Éditions Édouard Garand (29p. 112-113).

Chapitre VIII

FIANÇÉS


« Paul Fiermont » ! Ce fut un réel coup de théâtre. Sur le visage de Nilka se reflétait le plus extraordinaire étonnement, tandis qu’elle lançait au jeune homme un regard chargé de reproches.

M. Paul Fiermont ! s’était écrié Alexandre Lhorians. Alors, M. Fiermont, je vous souhaite la bienvenue sur ce bateau, qui est le vôtre. Mais, veuillez me suivre ; je vais vous conduire à la salle à manger, car le souper est prêt. Viens, Nilka, ma chérie ! ajouta-t-il. Tu nous raconteras tes aventures pendant que nous serons à table, si tu ne te sens pas trop fatiguée.

Nilka dit tout ; elle raconta l’arrivée, sur L’Épave de Yatcha, personnifiant Cœur-Franc ; elle parla de la lettre, signée du nom de Raphaël Brisant, que la Sauvagesse lui avait remise. Elle décrivit la traversée du lac embrumé ; puis l’arrivée de la pirogue à la Pointe des Sauvages, suivi de son enlèvement ; son séjour dans la masure de Towaki ; l’horrible drame qui s’était passé dans la cage des loups ; l’arrivée de Paul, et son sauvetage.

Inutile de dire quelles exclamations d’indignation et de pitié accueillirent ce récit. Alexandre Lhorians pleurait ; Paul, blanc comme un drap, crispait les poings.

— Je ne regrette qu’une chose ; c’est de n’avoir pas « achevé » ce jeune Sauvage ! s’écria-t-il.

— Towaki méchant, bien méchant ! ne cessait de répéter Koulina, à travers ses sanglots. Lui a brisé le cœur à Florella, fille de la tribu à moi. Oui, méchant, Towaki, bien, très méchant !

Après le souper, l’horloger s’excusa, disant qu’il allait se retirer dans son atelier ; un travail très important et très pressé, qu’il ne pouvait pas remettre au lendemain.

— Ma fille vous tiendra compagnie, M. Fiermont, ajouta-t-il. À moins que tu ne préfères te retirer dans ta chambre, Nilka, reprit-il, car tu dois être tout à fait épuisée, pauvre enfant ! En ce cas, je tiendrai compagnie à notre visiteur, avec plaisir, quitte à travailler toute la nuit ensuite. Mais la jeune fille rassura son père ; elle se sentait toute reposée, disait-elle, rien que de se savoir en sûreté chez elle.

— Veuillez me suivre, au salon, M. Lav… M. Fiermont, je veux dire.

— Vous m’en voulez, n’est-ce pas, Mlle Lhorians ? demanda-t-il, aussitôt qu’il fut installé près de Nilka, dans le coquet petit salon de L’Épave.

— Vous m’avez trompée, M. Fiermont, répondit-elle, d’une voix tremblante. Pourquoi m’avoir dit vous appeler M. Laventurier ?

— Chère Nilka, dit Paul, rappelez vos souvenirs, je vous prie ! Ce n’est pas moi qui vous ai dit me nommer Laventurier ; c’est Anatole Chanty, ce rustre, qui osa vous importuner, un soir, au Café Chantant.

— Est-ce qu’il ne savait pas votre nom ce M. Chanty ?

— Oh ! oui, il le savait. Mais, parceque j’ai, durant quelques années, mené une vie aventureuse, ce garçon croyait me lancer la pire des injures en m’appelant Monsieur l’aventurier. Comprenez-vous, Nilka ?

— Oui, je comprends très bien. Mais, pourquoi m’avez-vous laissé croire…

— Je sais ! Je sais ! J’ai eu tort, je l’avoue. C’était bien stupide de ma part, et tante Berthe m’avait prédit, dans le temps, que je pourrais payer cher cet enfantillage… Vous ayant laissé m’appeler une fois M. Laventurier, je n’ai pas osé vous détromper ensuite… Ô Nilka, ma toute chérie, dites que vous m’avez pardonné !

— Oui, je vous pardonne, répondit-elle.

— D’ailleurs, reprit Paul en souriant, vous aussi vous m’aviez trompé, et…

— Je vous ai trompée, dites-vous ? s’écria la jeune fille. Moi ?

— Mais oui ! fit Paul, toujours souriant. Sur le petit promontoire, là-bas… je vous avais prise pour une fillette de quatorze ans… et ne m’aviez pas détrompé.

Nilka partit d’un joyeux éclat de rire.

— Je le sais bien ! dit-elle. Et cela m’avait excessivement amusée. Je vous l’ai dit… Alors, oui, vous avez raison, M. Fiermont ; nous sommes quittes.

— Ne me direz-vous pas : « Je vous pardonne, Paul » ?

Elle hésita un moment, puis rougissante, elle répéta :

— Je vous pardonne, Paul.

— Merci, Nilka, chère bien-aimée !

La conversation qu’ils eurent ensemble, ce soir-là, serait trop longue à répéter ; qu’il nous suffise de dire que, vers les dix heures et demie, lorsque sonna l’heure de se retirer chacun dans sa cabine, pour la nuit, tout avait été expliqué clairement entr’eux. Paul avait raconté à Nilka la visite qu’il avait eue de Joël, à son club, le soir même où il devait aller passer la veillée avec elle. Nilka, à son tour, parla de la visite que lui avait faite, ce même soir, Judith Rouvain.

Ils s’entendirent si bien, que, lorsqu’Alexandre Lhorians vint les rejoindre dans le salon, Paul avait avoué son amour à Nilka et il avait obtenu d’elle la permission de parler à son père, ce soir-là même. Les deux jeunes gens avaient ébauché des plans. Ils se marieraient dans cinq semaines ; ne s’aimaient-ils pas en secret depuis plusieurs mois déjà ?… L’Épave serait ramenée à la côte, pour l’hiver, et tous s’en iraient à la Banlieue, au « château ». Alexandre Lhorians ne serait pas séparé de sa fille ; Joël serait attaché au service personnel de l’horloger ; quant à Koulina, on trouverait bien à l’employer.

Paul avait aussi parlé de la mission dont il s’était chargée ; celle de retrouver, si possible, les traces de sa mère. Il avait montré à la jeune fille la lettre de Delmas Fiermont, qu’il avait toujours nommé « l’oncle Delmas » ; mais qui, en réalité, était son père. Quel intérêt Nilka avait montré dans ces recherches que faisait son fiancé ! Comme elle l’avait encouragé aussi, lui prédisant le succès de son entreprise !

— Vous me demandez la main de ma fille, M. Fiermont ? avait dit Alexandre Lhorians ? Vous l’aimez, dites-vous, et elle a consenti à vous épouser, si je n’y ai pas d’objections ?… Des objections… Eh ! bien, j’en aurais une, car… Voici, Nilka n’a pas de dot.

— Je vous en prie, M. Lhorians ! s’était écrié Paul.

— Je disais que Nilka n’a pas de dot, M. Fiermont ; mais elle sera, un jour, une riche héritière… Mon horloge de cathédrale, lorsque je serai parvenu à lui donner la perfection voulue, sera une des merveilles du siècle et la fortune qu’elle nous apportera, à moi et à ma fille…

— Ah ! oui, je comprends ! répondit Paul gravement. Car cette toquade de l’horloger lui paraissait plutôt pathétique et il se serait bien gardé d’en rire. Mais, en attendant, ma fortune personnelle sera amplement suffisante pour notre bien-être à tous, je crois.

— Je vous accorde la main de ma fille, M. Fiermont, annonça Alexandre Lhorians en se levant.

— Merci, M. Lhorians ! Merci ! Je la rendrai heureuse, je le jure ! s’écria le jeune homme, en se levant, lui aussi, car c’était l’heure de se retirer pour la nuit. Me permettez-vous, M. Lhorians, de donner à Nilka le baiser de fiançailles ?

— Oui, je vous le permets, répondit l’horloger, au moment de quitter le salon ; je vous le permets… si Nilka y consent, s’entend. Et Alexandre Lhorians se mit à rire ; c’était bien la première chose comique qu’il avait dite, depuis grand nombre d’années.

— Nous vous avons donné la cabine No 5, Paul, fit Nilka, après avoir reçu, et rendu, le baiser de son fiancé.

— La cabine No 5 ?… Ah ! oui ; sur le deuxième pont, n’est-ce pas ?

— Oui, sur le deuxième pont. Bonne nuit, Paul.

— Bonne nuit ! Rêves d’or, ma Nilka !