Le brigadier Frédéric/03

J. Hetzel et Cie, éditeurs (p. 23-43).
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III

Les choses allèrent ainsi durant toute l’année 1868. Jean Merlin cherchait toutes les occasions de se présenter à la maison, soit pour affaires de service, soit même pour me consulter sur ses affaires de famille. Il n’avait qu’une crainte, c’était d’être refusé ; quelquefois, étant en tournée ensemble sous bois, je le voyais la tête penchée ; il semblait vouloir parler, il élevait la voix tout à coup, puis se taisait.

Je lui souhaitais un peu plus de courage, mais je ne pouvais pas commencer, cela n’aurait pas convenu pour un supérieur ; j’attendais sa demande en règle, pensant qu’il finirait par m’écrire, ou par m’envoyer quelqu’un de ses parents en cérémonie faire la déclaration ; par exemple son oncle Daniel, le maître d’école de Felsberg, homme respectable, qui pouvait se charger d’une commission aussi délicate.

Il m’arrivait aussi de réfléchir à ce qui me regardait particulièrement. Je ne demandais pas mieux que de voir ma fille heureuse, mais il faut tâcher autant que possible d’accorder tous les intérêts ensemble. Quand on ne songe à rien, tout vous paraît simple et facile, et pourtant les meilleures choses ont leur mauvais côté.

J’avais encore près de deux ans à faire pour arriver à ma retraite ; mais après cela, si mon gendre n’était pas nommé brigadier à ma place, il allait donc falloir quitter cette vieille maison, où j’avais passé tant d’années avec les êtres qui m’étaient chers : le beau-père Bruat, ma pauvre femme, la grand’mère Anne, enfin tout le monde ; il allait falloir tout abandonner, pour vivre dans des pays que je ne connaissais pas, parmi des figures étrangères !

Cette idée me désolait.

Je savais bien que Marie-Rose et Jean Merlin me respecteraient toujours comme leur père, j’en étais sûr ! Mais l’habitude de retourner dans le même coin et de voir les mêmes choses devient une seconde nature, et voilà pourquoi les vieux lièvres, même après avoir reçu des coups de feu dans les environs de leur gîte, y reviennent toujours ; ils ont besoin de voir la broussaille, la touffe d’herbe qui leur rappellent la jeunesse, les amours, et même les inquiétudes et les chagrins, qui font à la longue les trois quarts de notre existence et nous attachent autant que les souvenirs de bonheur.

Ah ! je n’aurais jamais cru qu’il m’arriverait bien pis que de me retirer avec mes enfants, dans un pays de sapins semblable au nôtre, et dans une maisonnette pareille à la mienne !

Ces choses m’inquiétaient donc beaucoup ; et depuis le départ de M. le président Münstz, je ne savais plus à qui demander un bon conseil, quand tout s’arrangea d’une façon très-heureuse, qui m’attendrit encore quand j’y pense.

Tu sauras que durant les années 1867, 1868 et 1869, on faisait des routes dans toutes les directions, pour l’exploitation des coupes et le transport des bois au chemin de fer et au canal. M. Laroche, inspecteur forestier du canton de Lutzchtein, dirigeait ces grands travaux. C’était un homme de cinquante-cinq ans, robuste et sérieux, qui ne s’occupait que de son affaire ; la chasse, la pêche n’entraient pas dans ses goûts ; avec lui, pour être bien noté, il ne s’agissait pas d’être bon tireur ou bon truqueur, il fallait bien remplir son service.

Lui-même arrivait souvent sur les lieux, expliquant clairement les pentes à suivre, les arbres qui devaient tomber, etc. ; à moins d’être véritablement borné, chacun était forcé de comprendre ; les choses marchaient ainsi rondement et pour le mieux.

Naturellement, un homme pareil connaissait aussi son personnel à fond ; et quand il était content, il vous adressait une de ces bonnes paroles qui vous relèvent le cœur.

Pour ma part, je crois qu’il me portait de l’intérêt, car souvent, après avoir entendu mon rapport dans son cabinet, à Lutzelstein, il me disait : « C’est très-bien… très-bien, père Frédéric ! » et me donnait même une poignée de main.

Or, vers le printemps de 1869, l’ordre arriva de refaire le chemin qui descend de la Petite-Pierre à la vallée du Graufthâl, pour rejoindre la nouvelle route de Saverne à Metting ; l’embranchement tombait près de la scierie, non loin de la maison forestière ; je me trouvais donc tous les jours de service avec ma brigade, pour surveiller les travaux.

La première partie était presque terminée ; on commençait à faire sauter les roches en bas, près de la vallée, pour régulariser la voie, quand un matin, étant allé faire mon rapport ordinaire à Lutzelstein, M. l’inspecteur me reçut particulièrement très-bien.

Il pouvait être une heure, moments de son déjeuner, et lui-même arrivait à sa maison comme je sonnais.

« Ah ! c’est vous, père Frédéric, dit-il tout joyeux en ouvrant sa porte. Un beau temps ce matin. Tout roule là-bas ?

— Oui, monsieur l’inspecteur, tout marche rondement, selon vos ordres.

— Bon !… bon ! fit-il. Asseyez-vous, nous avons à causer. Vous déjeunerez avec moi. Ma femme est chez ses parents, en Champagne ; vous me tiendrez compagnie. »

Souvent, quand l’arrivais à l’heure du déjeuner, il m’avait offert un bon verre de vin, mais jamais l’idée ne lui était venue de me faire asseoir à sa table.

« Asseyez-vous là, dit-il. Hé ! Virginie, apportez un couvert pour le brigadier. Vous pouvez servir. »

Figure-toi mon étonnement et ma satisfaction. Je ne savais comment le remercier ; lui n’avait pas l’air de voir mon embarras. Il commença par ôter sa tunique et par mettre un paletot, en me demandant :

« Vous avez bon appétit, père Frédéric ?

— Mais oui, monsieur l’inspecteur, cela ne manque jamais.

— Allons, tant mieux, tant mieux ! Goûtez-moi ce bifteck ; Virginie est une bonne cuisinière ; vous m’en donnerez des nouvelles. À votre santé !

— À la vôtre, monsieur l’inspecteur. »

J’étais là comme en rêve ; je me disais :

« Est-ce bien toi, Frédéric, qui déjeunes ici dans cette belle chambre, avec ton supérieur, et qui bois ce bon vin ? »

Enfin, j’étais embarrassé.

M. Laroche, au contraire, semblait toujours plus familier avec moi, de sorte qu’à la fin, après trois ou quatre rasades, je trouvai moi-même la chose en quelque sorte naturelle. Parce que sa femme n’était pas là, je pensais qu’il était content de m’avoir, pour causer de l’aménagement des bois, des nouvelles coupes, de notre chemin du Graufthal, et je m’enhardissais à lui répondre en riant, presque sans gêne.

Nous étions ainsi depuis environ vingt minutes, Mlle Virginie venait d’apporter les amandes, les biscuits et le fromage de Gruyère, quand se redressant contre le dos de sa chaise et me regardant d’un air de bonne humeur :

« C’est pourtant agréable, dit-il, de se porter comme nous autres, à notre âge… Ha ! ha ! ha ! nous n’avons pas encore perdu nos dents, père Frédéric !

— Non, non, monsieur l’inspecteur, elles sont bien plantées. »

Et je riais aussi.

« Quel âge avez-vous ? fit-il.

— Cinquante ans bientôt, monsieur l’inspecteur.

— Et moi, cinquante-cinq. Hé ! hé ! c’est égal, le temps delà retraite approche ; un de ces jours on va nous fendre l’oreille. »

Il riait toujours. Moi, songeant à cela, je n’étais plus aussi gai.

Alors il me passa le fromage, en disant :

« Et que pensez-vous faire dans deux ans d’ici ? Moi, ma femme veut m’emmener dans son pays de Champagne. Cela m’ennuie beaucoup, je n’aime pas la plaine ; mais vous savez : ce que femme veut, Dieu le veut ! C’est un proverbe, et tous les proverbes ont un air de bon sens extraordinaire.

— Oui, monsieur l’inspecteur, lui répondis-je. C’est même très-ennuyeux des proverbes pareils, car moi je ne pourrai jamais quitter la montagne, l’habitude est trop forte. S’il fallait partir, je n’en aurais pas pour quinze jours ; il ne resterait plus qu’à me jeter la dernière pelletée de terre.

— Sans doute, fit-il, et pourtant les jeunes arrivent, les vieux doivent leur céder la place. »

Malgré les bonnes rasades, j’étais devenu tout muet, songeant à ces choses malheureuses, quand il me dit :

« Dans votre position, père Frédéric, savez-vous ce que je ferais ? Puisque vous aimez tellement la montagne, puisque c’est en quelque sorte votre existence de vivre sous les bois… Eh bien, je me chercherais un gendre dans la partie forestière, un brave garçon qui me remplacerait, et chez lequel je vivrais tranquillement jusqu’à la fin, au milieu des casquettes vertes et de l’odeur des sapins.

— Ah ! justement, monsieur l’inspecteur, j’y pense tous les jours ; mais…

— Mais quoi ? fit-il. Qu’est-ce qui vous gêne ? Vous avez une jolie fille, vous êtes un brave homme, qu’est-ce qui vous embarrasse ? Le choix ne vous manque pas, j’espère ; parmi les gardes de l’inspection, le grand Kern, Donadieu, Nicolas Trompette ne demanderaient pas mieux que de devenir votre gendre. Et ce brave Jean Merlin… Voilà ce qu’on peut appeler un garde-forestier modèle, franc, actif, intelligent, et qui ferait bien votre affaire. Ses notes sont excellentes ; il figure en premier sur le tableau d’avancement, et ma foi, père Frédéric, à votre retraite, je crois bien qu’il a toutes les chances de vous succéder. »

En écoutant cela, j’étais devenu rouge jusqu’aux oreilles, et je ne pus m’empêcher de répondre :

« Ça, c’est vrai ! Contre Jean Merlin, personne n’a rien à dire ; jamais on n’a vu de meilleur garçon ni de plus honnête ; mais je ne peux pourtant pas offrir ma fille aux gens qui me plaisent ; Merlin ne m’a jamais parlé de mariage avec Marie-Rose, ni sa mère Margrédel, ni son oncle Daniel, ni personne. Vous comprenez bien, monsieur l’inspecteur, que je ne dois pas m’avancer jusque-là, ce serait trop fort ! Et puis tout doit se passer dans l’ordre, la demande doit être faite régulièrement. »

Il allait me répondre, mais Mlle Virginie étant entrée pour verser le café, il prit sur la cheminée une boîte, en disant :

« Allumons un cigare, père Frédéric. »

Je voyais qu’il était réjoui ; la servante étant sortie, il s’écria tout joyeux :

« Ah ça ! père Frédéric, est-ce que vous avez besoin qu’on vous dise que Jean Merlin et Marie-Rose s’aiment de tout leur cœur ? Faut-il que l’oncle Daniel vienne vous déclarer la chose en capote noire, avec des boucles aux souliers ? »

Il riait tout haut, et comme je restais surpris « Eh bien ! fit-il, voici l’affaire en deux mots : L’autre jour Merlin était si triste, que je lui demandai s’il n’était pas malade, et le pauvre garçon m’avoua, les larmes aux yeux, ce qu’il appelait son malheur. Vous avez la figure si grave, si respectable, que personne de la famille n’ose vous faire la demande. Ces braves gens ont pensé que j’aurais de l’influence. Faut-il mettre mon grand uniforme, père Frédéric ? »

Il était si gai, que malgré mon trouble je répondis :

« Oh ! monsieur l’inspecteur, maintenant tout est bien !

— Vous consentez ?

— Si je consens ! Jamais je n’ai souhaité que cela… Oui… oui… je consens et je vous remercie ! Vous pouvez dire, monsieur Laroche, qu’aujourd’hui vous avez rendu Frédéric le plus heureux des hommes. »

Je m’étais levé, j’avais déjà remis mon sac sur l’épaule, quand M. le garde général Rameau entra, pour affaires de service.

« Vous partez, père Frédéric, me dit M. l’inspecteur, vous ne videz pas votre tasse ?

— Ah ! monsieur Laroche, lui dis-je, je suis trop content maintenant, pour tenir en place… Les enfants m’attendent bien sûr… il faut que je leur rapporte la bonne nouvelle.

— Eh bien, allez, dit-il en se levant et me reconduisant jusqu’à la porte ; vous avez raison, il ne faut pas retarder le bonheur des jeunes gens. »

Il me serra la main, et je partis après avoir salué M. Rameau.

Je sortis tellement heureux que je ne voyais plus clair. Ce n’est qu’au bout de la rue, en redescendant à gauche dans la vallée, que je m’éveillai de ce grand trouble d’idées joyeuses.

J’avais peut-être un petit coup de trop ; je dois le reconnaître, Georges, ce bon vin m’avait ébloui ; mais les jambes étaient solides tout de même, j’allais comme à vingt ans, en riant et me disant :

« À cette heure, Frédéric, tout est en ordre, personne n’aura rien à dire, c’est monsieur l’inspecteur qui a fait la demande ; cela vaut encore mille fois mieux que si c’était l’oncle Daniel… Ah ! ah ! ah ! quelle chance !… Allons-nous être heureux dans la baraque !… Vont-ils être contents d’apprendre que tout s’est arrangé, que je consens et qu’il ne reste plus qu’à chanter le Gloria in excelsis. Ha ! ha ! ha !… Et toi, tu peux rire aussi, tout a marché comme tu voulais… Tu resteras dans le pays jusqu’à la fin de ton existence ; tu verras les bois par ta fenêtre et tu sentiras la bonne odeur de la résine et de la mousse jusqu’à quatre-vingts ans. Voilà ce qu’il te fallait, sans parler du reste, des enfants, des petits-enfants, etc., etc. »

J’avais envie de danser, en descendant le chemin de la Frômûhle.

Il pouvait être alors six heures, la nuit approchait, avec la fraîcheur du soir ; les grenouilles commençaient leur musique au milieu des joncs et des hautes herbes de l’étang ; les vieux sapins, au revers de la côte, devenaient bleus dans le ciel plus sombre. Je m’arrêtais de temps en temps pour les regarder, et je pensais :

« Vous êtes de beaux arbres, bien droits et remplis de bonne sève ; aussi vous resterez encore là bien longtemps. Le soleil, réjouira vos cimes toujours vertes, jusqu’à ce qu’on vous marque pour la hache du bûcheron. Alors, ce sera la fin ; mais les petits sapins auront grandi à votre ombre, la place ne sera jamais vide. »

Et, pensant à cela, je me remettais à marcher tout attendri ; je m’écriais :

« Oui, Frédéric, voilà ton sort !… Tu as aimé le beau-père Bruat ; tu l’as soutenu quand il ne pouvait plus rendre aucun service, en considération de la confiance qu’il avait mise en toi, et parce que c’était un brave homme, un vieux serviteur de l’État, très-respectable… Maintenant c’est ton tour d’être aimé et soutenu par ceux qui s’élèvent pleins de jeunesse ; tu seras au milieu d’eux, comme un de ces vieux sapins couverts de mousse blanche. Ah ! les pauvres vieux, ils méritent bien de vivre ; s’ils n’avaient pas poussé droit, on les aurait coupés depuis longtemps, pour en faire des bûches et des fagots. »

Je bénissais l’Éternel, qui ne laisse jamais dépérir les honnêtes gens ; et c’est ainsi que j’arrivai vers sept heures du soir, dans le chemin de la Scierie, au fond de la vallée. Je vis la maison forestière à gauche, près du pont. Ragot aboyait ; Calas ramenait le bétail à l’étable, en criant et claquant du fouet ; la bande des canards, au bord de la rivière, sur le sable, se grattait et s’épluchait autour du cou, sous les ailes et la queue, en attendant l’heure de dormir ; quelques poules becquetaient encore dans la cour, et deux ou trois vieilles, à moitié déplumées, s’assoupissaient à l’ombre du petit mur.

Alors voyant Ragot accourir à ma rencontre, je me dis :

« Nous y voilà !… Maintenant, attention… Tu vas d’abord parler… Jean Merlin doit être là pour sûr… Il faut que tout soit clair d’avance !… »

Je montai les marches, et je vis Marie-Rose dans la chambre en bas, les bras nus, qui avec le rouleau sur notre grande table, pour faire des noûdels. Elle m’avait aperçu de loin, et continuait son ouvrage, sans lever les yeux.

« Tu travailles bien, Marie-Rose, lui dis-je.

— Ah ! c’est toi, mon père, fit-elle. Je fais des noûdels.

— Oui, c’est moi ; répondis-je, en accrochant mon sac au mur. J’arrive de chez M. l’inspecteur… Est-ce qu’il n’est venu personne ?

— Si, mon père, Jean Merlin est venu faire son rapport, mais il est reparti… — Ah ! il est reparti… Bon ! bon !… Il n’est pas allé bien loin, je pense ; nous avons à causer ensemble et d’affaires graves ! »

J’allais, je venais, regardant tes galettes, la corbeille pleine d’œufs, le petit corbillon rempli de farine, et Marie-Rose se dépêchant, se dépêchant sans desserrer les lèvres.

À la fin, je m’arrêtai et je dis :

« Ah ça ! Marie-Rose, c’est bon de travailler, mais nous avons autre chose à faire pour le moment… Qu’est-ce que je viens d’apprendre chez M. l’inspecteur ? Est-ce vrai que tu aimes Jean Merlin ? »

Comme je parlais, elle laissa tomber son rouleau et devint toute rouge.

« Oui, lui dis-je, voilà l’histoire ! Ce n’est pas pour te faire des reproches, Jean Merlin est un brave garçon, un bon forestier, je ne lui en veux pas… Moi-même, dans le temps, j’ai bien aimé ta mère, et le père Bruat, qui était mon supérieur, ne m’a pas chassé, ni maudit à cause de cela. C’est une chose naturelle, quand on est jeune, de penser à se marier. Mais lorsqu’on veut avoir une honnête fille et le mariage, il faut d’abord la demander à son père, il faut que tout le monde soit d’accord… Tout doit marcher selon le bon sens. »

Elle était toute troublée ; mais en entendant cela, elle courut bien vite prendre un pot de réséda et le posa sur le rebord de la fenêtre ouverte, ce qui me remplit de surprise, car ma femme Catherine avait fait la même chose le jour de ma demande en mariage, pour m’appeler ; et presque aussitôt Merlin sortit du bouquet d’arbres sous les roches en face, où je m’étais aussi caché, et se mit à venir en courant à travers la prairie, comme j’étais venu moi-même, vingt ans avant !

Alors, voyant ces choses, je fis aussi comme avait fait le vieux Bruat. Je me mis dans l’allée, devant la porte de la chambre, ma fille derrière moi ; et comme Merlin entrait tout essoufflé, je me redressai et je lui dis :

« Merlin, est-ce vrai ce que M. l’inspecteur m’a raconté : que vous aimez ma fille et que vous la demandez en mariage ?

— Oui, brigadier, dit-il, en posant la main sur sa poitrine, je l’aime plus que ma vie ! »

En même temps il voulut parler à Marie-Rose, mais je criai :

« Halte !… un instant… Vous l’aimez, et Marie-Rose vient de reconnaître qu’elle vous aime aussi… C’est très-bien… c’est agréable de s’aimer !… Mais il faut penser aussi aux autres, aux anciens. Moi, quand je me suis marié avec Catherine Bruat, j’ai promis de garder le beau-père et la belle-mère jusqu’à la fin de leurs jours, et j’ai tenu ma parole, comme fait tout homme d’honneur ; je les ai aimés, soignés et vénérés ; ils ont toujours eu la première place à table, le premier verre de vin, le meilleur lit de la maison. La grand’mère Anne, qui vit encore, est là pour le dire !… Ce n’était que mon simple devoir, si je ne l’avais pas fait, j’aurais été un gueux, mais ils n’ont jamais eu à se plaindre de moi ; sur son lit de mort le père Bruat m’a béni, il a dit : « Frédéric a toujours été pour nous comme le meilleur des fils ! » J’ai donc mérité d’avoir la même chose et je veux l’avoir, parce que c’est juste !… Eh bien, maintenant que vous m’avez entendu, promettez-vous, Merlin, d’être pour moi, comme j’ai été pour le père Bruat ?

— Ah ! brigadier, fit-il, je serai le plus heureux des hommes de vous avoir pour père ! Oui, oui, je vous promets d’être un bon fils ; je vous promets de vous aimer toujours et de vous respecter comme vous le méritez. »

Alors je fus attendri et je dis :

« De cette manière, tout est bien ; je vous donne la main de Marie-Rose ; vous pouvez l’embrasser. »

Ils s’embrassèrent sous mes yeux, comme deux braves enfants qu’ils étaient. Marie-Rose pleurait à chaudes larmes. J’appelai la grand-mère dans la petite chambre à côté ; elle vint appuyée sur mon bras et nous bénit tous en disant :

« Maintenant je peux mourir en paix, j’ai vu ma petite-fille heureuse, aimée par un honnête homme. »

Et tout ce jour-là, jusqu’au soir, elle ne finit pas de prier, recommandant ses petits-enfants à Dieu. Merlin et Marie-Rose ne se lassaient pas de se regarder et de causer entre eux. Moi je me promenais dans la grande chambre et je leur disais :

« À cette heure vous êtes fiancés… Jean pourra venir quand il voudra, soit que je me trouve à la maison, ou que je sois sorti. M. l’inspecteur m’a dit qu’il était le premier sur le tableau d’avancement, et qu’il me remplacerait sans aucun doute à ma retraite ; cela ne peut plus tarder longtemps, alors nous célébrerons le mariage. »

Ces bonnes nouvelles augmentaient encore leur satisfaction.

La nuit étant venue, Jean Merlin, pour ne pas inquiéter sa mère, se leva, embrassant de nouveau sa fiancée. Nous le reconduisîmes jusque dehors, sous le grand poirier. Le temps était magnifique, le ciel tout blanc d’étoiles ; pas un oiseau, pas une feuille ne remuait au loin, tout dormait dans la vallée. Et comme Merlin me serrait la main, je lui dis encore :

« Vous préviendrez Margrédel, votre mère, de venir sans faute demain, avant midi ; Marie-Rose nous fera un bon dîner, nous célébrerons les fiançailles ensemble. C’est la plus grande fête de la vie ; si l’oncle Daniel peut aussi venir, nous en serons bien contents.

— C’est bon, père Frédéric », dit-il.

Puis il partit d’un bon pas.

Nous rentrâmes les larmes aux yeux. Et songeant à ma pauvre Catherine, je me dis :

« Il y a pourtant de beaux jours dans la vie ; pourquoi ma bonne, mon excellente femme n’est-elle plus avec nous ?… »

Ce fut le seul moment d’amertume que j’eus dans cette journée.