Éditions Édouard Garand (29p. 107-109).

Chapitre V

L’AMOUR D’UN SAUVAGE


Quand Nilka reprit connaissance, elle vit qu’elle était couchée sur un méchant grabat, dans une masure au pavé en terre battue. Cette masure lui parut d’abord, n’être que d’une seule pièce ; mais, une porte s’ouvrit soudain, à l’une des extrémités de la pièce principale, pour livrer passage à une femme ; une Sauvagesse à la repoussante physionomie.

— Yatcha ! murmura Nilka, reconnaissant immédiatement cette femme, qui l’avait tant effrayée, lors de son excursion à la Pointe Bleue, en compagnie des Brisant et des demoiselles Laroche.

Yatcha bougonna quelques paroles dans une langue que Nilka ne comprit pas.

— Où suis-je ici, Yatcha ? demanda-t-elle.

La Sauvagesse haussa les épaules et fit un signe négatif ; à ces signes, il n’y avait pas à se méprendre, et la jeune fille se rappela alors avoir entendu dire que Yatcha ne comprenait pas et ne parlait pas un seul mot de français.

— Suis-je à la Pointe Bleue ? demanda Nilka, pensant que, au moins, le nom de la Pointe Bleue serait compris.

De nouveau, cependant, la Sauvagesse haussa les épaules et fit un signe négatif… et ces gestes de Yatcha comblèrent de surprise la jeune fille, car elle venait de découvrir une chose ; c’était que cette vieille femme avait personnifié Cœur-Franc. C’était elle, Yatcha, qui était venue la chercher sur L’Épave. Pourquoi ?… Peut-être que si la jeune fille se fut rappelée que Yatcha était la mère de Towaki, elle eut compris bien des choses… Cependant le jeune Sauvage était si loin de sa pensée ! Et puis, si d’autres s’étaient aperçus que Towaki adorait Nilka, celle-ci ne s’en était jamais doutée même.

Yatcha venait de s’approcher du grabat et elle présentait de la nourriture à la jeune fille ; mais Nilka fit un geste de refus et de dégoût. La Sauvagesse, haussant les épaules, quitta la salle et retourna dans la cuisine.

Se voyant seule, la jeune fille se leva et se dirigea vers la porte d’entrée qu’elle essaya d’ouvrir. Hélas ! la porte était fermée au moyen d’un énorme cadenas, dont Yatcha devait avoir la clef. Quant aux fenêtres, elles étaient pourvues de petites vitres carrées, solidement encastrées dans le bois dont elles étaient entourées. Non, il n’existait aucun moyen de sortie… Nilka le comprit ; elle était prisonnière… Pour combien de temps ?… Et que lui voulait-on ?…

Comme elle examinait, encore une fois, le cadenas de la porte d’entrée, elle fut saisie rudement par le bras, puis jetée sur le grabat par la vieille Yatcha. La Sauvagesse était verte de colère et ses petits yeux en vrille lançaient des flammes, tandis qu’elle marmottait des mots, qui devaient être des malédictions, mais que Nilka ne pouvait comprendre.

Prisonnière ! Prisonnière de la vieille « jeteuse de sorts » comme elle était généralement désignée, par les gens des environs ! Sans doute, elle serait surveillée, nuit et jour… Si, au moins, elle pouvait questionner la Sauvagesse, apprendre d’elle quel sort lui était réservé !… N’était-ce pas tragique de ne pouvoir échanger une seule parole avec son geôlier ?…

Les quelques mots que la Sauvagesse avait dits, sur L’Épave, alors qu’elle personnifiait Cœur-Franc, elle avait dû les apprendre par cœur, sans en comprendre même la signification… Mais, cette leçon qu’elle avait apprise, qui la lui avait donnée ?… Sans doute, le nom de Towaki, le fils de la Sauvagesse, se présenterait bientôt à son esprit…

Mais, à ce moment, on frappait à la porte de la masure. Yatcha s’empressa d’aller ouvrir.

Nilka, les yeux rivés sur la porte, se demandait quelle nouvelle horreur l’attendait, lorsqu’elle vit entrer Towaki-dit-Fort-à-Bras.

— Towaki ! s’écria-t-elle, heureuse d’apercevoir un visage connu, et oubliant, dans sa joie, de se demander comment il se faisait que le jeune Sauvage pénétrait ainsi dans la masure de Yatcha.

— Lys Blanc ! répondit-il.

— Ô Towaki, sauve-moi ! Sauve-moi ! Je suis prisonnière ici, au pouvoir de Yatcha, de…

Elle se tut, et son visage se couvrit soudain d’une pâleur extrême… Elle venait de comprendre… Yatcha… la mère de Towaki…

— Écoute, Lys Blanc… commença le jeune Sauvage.

— Towaki, interrompit-elle, qu’est-ce que cela veut dire ? Pourquoi suis-je ici, prisonnière de… de ta mère ? Et où suis-je ? Où ai-je été entraînée, et par qui ?

— Voilà plusieurs questions, n’est-ce pas, Lys Blanc ? répondit Towaki. À laquelle répondrai-je d’abord ?… Tu me demandes où tu es en ce moment ? Tu es à la Pointe des Sauvages.

— À la Pointe des Sauvages ? Ô ciel !

— Pas précisément à la Pointe… L’établissement même est à plus d’un mille d’ici. Cette maison m’appartient ; elle est située en pleine forêt ; si tu en doutes, Lys Blanc, écoute ! fit le Sauvage en levant la main.

D’affreux hurlements parvinrent aux oreilles de Nilka.

— Qu’est-ce que cela ? cria-t-elle, en pâlissant davantage.

— Ce sont des loups. Il y en a plein la forêt avoisinante. Ainsi, s’il te prenait fantaisie d’essayer de fuir cette maison, Lys Blanc, tu n’irais pas loin ; les loups te dévoreraient, avant que tu aies fait dix pas dehors.

La jeune prisonnière se sentit faible tout à coup ; ses jambes se dérobèrent sous elle et elle tomba assise sur le grabat. Des loups !… Elle se rappelait si bien ces deux loups, noirs comme… l’enfer, qu’elle avait vus à la Pointe Bleue ! Elle avait failli mourir de peur, en les apercevant, quoiqu’ils fussent enchaînés dans leur cage de fer. Et cette maison où on l’avait entraînée, où on la tenait prisonnière, était en pleine forêt ; une forêt infestée de ces horribles carnassiers !  !

— Tu veux savoir aussi, Lys Blanc, pourquoi tu as été entraînée ici, et par qui ? D’abord, que je le dise, c’est moi qui t’ai enlevée ; moi, Towaki.

— Toi, Towaki, toi ?… Mais, pourquoi ? Je te croyais honnête et bon, Towaki ! Nous t’avons reçu chez nous, sur L’Épave ; nous ne t’avons certes jamais rien fait pour que tu me traites ainsi !

— Non, vraiment, hein ? fit le Sauvage, avec un sourire méchant. Tu ne m’as jamais rien fait, dis-tu ?… La dernière fois que je suis allé sur L’Épave, n’es-tu pas partie, en chaloupe, avec tes amies, me laissant seul, avec ton père. Je me suis considéré insulté, ce soir-là.

— Mais, n’étais-tu pas venu rendre visite à mon père ? demanda naïvement Nilka.

— Allons donc ! répondit Towaki. Ton père, mon frère blanc, ce n’est qu’un malade, un toqué, un fou…

— Tais-toi, misérable ! s’écria Nilka. Comment ! reprit-elle, nous t’avons fait l’honneur de te recevoir chez nous, et c’est ainsi que tu nous prouves ta reconnaissance ; en dénigrant mon père chéri, en m’enlevant à son affection ! Mais, réponds-moi ; pourquoi m’as-tu fait enlever, Towaki ? Pourquoi m’as-tu entraînée dans cette sale masure ?

— Tu veux savoir, Lys Blanc ?… Eh ! bien, je vais te le dire. Je t’aime ! s’exclama-t-il. Je t’aime ! Oh ! combien je t’aime ! Et tu seras retenue prisonnière dans « cette sale masure » comme tu le dis, tant que tu n’auras pas consenti à m’épouser.

— Consenti à… quoi ?… À t’épouser !… As-tu perdu la raison, Towaki ? s’écria Nilka, au comble de l’horreur. Moi ! T’épouser ! Toi ! Un Sauvage !

Le visage de Towaki devint effrayant.

— Tu m’insultes ! fit-il. Mais j’aurai raison de toi !… J’ai changé d’idée maintenant ; je ne te donne que jusqu’à demain soir, pour décider si tu m’épouseras ou non. Jusqu’à demain soir, entends-tu ?

— Jamais ! Jamais ! cria la jeune fille. Une blanche n’épouse pas un Sauvage… Ce serait… un… crime, je crois !… Il me semble que je suis, en quelque sorte, contaminée, par le fait que tu as osé lever les yeux sur moi ! ajouta-t-elle, le visage tout défait, tandis que des frissons de dégoût la secouait de la tête aux pieds.

— Demain soir, de bonne heure, je reviendrai ! tonna Towaki, dont la voix tremblait de colère. Il y va de ta vie, Lys Blanc ; car, si, demain soir, tu me reçois comme tu l’as fait ce soir ; si, en un mot, tu refuses de devenir ma femme, ça sera pire pour toi, crois-le ! Je connais un moyen, moi, de te faire consentir à devenir ma femme, et ce moyen, je m’en servirai !

Towaki se dirigea vers la porte de sortie ; mais au moment de partir, il se tourna vers la jeune fille et dit :

— Écoute !… Entends-tu hurler les loups ?… Ils rôdent autour de cette maison ; des loups affamés et féroces, qui ne feraient de toi qu’une bouchée, Lys Blanc, si tu essayais de t’enfuir… Les loups… je te laisse sous leur… garde, dit le Sauvage en riant d’un rire terrible, et aussi sous la garde de Yatcha, ma mère ; des deux : de Yatcha et des loups, je ne sais trop laquelle est la plus… sûre. À demain soir donc ! Et, si tu es sage, Lys Blanc, après demain matin, nous serons mariés tous deux, par le prêtre de Roberval. Sinon, je le jure, tu ne sortiras pas vivante d’ici !

— J’aimerais mieux mourir… commença Nilka.

— C’est parce que tu ne sais pas le sort qui t’attend que tu parles ainsi, fit le Sauvage. Tu ne te doutes pas du moyen que j’emploierai pour te faire consentir à devenir ma femme, et tu ne sais pas, non plus, ce que c’est que l’amour d’un Sauvage, pour me servir de ton expression de tout à l’heure. L’amour d’un Sauvage, vois-tu, Lys Blanc, ne recule devant rien, rien, entends-tu, rien ! Plutôt que te voir en épouser un autre que moi, j’aimerais mieux te voir morte. Encore une fois, à demain, future madame Towaki ! acheva-t-il, avec un éclat de rire qui glaça le sang dans les veines de la jeune fille.

Ce-disant, le Sauvage quitta la maison, et bientôt, il se perdit dans la nuit.