Le brouillard du 26 octobre


LE BROUILLARD DU 26 OCTOBRE


« At this shadow I gazed wonderingly for many minutes. Its character stupefied me with astonishment. I looked upward. The tree was a palm. »
(Edgar Allan Poe, A Tale of the Ragged Mountains.)



Feu Chanteraine, le botaniste, de son vivant directeur du Muséum, a laissé de curieux mémoires. S’ils sont encore inédits, c’est qu’on y voit trop au naturel mainte figure contemporaine dont il sied d’attendre qu’elle appartienne à l’Histoire pour publier qu’elle n’en était pas digne. La coutume le veut ainsi. Nous détachons du manuscrit ces pages descriptives où, par exception, l’auteur ne traite pas des hommes d’à présent.

— Endossez votre caban, me dit Fleury-Moor, « voici venir la fraîcheur, et je veux vous conduire à mes champignonnières modèles. »

— « Est-ce loin ? »

— « Non, certes. À deux pas. C’est là-haut. » Le géologue désignait le faîte de la colline. « Voyez-vous cette bosse, Chanteraine ? elle mérite d’être célèbre. Notre-Dame de Reims en est sortie, du moins pour une fraction. L’échine se trouve entièrement perforée de galeries souterraines qui sont des carrières abandonnées. J’en utilise deux à l’éclosion de mes cryptogames ; elles s’ouvrent de l’autre côté de la hauteur. — Vous pouvez prendre votre fusil, la chasse m’appartient. Venez ! »

— « Il est déjà tard… Trois heures passées. »

— « Nous serons de retour bien avant la nuit. Allons, en route ! »

J’emportai mon calibre 12 et ma gibecière. Pour être franc, l’excursion n’avait rien qui m’ennuyât, — sauf le but mycologique, — moi qui suis un vieil amateur de paysages et l’infatigable spectateur des crépuscules.

Date : 26 octobre 1907.

Le sentier s’élevait doucement par les vignes vendangées et les champs d’asperges poussés en brousse après récolte. Des paysans coupaient ces verdures aériennes et les amassaient pour les brûler. Cela faisait des lueurs un peu partout et de hautes fumées dans l’air calme. Nous montions, sans nous presser, vers un bois de cuivre et de rouille. Je regardais souvent par-dessus mon épaule la gorge et la plaine qui se découvraient. À l’orée du bois, le sentier fit un coude et, longeant la bordure, plaça devant nous l’arrondi de la vallée. Spacieux hémicycle évasé en face de l’étendue, elle offrait l’image accomplie de ce mois de brumaire qui venait de commencer. Malgré le temps hargneux et froid, malgré le ciel terne et la buée qui d’un voile précoce indécisait les fonds marécageux, son manteau de frondaisons jaunies la revêtait d’un ensoleillement. Nul souffle n’agitait les ramures. De temps en temps quelque arbre s’effeuillait dans le bois, avec un petit bruit d’averse, pas gai. On entendait planer l’invincible recueillement précurseur de l’hiver. On sentait la campagne se stupéfier d’heure en heure et l’automne mûrir.

Avant de nous engager dans une tranchée sablonneuse, sous une voûte éclaircie d’acacias, nous fîmes halte. C’est alors que je parlai du brouillard pour la première fois, en observant que la gaze palustre embuait à présent toutes les basses terres, comme une moisissure dont la peluche grisâtre s’épaississait à vue d’œil. Une nuée plate faisait le siège de Cormonville ; d’invisibles fileuses tissaient d’un bout à l’autre de la gorge des traînées arachnéennes, stagnantes et toujours plus opaques, tandis que, par la plaine indéfinie, de longues raies vaporeuses stationnaient et se multipliaient sans que l’on vît comment. Nous n’étions pas repartis qu’elles avaient duveté tout l’espace, jusqu’au bord où la nuit se lèverait tantôt.

— « Dépêchons-nous », dit Fleury-Moor. « On a si vite fait d’attraper un refroidissement ! »

Je le suivis dans le chemin creux.

Au bout d’un instant, il me parut que les entours devenaient troubles. Je passai ma main sur mes yeux, croyant qu’ils se brouillaient ; la taie persista. C’était la brume. Elle nous enveloppait de sa mousseline.

— « Ne craignez-vous pas d’être surpris par le brouillard ? » demandai-je.

Nous allions entre des murs de sable fauve stratifié de terre farineuse. Mon collègue avait pris une poignée de cette terre et me la présentait en l’émiettant. Je n’y pus voir qu’une infinité de parcelles calcaires, de minuscules débris de coquilles telles qu’ammonites et cornets, dont quelques-unes avaient subsisté dans leur tout, grâce à leur taille microscopique.

— « Hein ! qu’est-ce que je vous disais, ce matin ! »

Ce qu’il m’avait dit le matin, je m’en souvenais à merveille ; et je revis l’instant où la 35 HP qui nous portait avait débuché de la forêt d’Ardenne. Ce fut soudain comme si le jour venait de se lever une seconde fois. La plaine champenoise s’étendait devant nous à perte de vue, blanche, crayeuse, largement ondulée de plis harmonieux qui nous semblaient en mouvement, et presque marine à force d’être immense et de paraître ondoyer. Les villages, disséminés de loin en loin, faisaient penser à des îles rocheuses. Les boqueteaux de sapins, carrant par-ci par-là leurs rectangles tirés au cordeau, simulaient d’étranges madrépores géométriques. Il y avait au lointain certaine route si droite qu’on l’eût prise pour une jetée. — « Nous marchons à 75 kilomètres », déclara Fleury-Moor. J’aurais souhaité qu’il dît : « Nous filons 40 nœuds », tant j’éprouvais cette belle nostalgie de la mer, qui est dans le cœur des hommes, et tant ce territoire me donnait à la fois de regrets balnéaires et d’illusions navales.

— « Parbleu ! » s’écria Fleury-Moor à l’aveu que je lui en fis, « la Champagne ressemble à l’océan comme une fille à son père. La configuration du pays révèle son origine neptunienne, et que la mer préhistorique l’a jadis modelé à son image, à grands coups de vagues et de remous. Et tenez, voici tout là-bas les collines qui ont émergé les premières, à l’époque éogène, quand les flots se retiraient de siècle en siècle. (C’est là que viennent finir les coteaux de la Vesle et de l’Aisne, et c’est aussi là que nous allons.) Eh bien, n’y voyez pas autre chose que des monticules de sédiments et d’alluvions, des bancs de sable et de calcaire, autrefois sous-marins, et qui regorgent de coquillages. »

Voilà ce dont je me souvenais.

— « Cela est fort bien, mon cher », répliquai-je. « Mais le brouillard ! Est-ce que vous ne craignez pas de vous perdre, s’il augmente ?

— « Pas de danger ! Ces coins-là, voyez-vous, je les connais par cœur. J’irais à mes couches les yeux fermés ! D’ailleurs, chez nous, les brouillards ne sont jamais denses… Mais si vous voulez, en pressant le pas, nous aurons vite fait de dépasser celui-ci… »

Bientôt, en effet, dégagé du couloir, le chemin brusqua sa pente, et l’atmosphère se libéra de toute confusion. J’en profitai pour jeter un coup d’œil d’ensemble, et je constatai — non sans étonnement, après l’assurance de Fleury-Moor — qu’on ne voyait plus du tout Cormonville. Le vallon s’emplissait à mi-hauteur de volutes nébuleuses ; elles meublaient jusqu’aux extrêmes lointains et submergeaient l’immensité.

— « Hé ! vous soutenez que ce brouillard-là n’est pas dense ? »

— « Non, il ne l’est pas. Si nous étions dedans, vous seriez de mon avis. Mais nous l’apercevons de haut, sous une forte épaisseur… »

Un lapin déboula. Je le tuai. La détonation claqua sans se répercuter.

Nous arrivions au sommet : une savane jonchée d’éclats de pierre et parsemée de genévriers. Cet endroit me parut si désolé que j’éprouvai quelque honte à le parcourir sans être en deuil ou désespéré. La solitude, le silence et l’immobilité s’aggravaient l’un l’autre. Les contours s’estompaient déjà par l’effet du brouillard naissant. Le site, imprécisé de mystère et de mélancolie, ressemblait au souvenir d’un paysage. Il me plut de croire que nous hantions un pastel en train de s’effacer.

Fleury allait toujours. Nos brodequins foulaient une herbe coupante. Nous traversions le dos d’âne.

— « Diable ! c’est cocasse tout de même ! » s’écria mon guide.

De là, on aurait dit que la Champagne n’était plus qu’un formidable steppe couvert de neige. Une surface sibérienne, miroitant sous un soleil laborieux, nivelait tout. Et ce qu’il y avait d’assez poignant, c’était l’abandon qui semblait résulter pour nous du phénomène. J’avais l’impression qu’un déluge universel et floconneux nous avait seuls épargnés sur cette colline ; et le charme se serait prolongé, sans quelques voix de bûcherons et des sifflets d’oiseaux qui résonnèrent fantastiquement sous la couche impénétrable.

Fleury m’enseigna que, d’habitude, les vallons formaient de-ci de-là deux demi-lunes délicieusement bocagères. Toutefois, des marais fort boueux en détrempaient la cuve, derniers vestiges de l’ère paludéenne qui avait suivi la période lacustre, laquelle s’était substituée à l’époque marine.

Et désignant, à notre niveau, la concavité du feston qui venait d’apparaître :

— « C’est là-bas », dit-il, « que sont mes champignonnières. »

Il prit une voie dont le tracé accompagnait en contre-bas le tournant de la crête. Une sapinière continuait à notre gauche, sur un talus qui s’érigeait verticalement. À droite, embroussaillé de ronces, d’églantiers, de clématites aux fleurs desséchées comme un peuple d’araignées mortes, le versant dégringolait, perdu dans le brouillard.

Le soleil décliné, qui venait de luire un instant, n’était plus qu’un disque pâle, grimé de vapeurs, si lunaire que Pierrot s’y fût trompé. Les plans éloignés s’évanouissaient petit à petit. Des écharpes, semblables à de monstrueux fils de la Vierge, enroulaient leurs méandres autour des buissons. Et le gros du brouillard s’enflait furtivement à l’assaut de la rampe.

C’est à peine si j’eus le temps de remarquer cinq ou six orifices de carrières qui, de distance en distance, trouaient d’obscurités la tranche à pic du talus : soudain le soleil s’éteignit, comme un ballon japonais à court de chandelle. Une nuit blafarde nous environnait. Des bouquets de noisetiers vinrent à nous, masses diffuses apparues et redisparues. Ces ténèbres livides étaient glaciales, et, le frimas s’alourdissant, la lumière diminuait encore.

À l’inverse de ce que je lui conseillai, mon champignonniste s’obstina vers ses champignonnières. Il avançait posément. Je l’entrevoyais de moins en moins, tel qu’une ombre à peine indiquée, telle son ombre qui se serait levée et qui se serait mise à déambuler toute seule. Pour se diriger, il se fiait à la piste du sentier. Nous ne distinguions plus que cette trace, ou, pour mieux dire, plus que le rond de terrain dont nous étions le centre. Je marchais dans le brouillard comme une créature auréolée marcherait dans la nuit, sans rien voir qu’à la faveur de son nimbe. Mais, par Dieu, qu’on était mal ! Une odeur poussiéreuse et mouillée s’insinuait jusqu’au tréfonds de ma poitrine ; mes dents claquaient ; j’avais les cils et la barbe trempés ; d’innombrables gouttelettes perlaient sur mes vêtements. Il me semblait devenir un homme-éponge imbibé de neige fondue, un sorbet humain. Et j’avais beau me dire que tout cela n’était en somme que les prestiges accoutumés du brouillard, un sentiment désagréable me rappela que j’avais été, moi aussi, l’enfant qui pleure dans le noir.

Dès lors, je me demandai si vraiment il ne se passait pas des faits interlopes, que ma subconscience aurait éventés. Mais je ne sus rien démêler qui méritât l’honneur d’une crainte, si ce n’est l’intensité d’une ambiance malsaine, boréale et traîtresse, où le pire eût été de se perdre et de s’enrhumer tout ensemble.

Néanmoins, la brume se condensait infatigablement. C’était une maladie de l’espace. Elle avait matelassé le vide. Elle assourdissait le bruit de nos pas. Elle était si lourde qu’on y suffoquait, et si chargée d’eau qu’à ma place un poisson n’eût peut-être pas étouffé davantage. Positivement, l’air devenait aquatique.

J’essayai de traduire mon inquiétude en facétie :

— « Nous faudra-t-il nager, mon cher, ainsi qu’aux temps immémoriaux où l’océan pesait sur ces collines ? »

J’avais parlé comme à travers un bâillon. Fleury-Moor n’entendit pas, ou feignit de n’avoir pas entendu. Mais le fantôme taciturne qui me précédait ralentit sa marche ouatée. Jusqu’ici, j’avais pu surveiller le sol battu, couleur de cendre, où se posaient mes chaussures luisantes de rosée ; je ne le voyais plus. Fleury-Moor s’arrêta. Je regardai mes pieds ; ils avaient disparu. Dans le brouillard environnant, un second brouillard montait avec rapidité. Nous l’avions aux genoux. Il était d’une température de glaçon, qui mordait la chair de nos mollets.

Fleury-Moor se pencha vers moi :

— « J’aime mieux attendre que ce soit passé », fit-il du ton le plus naturel. « On s’égarerait, ma foi ! Cela ne peut pas durer. Très intéressant, vous savez. Rarissime ! »

Ses paroles tranquilles me parvenaient comme au long d’un mauvais porte-voix. Elles fumaient en bouffées de pipe, dont le brouillard s’emparait aussitôt.

— « Je me demande ce qui va nous arriver », dis-je avec effort. « Les jambes me font diantrement souffrir… Et cela grimpe… »

— « Que voulez-vous qu’il nous arrive ? » persifla le spectre fuligineux.

Je saisis le bras de Fleury-Moor qui se laissa faire sans résistance, et nous assistâmes à notre ensevelissement. Nous devînmes à nos propres yeux des ombres-bustes, puis des ombres-têtes, puis plus rien. Et pendant que nous regardions nos corps s’enlizer dans l’invisible, eux, nos corps, subissaient l’abominable épreuve de plonger peu à peu dans un fluide oppressif et glacé, plus affreux que la mort. Je ne voyais même plus mes doigts contre mes cils. Aveugle par l’opération d’un météore, je puis dire que j’étais en quelque sorte hérissé de tous mes nerfs. Ah ! pour le coup, certitude ! Certitude qu’on pouvait frémir à bon escient ! Tout à l’heure mes intuitions ne m’avaient pas trompé. Une nouveauté s’accomplissait. Le savoir du professeur et l’instinct de la bête s’accordaient là-dessus en moi-même ; tous deux maintenant espéraient une merveille et craignaient un cataclysme.

Le géologue emboucha mon oreille. Il criait paisiblement, à la manière des personnes qui conversent de part et d’autre d’un obstacle :

— « Ce qui me surprend, voyez-vous, c’est qu’un brouillard hygrométrique à ce point ne se résolve pas en averse, — que dis-je ! en flocons ! en grêlons !… Et ce qui m’étonne encore, c’est qu’avec ce froid de canard, l’eau qui nous humecte ne se congèle pas !… »

Alors je suçai ma moustache dégouttante, et je constatai que l’eau du brouillard, si froide, était salée.

— « Ah ! Fleury, quelle horreur ! On dirait des larmes de cadavre ! »

— « Ouais !… Tiens, vous avez raison. C’est comme de l’eau de mer. »

Et il ajouta :

— « Voilà pourquoi ce brouillard ne saurait « prendre ».

— « Enfin, dites, avez-vous jamais entendu parler d’une aventure semblable ? Nous ne sommes pourtant pas les premiers venus, vous et moi… Ne vous écartez pas, surtout ! »

— « Non. Je ne bouge pas… Nous ferons un rapport… Définition : une obscurité absolue mais blanchâtre, d’un blanc terne… Ah ! tenez, il me semble que cela s’éclaire… »

— « Oui, cela commence à s’éclairer… »

Notre entourage devenait lumineux. La bourre impalpable qui nous calfeutrait s’allégea d’un soupçon d’aurore. Une faible lueur s’y répandait en vacillant ; mais la transparence ne revenait pas volontiers.

Je réaperçus d’abord l’ombre chinoise de Fleury-Moor qui se matérialisait progressivement tout entière, au lieu de reparaître morceau par morceau comme elle avait disparu. Mon excellent collègue s’étonnait ainsi :

— « Oh ! diable ! Où donc… Qu’est-ce que… Voyons, voyons, je suis cependant certain de m’être arrêté sur le sentier… »

— « Eh bien ? » demandai-je.

— « Eh bien, qu’est-ce que c’est que ce sable rouge, à mes pieds ? »

— « Nous aurons dévié… »

— « Où, dévié ? Où ?… Du sable rouge, ici ! Depuis quand ? »

— « C’est peut-être un résultat du brouillard salé… une combinaison de sa chimie avec celle de la terre… Mais voyez donc comme l’aspect du sol est encore incertain, flottant… »

Fleury se courba, scrutant le sable rouge. — « Voilà le vent qui s’élève », remarquai-je.

Il se redressa, d’urgence :

— « Qu’est-ce que vous dites ? »

— « Je dis : voilà le vent qui s’élève. Ne l’entendez-vous pas dans les sapins ? »

— « Et vous, ne voyez-vous pas que le brouillard est immobile, et que par conséquent il ne fait pas de vent ? qu’il ne peut pas en faire ? »

— « Écoutez seulement… Il faut qu’il en fasse !… Écoutez ! »

— « Mais ce bruit… ce bruit de vent… c’est à droite ! »

— « Alors ? »

— « Alors ? Il n’y a pas de sapins à droite. »

— « Il n’y a pas… Mais puisqu’on entend le bruit du vent dans les sapins… »

— « Ce n’est pas le bruit du vent. »

— « Que serait-ce ? Que serait-ce ?… »

— « Ne vous énervez pas. Nous allons le savoir. Ce maudit brouillard se dissipe. »

La luminosité augmentait avec une espèce de fluctuation fatigante. En même temps, la froidure cédait. Le cercle apparent s’élargit. De vagues choses s’y montrèrent : des cailloux des touffes d’herbes. Le géologue, les ayant considérées, fit une exclamation :

— « Venez voir ! »

Mais alors une clameur stridente retentit dans les profondeurs insondables, — un appel de trompette, rauque et féroce, qui faisait souvenir de ménageries, de cirques ou de jardins zoologiques…

Nous nous regardions pâlir mutuellement, avec des yeux dilatés où se lisait la même conjecture impossible.

À voix basse et la mine farouche, Fleury s’obstina pourtant :

— « Ces herbes, examinez-les, vous, le botaniste ! »

Je le fis. C’est pourquoi je battais l’air à tour de bras, pour me dépêtrer de l’élément qui nous embourbait. Possédé par l’instinct de conservation, cette démence rarement salutaire, je n’étais plus qu’un être de secousses et de fuite. Je m’élançai.

Fleury me retint :

— « Du calme ! Et restez là, pour Dieu ! Je ne sais pas au juste où nous sommes… Le ravin doit être ici, tout près. Vous y tomberiez… — Et puis », conseilla-t-il impérieusement, « souvenez-vous donc de ce que vous êtes, sacrebleu ! Reprenez conscience de votre rang. Nous devrions bénir ce qui nous arrive. Nul n’est plus qualifié pour de pareilles météoroscopies ! Et dites-vous bien que tout cela finira par un mémoire à telle ou telle section de l’Institut ! »

Cette leçon me rendit le sang-froid.

— « D’accord. Mais convenez », repris-je tout honteux, « qu’il est plutôt démontant de rencontrer en pleine Champagne une herbe des Tropiques et d’entendre… »

— « Écoutez ! » me dit-il en allongeant le bras dans la direction probable du ravin. « Ce que vous appelez le vent !… »

— « Cela s’est amplifié… Ce n’est pas le vent. »

— « Je ne vous le fais pas dire. »

— « … Un bruissement de fleuve… ou de torrent… Un vaste fleuve… »

— « Attention ! voilà du nouveau, Chanteraine ! »

Le jour tremblotant n’avait cessé de croître, et des formes s’esquissaient aux alentours, dont l’une, moins écartée, dessinait une colonne mouvante qui allait se dégradant par le haut. Derrière elle, d’autres fûts réalisaient leur sveltesse. Cependant, je ne prétends pas que le brouillard se désagrégeât le moins du monde. Non, en vérité. Que l’on me comprenne. Les choses ne surgissaient pas autour de nous comme lentement débarrassées de la nue ; mais elles semblaient se crayonner en grisaille, puis se sculpter à même la substance volage. Elles semblaient constituées par le brouillard. Bien mieux : il n’était pas jusqu’au frisselis fluvial qui ne semblât une qualité sonore de la brume ; et la tiédeur qui venait nous parut s’en dégager, avec une odeur de résine.

— « Ah ! Chanteraine ! L’arbre ! Là ! »

— « Miséricorde ! »

Le chapiteau de la colonne sortait de l’inconnu. C’était un bouquet de feuilles. Un palmier s’élançait à nos regards ! Nous le discernions dans le faux jour et le miroitement qui le déformait sans trêve et le faisait onduler comme un reptile. Plus loin, toute une palmeraie s’affirmait, moirée des mêmes ondes.

Ainsi dansent les reflets d’une berge. Tout ce que nous apercevions serpentait dans un chatoiement. De plus, la vision passait continuellement par des alternatives d’ombre et d’éclat. Et je ne tardai pas à découvrir que la vue n’était pas le seul de nos sens impressionné de la sorte. Le parfum balsamique se renforçait effluve à effluve ; le bruissement de l’eau comportait une progression de forte suivis de piano ; et la chaleur redoublait par bouffées, suivant un rythme fantasque dont on peut dire qu’il était général, car toutes ces défaillances et ces poussées coïncidaient parfaitement, qu’elles fussent olfactives, auditives ou visuelles.

Cependant elles s’atténuaient à mesure que le décor gagnait en lucidité. Il se précisait dans le brouillard comme une projection sur l’écran lorsqu’on « met au point » et que l’éclairage papillote. Les photographes saisiront sans peine la meilleure comparaison, celle d’une image qui « vient » sur la plaque sensible, dans le bain révélateur qu’on agite. De seconde en seconde le lieu fantasmagorique devenait plus fixe, plus positif, plus profond. Le cercle — ou plutôt le cylindre — apparent mesurait peut-être vingt pas de rayon, quand Fleury-Moor conclut :

— « C’est un mirage, comme au désert. Seulement, c’est un mirage particulier, qui nous enveloppe et nous donne non pas l’illusion d’apercevoir au loin quelque irréalité de lac et d’oasis, mais l’illusion d’être quelque part, en Afrique, ou ailleurs. »

— « Oui, » ajoutai-je, « ce qu’il a de particulier, c’est en effet qu’il nous enveloppe. Mais c’est encore qu’il se produit à une distance considérable de l’endroit miré. Et c’est, par-dessus tout, qu’il affecte l’ouïe et l’odorat aussi bien que la vue ! »

— « Optime. C’est un mirage qui nous fait voir, entendre et respirer ce qui est très loin de nous. Il y a sympathie optique, acoustique et osmologique dans l’espace — tout au moins dans un sens — entre le lieu où nous sommes réellement et le lieu qui se projette sur le brouillard autour de nous. Je savais bien que le sable rouge… Voyons : l’Égypte, n’est-ce pas ?… Non ?… »

— « Non… », répétai-je, étonné jusqu’à l’émotion. « Plus au sud… Je crois… je crois que ce sont là des plantes équatoriales… Mais… Voilà des nopals… un baobab… Et pourtant… »

— « Quoi ? »

— « Mon Dieu ! FLeury, ce… cet éventail de palmes, en roue de paon, là, qui transparaît dans la brume… Vous le reconnaissez ? »

— « Ho ! ce n’est pas possible ! Un dichot… le dichotome du Cap… ou de Madagascar… »

— « Oui : la flabellaria Lamanonis ! Du Cap, de Madagascar, ou de l’époque tertiaire ! »

— « De l’époque tertiaire ? Qu’est-ce que vous dites ? »

— « Ouvrez les yeux ! Regardez ces fougères arborescentes, près des aloès… »

— « Ce sont des osmondes. Des osmondes… de Ceylan… »

— « Eh bien, non ! C’est une espèce éteinte ! »

— « Vous êtes sûr ?… Ah ! mais oui ! voyez, voyez : ce palmier ! le palmier-parasol !… Et quoi encore ? Des lauriers-roses… avec des camphriers… Du myrte… Un bouleau ! »

— « Des ceps de vigne ! Un rouvre ! Des noyers ! »

— « Les angiospermes ! Nous sommes au beau milieu de la période néozoïque ! »

Aussitôt qu’il l’eut dit, le murmure de rivière s’enfla tellement que nous fîmes volte-face. De ce côté-là, on ne voyait que le brouillard, et le sable rouge y disparaissait en pente douce. Le grondement s’apaisa derrière le rideau brumal. Un flot écumeux venait d’en jaillir et, dentelle pétillante, mourait avec grâce. Un deuxième flot lui succéda dans un mugissement de cataracte. Le sable se mouilla, la mousse crépita, des embruns voltigeaient…

— « La mer ! » balbutiai-je. « La mer qui existait il y a des millions d’années ! »

Deux rocs noirs ébauchaient leur carrure au bord du ressac.

— « Ce n’est donc plus seulement un mirage dans l’espace ! » décréta Fleury-Moor transporté d’enthousiasme. « C’est aussi un mirage dans le temps ! »

— « Ce n’est », répliquai-je, « qu’un mirage dans le temps. L’espace où nous croyons être est bien l’espace où nous sommes. Nous avons l’illusion d’avoir bougé dans la durée ; nous n’avons pas bougé dans l’étendue. Voyez plutôt. »

Le brouillard s’illustrait davantage. Assez bas relativement, il pesait toujours sur les choses comme un plafond nébuleux ; mais, dans les autres dimensions, le paysage se déclarait à merveille. Et l’on en voyait suffisamment pour reconnaître la conformation approximative du coteau de Cormonville, avec par ici sa banquette en surplomb, et par là son ravin, dont la plage antédiluvienne épousait la courbure. Plus de doute : un caprice anachronique de la nature nous permettait de contempler la Marne dans son aspect de la préhistoire. Ces chênes, ces érables étaient les premiers chênes européens, les premiers érables français ; et cette vigne — ô charme attendrissant ! — était la première vigne de Champagne !…

Ce fut, je crois, à cet instant, qu’un horrible cri déchira la nuée au-dessus de nos têtes. Nous levâmes les yeux, sans rien surprendre de plus que l’évasion d’une ombre volante et majestueuse. Je ne pus comprendre pourquoi ce cri m’avait bouleversé au point de savoir, en l’écoutant, que je ne l’oublierais jamais plus. Fleury-Moor avait la figure à l’envers. Nous étions tremblants. Et c’est en vain que nous réentendîmes, au fond du brouillard, l’appel de trompette qui nous avait troublés auparavant. Nous ne pouvions blêmir davantage. L’horreur du cri domptait toutes les autres.

Pourtant, l’appel de trompette déjà familier se répéta plusieurs fois de suite, à des points différents de la vastitude ; et Fleury-Moor, prêtant l’oreille, m’interrogeait du regard.

— « Proboscidien, n’est-ce pas ? » dit-il.

— « Assurément. Elephas meridionalis ou primigenius. »

— « Diantre !… Est-ce que le mirage intéresserait aussi le toucher ?… »

Il s’accroupit et manipula quelques brins d’alfa.

— « Hum ! » grogna-t-il.

— « Quoi ? »

— « Palpez vous-même. »

Le résultat de mon expérience fut que je glissai dans mon fusil deux cartouches à balle.

À cette vue :

— « C’est fou ! » me dit Fleury-Moor. « Est-ce que nous rêvons ? Il y a quelque chose de fou dans ce que vous venez de faire ! Nous rêvons ; ce brouillard est narcotique. Ou pestilentiel ; et c’est du délire. »

— « On ne rêve pas à deux, et des hommes comme vous et moi ne sont pas hallucinés de la même façon simultanément. Non, non, Fleury : puisque nul prestidigitateur n’est capable de nous jouer ce tour de yoghi, c’est que voilà bien un mirage d’ordre nouveau, un mirage intégral dans le temps. Nous regardons, nous écoutons, nous humons, nous goûtons et nous touchons une scène du passé, comme on admire parfois au désert, mais des yeux seulement, une scène qui se passe hors de portée. »

Une chaleur d’étuve nous accablait. Nos vêtements humides exhalaient d’abondantes vapeurs. J’ôtai mon caban.

Et la mer fut. Et le ciel fut. Une mer étamée sous un ciel indigo. Le soleil, large et rose, ascensionnait dans un halo de brume. Il était donc à une place matinale, et toutefois…

Je consultai ma petite boussole-breloque.

— « Voyez donc le soleil, Fleury, comme il est drôlement placé… »

Mon compagnon ne put s’empêcher de sourire.

— « Vous oubliez », dit-il, « que, depuis sa naissance, la Terre n’a cessé de se relever sur l’écliptique… »

— « C’est vrai ! »

Fleury-Moor tira sa montre et continua :

— « Réellement, il est 4 h. 20. Notons-le. Mais artificiellement, c’est-à-dire d’après le soleil du mirage, il est environ 10 heures du matin. Et… c’est le printemps. »

Je confessai que tant d’anomalie me retirait la plupart de mes moyens, et je complimentai le géologue sur sa vaillance. Il me dit n’éprouver que le désagrément de n’avoir emporté ni calepin, ni crayon, ni sa bonne photo-jumelle.

Nous causions, mais sans nous distraire de l’immense éclosion magique où se reproduisait l’enfance de la Terre. La zone libre de buées grandissait alentour. Les premières apparitions étaient désormais concises, matérielles, immuables. Cependant, la perspective reculait encore dans une palpitation vibratoire analogue à celle qui règne par les grandes chaleurs. Cela nous fit croire à des présences animées. Je voulus que des choses lointaines eussent remué ; et je m’assurai qu’à l’occasion les deux rocs au bord de la mer pouvaient nous servir de refuge. Ce faisant, j’aperçus au large une nageoire dorsale garnie de piquants. Elle venait d’émerger, elle replongea.

L’audition tyrannique de la mer nous absorbait. Son odeur, combinée au parfum résineux, tonifiait notre sang. Nous comprîmes bientôt d’où venait ce relent de gomme et de térébinthe. La palmeraie mêlée d’arbres occidentaux accompagnait de plain-pied la grève rouge ; mais, plus à l’intérieur des terres, le talus existait encore (pardon : il existait déjà), plus imposant, moins proche et planté de pins. Dans un intervalle de la palmeraie, il nous présentait sa paroi d’argile marneuse, où bâillait une entrée de caverne.

Comme on le pense bien, les végétaux m’intriguaient plus que tout le reste. Il y en avait de dimensions extravagantes. Certains, qui n’en finissaient plus, portaient de volumineuses corolles musclées, d’un violet ardent, au pistil jaune d’or. D’autres inconnus, de la famille des magnolias, étalaient d’admirables feuilles bicolores, plus belles que des fleurs. Au pied des troncs, c’était une exubérante et féroce mêlée de serre chaude fantastique, une étreinte inextricable où, comme des pieuvres, les aloès allongeaient et retournaient leurs tentacules épineux ; où les raquettes gonflées des cactus brandissaient des houppes de poils et des aigrettes de crins ; où de grosses chenilles à fourrure pâle, mises bout à bout, faisaient de ridicules et redoutables plantes grasses. Ce n’était qu’une cohue léthargique de membres verts et tordus, un entassement de nudités lisses et de toisons brunes au bas des fougères arborescentes recourbant d’énormes crosses velues. La vie outrancière et la défense de la vie éclataient dans la prospérité des gousses, la turgescence rubiconde des mucilages, les griffes et les cornes de toutes ces tarasques paralytiques, dentelées et barbelées à la ressemblance des dragons jurassiques, et dont quelques-unes formaient des épis de couteaux caraïbes. Cela grouillait sans bouger. Pharamineux jardin d’hiver où l’eucalyptus, l’euphorbe, le myrte, et les disparus : le dryophyllum, le doliostrobus, le callistris et le lepidodendron, voisinaient avec les aulnes et les trembles, les frênes et les châtaigniers ! Dans la pénombre du sous-bois pointaient des pyramides baignées de bleu et d’indécis, moitié fougères et moitié mélèzes, arbres et plantes à la fois ; et des candélabres baroques, singulièrement « art nouveau » bien que naturels et préhistoriques, éployaient dans un même plan vertical leurs branches d’espalier. Chacune d’elles, mouchetée d’un bourgeon, se relevait en porte-manteau et supportait de monstrueuses poires blettes qui pendaient, fripées, testiculaires, gargantuesques.

La sueur coulait sur nos joues. L’air demeurait trouble ; un rien de noir se délayait dans l’indigo céleste, et je fis cette observation que sans doute l’atmosphère ne s’épurerait point davantage et que c’était bien là celle d’un âge torride et moite. La lune, au terme de sa course, traçait un mince croissant spectral. Malgré l’heure diurne et irradiée, une grosse étoile ronde timbrait le zénith. Nous l’aperçûmes tous deux en même temps… Ah ! nous n’avions pas besoin d’échanger nos impressions ! Un attendrissement d’une grandeur et d’une qualité inexprimables nous remuait le cœur, et je crus que nous allions pleurer devant l’étoile, ce deuxième satellite de notre planète, aboli sans retour, — l’ancienne petite lune de la Terre bien-aimée !

Nous ne pouvions détacher nos regards du zénith…

Quand nous les abaissâmes, le prodige était achevé. Le dernier panache de brouillard fondait là-bas comme une haleine. La mer, crespelée de vaguelettes, s’épandait au levant, et la colline arquée sortait de l’onde ainsi que nous l’avions vue sortir de la brume dans un aperçu préalable. Elle figurait une crique flanquée de deux presqu’îles latérales. Nous étions sur l’un de ces promontoires ; l’autre s’allongeait en face de nous. C’était une langue de terre rougeâtre égayée de quelques lentisques et de séquoias, lesquels se resserraient à mesure qu’ils se rapprochaient du continent, si bien que le fond du petit golfe était déjà fourré de cette verdoyance qui virait jusqu’à nous et allait ensuite se clairsemant vers la pointe de notre cap. Au milieu du fer à cheval, l’arête du coteau se laissait voir par-dessus les bois, nue, chauve et rougeaude contre l’azur violacé du temps…

Et c’est là que débouchèrent pesamment, un à un, quatre éléphants si monumentaux que, pour évaluer la distance qui nous séparait d’eux — plus de 800 mètres à vol d’oiseau — je dus me rappeler les véritables proportions du terroir. Quoi qu’il en fût, nous nous trouvâmes d’un commun accord à l’abri des rochers avant même de savoir que nous y fussions.

— « Observons ! » dit le géologue.

— « Observons. »

Les animaux titans passent à la file indienne, silhouettés le long du tranchant. Ils s’enlèvent en découpures sombres. Leurs défenses se distinguent mal ; Fleury-Moor, qui est myope, prétend qu’il en voit quatre par individu. Je tiens pour deux, et courbes. Il veut des pelages ; moi pas. Bref, ne pouvant nous décider entre l’elephas meridionalis, antiquus ou primigenius, nous n’arrivons pas à conclure de là quelle est la période de l’ère néozoïque où le mirage nous a transportés. Ce n’est pas l’éocène ; encore moins le pliocène ; la mer et la végétation l’indiquent. Mais est-ce l’oligocène ou le miocène ?… Par chance, une autre péripétie vient résoudre le différend.

Le mammouth de tête marque un temps d’arrêt. Il ouvre toutes grandes ses oreilles prodigieuses, comme si son crâne voulait s’envoler ; jette une claironnade charivarique, et s’éclipse au galop derrière le faîte. Ses camarades ont exécuté le même « à gauche ». Ils s’esquivent. La terre tremble sourdement. Et voilà qu’au nord une espèce de montagne noirâtre s’avance à travers bois, dépassant les cimes des plus hauts conifères. Et voilà que c’est le tapir mastodonte, le pachyderme à la trompe courte, aux défenses abaissées, qui vient dans la forêt grandiose comme le tapir moderne va dans une prairie.

— « Le dinothérium ! » soufflai-je tout bas.

— « Oui : le dinothérium, du miocène ! »

Fleury-Moor avait prononcé « miocène » d’un accent indéfinissable. Je le considérai ; je sus qu’il éprouvait une fierté sans bornes à pouvoir déterminer ainsi, d’un clin d’œil, par delà des myriades de siècles, un point dans l’éternité.

Pour moi, le dinothérium me stupéfiait. Manière de baleine terrestre, il n’était pas « à l’échelle » de son entourage. Il semblait dépaysé, bâti pour une création beaucoup plus spacieuse, ou bien pour l’océan colossal. On devinait qu’il n’était plus chez lui sur terre, et qu’il n’avait plus qu’à s’en aller.

Nous eûmes la bonne fortune de pouvoir l’examiner à loisir. Il leva son moignon de trompe vers la retraite des mammouths, hésita, fit demi-tour, et, comme une dévastation, se porta sur l’extrémité du promontoire qui bornait le septentrion. Là, il s’étendit laborieusement et commença de fouir le sol.

Cela durait depuis quelques secondes, lorsque nous avisâmes au-dessus de la mer une volée de grands oiseaux — ou du moins de grandes bêtes volantes — qui se rapprochaient de la côte en folâtrant à la surface de l’onde et même en s’y posant parfois, l’aile haute, pour cueillir des poissons à la mode des pétrels. Nous les comptâmes ; ils étaient douze, et volaient avec une élégance remarquable. Soudain, poussant tous ensemble le cri surnaturel qui avait le don de nous épouvanter si complètement, ils fondirent comme des javelots empennés sur le dinothérium.

Celui-ci se redressa. Les grands oiseaux le cernaient d’un tourbillon discordant. Ils le harcelaient. La horde criarde virevoltait au-dessus de lui, obsédante et injurieuse. Puis, l’un après l’autre, ses assaillants se couchèrent sur son dos montagneux où leur groupe forma comme une hydre grouillante. L’animal s’ébranla. Palais quadrupède, Notre-Dame de Fourvières sens dessus dessous, il tourna tête à queue et s’enfuit dans une tempête assourdissante. Il meuglait. Sa protestation ressemblait aux véhémences d’un paquebot, et ses tourmenteurs, qui avaient repris l’air, couvraient de huées sa déroute. Nous les suivîmes longtemps du regard. Fleury-Moor abritait ses yeux contre l’éblouissement du soleil. Il dit :

— « Je donnerais cinq ans de ma vie pour une lorgnette de théâtre ! Impossible de voir !… Ah ! si j’avais su ! Tout ce que j’aurais emporté, Chanteraine ! Et je n’ai que ma montre, en tout et pour tout !… Qu’est-ce que c’est que ces êtres volants ? Ah ! le savoir !… Quelles sales bêtes ! Ce qu’ils chantent mal !… »

— « Fichtre oui ! Mais j’ignore… Ptérodactyles ?… »

— « Non… Et cependant… Oh ! non, non : le lézard ailé n’existait plus à cette époque ; j’en mettrais ma tête à couper… — Ah ! les sales bêtes ! » reprit-il en essuyant sa face reluisante. « Ah ! le vilain cri ! Je ne me rappelle pas de sensation plus odieuse… depuis certaine date de mon enfance… »

— « Laquelle donc ?… »

— « Oh, rien. Je veux parler du premier singe que j’ai vu. Cette parodie… Eh bien, d’entendre crier cet oiseau… »

— « Vous avez raison », lui dis-je, frappé de la justesse du rapprochement. « … Mais il vaudrait mieux baisser la voix. Nous ne savons pas ce qui se cache là-dedans… »

L’ombre azurée du couvert gardait sa mystérieuse hostilité. Le feuillage, animé d’oiselets indiscernables, tressaillait. Des essaims de mouches convulsives séjournaient au milieu du clair-obscur. La jungle s’éveillait à chaque instant, sensible à des passages dérobés. Des sillages courbaient les tiges et tout à coup s’arrêtaient avec une brusquerie terrible, me laissant à penser qu’un monstre invisible nous avait vus.

— « Il faut », repris-je, « contourner cette roche et l’interposer entre nous et la terre. L’océan me paraît plus inoffensif… »

— « Si vous y tenez ! » fit Fleury-Moor pendant que la manœuvre s’exécutait. « Mais », ajouta-t-il, « je m’attends à ce que le mirage s’évanouisse d’un moment à l’autre. Observez, n’est-ce pas. »

— « Jusque-là, » remarquai-je, « nous serons plutôt mal installés ! »

La mer, en effet, venait lécher la base du monolithe.

— « Restons quand même », accepta Fleury-Moor, un pied dans l’eau et l’autre levé. « L’essentiel est de ne pas faire trop de mouvements, qui décèleraient notre existence. D’ailleurs, il est dangereux en soi de se déplacer quand on est dans un mirage, c’est-à-dire dans une fausse contrée qui masque les embûches de la contrée véritable. Ne l’oubliez pas, Chanteraine, et quoi qu’il arrive, gardez-vous de prendre la fuite. L’endroit que nous voyons n’est que superposé à l’endroit où nous sommes. Vous pourriez rencontrer, dans le vide apparent de cette clairière antédiluvienne, quelque solide tronc d’arbre bien présent… C’est, je crois, le seul péril qui nous menace. Car… Mais oui ! » s’écria-t-il en se frappant le front. « Si total que soit le mirage, ce n’est jamais qu’un leurre ! Échos, reflets, chimères ! Le toucher lui-même, illusion ! Par conséquent, mon cher, — Dieu, que nous étions naïfs ! — par conséquent, l’image d’éléphants trépassés depuis quelque cent millénaires ne saurait nous causer le moindre tort ! Elle est cantonnée dans son époque autant que nous le sommes dans la nôtre ! »

Sa confiance me gagnait :

— « Et puis, mon cher, dites, celle-là est bien bonne : les êtres d’autrefois, que nous voyons, ne peuvent pas nous voir, parce que le mirage n’est pas réciproque, je suppose ! Les mirages africains ne sont jamais réciproques ! »

— « Parbleu ! » renchérit le géologue. « On peut très bien avoir une sensation directe du passé (chaque nuit, le firmament, avec ses astres plus ou moins éloignés, nous montre autant de passés qu’il renferme d’étoiles). Mais on ne saurait avoir une sensation de l’avenir… Donc, si tout à l’heure nous nous étions levés en criant, le dinothérium n’aurait rien aperçu, ni rien entendu ! »

— « C’est juste ! C’est juste ! » affirmai-je avec un rire de soulagement.

Sur ce, nous quittâmes l’écran de la roche, ayant recouvré toute notre désinvolture… L’empreinte de nos souliers stigmatisait le sable humide… Nos souliers américains… Le sable préhistorique…

Fleury-Moor avait croisé les bras sur sa poitrine. Il demeura quelque temps à regarder les flots, et dit enfin :

— « Vous ne savez pas quelle émotion j’éprouve en face de cela, qui est la mer adolescente, — cela, qui est la mer des premiers temps du monde, si proche encore de l’âge primordial où la Terre n’était qu’une mer !… Toute vie sort de là. Rien de ce qui respire et palpite ne vient d’ailleurs que de l’océan maternel qui semble lui-même respirer et palpiter comme une multitude de poitrines fluides… Voici la mer originelle, et la voici tout près de l’origine. Voici l’admirable matrice de tous les êtres, celle que le Français, plus filial, appelle du même nom que sa maman. Voici la mer mère des hommes, qui a déjà le goût des pleurs, le goût du sang et la voix des sanglots.

» Nous aurons eu ce bonheur ineffable de l’entrevoir dans sa jeunesse ! À l’heure qui renaît pour nous, elle vient de terminer son Grand Œuvre. Elle a lâché sur les continents, bien étroits encore, toutes les créatures qui devaient sortir de sa fécondité. L’ère des sauriens est même révolue depuis longtemps. Ils se sont métamorphosés. L’oiseau et le mammifère ont surgi du reptile. Les dragons colosses ne reviendront jamais plus. Et maintenant quelqu’un va bientôt venir. Et maintenant, au fond d’une race simienne, l’humanité germe obscurément ; et Virgile est en marche dans le cerveau d’un chimpanzé… »

Il y eut un moment de rêverie, plein du fracas de la marée.

Je hasardai :

— « Pour tant faire que de voyager dans la préhistoire, j’aurais mieux aimé remonter plus haut, jusqu’à l’ère secondaire, qui précéda celle-ci. Un beau spectacle, Fleury-Moor, les dinosauriens ! Le plus bizarre peut-être de toute l’étendue et de toute la durée terrestres ! »

— « Bah ! » repartit Fleury-Moor. « Tous vos diplodocus, mégathériums et autres iguanodons… C’était une population pélagique. Ils vivaient dans l’eau, vous savez, presque toujours, et non comme le livre et le musée nous les représentent… Ne vous plaignez pas : le dinothérium que vous avez vu n’est-il pas un survivant attardé de la faune géante ? »

— « Ce n’est pas un saurien », fis-je avec regret.

— « Et moi » dit-il sans négliger de promener ses regards de la mer à la palmeraie et de la plage à la pinède, « et moi, si j’avais pu choisir, j’aurais voulu remonter moins haut le cours des siècles, et m’arrêter à cette saison de la géologie où l’homme perçait enfin sous la brute. Ah ! contempler les premiers hommes ! les Adams et les Èves de l’indiscutable Genèse évolutionniste ! »

— « Permettez ! » contredis-je. « En vertu même du transformisme — et comme vous l’avanciez à la minute — l’ancêtre de l’homme exista de tout temps. À cette époque néozoïque, nos aïeux, je vous l’accorde, n’étaient pas encore des hommes tels que ceux de la pierre taillée ; mais certes, ils devaient déjà constituer des personnages bien spéciaux ! »

Fleury-Moor hocha la tête.

— « Je pense, » dit-il, « que c’étaient des orangs comme les autres ; imperceptiblement plus sournois, plus bavards et moins quadrumanes. Ils vivaient en troupeaux, ayant flairé que l’union fait la force… Mais ils vivaient très loin, très loin d’ici… »

— « En Océanie, n’est-ce pas ? Je connais l’intransigeance de vos théories… »

— « Oui, monsieur, en Océanie, qui est selon moi — et selon beaucoup d’autres, monsieur — le berceau de l’humanité, puisque nulle part ailleurs on n’a découvert de fossiles anthropomorphes dans le pliocène. »

— « Le hasard… » aventurai-je.

Mais il poursuivit :

— « À Java, au contraire, et dans le pliocène, dans le terrain correspondant aux périodes immédiatement postérieures à celle-ci, vous vous rappelez, Chanteraine : le pithécanthrope d’Eugène Dubois ! »

— « Hum ! Était-ce bien un homme-outang, Fleury-Moor ? On reconstitue ce qu’on veut sur des données aussi insuffisantes qu’une couple de molaires, une calotte crânienne et un fémur !… »

— « Je m’étonne de vous entendre parler ainsi. Mantell, Cuvier, l’iguanodon… »

— «… Et quel fémur ! » continuai-je. « Quelle cuisse baroque ! nouée de protubérances osseuses qu’on n’a jamais expliquées, sinon par l’hypothèse trop ingénieuse de rhumatismes !… Ha ! ha ! des rhumatismes, Fleury-Moor ! L’homme-singe rhumatisant ! ha ! ha ! Passe encore pour l’homme primitif des cavernes glaciaires ; mais l’homme-singe du pliocène tropical ! ha ! ha ! laissez-moi rire ! »

— « Il n’y a rien là de risible », gronda le géologue, « et les ossements de Java sont des ossements de pithécanthrope. Au reste, pourquoi les hypertrophies de l’os fémur ne seraient-elles pas des lésions mécaniques, suites d’un accident ? des fractures ressoudées ? On l’a dit ; vous le savez aussi bien que moi… Et puis, assez, voulez-vous ? C’est agaçant. »

Il regardait la terre, et moi la mer.

— « Voici les oiseaux revenus », annonçai-je. « Ils pêchent là-bas. On dirait que leur plumage est blanc, ou bien c’est un effet de la distance et du soleil… Ce sont des goélands formidables. »

— « J’aurais tant aimé savoir ce qu’ils sont ! » rabâcha Fleury-Moor. « Mais il faut y renoncer. Ne perdons pas un temps précieux et tâchons au moins de reconnaître ce que nous avons sous la main. Il y a là des poires monstres qui m’intriguent. Essayons d’aller jusqu’au bois. »

Il fit alors quelques pas, le pied tâtonnant et le bras sondeur, comme s’il eût été privé de l’usage de la vue, et cela parce qu’il craignait les obstacles cachés de l’invisible paysage contemporain.

— « Hep ! » fit-il.

Arrêté dans un haut-le-corps et retourné vers moi d’un air d’hésitation et d’émerveillement, il chuchota derrière l’abat-voix de sa main :

— « La caverne ! Voyez-vous !… »

Muet, je l’avertis d’un signe qu’il fallait revenir ; et j’éprouvai soudainement un désespoir nonpareil, à songer que peut-être nous étions seuls à jamais sur une Terre où les hommes n’existaient pas. Des phosphorescences venaient de s’allumer dans les ténèbres de la caverne. C’étaient de petites braises deux à deux, rouge-vert et vert-rouge, incontestables, incontestablement reconnaissables, — des yeux.

— « J’y vais ! » décida Fleury-Moor.

— « Non ! »

Et je me précipitai sur lui.

— « Admettez que le mirage se dissipe, » raisonna-t-il, « est-ce que vous ne vous repentirez pas éternellement d’avoir gâché l’occasion ? Profitons-en, mon cher ! profitons de ce mirage praticable ! »

— « Vous ne voyez donc pas que ces yeux nous regardent ! »

— « Hein ! Vous déraillez ! Ils regarderaient dans l’avenir ?… »

Mais je le tenais ferme, car j’étais alors gouverné par un maître intérieur plus autoritaire que le bon sens. Il dut céder à ma force et finit par se contenter d’un examen à distance.

Les yeux fulguraient, couples d’étoiles sombres, et clignotaient parfois sous des paupières effroyablement inconnues. Ma fantaisie forgeait derrière eux une famille d’ours épouvantables, gros comme des rhinocéros…

— « Vous ne remarquez rien ? » dis-je ex abrupto.

— « Plaît-il ? »

— « Vous ne remarquez pas ?… Le rayon de soleil ?… »

— « Quel rayon ? »

— « Celui qui pénètre dans la caverne, ce pan de lumière oblique… »

— « Après ? »

— « Eh bien ! les deux yeux qui paraissent le plus près de l’orifice… ne se trouvent-ils pas au-dessus de la clarté ? »

— « Oui, c’est vrai. »

— « Donc, si c’étaient les yeux d’un animal posé sur le sol, nous verrions cet animal dans le rayon de soleil… »

— « Bravo ! De toute évidence, ces yeux appartiennent à quelque bête qui s’accroche à la voûte, à moins qu’elle ne stationne à même l’atmosphère. »

Aux profondeurs de l’antre, qu’elles creusaient indéfiniment, les paires de prunelles flamboyantes se multipliaient.

Nous étions fort à découvert et je n’avais garde d’interrompre la surveillance du voisinage, en dépit de l’absurdité d’une telle occupation. La palmeraie, coupée en deux par la clairière de sable rouge, enfonçait l’ombre de ses dessous à droite et à gauche de la caverne. Je ne pus retenir un hoquet de stupeur : cette ombre aussi était ponctuée de regards aux luisances mordorées ! Il y en avait deux au bas de chaque poire pantagruélique. Il y en avait des centaines. Et la forêt Argus nous épiait de tous ses yeux fascinateurs.

L’idée que les poiriers n’étaient pas végétaux me traversa l’esprit comme une araignée velue.

Mais Fleury-Moor parla selon la sagesse :

— « Vos poires », dit-il, « sont tout bonnement des chauves-souris. Ce sont des vampires géants qui, la tête en bas, dans leur posture consacrée, se tiennent agrippés aux branches de ces candélabres et au plafond de la caverne. Mais ils doivent être diurnes, parce que, voyez-vous, je gage que vos soi-disant goélands ne sont aussi que des vampires. Ceux qui nous environnent font la sieste, probablement. »

— « Vous voulez dire qu’ils s’éveillent ! »

J’aurais préféré n’avoir pas à rectifier. La chauve-souris commune me dégoûtant jusqu’à la nausée, je laisse à penser l’impression que me causa cette cité de vampires, doués, par leur gigantisme, d’une monstruosité supplémentaire.

Je regardais la caverne, la palmeraie et les chauves-souris suspendues, piriformes. Fleury-Moor regardait la mer et les chauves-souris volant au loin…

Une minute ainsi, sans que rien ne bougeât.

Incroyable et contradictoire lubie : cette passivité qui éternisait l’angoisse de l’expectative me poussait à l’action, moi, le plus timide ! Impulsif, je ramassai deux ou trois galets.

— « Faut-il ? » proposai-je en visant la bouche ténébreuse.

Fleury-Moor approuva d’un geste évasif.

Mon premier galet manqua le but et, frappant la muraille, retomba sur un monceau d’arêtes de poissons, près de l’ouverture. Le deuxième galet fila tout droit vers le fond du repaire.

Aussitôt, un concert effroyable, qui nous fit dresser les cheveux sur la tête, s’éleva des entrailles du talus, et la caverne s’emplit de hurlements démoniaques, ainsi qu’un boyau menant aux Enfers. Sa nuit fut constellée de charbons ardents. Et nous vîmes enfin quelque chose remuer au cœur de l’obscurité, blanchir pas à pas et s’avancer vers la lumière sous les yeux incandescents.

« Un homme ! » pensai-je.

— « Un singe », murmura Fleury-Moor.

C’était l’un et l’autre, et ce n’était ni l’un ni l’autre : un bipède dressé, d’une maigreur affreuse, avec un pauvre petit crâne tout rond, le nez camus, la mâchoire proéminente, des oreilles en feuille de choux et du poil sur toute la figure. À n’en pas douter, le pithécanthrope, l’ancêtre de l’homme était devant nous ! Le pithécanthrope tel qu’Eugène Dubois l’avait restitué d’après les ossements de Java ! Le pithecanthropus erectus du pliocène, ici, dans le miocène, en Europe, en Champagne ! vivant ! et qui, par une étrangeté abominable, était l’allié du peuple des vampires ! et qui partageait leur habitat !…

« Bah ! » me dis-je pour me satisfaire, « il les utilise comme esclaves, ou chiens de chasse, ou chiens de pêche, plutôt ! »

L’homme-singe s’arrêta sur le seuil du terrier cyclopéen. Il ouvrit ses yeux rapprochés, qu’il avait tenus mi-clos…

Au grand soleil, ce qu’il avait de plus ébahissant nous apparut. Et je le donne en mille !… Écoutez : ce sauvage entre les sauvages, qu’on s’attendait à voir tout nu, était drapé dans une ample pèlerine de cuir souple, marron, lustré, dont les plis retombaient le long du corps, en symétrie, jusqu’aux talons !

— « Un manteau ! » s’effarait le géologue. « Civilisé, déjà ! Un orang qui sait s’habiller !… Au diable ce vêtement ! il nous empêche de contrôler l’anatomie externe du monsieur… »

Le pithécanthrope fronça les sourcils d’une manière simiesque, puis tourna la tête à la façon d’un homme. Le tumulte prit fin dans la grotte.

— « Il nous regarde, vous dis-je ! »

— « On le dirait tout de même ! » concéda Fleury-Moor. « Mais, s’il nous regarde, il peut donc nous entendre ? Allons ! c’est impossible. »

Il eut un sourire indéfinissable, et cria vers la bête humaine :

— « Ohé ! grand-papa ! »

Et il se mit à rire, certainement pour me dérider. Je n’en avais pas envie ; je n’en eus pas licence.

Notre aïeul étendit un bras démesuré soulevant la toge de cuir. Sa bouche, ouverte, devenait une gueule armée de crocs. Une voix glapissante, un aboiement compliqué s’en échappait avec des coups de gosier qui faisaient sauter la gorge famélique, pareillement à celle des chanteurs italiens :

— « Hattouix, touix, touix ! Hirah-ah ! Râtoh ! Râtoh ! »

Quelque chose comme cela. Je me rappelle fort bien « Râtoh ! » qui, après tout, s’écrirait « râteau » sans inconvénient. Et, croyez-moi, c’était vraiment une curiosité, ce mot français, ce terme de jardinage, évocateur de mails et de boulingrins, de Versailles et de Trianon, sur les lèvres à peine ourlées du gorille adamique.

Or, à l’époque miocène, « Râtoh ! » voulait dire sans doute : « À moi, mes gars ! » ou bien : « Rassemblement ! ». À cet appel, ou bien à cet ordre, une bande d’anthropoïdes fit irruption hors de la caverne, chaque côté de la palmeraie dégorgea sur la place une troupe de nos ascendants, et la crête du talus se garnit d’un cordon de sentinelles issues de la pinède. Une odeur ammoniacale de singerie nous prenait aux narines. Des hurlées ignobles comblaient le silence. Une population hostile et bestiale nous investissait, formant le cercle. Tous, comme le chef, étaient revêtus de capes plus ou moins brunes dont ils agitaient les pans avec furie.

Je voulus regagner les roches au bord de la mer… À tire-d’aile au-dessus des vagues accourait une nuée de ces grands alcyons, ou de ces grandes chauves-souris… Sur ce point, nous allions savoir à quoi nous en tenir : albatros ou vampires, ils accouraient à la rescousse, et…

— « Des hommes volants ! » s’exclama Fleury-Moor.

D’honneur ! c’étaient des hommes volants. Et le manteau brunâtre, la cape uniforme des primates qui nous entouraient, qu’était-ce ? on l’a déjà compris : — de vastes ailes repliées. — La poire, l’oiseau, la chauve-souris, le pithécanthrope ne faisaient qu’une seule créature : Adam notre père, qui avait régné sur la terre comme dans le ciel.

Lors, de toutes parts, nous étions entourés d’ancêtres. Leur vol arrondissait un dôme d’envergures battantes. Ils nous avaient mis sous cloche, et cette coupole frémissante obscurcissait le jour. On ne pouvait plus s’évader.

L’instinct nous colla dos à dos. Ainsi parés, deux en un, Janus à la double face vigilante, nous supprimions la désolante infériorité de notre revers. Et je serrais mon fusil d’une main nerveuse et spasmodique…

— « Vous voyez bien que le mirage est réciproque, » dis-je, « puisque nous les voyons et qu’ils nous voient ! »

Je sentis qu’il haussait les épaules.

— « Fantômes naturels ! Fantômes naturels ! » expliqua-t-il. « Vous y êtes ?… Illusion ravissante. Efforçons-nous de retenir tout ce que nous pourrons… Ah ! ah ! ah ! l’homme a donc fini par les perdre, ses ailes ! à force de ne plus s’en servir ! L’évolution l’a puni de sa paresse ! comme les pingouins ! Ah ! ah ! efforçons-nous de retenir tout ce que nous pourrons. »

— « Oui, c’est entendu. Vous ressassez toujours la même chose ! »

Les pithécanthropes — disons mieux, puisqu’ils avaient des ailes : les ptéropithécanthropes — se contentaient pour le moment de nous tenir en observation. Nous étions le point de mire de tous les regards, ce qui n’allait pas sans m’intimider. Par surcroît, le tumulte incessant, le hourvari des clameurs, le claquement des ailes membraneuses engendraient un vertige de l’œil et du tympan. Je me raidissais contre une faiblesse d’origine exclusivement physique, ou peu s’en faut. Toute ma vie s’employait à combattre mes paupières qui voulaient se fermer. J’attendais avidement la fin du prodige. — Fleury-Moor, lui, pensait tout haut dans le mirage. Afin de mieux se souvenir de ce qu’il avait remarqué, l’incomparable savant prenait des notes verbales. Je l’entendrai toujours enregistrer :

— « Face négroïde. — Prognathe. — Aucune civilisation. — Pas de feu. — Rudiment de langage. — Le chef est le plus robuste et non le plus âgé. — Comme chez les animaux, égalité des mâles et des femelles. — Aucune arme. — Les ailes… ah ! sans pareilles, réunissant les bras et les jambes. Ha ! ha ! les protubérances de Java ! Je tiens la clef de l’énigme ! Sous ce rapport, voilà des êtres intermédiaires, situés entre la chauve-souris et l’écureuil volant ; mais ils ne sont ni insectivores ni rongeurs. Ichtyophages, oui, mangeurs de poissons. En somme, ils procèdent surtout des ptérodactyles ; et décidément toute la faune terrestre descend des sauriens… C’est votre avis, n’est-ce pas, Chanteraine ? »

— « Tout tourne ! J’ai le mal de mer ! Tout tourne ! » répondis-je. « Que faut-il faire ? Je ne demande qu’à faire n’importe quoi… »

Ma contre-partie grommela son dédain :

— « Stupide… Représentation sans danger… Indigne de son rang… Tableaux vivants… Galerie… Portraits de famille… »

Enfin il se remit à pester contre le manque d’outillage.

— « Servez-vous au moins de votre chronomètre ! » lui dis-je. « Prenez les temps. Quelle heure est-il ? »

— « Cinq heures cinq. »

— « Rentrez ça ! » m’écriai-je. « Ça les excite ! ça brille ! Rentrez votre montre ! Ils vont vous faire un mauvais parti… Remettez… »

Du sombre et du lourd tomba sur nous. Je fis un écart. Une patte de poils et d’ongles s’abattait sur la main qui tenait la montre vermeille… À terre, couvrant le corps disparu de Fleury-Moor, un pithécanthrope luttait, les ailes plissées, abject comme un diable de Callot. La brute, agitée de soubresauts, m’offrait sa nuque évidée sous l’occiput… J’épaulai, je tirai…

Cette fois, le coup produisit un vacarme de foudre. Une épaisse fumée m’entourait, souillant à l’improviste le soleil immémorial. Cela fut suivi de silence et de froid.

La fumée ne s’en allait pas…

Elle ne pouvait pas s’en aller, puisqu’elle était le brouillard réapparu. La déflagration de ma poudre avait ébranlé sa lourdeur et fait s’évanouir l’étonnante rétrospection qui se jouait en lui. Nous avions regagné le vingtième siècle.

Immédiatement et comme suite à la même dislocation, la brume devint de la bruine. Une pluie ténue et frigorifique me vaporisa…

Le soir du soir était venu. Dans une pénombre où la nuit et le brouillard confondaient leurs négations, j’aperçus à mes pieds ceux de Fleury-Moor étendu tout du long, la face contre terre.

Il reprit connaissance avec des gémissements.

— « On m’a tué ! On m’a tué ! » geignait-il.

Et vraiment il avait l’air de lamenter cela de l’autre côté de la Mort. Ses mains étaient celles d’un homme qui a péri. Je les frottais en pure perte. Il regardait autour de lui, les traits inexpressifs, ahuri d’épouvante. Il avait les yeux qu’on doit avoir sous les paupières quand on dort.

Je lui montrai, dans le vague, l’ébauche d’un noisetier. Cette vue familière le rasséréna. Il me dit qu’on voyait assez clair pour s’en retourner et qu’il désirait le faire au plus vite.

Je confectionnai rapidement une croix de branchettes et je la plantai dans la terre d’une certaine façon. Fleury me pressait de partir.

À quelque vingt mètres de là, nous retrouvâmes le sentier. Nouvelle croix. Nouvelle impatience de Fleury-Moor.

Plus avant, des tailleurs de pierre, qui regagnaient Nauroy-les-Cormonville, répondirent à mes questions. Ils n’avaient rien vu, que le brouillard ; ni rien entendu, que le coup de fusil.

— « La bizarrerie était localisée dans un espace très restreint », fis-je quand ils nous eurent quittés. « Cela est fort heureux. Autrement, que de villages eussent été submergés !… »

Je voulais rire. Vaine dépense. Fleury-Moor descendait la colline à toutes jambes, faisant des crochets inexplicables et des haltes subites, inquiet des chauves-souris traçant leurs éclairs noirs, ému par le brouillard vert d’un champ d’asperges qu’on aurait pu traverser pour couper au court. Le feuillage vaporeux d’un saule l’effraya comme un épaississement de brume. Un hibou qui fuyait, silencieux à l’égal d’un reflet, lui fit rentrer la tête dans les épaules.

Je le suivais tant bien que mal. Nous arrivâmes au château.

Il avait été convenu que nous garderions le secret sur l’aventure qui nous était arrivée. Cela ne fut rien moins qu’aisé. Le soir, mon confrère se sentit plus faible. Ses mains restaient cadavériques et sa physionomie ne pouvait plus traduire les variations de sa pensée. On le coucha. Je le veillai, de compagnie avec sa femme. Toute la nuit j’eus le sentiment que Fleury-Moor, célèbre géologue, avait fini d’être génial, et qu’il ne serait plus désormais qu’un endroit où de grandes choses s’étaient passées.

Au matin, par bonheur, la fièvre baissa. Le docteur prescrivit le repos, le mutisme et le sommeil. Avant de commencer le traitement, Fleury souhaita m’entretenir seul à seul.

Son désir était que je retournasse sur les lieux du mirage, pour déterminer l’emplacement de la caverne. « Il fallait la retrouver coûte que coûte. Elle devait contenir des fossiles inestimables. » Il me félicita chaudement d’avoir planté des repères, et me conjura de faire diligence, de peur que le vent ou quelque vagabond ne les eût enlevés.

Je partis avec des terrassiers munis de leurs instruments.

Les deux croix n’avaient pas été dérangées. L’orientation de la première indiquait la seconde, et l’orientation de la seconde indiquait la caverne. Ma rétine conservait le tableau des distances, et comptait trente mètres environ de la place où Fleury-Moor était tombé jusqu’à l’entrée du souterrain. Mais, à présent, l’apport des siècles avait poussé le talus d’une vingtaine de mètres en avant ; de telle sorte qu’il nous aurait fallu pratiquer une galerie de cette longueur, si, à deux mètres sur la gauche et dans la direction voulue, la carrière la plus opportune ne se fût enfournée. Je mesurai vingt mètres le long de sa paroi. Les terrassiers attaquèrent à droite, et rencontrèrent l’argile presque aussitôt.

Vers trois heures après midi, j’arrêtai le travail. Point de caverne. Elle s’était affaissée. j’imagine, au cours des vicissitudes géologiques. Mais, en fouillant avec soin, nous découvrîmes, dans la pâte marneuse, des conglomérats de terre rouge mêlée d’ossements.

J’isolai sur place des fragments de squelettes analogues à celui du pithécanthrope de Java. Les os des bras et des jambes présentaient, tous, les fameuses excroissances du fémur malais, qui ne sont ni des lésions mécaniques ni des stigmates d’arthritisme, mais bel et bien des apophyses naturelles où venaient s’attacher les tendons des ailes membraneuses. (Ces pièces, ajustées entre elles, forment un squelette composite à peu près entier, que l’amateur peut voir au Muséum sous la dénomination réputée fantaisiste de pteropithecanthropus erectus. On dit encore anthropopterix, ou plus communément l’homme ailé de Cormonville.)

Selon mes prévisions, la fouille ne mit au jour nulle poterie, même grossière, nul silex, même brut ; pas un tibia d’éléphant, massue toute faite ; pas une corne de narval ayant servi d’épieu. Aussi, grande fut ma surprise d’exhumer une portion de crâne, occipitale, percée d’un trou rond qui semblait attester l’usage du trépan chez l’anthropoïde de l’ère néozoïque. Je n’ignorais pas que l’homme quaternaire, le maître du feu, le fabricant de haches, eût pratiqué cette chirurgie précoce ; mais l’homme tertiaire ! un hamadryas ! moins qu’un faune de la légende !…

Je méditai sur ce reste de crâne plus gravement qu’Hamlet sur tout le crâne de Yorick. Ce vide énigmatique, ce petit cercle de néant m’obsédait… J’eus l’idée de prendre sa mesure. Il avait… le même diamètre que les balles de mon calibre 12 !…

Je ne pouvais m’habituer à l’explication qu’un simple rapport numérique venait de faire éclater dans mon incertitude, lorsqu’un terrassier m’apporta ce qu’il avait déterré : une main droite, cimentée intimement à la motte de glaise qui moulait ses os légers, friables et blancs. Elle crispait le grillage de son poing sur une prise que je résolus de dégager.

Depuis des millions d’années cette dextre était enfouie sous une montagne. Cependant, elle tenait un chronomètre fossilisé !

Je n’ai jamais vu de relique aussi déconcertante. Des miettes de verre, irisé par l’amoncellement de plusieurs antiquités, parsemaient la ruine du cadran. Les charnières de la montre s’étaient soudées. Je l’ouvris du couteau, comme une huître. Il ne restait des rouages d’acier qu’une poudre de rouille, granulée de rubis. Mais l’or impérissable avait résisté aux ravages du temps. On lisait au boîtier terni le nom du vendeur : Samuel Goldschmidt, avenue de l’Opéra, 129, Paris. Et les aiguilles, couvertes d’une croûte minérale, marquaient cinq heures cinq depuis une manière d’éternité.

Je n’entreprendrai pas de dire le désordre de mes pensées.

Trente minutes après, porteur de la montre et de l’occiput, je forçais la consigne et je violais la chambre à coucher de Fleury-Moor. Il était assis dans son lit, les bras croisés.

Son accueil me déçut. Le rapport que je lui fis ne l’intéressa guère, et quand il eut manié distraitement les deux raretés :

— « Chanteraine ! » me dit-il, le verbe haut et l’accent résolu.

— « Eh bien ?… »

— « Il ne faut pas le dire aux hommes. »

— « Quoi donc, mon bon ami ? »

— « Que les hommes d’autrefois avaient des ailes… »

— « Hé ? »

— « Ce serait trop triste pour eux, voyez-vous… Il ne faut pas leur dire… J’ai beaucoup réfléchi depuis votre départ…

» Ainsi, Chanteraine, notre besoin de sillonner le ciel, notre immortel désir d’envolée, ce n’est donc pas un espoir, une poussée de la race dans le sens du meilleur et du plus beau ! Ce n’était qu’un regret indéfini… le regret des ailes perdues… le regret du paradis perdu ! — Est-ce cela que l’Ancien Testament veut symboliser par l’expulsion d’Adam et d’Ève ? Peut-être. Probablement. Ah ! croyez-le : tous les mythes des anciens ont une base dans la réalité de la préhistoire. Tour à tour, chaque héros y représente le genre humain. Prométhée n’est-il pas la conquête du feu ? La perte du vol n’est-elle pas aussi la chute d’Icare ?… Une tradition élémentaire, sourde et tenace, d’elle-même se transmet dans la rancune ou la reconnaissance de la chair. Quand nous désirons d’acquérir des ailes, nous pleurons, sans le savoir, nos ailes arrachées, comme sans le savoir, lorsque nous éprouvons la nostalgie de la mer, ce qui nous émeut si largement c’est la tendresse de l’exilé pour sa patrie désormais défendue !… Non ! non ! il ne faut pas apprendre aux hommes qu’ils sont des anges déchus. Ce serait trop triste ! »

— « Comment ! » fulminai-je, indigné, consterné aussi. « Vous auriez le courage de vous taire ?… Mais notre découverte ne nous appartient pas ! Elle est aux peuples du monde !… Et je me demande un peu ce qu’il y a de « triste » à savoir ce qu’elle enseignera : Jadis les hommes voltigeaient, mais leur âme rampait ! — Avouez que nous avons gagné au change ! »

— « Il ne faut pas le dire. »

— « Et la vérité ! » m’écriai-je. « La vérité ! Ne faut-il pas la dire, envers tout, contre tout ? Ne faut-il pas lui sacrifier tout ? La vérité, Fleury ! n’est-elle pas le but de notre essor intellectuel ? N’est-ce donc pas la vérité qui met des ailes à notre âme et la fait monter plus haut qu’un séraphin tétraptère ?… »

— « Il ne faut pas le dire tout de même », s’entêta Fleury-Moor.

En droit, l’honneur de cette trouvaille indivise revenait à chacun de nous pour moitié. L’un ne pouvait disposer de sa part sans le consentement de l’autre. Je me résignai donc.

Et voilà pourquoi tant de jours se sont écoulés avant que le ptéropithécanthrope ne fasse son entrée au Muséum.

Il doit cette grâce à l’invention des aéroplanes. Au lendemain de la première expérience décisive, Fleury-Moor vint me délier du secret.

— « Encore que ce soient là des engins d’orthopédie, qui sont aux ailes ce qu’une béquille est à la jambe coupée, il me paraît », dit-il, « que nous pouvons parler, puisque Dieu réintègre Adam au paradis et que voilà Dédale qui remonte aux cieux. »

Nous avons parlé. Qui nous a crus ? Personne. Et pourquoi ?

C’est que, d’une part, le squelette du Muséum est un squelette comme celui de Java, sans plus. Les ailes du pithécanthrope ressemblaient moins à celles des chauves-souris qu’aux membranes des écureuils volants ; elles n’avaient qu’une armature de muscles, qui a disparu.

D’autre part, nous n’osons pas, vivants, raconter la tribulation qui témoignerait en faveur de notre thèse. La postérité seulement connaîtra le mirage qui nous assaillit dans le brouillard du 26 octobre et nous donna l’inoubliable vision du temps que les hommes volaient.