Éditions Édouard Garand (29p. 80-82).

Chapitre X

QUE VOYAIT CARLO ?


« Après la pluie le beau temps. Après la tempête le calme. Tout est bien qui finit bien. »

Ces phrases, Nilka se les dit et se les redit, le lendemain matin, car un soleil brillant, réjouissant, se mirait dans le lac St-Jean, tandis qu’une brise légère faisait onduler doucement les vagues, qui avaient l’air de rire aux caresses de l’astre radieux.

— Si le temps était toujours beau comme il l’est ce matin, Joël, que ce serait agréable de vivre sur L’épave ! s’écria Nilka. Et vois donc ce… troupeau de marsouins qui prend ses ébats tout près du bateau ! N’est-ce pas que c’est joli ? On dirait une longue et large écharpe argentée flottant sur le lac !

— Carlo voudrait bien leur donner la chasse à ces marsouins ! répondit Joël, en riant. Voyez donc s’il se démène ; écoutez-le donc aboyer, Mlle Nilka !

— Et les canaris ! S’ils chantent joyeusement dans leurs cages, un peu ! Quel contraste d’avec hier, hein ?… Cet orage électrique, que c’était épouvantable ! Jamais je n’ai eu tant peur de ma vie.

— Oubliez-le… l’orage, je veux dire, Mlle Nilka.

— Je vais essayer… Ah ! tiens, pendant que j’y pense… Il va falloir que tu ailles à la pêche cet après-midi, Joël ; il n’y a pas de poisson pour demain.

— C’est bien, j’irai, Mlle Nilka. Peut-être que vous m’accompagnerez ?

— J’aime beaucoup aller à la pêche, tu le sais, Joël ; mais je préférerais céder ma place à petit père, pour cette fois.

— Votre père ?… Mais… M. Lhorians ne consentira jamais…

— Qui sait ?… J’essayerai de le persuader à t’accompagner. Père ne quitte jamais L’épave ; il passe ses journées penché sur ses catalogues ou à travailler à son horloge de cathédrale ; un peu d’exercice lui ferait tant de bien !

— Ce sera difficile, sinon impossible d’arracher M. Lhorians de son atelier, je crois, répondit le domestique.

— Je vais toujours essayer de lui faire entendre raison à ce pauvre petit père, Joël, fit Nilka. Je crains qu’il finisse par tomber malade, à ne jamais prendre l’air ainsi.

Ce fut difficile de convaincre l’horloger ; mais il finit par se rendre aux instances de sa fille, tout en protestant cependant.

— Aller à la pêche, dis-tu, Nilka ? Je ne me suis jamais livré à ce genre de sport, tu le sais, et cela m’ennuierait fort.

— Essayez toujours, père ! insista la jeune fille. Vous vous apercevrez vite que prendre du poisson est un très agréable passe-temps, un sport fort amusant. C’est vraiment… émouvant, vous savez, petit père, de sentir le poisson tirer sur la ligne et se demander ce que l’on va retirer de l’eau.

— Ah ! Bah ! fit Alexandre Lhorians.

— Père chéri, dit Nilka en riant, je prédis que, quand vous serez allé à la pêche une fois, vous voudrez y retourner.

— J’en doute, ma fille, répondit l’horloger en haussant légèrement les épaules. Mais, puisque tu insistes tant pour que j’accompagne Joël, je l’accompagnerai. Quand partons-nous ?

— Dans une heure à peu près. Il est seulement une heure ; entre deux heures et deux heures et demie, ce sera assez tôt.

À deux heures et demie précises, Alexandre Lhorians partait pour sa première partie de pêche, et Nilka, pour la première fois aussi depuis qu’ils habitaient L’épave, restait seule sur le bateau. Debout à l’avant, elle regardait les pêcheurs s’éloigner. Ils n’iraient pas loin, c’était certain. Tout de même, il semblait à celle qui les observaient, que la chaloupe qui les contenait diminuait à vue d’œil, à l’horizon…

Elle courut chercher la lunette marine ; à travers ses vitres, son père et Joël paraissaient très rapprochés. Enfin, la chaloupe s’arrêta et, à l’aide de la lunette, elle put voir Joël ajustant une ligne de pêche dans les mains inhabiles de l’horloger.

Nilka abaissa la lunette marine et aussitôt, un petit cri lui échappa :

— Comme ils sont loin ! se dit-elle. La lunette me donnait l’illusion qu’ils étaient tout près de moi.

Elle s’assit sur une chaise berceuse et se mit à tricoter à un fichu en laine qu’elle confectionnait pour son père. Mais le soleil trop ardent rendait l’avant-pont presqu’inhabitable ; elle se leva donc et alla s’installer dans la salle à manger, près d’une des portes munies de moustiquaires. Carlo s’en vint alors poser sa grosse tête sur les genoux de la jeune fille, tandis qu’il la regardait avec ses grands yeux doux.

— Bon Carlo ! dit Nilka en flattant le chien. Tu as donc préféré rester avec moi plutôt que d’aller à la pêche ?… Bon chien ! Bon chien ! Je suis bien contente que tu ne sois pas parti avec père et Joël, tu sais ! Être restée seule, absolument seule, sur L’Épave, je n’aurais pas aimé cela, oh ! mais, pas du tout !

C’était, en effet, nous le répétons, la première fois qu’elle se trouvait seule sur le bateau, et cela lui causait une impression étrange… Ce n’était pas précisément de la peur qu’elle ressentait ; mais un serrement de cœur, dont elle ne comprenait pas elle-même la cause… Le silence qui l’entourait l’oppressait quelque peu… Soudain, deux larmes, provoquées par l’énervement, perlèrent à ses cils.

Afin de surmonter ces impressions, Nilka retourna sur le pont, et s’emparant à la hâte de la lunette marine, elle se mit à observer le lac… Son père et Joël étaient là, non loin… du moins, ils ne paraissaient pas éloignés, à travers la lunette… Alexandre Lhorians venait de prendre un poisson de belle taille, et Joël, tout en enlevant le poisson de la ligne, parlait à son maître ; il paraissait le féliciter, car leurs visages, à tous deux, étaient souriants.

— Que je suis ridicule d’être si nerveuse, d’avoir peur de… rien ainsi ! se dit-elle. Allons ! Retournons à la salle à manger et continuons à travailler. Si je veux terminer ce foulard une bonne fois, il faut que je m’y mette, tout de bon !

Elle s’installa de nouveau dans la salle. Carlo, debout devant elle, la tête posée sur les genoux de sa jeune maîtresse, semblait suivre avec intérêt l’ouvrage que celle-ci faisait… On n’entendait que le cliquetis des aiguilles à tricoter de Nilka, car les canaris s’étaient tus, dans leurs cages, accablés par la chaleur probablement…

Le silence devenait intense… intolérable…

Soudain, le timbre de l’horloge de cathédrale tinta trois fois, puis, sans grincement de rouages, sans avertissement préalable, retentit l’air du Stabat Mater, et Nilka se dit que c’était lugubre, cette hymne, au milieu du silence.

Depuis que cette horloge fonctionnait, souvent, la nuit, Nilka s’était éveillée au moment où jouait le Stabat Mater, et chaque fois, cela lui avait causé une singulière impression. Car l’horloger n’était pas encore parvenu, et il ne parviendrait jamais, à perfectionner son invention ; le Veni Creator jouait encore chaque fois que le timbre sonnait neuf coups, l’Angelus, à minuit aussi bien qu’à midi, et le Stabat Mater, à trois heures du matin aussi bien qu’à trois heures de l’après-midi.

Notre jeune héroïne, énervée d’avance par la solitude au milieu de laquelle elle se trouvait, se sentit pâlir, et un soupir s’échappa de sa poitrine… Pendant combien de temps serait-elle obligée de vivre sur L’Épave ?… Est-ce que cette vie solitaire ne finirait pas par les affecter tous, c’est-à-dire elle-même, son père, et Joël ?… Oh ! pouvoir retourner vivre parmi leurs semblables !… La vie sur ce bateau avait paru très poétique à Nilka… de loin… de Québec, là-bas… Ce serait si peu banal, s’était-elle dit, d’habiter une demeure ancrée en plein lac… Ces régions du lac St-Jean si peu connues, si mystérieuses, ces vastes solitudes dont, il y avait à peine quelques années, seuls le chasseur et l’indien nomade interrompaient le silence, ne devait-ce pas être exquis que d’y vivre ?…

Mais, hélas, il est bien vrai de dire que la réalité n’a jamais valu le rêve, et Nilka avait constaté la justesse de ce dicton, depuis qu’elle était sur L’Épave… Elle avait connu des heures de noir spleen sur ce bateau, véritable petit palais flottant pourtant, et toujours elle craignait un changement de temps… le vent, l’orage…

Ah ! Enfin ! Les dernières notes du Stabat Mater venaient de s’éteindre !…

Mais… Carlo… Qu’avait-il ?… Que… que voyait-il, par-dessus l’épaule de la jeune fille ?… Pourquoi le chien avait-il retiré sa tête des genoux de Nilka, et regardait-il avec tant de persistance… quelque chose… ou quelqu’un… qui se tenait en arrière de sa jeune maîtresse ?… Les oreilles collées sur la tête, remuant doucement sa queue, il restait les yeux fixés sur… Sur… quoi ?… Sur… qui ?… Qu’y avait-il ?…

— Carlo ! Carlo ! murmura Nilka.

Mais le chien restait sourd à cette voix qui, pourtant, lui était si chère ; il ne paraissait même ne pas l’entendre : les yeux toujours fixés sur ce qu’il semblait apercevoir en arrière de la chaise de la jeune fille, il continuait à frétiller de la queue, sans gronder cependant.

Nilka sentit ses cheveux se dresser sur sa tête ; son sang sembla se coaguler dans ses veines, tandis qu’une sueur froide lui inondait le visage… Il y avait là quelqu’un, bien sûr, derrière elle… quelqu’un, que le chien voyait… quelqu’un qui s’apprêtait peut-être à l’enlacer elle, Nilka, dans une mortelle étreinte… quelqu’un… quelque être hideux, repoussant, menaçant, qui allait attaquer sa victime, la frapper dans le dos… Que voyait donc Carlo ? Que voyait-il ?…

— Carlo ! Beau Carlo ! parvint-elle à articuler.

Le chien gardait la même attitude… Nilka se dit qu’elle allait se retourner subitement, faire face à l’intrus… Elle eut voulu demander : Qui est là ? mais aucun son ne passa ses lèvres, blanches comme le reste de son visage… Encore une fois, elle essaya d’attirer l’attention de Carlo… inutilement…

Il lui eut fallu trouver la force de se retourner… Mais, que verrait-elle ?… Un être humain ?… Une ombre ?… Elle se rappela les frôlements étranges perçus certaines nuits…

— Mon Dieu ! Que j’ai peur ! se dit-elle.

Allait-elle s’évanouir ?… Non ! Non ! Elle allait plutôt essayer de réagir contre le sentiment d’indicible frayeur qui l’envahissait… Allons ! Allons ! Elle ne resterait pas là, à ne rien faire, pour découvrir ce qu’il y avait… ce qui se passait derrière sa chaise, n’est-ce pas ? Du courage ! La situation présente ne pouvait se prolonger plus longtemps ; elle serait morte de peur, bien avant le retour de son père et de Joël…

Faisant un suprême effort de volonté, Nilka parvint à se lever de sa chaise, puis elle tourna vivement sur son talon…

Elle vit… rien… Non, rien… absolument rien…

Pourtant, le chien avait vu quelqu’un… ou quelque chose, lui !… Elle écouta… Pas un son ne lui parvint… Tout était silencieux… un de ces silences mornes, qui étreignent le cœur…

Aussi vite qu’elle le put, sur ses jambes que la peur faisait ployer sous elle, Nilka regagnât l’avant-pont… Merci Dieu ! La chaloupe revenait vers L’Épave ; bientôt, dans cinq minutes au plus, son père et Joël seraient de retour !