisent tant que les élus de la cité conservent une action indépendante. Malheureusement, à partir du règne de Louis XIV, l’influence de la royauté neutralise le pouvoir municipal ; l’élection populaire n’est plus qu’une vaine parade ; le trafic des charges, les abus de la faveur décident de toutes les nominations ; les affaires de la bourgeoisie sont faites, non plus par des représentans sincères, mais, comme nous l’avons dit plus haut, par plusieurs pouvoirs qui se neutralisent réciproquement.

Lorsqu’en 1789, la nation fut appelée à exprimer ses vœux et ses espérances de régénération, la réforme du régime municipal fut l’un des points sur lesquels on insista le plus généralement. L’assemblée constituante ne démentit point son mandat, et, en ce qui concerne Paris, la loi du 21 mai 1790 organisa une municipalité purement élective, composée d’un maire, de seize administrateurs, de trente-deux conseillers, de quatre-vingt-seize notables et d’un procureur-syndic, en tout cent quarante-six membres, répartis en cinq bureaux, i chacun desquels était confié un des grands intérêts de la commune. Cette administration vraiment populaire, sans être menaçante pour la monarchie, semblait répondre aux besoins d’une prudente liberté ; mais, avant d’avoir pu se consolider, elle fut emportée en un jour d’orage. A la veille du 10 août, une bande des plus audacieux démagogues vint, après un simulacre d’élection dans les assemblées sectionnaires, s’installer à l’Hôtel-de-Ville, et constituer cette trop fameuse commune de Paris, qui formula et pratiqua sans pitié le système de la terreur. A leur tour, ces étranges fonctionnaires furent traînés sur l’échafaud dressé pour Robespierre, et, ce jour-là, Paris resta sans administration. Le directoire se hâta d’instituer huit commissions spéciales qui pourvurent provisoirement aux nécessités du service. La subdivision de la ville en douze arrondissemens municipaux date de cette période. Déconcertée, épuisée par la sanglante expérience qu’elle venait de faire, la nation française ne cherchait plus qu’à acheter le repos au prix de la liberté. Par une coïncidence bien rare en politique, il fut donné au gouvernement consulaire de fonder sa popularité en ravissant aux peuples leurs plus précieuses franchises. Ainsi, la loi de pluviose an VIII, qui traça le type encore subsistant de notre administration départementale, effaça dans Paris jusqu’aux traces des anciens droits municipaux. Pour la gestion de leur patrimoine, pour la surveillance de leurs intérêts, les Parisiens reçurent, comme les enfans mineurs, des tuteurs nommés d’office par le gouvernement. Tels furent en réalité, sous l’empire et sous la restauration, le préfet de la Seine, le préfet de police, les cinq conseillers de préfecture, et les seize membres du bureau qu’on voulait bien considérer comme des représentans de la cité, bien qu’ils fussent choisis arbitrairement par le pouvoir royal. Un tel système n’était plus conciliable avec les principes qui triomphèrent en juillet. Par la loi de 1834, la grande cité recouvra le droit de gérer son patrimoine par l’entremise des agens de son choix. Depuis cette époque, un conseil municipal, qui inspire et surveille, est nommé par les électeurs politiques, auxquels on adjoint diverses catégories de citoyens notables. Or, l’expérience a montré qu’un acte de loyauté avait été au fond une bonne mesure politique. Les améliorations provoquées par le conseil indépendant, les entreprises monumentales menées à fin, la transformation magique des vieux quartiers, l’activité entretenue dans la classe ouvrière par ces immenses travaux, ont prêté à la capitale de la France un air de prospérité, un prestige de splendeur, qui ont contribué, plus qu’on ne l’imagine, à l’affermissement de la dynastie de juillet.

De toutes les merveilles accomplies depuis le commencement du siècle en faveur de la population parisienne, la plus surprenante peut-être est la somme énorme que ses administrateurs ont pu obtenir d’elle. De l’an VIII, époque de la réorganisation départementale, jusqu’à 1844 inclusivement, c’est-à-dire en 45 ans, les recettes se sont élevées en total et en nombre rond à 1,730 millions. Au commencement de cette période, les revenus annuels s’élevaient péniblement à 10 ou 12 millions ; ils augmentèrent rapidement, grace à l’accroissement de la population, au mouvement des affaires, et surtout aux progrès de la science fiscale. A la chute de l’empire, les recettes donnaient 24 millions ; à la fin de la restauration, les chiffres atteignaient, à peu de chose près, ceux de l’époque actuelle. Enfin, les prévisions de recettes pour 1845 viennent d’être admises, par ordonnance royale, pour la somme de 46,017,214 francs. Il ne faut pas conclure de ce qui précède que les revenus de la ville de Paris ont cessé de s’accroître depuis la révolution de 1830. Les chiffres officiellement déclarés sont les mêmes, mais non pas les résultats positifs. Nous allons expliquer la cause de cette trompeuse similitude, en décomposant le budget de 1843, la dernière année dont le compte définitif ait été publié.

Les recettes qui composent le revenu de la ville de Paris sont de natures diverses : les unes, comme les centimes communaux et l’octroi, sont de véritables impôts levés sur les propriétés, les consommations et les transactions ; d’autres recettes, comme la distribution des eaux et les actes de l’état civil, sont le juste paiement d’un service d’autres produits résultent de la vente ou de la location des biens patrimoniaux de la commune. Enfin, on porte à l’actif des sommes qui n’y figurent que pour ordre, et qui augmentent considérablement le total, sans surcharger les contribuables. Tels sont les emprunts et autres recettes extraordinaires.

La cotisation de la propriété foncière forme le premier chapitre, sous le nom de centimes communaux. On sait qu’un vingtième environ de l’impôt direct voté par les chambres, et perçu par l’état, est restitué aux communes pour leurs besoins particuliers. Ce recouvrement fait rentrer dans la caisse parisienne un peu plus d’un million de francs par année ; mais les réclamations que ce produit soulève font pressentir qu’il subira prochainement quelque réduction.

Le principal élément du revenu rentre dans la classe des contributions indirectes. Si l’on pense à la consommation dévorante d’un foyer tel que Paris, on ne s’étonnera plus des ressources considérables qu’il tire de son octroi. La perception d’un impôt à l’entrée des denrées et des marchandises usuelles date, nous l’avons déjà dit, du XIIe siècle. Avant 1789, les droits de l’état et ceux de la commune, confondus dans cette même contribution et formant l’une des cinq grosses fermes, produisaient 36 millions environ ; de ce tribut considérable il ne restait sans doute qu’une faible partie à la ville après le prélèvement du trésor public. Fidèle aux doctrines du laisser-passer, l’assemblée constituante abaissa les barrières fiscales, et pendant sept ans, le mouvement des denrées fut libre et gratuit. Ce genre de dégrèvement, séduisant pour l’égoïsme des particuliers, laissait en souffrance trop d’intérêts généraux. On autorisa donc les villes, dont les ressources étaient insuffisantes, à y suppléer par l’établissement d’un octroi. A Paris, la perception recommença le 22 octobre 1798 : elle fut peu considérable à l’origine. Le mur d’enceinte, que les fermiers-généraux avaient entrepris en 1784 pour assurer leurs droits, était resté inachevé en 1789, et avait subi des dégradations considérables pendant les années de troubles. Il y avait de grosses dépenses à faire pour achever, sur un développement de 24,000 mètres, près de six lieues, une muraille élevée de 5 à 6 mètres, bordée au dehors d’un large boulevard planté d’arbres, à l’intérieur d’un chemin de ronde, et percée de cinquante-cinq barrières, avec les grilles et les bâtimens qui en dépendent. Les sacrifices qu’on dut faire pour régulariser le service furent d’ailleurs une excellente spéculation. Le produit qui en résulta ne cessa de s’accroître progressivement. De 10 à 12 millions qu’il fournit à l’origine, il s’éleva sous l’empire à 20 millions en terme moyen, et de 1820 à 1840 à près de 28 millions. Le maximum obtenu jusqu’à ce jour a été la recette de 1843, évaluée à 32,512,763 francs. On a attribué ce résultat aux grands approvisionnemens de vin que les négocians ont cru devoir faire dans la crainte d’une récolte mauvaise et d’une hausse de prix pour l’année suivante. Le produit des boissons figure dans cette somme pour 13 millions, les liquides divers pour 2 millions, les comestibles pour 6 millions, les combustibles pour 5 millions ; les fourrages et les matériaux de construction fournissent le reste.

Ce progrès continuel de l’octroi parisien a été plus d’une fois signalé comme un indice de prospérité croissante. Il nous en coûte de relever cette erreur : la vérité est si triste à dire ! La cause réelle de l’accroissement des recettes, c’est l’augmentation des tarifs. En l’an VIII, les droits d’entrée pour les principaux objets de consommation étaient, comparativement à notre époque, dans la proportion suivante :


An VII (1799-1800) Depuis 1832 Augmentation approximative
Vin en cercles : l’hectolitre 6 fr. 60 c. 10 fr. 50 c. 60 pour 100
Vin en bouteilles 6 fr. 60 18 fr. 200
Bœufs (par tête) 18 fr. 24 fr. 33
Vaches 9 fr. 18 fr. 100
Veaux 3 fr. 60 c. 6 fr. 66
Moutons 0 fr. 60 1 fr. 50 150

Beaucoup d’objets tarifés aujourd’hui entraient en franchise à la première époque. La fraude, fort difficile avec le régime en vigueur, était si audacieuse sous le consulat, que l’administration afferma l’octroi, comptant plus sur la vigilance de l’intérêt privé que sur sa propre police. La population parisienne, évaluée officiellement à 548,000 ames en 1801, a été portée à 936,000 par le dernier recensement. En tenant compte de toutes ces circonstances, on reconnaît que l’augmentation du revenu de l’octroi indique plutôt les progrès du génie fiscal que ceux de l’aisance populaire.

Un autre fait bien affligeant ressort de l’examen des comptes de l’octroi ; c’est que la consommation des denrées les plus saines et les plus nutritives tend à diminuer depuis le commencement du siècle. Prenons pour terme de comparaison les chiffres de l’an VIII avec ceux que fournit, en moyenne, la période décennale comprise entre 1830 et 1840. De la première à la seconde époque, la population s’est accrue d’environ 66 pour 100 : il serait donc naturel de croire que la masse des denrées qui entrent pour être mises en consommation s’est accrue également de 66 pour 100. Cette augmentation proportionnelle, nous allons la supposer dans un tableau comparatif, afin que les résultats soient perceptibles du premier coup d’œil.


An VIII (population : 548,000 ames) Augmentation des deux tiers De 1830 à 1840 (en moyenne) Déficit pour notre époque
VINS : hectolitres 768,000 1,280,000 868,000 47 pour 100.
BOUCHERIE : Bœufs (par tête) 66,000 110,000 70,000 57
Vaches 14,000 23,000 17,000 35
Veaux 85,000 141,000 72,000 95
Moutons 302,000 500,000 370,000 35

Est-ce un rêve ? est-il possible qu’à une époque qui ramène tous les progrès à ceux de l’ordre matériel, les Parisiens boivent moins de vin, mangent moins de viande que leurs pères, et cela dans une proportion qu’on peut, sans exagération, évaluer au tiers[2] ? La classe supérieure ne s’aperçoit pas de ce déficit. Jamais la table du riche n’a été pourvue avec tant de recherche ; tout le mal est pour le pauvre l’homme du peuple perd le goût des alimens qui sont la base d’une bonne nutrition, et s’habitue à la dangereuse surexcitation que laisse une nourriture frelatée. A la viande saine du bœuf ou du mouton, il préfère celle du porc. On reçoit présentement 1,200,000 kilogrammes de charcuterie, sans compter celle qui est faite avec les 86,000 porcs dépecés à Paris. A défaut de vin, on s’enivre d’alcool : de 3,000 hectolitres reçus en l’an VIII, l’introduction s’est élevée récemment à plus de 49,000 ; ou bien, ce qui est pis encore, on boit cette affreuse mixture que la plupart des cabaretiers de Paris composent et débitent impunément. Beaucoup de personnes imputent à l’octroi ces tristes résultats : c’est une accusation que nous nous réservons de discuter en appréciant le budget dans son ensemble.

La caisse de Poissy et les abattoirs établis, dit-on, pour régulariser le commerce de la boucherie, ne sont encore au fond que des impôts en surcharge de l’octroi. Si les marchands forains qui amènent leurs bestiaux sur les marchés ne trouvaient pas à les vendre au comptant, et restaient livrés, par défaut de concurrence, à la merci des accapareurs, la population d’une grande ville comme Paris pourrait être menacée dans sa subsistance. On imagina donc d’instituer une compagnie sous le patronage de l’état pour faciliter les achats et les paiemens. Cette idée, mise en pratique dès le moyen-âge, fut nombre de fois reprise et abandonnée. En 1747, le gouvernement établit au principal marché d’approvisionnement, à Poissy, une caisse destinée à faire des avances aux marchands de Paris : inutile est d’ajouter que cette caisse fut constituée de façon à faire entrer dans le trésor public une somme assez ronde. En 1778, le bail en fut renouvelé pour douze ans, à raison de 750,000 livres. Ennemi déclaré du monopole, Turgot fit casser ce bail, et remplaça le bénéfice du trésor par une faible addition au tarif d’entrée. Le commerce des bestiaux se fit dès-lors en toute liberté pour les prix et les termes du paiement. Après une expérience de trois années, le ministre honnête homme eut la douleur de reconnaître que le prix de la viande n’avait pas baissé à Paris, et que la réforme n’avait profité qu’aux riches spéculateurs. Rétablie en 1779, supprimée en 1791 par l’assemblée constituante, la caisse de Poissy fut définitivement réhabilitée par Napoléon. En fonction depuis 1811, elle roule sur un capital de 1,503,000 francs fournis par les cautionnemens des 501 bouchers de Paris. Elle avance l’argent nécessaire à toutes les transactions moyennant un droit proportionnel d’escompte sur la somme déboursée, et un droit fixe sur le bétail vendu, ainsi échelonné : 10 francs par bœuf, 6 francs par vache, 2 francs 40 centimes par veau, 70 centimes par mouton. Le fait de la diminution des ressources alimentaires à Paris est tristement confirmé par le relevé des opérations de la caisse de Poissy. Dès son origine, c’est-à-dire pendant les cinq dernières années de la période impériale, elle produit en moyenne 1,574,244 francs. En 1843, avec une population augmentée d’un tiers au moins, elle ne donne plus que 1,373,337 francs. La diminution au préjudice de notre époque est de 59 pour 100.

La construction des abattoirs publics fut une idée digne du génie administratif de Napoléon. Jusqu’en 1818, chaque boucher tuait et préparait chez lui les bestiaux destinés à la vente. Le séjour de ces animaux dans les quartiers les plus fréquentés, leurs accès de furie, des mares sanglantes dans les rues, la fonte des graisses à domicile, rendaient le voisinage d’une boucherie aussi dangereux que nauséabond. En sept ans (1811-18), cinq abattoirs furent construits vers les limites extrêmes de Paris. Moyennant un sacrifice de 18 millions, tant pour l’acquisition des terrains que pour les constructions, on a ennobli, par une sorte d’importance monumentale, des lieux destinés à un vil usage. La surface totale des cinq abattoirs est de 165,235 mètres, dont 43,967 en bâtimens, pavés à l’intérieur, entourés d’arbres et convenablement isolés. L’eau, servie par des machines à vapeur et des manèges, circule abondamment dans les étables immenses, dans ces tueries où l’on a abattu, pendant l’avant-dernière année, 613,000 animaux, dans 8 triperies, 28 fondoirs et 240 échaudoirs. Ce service, dont les revenus décroissent depuis vingt ans, proportionnellement à ceux de la caisse de Poissy, rapporte aujourd’hui 1,092,429 francs, somme qui, déduction faite des frais d’exploitation, excède à peine l’intérêt du capital avancé par la ville.

En résumé, les taxes combinées de l’octroi, de la caisse de Poissy et des abattoirs, portent à près de 6 millions l’impôt sur la viande de boucherie. C’est une somme d’environ 12,000 francs que chaque boucher verse dans la caisse municipale, sauf à la recouvrer sur les consommateurs.

Que l’on considère en théorie certains droits, non plus comme un impôt, mais comme le prix d’un service, l’effet en est le même pour les habitans de Paris, car toute dépense imposée au marchand augmente nécessairement le prix de la marchandise. Tels sont les prélèvemens faits sur les ventes, dans les halles et dans les marchés, pour la location des emplacemens, des abris et des remises. Les droits de ce genre, gonflés par des ordonnances successives, se sont élevés de 160,000 francs, chiffre de 1807, à 2,230,595 francs, total de 1843. Dans les marchés de détail, le tarif de location a pour base l’étendue de l’emplacement et le nombre des jours de l’occupation. Dans les halles du haut commerce, le prélèvement de la commune est proportionné à l’importance des ventes. Les objets de nécessité première ne subissent qu’une taxe insignifiante ; ainsi le mouvement immense des grains et farines ne donne guère plus de 58,000 francs ; mais, pour les denrées de luxe, la taxe s’élève progressivement. Ainsi la vente de la volaille et du gibier produit plus de 800,000 francs, à raison de 10 pour 100 sur le prix déclaré. La ville prélève 130,000 fr. sur le commerce des huîtres, dont la vente en gros produit 1,620,000 francs, et dont le détail rapporte peut-être 3 millions aux revendeurs. Ce goût prononcé des Parisiens entretient parmi nos pêcheurs une émulation très active. Le prix des huîtres était autrefois sur nos plages de 1 franc 50 cent. le mille ; on se plaignait, il y a trois ans, qu’il fût monté à 12 ou 14 francs. Les spéculateurs l’ont poussé l’année dernière à 20 ou 22 francs. Avec les habitudes de friandise que le luxe développe, on ne peut prévoir où s’arrêtera cette progression.

Les précautions commandées par l’hygiène, le recouvrement des avances faites pour la construction et l’entretien des fontaines publiques, légitiment le tribut prélevé sur le commerce des eaux. La ville contracte des abonnemens pour plus de 500,000 francs par année avec les propriétaires ou les chefs d’industrie qui désirent faire arriver l’eau à leur domicile, et elle oblige les humbles revendeurs à se fournir aux quatorze fontaines qu’elle a établies. 4,748,881 hectolitres d’eau, puisés à raison de 9 cent. par les marchands à tonneau, 120,000 voies environ, achetées par les porteurs à la main ou pour l’abreuvement des chevaux, donnent un produit de 130,711 francs. La prise de l’eau aux fontaines marchandes est imposée au quart de sa valeur vénale ; le transport à domicile par les détaillans entretient donc un mouvement de fonds de 1,800,000 francs, dont les trois quarts, à répartir entre six à sept cents porteurs, constituent pour chacun d’eux un bénéfice net et assuré de 2,000 francs par année. Étrange et désolant exemple de la fatalité qui pèse sur le pauvre ! L’eau, la plus commune, mais la plus nécessaire des choses usuelles, coûte quatre fois moins cher aux riches qu’aux indigens. Les premiers, qui se fournissent par abonnement, absorbent pour 500,000 francs une aussi grande quantité d’eau que les petits acheteurs pour près de 2 millions. Un projet qui sommeille depuis près de trente ans dans les cartons de la préfecture aurait pu mettre un terme à cette injuste disproportion. Une société sollicitait, moyennant un arrangement avec la ville et les propriétaires particuliers, l’autorisation d’élever l’eau par des tuyaux, et de la distribuer dans les appartemens jusqu’aux derniers étages des maisons. Nous ne savons pas quels obstacles a rencontrés ce projet. Peut-être a-t-on craint d’exciter les brutales fureurs des Auvergnats, en leur enlevant le monopole qui leur est si profitable.

Les marchandises de toutes sortes, tissus, denrées, liquides, matériaux de construction, entrent à peine dans Paris, qu’aussitôt surgissent des agens pour peser, jauger, mesurer, plomber, estampiller. Un propriétaire a-t-il fantaisie de bâtir ou simplement d’améliorer son domaine, c’est matière à inspection de la part des commissaires-voyers, grands et petits. Précautions nécessaires pour empêcher les fraudes, dira-t-on : sans doute, et en même temps, moyen ingénieux pour faire entrer dans les caisses municipales 440,000 francs. Les conducteurs de voitures ou de bateaux qui ne veulent pas être retenus des heures entières aux bureaux d’entrée peuvent aujourd’hui se faire escorter par un agent qui fait la visite à domicile. Cette politesse de l’administration lui rapporte, à raison de 1 franc par voiture et de 2 francs par bateau, une somme de 147,000 francs.

Le conseil de la ville, ne se croyant peut-être pas le droit d’imposer la circulation des voitures, ne vend que la faculté de stationner sur la voie publique. Il résulte de ce scrupule un nouveau privilège à l’avantage de la fortune. Le fringant équipage qui écrase le pavé, le cabriolet bourgeois, si menaçant pour le piéton, ne subissent aucun droit. Au contraire, 733 cabriolets de l’intérieur imposés à 215 francs, les cabriolets de l’extérieur à 115 francs, les coupés à 130 francs, les fiacres à 150 francs, plus de 300 omnibus à 400 francs, fournissent un total de 428,000 francs. Qui paie cette somme, sinon les petites gens qui s’entassent dans les omnibus, ou qui se confient aux chevaux éreintés des équipages de place ? La voiture de charge du riche industriel ne contribue pas ; en revanche, l’administration se félicite d’avoir imaginé une taxe nouvelle, le stationnement des charrettes et bêtes de somme amenées pour l’approvisionnement des halles et marchés, taxe qui déjà produit 27,000 francs.

Dans l’état de société, on ne peut vivre ni mourir sans payer. 46,000 actes de l’état civil, dont plus de 3,000 délivrés gratuitement aux pauvres, produisent 94,000 francs : sur cet article, la commune reste en perte, car la délivrance des actes ne rend que le tiers de ce qu’on débourse pour la tenue des registres dans le bureau central et dans les mairies. Pour avoir le droit d’être porté en terre, il en coûte 20 francs : au-dessous de sept ans, comme au spectacle, on ne paie plus que la moitié. Il y a pourtant une exemption forcée pour ceux qui meurent en état d’indigence, c’est-à-dire pour le tiers au moins des décès. Malgré ces réductions, la dernière dette payée par les citoyens, combinée avec les ventes et locations des terrains dans les cimetières, procure à la caisse municipale une recette d’environ 1,250,000 francs. Les frais d’inhumation à déduire sur cette somme laissent plus des deux tiers en pur bénéfice.

Rien n’est perdu dans une ville comme Paris. Les immondices dont chacun débarrasse son domicile, cette fange des rues que le piéton évite avec dégoût, sait-on bien ce qu’elles valent ? 500,500 francs par an, pour celui qui achète en masse : pour la revente en détail, c’est un trésor. Le produit du balayage quotidien des rues est immédiatement livré aux cultivateurs de la banlieue, à raison de 3 francs le mètre cube : lorsque ces ordures ont été conservées pendant une année dans les bassins de la voirie, le prix du mètre cube s’élève jusqu’à 5 francs. Le bail en vertu duquel la ville autorise l’exploitation des bassins a profité de l’importance qu’a prise le commerce des engrais. Ce bail n’était que de 75,000 francs il y a vingt-deux ans : porté en 1831 à 166,000 francs, somme qu’on jugeait alors exorbitante, il s’est élevé récemment à un demi-million. L’établissement des chemins de fer pourrait bien amoindrir ce beau chiffre, les envois faciles et rapides des départemens lointains devant diminuer l’importance du jardinage dans la banlieue de Paris.

Glissons sur quelques articles qui grossissent le chiffre des recettes sans enrichir la cité : par exemple, la subvention de près de 2 millions fournie depuis peu par l’état, en raison de l’augmentation de l’effectif de la garde municipale. Une multitude de recouvremens, variables et accidentels, comme les produits des amendes, les donations volontaires, la vente des vieux matériaux, la cession des terrains, l’intérêt des fonds placés momentanément au trésor, composent en total des sommes assez considérables. Si les propriétés monumentales de la ville de Paris avaient une valeur productive comparable à leur importance, la commune serait prodigieusement riche : il n’en est pas ainsi ; ses plus beaux édifices ne sont d’aucun revenu. Son patrimoine utile, réduit à quelques maisons et terrains susceptibles de location, à quelques constructions d’une utilité spéciale, comme les entrepôts qu’elle ouvre au commerce, reste inférieur à la fortune personnelle de plusieurs de ses habitans.

Nous avons dit que le budget moyen des recettes sous la restauration, avec un chiffre égal à celui de l’époque actuelle, était en réalité très inférieur. C’est qu’alors on portait à l’actif des sommes considérables, comme les emprunts extraordinaires, et les produits des jeux. Depuis 1832, la ville est assez riche pour se dispenser d’emprunter. Les jeux ont été supprimés en 1837. Est-ce un progrès ? est-ce une duperie ? La morale publique a-t-elle gagné en raison de l’énorme sacrifice fait en son nom ? Grande question, qu’il faudra reprendre bientôt si le démon du jeu, chassé des maisons publiques, est réhabilité par la mode et reçu dans les meilleurs salons. La ville de Paris a exploité les jeux, au moyen d’une ferme-régie, de 1819 à 1837 inclusivement. Pendant cette période de dix-neuf années, 137,313,403 francs sont entrés dans ses coffres : elle a cédé au trésor de l’état la part du lion, 104,500,000 francs ; son bénéfice, tous frais déduits, a été de plus de 1,500,000 francs par année. En analysant les clauses du bail, on découvre que la perte annuelle des joueurs excédait 10 millions : grace aux progrès de la population comme à ceux du luxe, cette perte doit dépasser 12 millions aujourd’hui. A qui revient cette somme dont l’état profitait ? Aux banques étrangères, aux tripots clandestins. Les millions enlevés au fisc ont constitué la liste civile des chevaliers d’industrie. Il fallait une sorte de courage pour jouer, quand le jeu était relégué, comme un vice honteux, dans les maisons suspectes : depuis qu’il est applaudi dans les salons, il faut du courage pour ne pas jouer. Il ne serait pas impossible que les excès du lansquenet fissent revenir nos législateurs sur leur douteuse réforme de 1837.

En résumé, après avoir décomposé le total des recettes et séparé les articles qui constituent des taxes plus ou moins déguisées, de ceux qui n’ont aucun caractère de fiscalité, on trouve que sur un actif de 46 millions, l’impôt n’est réellement que de 37 millions. À ce compte, la cotisation municipale se trouve réduite, comme nous l’avons dit au début, à 39 francs par tête, au lieu de 48 francs, selon le calcul trompeur des statisticiens qui opèrent sur les chiffres sans les analyser.


II – DEPENSES

Avant le rétablissement de l’octroi municipal, les dépenses de la ville de Paris n’atteignaient pas même deux millions ; les frais d’administration et de police absorbaient presque en totalité cette faible somme ; 120,000 francs seulement étaient consacrés à l’entretien des monumens et aux travaux publics. Beaucoup de services restaient en souffrance ; les dépenses de nécessité absolue, comme les secours aux hospices, le pavage, et les fontaines, retombaient forcément à la charge de l’état. Suivant la remarque du citoyen-ministre Rame], dans son compte-rendu de l’an ix, la restauration des octrois eut pour effet de soulager le trésor public en rejetant à la charge des villes la plupart des dépenses locales. Ainsi, chaque ville est restée libre d’améliorer les conditions de son existence, suivant les sacrifices qu’elle juge convenable de s’imposer. Avec un principe d’équité, ce système présente un inconvénient. Les conseils municipaux, ne sachant pas corriger la rigueur fiscale par des considérations politiques, se préoccupent trop exclusivement de la splendeur apparente des cités : il semble que leur principale affaire soit d’augmenter les recettes, et d’y proportionner les dépenses. En ce qui concerne Paris, les deux petits millions de l’an vi ont grossi successivement jusqu’à 47,341,361 fr., chiffre officiel de 1843.

Le budget municipal commence, comme celui de l’état, par le chapitre de la dette publique. La commune parisienne, malgré ses ressources croissantes, a été obligée d’emprunter, et de 1809 à 1832 le produit des emprunts a souvent grossi d’une manière fictive le total des recettes. Certaines dettes, contractées pour accomplir des travaux d’utilité publique, ont été des spéculations honorables et lucratives : tels furent les emprunts ordonnés par l’empereur, pour la construction des halles et marchés, de la bourse, des abattoirs, du canal de l’Ourcq ; tels encore ceux qui ont été faits sous la restauration et la dynastie de juillet pour achever, pour compléter les conceptions du génie impérial : cette série d’emprunts utiles a produit en total, une somme de 57,954,625 fr. Une autre série d’emprunts a eu pour causes des circonstances désastreuses, comme la dépense des invasions de 1814 et 1815, la disette qui en a été la suite, et la commotion de 1830. Le croirait-on ? Paris, après trente ans, souffre encore du contre-coup de Waterloo ! L’orgie des vainqueurs n’est pas encore payée ! C’est que la charge fut vraiment accablante. Pendant la seconde occupation, il fallut nourrir et loger plus de 300,000 hommes dont l’insolent orgueil se traduisait en demandes de toutes sortes. Pour épargner autant que possible aux habitans le contact des étrangers, il fallut improviser des casernes, des campemens, les meubler, organiser des services de transports pour les vivres et les fourrages, multiplier les hôpitaux, non-seulement pour les étrangers, mais pour une quantité extraordinaire de femmes qui cherchaient dans les malheurs du pays une occasion de débauche. Aux princes, aux personnages qu’on crut devoir ménager, on prépara des hôtels particuliers, avec un service de luxe pour la table, un carrosse et une domesticité nombreuse ; les moindres chefs daignèrent se contenter de recevoir des bons, au moyen desquels ils trouvaient gratuitement chez les restaurateurs des repas d’un prix proportionné à leurs grades. Quatre mois et dix jours de ce régime (du 5 juillet au 15 novembre 1815) coûtèrent aux Parisiens 44,689,870 fr. En résumé, si l’on totalise les emprunts de toutes sortes faits par la commune de Paris depuis sa réorganisation, on trouve le chiffre de 173,719,729. Plus des trois quarts de cette somme ont été amortis, et présentement la ville ne doit plus en capital que 38, 922,529 fr., dont moitié aux hospices. Une somme de 4,600,000 fr. affectée chaque année à la dette municipale combine le service des arrérages et l’amortissement de telle sorte, que si des circonstances imprévues ne provoquent pas de nouvelles anticipations, la ville sera complètement libérée en 1874, dans trente ans.

En vertu d’une loi rendue le 28 avril 1816, l’état prélève un dixième du produit net des octrois dans toutes les communes où cet impôt est établi. Conçue à une époque où la France vaincue avait à solder une énorme contribution de guerre, cette loi présentait alors l’excuse de la nécessité. Aujourd’hui, elle soulève de nombreuses réclamations : en effet, il semble étrange d’établir un impôt, non pas sur un revenu, mais sur un sacrifice que des citoyens s’infligent volontairement dans l’intérêt de leur propre localité. Plusieurs pétitions présentées à la chambre des députés vont provoquer incessamment un débat public à ce sujet. En attendant, le gouvernement encaisse un tribut qui lui vaut, pour toute la France, 6 à 7 millions par année. La ville de Paris estime son contingent, tant pour l’octroi que pour la caisse de Poissy, à 1,800,000 fr. environ. L’administration municipale verse en outre au trésor une somme qui dépasse 3 millions, pour une portion de la contribution personnelle et mobilière. C’est un moyen d’opérer en masse un recouvrement qui par tête offrirait quelques difficultés. Une vieille servitude féodale, l’obligation de loger les gens de guerre, doit encore être rachetée par une indemnité annuelle. En 1843, les Parisiens ont concouru aux frais du casernement de leur garnison, pour 6,183,966 journées d’hommes, à raison de 19 centimes par jour, et pour 745,197 journées de cheval, à raison de 8 centimes. Enfin, depuis quatre ans, le ministère des finances exige que la ville paie l’impôt foncier pour toutes les propriétés dont elle tire un produit, comme les halles, l’entrepôt, etc. En raison de ces divers articles, la caisse municipale commence par prélever sur le plus clair de ses revenus une somme de 4,800,000 francs qu’elle paie à l’état. Avant la suppression des jeux, le versement s’est élevé jusqu’à 12 millions.

Viennent ensuite les dépenses d’administration et de régie, et elles sont considérables. La manie de la centralisation, qui des bureaux ministériels est descendue dans les régions secondaires, augmente de jour en jour l’encombrement des affaires, et nécessite à la mairie centrale la présence de deux cent vingt employés. Qu’à cet article on ajoute les dépenses des douze mairies d’arrondissement, et ce sera peu de chose qu’un million. Les frais de régie, pour le personnel et le mobilier seulement, et sans évaluer le capital engagé dans les bâtimens d’exploitation, étaient en moyenne de 2,400,000 fr. avant 1830 ; ils atteignent 3 millions aujourd’hui. C’est qu’il faut une armée, avec un matériel imposant, pour assurer les droits de la commune au passage des barrières et dans les marchés, pour fouiller, compter, peser, jauger, déguster toutes les denrées mises en consommation, pour la surveillance des poids et mesures, le service des abattoirs, la distribution des eaux, et surtout pour la minutieuse comptabilité qui résulte de ces opérations innombrables et parfois minimes.

Aux dépenses de l’administration civile et de la régie fiscale, il faut ajouter celles qui concernent la police ; c’est le plus gros chiffre du budget communal, et il n’y figure qu’en total et pour ordre. La préfecture de police publie séparément un compte détaillé de ses dépenses, qui est soumis à l’examen et au vote approbatif du conseil municipal. Si Paris n’est pas aussi sûr qu’on pourrait le désirer, c’est moins par la faute de l’autorité que par l’effet, d’une démoralisation croissante dans une certaine classe ; la lutte contre les malfaiteurs est aussi active, aussi intelligente que jamais. La répression des fraudes de tous genres commises par les marchands, et surtout par ceux qui sont en contact avec les classes inférieures, est sans doute bien insuffisante ; mais qu’on songe à la difficulté d’organiser une surveillance préventive sans entamer la liberté des citoyens ! Quant aux services spéciaux de la salubrité, de la circulation, du nettoiement, de l’éclairage, ils se sont remarquablement améliorés. Les réverbères ne montrent plus que dans les quartiers excentriques leur tremblottante lumière. Au cœur de Paris rayonnent déjà plus de 5,000 becs de gaz, sur un développement de 168,000 mètres, et le provincial compte au rang des merveilles de la capitale ces riches quartiers qui, par une belle soirée, sont propres et resplendissans comme des salons[3]. Au surplus, il est permis aux Parisiens d’être exigeans ; les services de la police leur coûtent assez cher. Pendant la dernière période décennale, les dépenses de cette administration se sont élevées en moyenne à 6,493,810 fr., le crédit ouvert pour l’exercice de la présente année est de 10,752,877 fr., sur lesquels il est juste de déduire les 2 millions que le gouvernement rembourse pour sa part dans les frais de la garde municipale. L’accroissement de la population, les réformes introduites dans le service, peuvent justifier cette augmentation. Quand tous les budgets s’arrondissent, on aurait mauvaise grace à exiger que celui de la police restât stationnaire ; il en faut prendre son parti.

De toutes les attributions du conseil municipal, les plus importantes, comme devoir moral et comme nécessité politique, sont celles qui concernent le sort des pauvres. Les élus de la cité n’exercent pas à cet égard une autorité directe. Les indigens de Paris ont un patrimoine qui leur est propre, géré par une administration spéciale, dont le budget, aussi volumineux, mais beaucoup moins clair que celui de la commune, est publié annuellement. Mais, comme les ressources de ce budget sont insuffisantes, et que la commune est tenue de proportionner par une subvention annuelle les recettes aux dépenses, cette obligation confère de fait aux représentans municipaux le droit de guider, de contrôler les actes du conseil des hospices, non-seulement dans leurs opérations financières, mais dans leur tendance morale. Quelques détails spéciaux vont faire comprendre l’étendue et la gravité de cette honorable tutelle.

L’administration des établissemens de bienfaisance, présidée par le préfet de la Seine, et dont le préfet de police fait toujours partie, est constituée par un conseil de quinze membres, choisis par le roi dans les rangs les plus distingués de la société parisienne. Il est à croire que ces hauts personnages, presque tous absorbés par de graves fonctions, réduisent leur mandat honorifique à une surveillance générale, et que l’impulsion est donnée par un comité-directeur de six membres, aux appointemens de 8,500 fr. Le personnel de l’administration, composé de 2,327 employés, en comptant les commis des bureaux, les économes, les aumôniers, les religieuses et les infirmiers, absorbe en total 840,806 francs. On arriverait à plus de 1,300,000 francs en évaluant les traitemens des médecins et les dépenses accessoires au personnel. Le conseil administratif a charge de diriger 8 hôpitaux généraux, contenant ; 3,413 lits, 6 hôpitaux spéciaux avec 2,734 lits pour les maladies qui exigent des traitemens particuliers, 8 hospices ouverts à la vieillesse, à l’enfance, à l’aliénation, à l’abandon, aux infirmités. Il y a en outre la tutelle de plus de 20,000 enfans trouvés à organiser, les secours à domicile à répartir entre les familles indigentes. Il faut régir enfin 8 grands établissemens accessoires, comme la boulangerie, la pharmacie, la filature, etc. Le mouvement qui résulte de toutes ces opérations est vraiment considérable ; on en pourra juger par un bref résumé des comptes de 1843.

L’encombrement signalé depuis quelques années dans les hôpitaux semble devenir l’état permanent : 83,825 malades admis au traitement, et dont la dixième partie seulement a succombé, ont fourni 2,011,865 journées de présence. Or, la dépense de chaque journée est évaluée en moyenne à 1 franc 80 cent. Le nombre des vieillards et infirmes présens dans les maisons de refuge s’est trouvé plus considérable encore ; mais la dépense journalière a été un peu moindre 3,6143,720 journées à 1 franc 28 cent. 35,532 ménages, comprenant 86,401 personnes, ont eu part aux modiques distributions des bureaux de bienfaisance. Les libéralités de M. de Monthyon ont assuré des secours à 20,000 convalescens sortis des hôpitaux avant d’être en état de reprendre leurs travaux. Une très heureuse innovation, le traitement à domicile des malades pauvres qui peuvent trouver des soins dans leur famille, a donné lieu à un service spécial. Un autre genre de charité, dont le premier essai date de 1793, consiste à procurer aux femmes vieillies que l’industrie privée repousse, un genre de travail proportionné à leur faiblesse. Un atelier pour la filature à la main a procuré à 4,000 fileuses un bénéfice de 134,725 francs. Les fils ainsi fabriqués sont employés plus tard à la confection des toiles nécessaires aux maisons de bienfaisance. Nous voudrions voir développer une pareille institution, qui ennoblit l’aumône en la présentant comme un salaire.

Personne ne s’étonnera qu’avec tant de souffrances à soulager, tant de misères à secourir, qu’avec une manutention infinie et une comptabilité des plus minutieuses, les besoins de la charité publique soient considérables. Le budget spécial des hospices présente ordinairement, tant en recettes qu’en dépenses, un total de 14 à 15 millions. Ce chiffre, grossi par les fictions de la comptabilité, n’indique pas exactement le mouvement financier. Déduction faite des sommes qui ne figurent que pour ordre, la dépense réelle flotte entre 11 et 12 millions (11,462,743 francs pour l’exercice de 1843). Or, le revenu patrimonial des pauvres est encore bien inférieur à cette somme. Le loyer des maisons, des terres, des capitaux provenant de legs charitables, les réserves faites en leur faveur sur l’octroi, le mont-de-piété, les marchés, les spectacles, ne produisent pas même un total de 7 millions. Le déficit annuel retombe, comme nous l’avons dit, à la charge de la commune parisienne.

De 1820 à 1840, la subvention accordée aux hospices a été en moyenne de 5,620,000 francs, sans compter les sommes employées en constructions et rejetées à un autre chapitre. On a profité des libéralités volontaires faites aux pauvres pour réduire progressivement la charge municipale. En 1843, l’allocation était tombée à moins de 5 millions. Partie de cette somme est destinée spécialement au service des enfans trouvés. L’adoption forcée de ces débiles créatures est un sacrifice auquel l’administration ne se résigne pas sans faire entendre de profondes doléances. Recueillir tous les enfans que le vice ou l’infortune laissent sans familles, leur choisir des nourrices, leur prodiguer les soins qu’exige la première enfance, payer leur pension jusqu’à douze ans, les placer utilement, leur servir de tuteur jusqu’à vingt-un ans, n’est-ce pas une obligation bien grave et bien dispendieuse ? La grande affaire de tous les conseils communaux est d’alléger ce fardeau ; mais que de difficultés dans une réforme qui soulève contre les froids calculs de la prudence administrative les traditions religieuses et les profonds tressaillemens des cœurs charitables ! On sait quelle émotion causèrent, en 1837, les mesures prises pour diminuer le nombre des abandons. A Paris, il fut arrêté qu’aucun enfant ne pourrait être admis à l’hospice que sur un procès-verbal du commissaire constatant les circonstances de l’abandon ; loi fut faite à toute femme accouchée dans un hôpital de nourrir son nouveau-né, à moins d’empêchement déclaré par les médecins. A-t-on obtenu de ces innovations le bénéfice espéré ? Avant la réforme, le nombre des admissions dépassait souvent 6,000, et ce nombre, quoique réduit par une mortalité de 1 sur 9, laissait à la charge des hospices prés de 16,000 enfans. Les mesures restrictives occasionnèrent d’abord un abaissement de 1,727 individus sur les entrées : le nombre des pensionnaires à la campagne diminua proportionnellement, de sorte que la dépense, à raison de 108 francs par tête, tomba en peu d’années de 1,708,000 francs à moins de 1,500,000 francs ; mais peu à peu le chiffre des abandons reprit sa progression désolante. Chaque année voit amoindrir les bénéfices obtenus en 1837 par les moyens de rigueur. L’autorité cherche à s’expliquer ce triste symptôme par l’affluence qu’attirent à Paris les chemins de fer, le travail des fortifications, l’excessive garnison. Nous croyons aussi que dans la classe de ces malheureuses qui peuplent les hospices de leurs enfans, on s’est résigné à un peu plus de honte. En 1843, les admissions des enfans abandonnés, orphelins, ou seulement déposés, se sont élevées à 5,871. D’après les derniers documens, les pensionnaires âgés de moins de douze ans et placés à la campagne aux frais de l’administration étaient au nombre de 12,839 ; on comptait en outre 8,650 élèves hors pension, en tutelle jusqu’à leur majorité.

Signalons en passant un triste exemple de cet égoïsme local qui aboutit dans une sphère plus haute à ce qu’on appelle la politique de clocher. Sur l’ordre formel du ministre de l’intérieur, une somme de 5,500 francs, applicable aux frais d’inhumation des enfans décédés en nourrice, avait été retranchée du budget parisien pour laisser les frais de sépulture à la charge des communes rurales où les décès auraient eu lieu. Eh bien ! cette mesure occasionna partout les plus vifs mécontentemens ; dans plusieurs communes, les maires et les curés réduisirent les nourrices à la triste alternative de payer les prières de l’église, le prix du cercueil et le salaire du fossoyeur, ou bien de laisser sans sépulture, comme des bêtes mortes, les cadavres des pauvres petits enfans confiés à leurs soins. Beaucoup d’officiers municipaux ont déclaré, par paresse sans doute, qu’ils ne délivreraient plus le certificat exigé des femmes qui viennent à Paris chercher les enfans trouvés.

Le conseil municipal vote chaque année une somme, distribuée à titre de subvention ou d’encouragement aux sociétés charitables formées par le zèle des particuliers. 70,000 francs à répartir entre trente-quatre associations sont un bien faible secours : il ne faut voir là qu’un témoignage de sympathie et d’encouragement pour le zèle volontaire qui complète l’œuvre officielle de l’autorité. Un intéressant mémoire publié par le préfet de la Seine pour justifier ce genre d’allocation montre combien la charité privée est active et ingénieuse. Peu importe que des intrigans se glissent parmi les personnes vouées au bien : il ne faut pas examiner si la bienfaisance n’a pas son charlatanisme, si la philanthropie même la plus sincère n’exagère pas toujours un peu le bulletin de ses triomphes. Il suffit qu’en somme le malheur finisse par y trouver son compte. Or, on ne saurait douter que beaucoup de bien ne soit accompli par les sociétés dont M. de Rambuteau a fait l’énumération, comme par mille autres dont il n’a pas parlé. En 1843, une association, dite des Mères de famille, a secouru 714 femmes en couches ; une autre société de Charité maternelle a assisté 900 femmes dans l’accomplissement des devoirs de la maternité ; les dons ordinaires, évalués à 90 francs par famille, ont été accordés de préférence aux mères qui accouchent à domicile et promettent de ne pas abandonner leurs enfans. La récente institution des crèches où les enfans au berceau sont gardés pendant le jour, afin que les mères puissent concilier leurs devoirs de nourrices avec l’exercice du métier qui les fait vivre, est à coup sûr une des plus touchantes inspirations du zèle religieux. Entre la crèche et la salle d’asile, il y avait place encore pour une institution tutélaire : on a essayé l’Asile Fénelon, qui déjà réunit 210 enfans de trois à six ans. Douze sociétés diverses se vouent à la tutelle des orphelins. Cette heureuse concurrence a profité à près de 1,000 enfans des deux sexes, qui ont été recueillis, entretenus et convenablement placés. La colonie agricole de Petit-Bourg espère pouvoir porter bientôt à 300 le nombre de ses pupilles. Une autre colonie, fondée sur les mêmes bases, n’admet que les enfans trouvés : on veut essayer si une bonne éducation donnée à ces enfans, ne fournirait pas les moyens de recouvrer les dépenses faites pour eux. La visitation des malades est le but spécial de plusieurs confréries, et il y a des ressources appropriées à tous les âges. Un asile ouvert aux jeunes filles convalescentes en réunit environ 150 par an. Il y a des infirmeries spéciales pour des vieillards, hommes et femmes, pour des sourds-muets, pour des aveugles qui ne peuvent pas, se faire admettre dans les établissemens de l’état. Deux maisons religieuses, récemment ouvertes, se sont donné pour mission de placer les domestiques et les femmes à gage, en les affranchissant, autant que possible, de l’impôt qu’elles payaient aux bureaux de placement. La charité s’attache avec une tendresse vigilante à ceux qu’une première faute semble avoir placés sous le poids de la fatalité. L’Ouvroir-Gérando reçoit par an 60 filles qui se trouvent sans ressources au sortir des hôpitaux où la débauche les a conduites. 400 jeunes garçons, 260 jeunes filles déjà flétris par la justice, ont pu obtenir de l’occupation sous la garantie des sociétés de patronage. Il suffit à un ouvrier d’avoir figuré sur les bancs d’un tribunal-, pour trouver difficilement des moyens d’existence, même après un acquittement. 404 prévenus acquittés ont été recueillis charitablement, jusqu’au jour où il a été possible de leur rouvrir la porte des ateliers. Tant de bonnes actions ont pu être accomplies en 1843, avec une somme qui, suivant notre calcul, s’est à peine élevée à un million : c’est que la charité volontaire, qui se multiplie, qui décuple par le sacrifice de son temps le sacrifice d’argent qu’elle s’impose, fait à peu de frais ce qui coûte fort cher à l’administration. Le conseil municipal a donc raison d’encourager par des subventions les sociétés vouées aux bonnes œuvres : le million qu’elles donnent volontairement est un utile supplément au budget parisien.

Les dépenses de l’instruction populaire, qui comprennent les salles d’asile, les écoles primaires, et les classes d’adultes, ont été décuplées depuis 1830 : le dernier vote affecté à cet objet est de 969,181 fr. On a remarqué en 1843 une diminution dans le nombre des élèves, qu’il n’est pas facile d’expliquer : 36,880 enfans ou adultes ont paru sur les bancs, ce qui porte la dépense à 25 francs par tête environ. La commune contribue encore à l’instruction secondaire par une somme de 130,000 francs employée en paiement de 160 bourses entières ou partielles, fondées dans divers collèges. On ne peut s’empêcher de remarquer, à cette occasion, qu’avant 1789 l’enseignement était gratuit dans tous les collèges de Paris, et que 1,046 élèves-boursiers étaient exemptés de tous les frais d’éducation.

Chaque commune est tenue de posséder un nombre d’églises en rapport avec les besoins du culte, et de fournir des presbytères aux curés. En exécution de ce règlement, la ville est obligée de prendre à loyer cinq églises qui ne lui appartiennent pas et de donner à plusieurs curés ou pasteurs des indemnités de logement : dépense, 90,000 fr. — Les frais d’inhumation à rembourser à l’administration des pompes funèbres, la police et l’entretien des cimetières, absorbent environ 400,000 francs. — Un impôt qui paraîtrait des plus lourds si chaque Parisien évaluait la perte de son temps et les dépenses auxquelles il est entraîné, la garde nationale, coûte encore à la commune 956,000 francs. Il y a sur cette somme 304,652 francs pour les tambours. — Nous négligeons quelques chapitres qui, sous les titres de dépenses diverses, facultatives, imprévues, supplémentaires, comprennent les paiemens arriérés, l’allocation à la bibliothèque, les fêtes et les réjouissances publiques, les pensions et secours, les déboursés accidentels. Tous ces menus frais, dont il serait fastidieux de détailler l’emploi, forment toujours un total flottant entre 2 et 3 millions.

La grande voirie, l’entretien des édifices, des établissemens communaux et de la voie publique, constituent une des plus légitimes comme des plus grandes dépenses. L’allocation qui leur est consacrée, détaillée en quatre chapitres, dépasse en total 3 millions et demi. L’article le plus important est l’entretien du pavé de Paris. Au surplus, la noble cité aurait mauvaise grace de regretter ce sacrifice, car, si l’on en croit nos vieux chroniqueurs, c’est au pavage qu’elle doit son nom. « Un jour, disent les naïves Chroniques de Saint-Denis, le bon roi Philippe-Auguste se mist à une fenestre de son palais, pour regarder la Seine couler… Si advint en ce point qu’une charrette qui charrioit, vient à mouvoir si bien la boue et l’ordure dont la rue étoit pleine, qu’une pueur en issit, si grande qu’elle monta vers la fenestre où le roi estoit. Quand sentit cette pueur si corrompue, il s’entourna de cette fenestre en grande abomination de tueur ; lors fist mander li prévost et borgeois, et li commanda que toutes les rues fussent pavées bien soigneusement de grès gros et forts. De ce moment, le nom de Lutèce fut changé en celui de Paris. » Les droits utiles dont Philippe-Auguste se démit en faveur de sa bonne ville qu’il aimait tant se trouvaient sans doute bien insuffisans pour mener à fin une telle entreprise. Heureusement, un financier aussi libéral qu’opulent, Gérard de Poissy, avança 14,000 livres, somme qui représenterait peut-être 2 millions de notre temps, en prenant pour base d’évaluation les savantes conjectures de M. Leber. La dépense d’entretien a toujours été en augmentant, à mesure que s’est élargie la surface entretenue. Sous Louis XIII, on consacrait environ 100,000 livres au pavage pendant les belles années de Louis XIV, 233,000 livres ; vers le milieu du XVIIIe siècle, 310,000 liv. ; avant la révolution, plus de 600,000 liv. ; pendant la période impériale, environ 800,000 francs. Aujourd’hui, la dépense est partagée par moitié entre la ville qui en profite et l’état. Or, pendant l’exercice de 1843, la seule moitié à la charge de Paris s’est élevée à 1,146,204 francs. Remarquons qu’il ne s’agit ici que de l’entretien des voies déjà établies, et que la construction des rues et places, nouvellement ouvertes figure à l’article des grands travaux neufs. S’il y a prodigalité, elle est moins à blâmer qu’une parcimonie mal entendue. Les progrès du pavage depuis quelques années, l’établissement des trottoirs combinés avec un bon système d’égouts, sont des travaux modestes qui ont contribué autant et plus que certains travaux d’art à l’embellissement de la capitale ; et si, par miracle, Philippe-Auguste se promenait aujourd’hui sur ces chaussées luisantes qui dans les beaux jours scintillent au soleil, il ne trouverait pas qu’on eût dépensé trop d’argent pour remédier aux pueurs de Lutèce.

Les constructions nouvelles qui ajoutent une valeur de plus au patrimoine de la commune forment dans le budget une section à part, sous le titre de dépenses extraordinaires, comme si elles n’étaient que l’emploi d’un excédant de recettes. L’importance de ce chapitre exige des subdivisions que nous allons établir, en nous aidant des recherches de M. Martin Saint-Léon. Sous le titre d’acquisitions et constructions diverses, ce judicieux administrateur a groupé les comptes relatifs aux monumens civils d’utilité commune. De 1830 à 1840, les travaux les plus importuns de cette catégorie ont été l’agrandissement de l’Hôtel-de-Ville, qui a coûté 16 millions, la construction de plusieurs mairies, de nombreux bâtimens appropriés aux besoins de l’enseignement, l’ouverture de quelques marchés nouveaux, la décoration de la place de la Concorde, etc., entreprises qui ont absorbé 21,228,120 fr. Pendant les dix années précédentes, on avait consacré aux travaux de même nature 11 millions de plus. Le second article concerne les églises. Après la révolution de juillet, la municipalité parisienne a dépensé en dix ans, pour les constructions ecclésiastiques, 3,623,805 fr. Pendant les dix dernières années de la dévote restauration, on avait consacré au même usage 10,459,795 francs, c’est-à-dire plus de la huitième partie du fonds disponible. Les travaux des ponts-et-chaussées, comprenant les quais et ports, les pavages neufs, les trottoirs, les carrières, etc., ont été quatre fois plus considérables depuis 1830 qu’antérieurement ; on y a destiné, année commune, 900,000 francs. Sous le titre de travaux hydrauliques, on entend la canalisation, les aqueducs et fontaines, les puits, les égouts. Cet article a été porté de 1820 à 1830 à la somme de 22,333,133 francs, par les énormes dépenses du canal de l’Ourcq et de ses embranchemens. De 1830 à 1840, on a pu réduire ce service à 17,184,637 francs. Les deux prescriptions essentielles de l’hygiène, l’abondante distribution des eaux saines, et le rapide écoulement des eaux malfaisantes, ont absorbé la plus forte partie de cette allocation. Grace à ce sacrifice, notre système hydraulique a pu prendre un prodigieux développement. Il y a actuellement, sous les rues de Paris, 119 kilomètres, près de 27 lieues d’égouts. Les habitans ont à leur disposition 1590 bornes-fontaines, sans compter le service des fontaines marchandes. Le cinquième et dernier article des travaux extraordinaires concerne l’agrandissement de la voie publique. Après 1830, on a employé, principalement en indemnités d’expropriation, une somme de 18,314,092 francs, deux fois plus que pendant la période prise pour point de comparaison. En résumant ces divers calculs, on remarque, non sans surprise, que la somme utilisée en constructions nouvelles, pendant les dix dernières années de la restauration, a été plus considérable que celle qu’on a consacrée au même usage pendant les dix années postérieures à 1830. Le total de la première période donne 77,744,963 francs, et celui de la période suivante, 69,178,697 fr. ; c’est 900,000 fr. de moins par année, avec une population plus forte et des ressources plus abondantes.

A partir de 1840, on a pu donner une impulsion plus vive aux travaux extraordinaires, et la moyenne de la restauration se trouve aujourd’hui dépassée. Les sommes employées en 1843, en réunissant aux crédits alloués par le budget, les supplémens pris sur les fonds disponibles, ont formé un total de 8,598,690 francs. Pour l’exercice de 1845, le conseil municipal a voté 7,915,815 francs. Une multitude d’opérations utiles sont en voie d’achèvement. Pour les prochaines années, on nous promet des merveilles. La translation du timbre près de la Bourse, une salle d’opéra digne de sa destination, la bibliothèque royale, élevée en regard de l’Hôtel-de-Ville, à la place d’un dédale de ruelles infectes, l’agrandissement et l’isolement du Palais-de-Justice, évalués à 14 millions, et, dans une perspective un peu plus lointaine, la construction des nouvelles halles, pour lesquelles on prévoit une dépense de 22 millions, achèveront cette magique transformation de Paris, qu’avait rêvée le génie impérial.

Après avoir analysé les opérations auxquelles donne lieu le budget parisien, il nous reste à exprimer l’impression que laisse l’ensemble de ce mouvement financier : nous le ferons succinctement, et en toute sincérité. Le fait le plus frappant est la prodigieuse diminution dans l’usage des substances nutritives les plus propres à entretenir la vitalité d’une population, le vin et la viande de boucherie : c’est là un symptôme indubitable de pénurie dans la classe ouvrière. La cause du mal est-elle, comme on ne cesse de le répéter, dans l’exagération des droits ? Nous ne le croyons pas. L’impôt municipal de 39 francs par tête n’apporte au chef d’une famille de quatre à cinq personnes qu’une surcharge journalière d’environ 50 centimes. Or, cette différence est au moins compensée, dans l’état normal, par la supériorité des salaires à Paris. Si les ouvriers souffrent, c’est moins par les exigences de la municipalité parisienne que par l’effet d’un désordre croissant dans les rapports industriels. On pourrait toutefois atténuer le mal par quelques mesures depuis long-temps réclamées. Il y aurait à essayer si une forte réduction des droits d’entrée sur les boissons, combinée avec une extrême sévérité contre les falsificateurs, n’augmenterait pas la consommation du vin naturel assez pour compenser la perte volontaire du fisc. On demande de toutes parts que la taxe sur la viande soit prélevée, non plus par tête, mais au poids, et une proposition à ce sujet vient d’être portée à la tribune. N’est-il pas évident que l’impôt par tête, écartant du marché les petits animaux, constitue un monopole au profit des pays où les bestiaux sont de grande race, et que le défaut de concurrence, par suite de ce monopole, est la cause principale de l’enchérissement de la viande ?

Quant au budget des dépenses, le trait saillant est l’augmentation progressive des frais d’administration, de police, de gérance fiscale. L’abus nous paraît surtout remarquable dans la direction des hôpitaux. La tutelle du malheur est loin d’être gratuite : elle absorbe en appointemens, en frais de bureaux, à peu près le sixième du revenu. Dans le compte détaillé des dépenses, on trouve à peine 10 millions sur 12 employés en objets directement utiles aux pauvres. Et pourtant une économie religieuse serait bien indispensable dans une administration dont les ressources sont tellement inférieures aux besoins. Sait-on, par exemple, en quoi consistent ces secours à domicile, auxquels, suivant les comptes des bureaux de bienfaisance, 86,400 personnes ont eu part ? Nous avons honte de répondre : c’est pour chacun 15 francs par an, moins de un sou par jour !

Notre dernière observation sur l’emploi des revenus parisiens concerne le chapitre des travaux extraordinaires. Le zèle passionné de nos magistrats pour l’embellissement de la ville est sans doute fort louable : la splendeur d’une métropole n’est pas une satisfaction de vanité ; elle importe à la prospérité commerciale, au bien-être réel des habitans. Les plans à l’étude sont conçus de manière à remplacer par de beaux monumens les ignobles quartiers qui déshonorent la capitale ; mais s’est-on demandé où se réfugieront les classes ouvrières quand on aura renversé les tristes réduits où elles s’entassent ? La difficulté de se loger devient la plus grave de toutes pour les pauvres familles. L’hospitalité gratuite est un genre de charité qui s’éteint ; les yeux accoutumés au luxe sont trop offusqués du voisinage de la misère. On comptait, il y a quinze ans, 6,284 ménages logés gratuitement ; au dernier recensement, on n’en a plus trouvé que 3,003. C’est que les anciennes masures disparaissent, et qu’à leur place s’élèvent de belles maisons dont on veut utiliser toutes les parties. Il faut pourtant que les pauvres trouvent à s’abriter. Ne serait-il pas digne de notre conseil municipal d’essayer à Paris ce que de simples particuliers font à Londres ? Par les soins du respectable lord Ashley, on construit de vastes bâtimens disposés pour recevoir vingt ménages et trente personnes seules, sur un plan qui promet aux locataires des économies de chauffage, de lavage et même d’ameublement. Comme il est démontré que la misérable demeure de l’ouvrier coûte plus cher relativement que le salon du riche, l’entreprise, loin d’être dispendieuse, pourrait presque devenir une spéculation. On compte à Paris 24,000 ménages comprenant 60,000 personnes qui paient en loyers 2,400,000 francs. Cette somme, à raison de 4 pour cent, représente donc un capital de 60 millions qu’on placerait d’une manière utile en bâtimens appropriés aux besoins et aux mœurs de la classe ouvrière. Les magistrats qui se dévoueraient de cœur à ces humbles constructions laisseraient un souvenir plus honoré et plus durable qu’en attachant leurs noms aux plus fastueux monumens.


A. COCHUT.

  1. Un vol. in-4o, seconde édition ; chez Paul Dupont.
  2. Nous craindrions de nous tromper, si d’autres calculs, établis sur des bases différentes, ne donnaient pas des résultats plus attristans encore. « A Paris, dit. M. Michel Chevalier, dans son Cours d’Économie politique (18e leçon, 1842), en 1789, on buvait annuellement 131 litres de vin par individu ; de 1806 à 1811, la consommation parisienne était de 160 litres ; de 1830 à 1835, elle n’a été que de 103 ; le chiffre de 1840 était de 93 litres. De 1812 à 1840, la consommation de la viande est tombée de 70 à 48 kilogrammes par tête. » De l’aveu du ministère du commerce, la diminution de la viande de boucherie consommée par la France entière a été, de 1830 à 1841, de 8 6/10 pour 100.
  3. Sur l’administration de la police parisienne, voyez un travail auquel l’expérience pratique et la piquante érudition de M. Vivien ont donné un grand prix. Revue des Deux Mondes, livraison du 1er décembre 1842.