Éditions Édouard Garand (29p. 70-71).

Chapitre IV

ÉTRANGE !


Après le souper, ce soir-là, on ne resta pas longtemps sur l’avant-pont. La pluie, arrivant sur le toit du deuxième pont, qui était en tôle, produisait un bruit désagréable, et énervant, à la longue. On se rendit donc au salon et on se livra à la lecture. Nilka était à lire un récit de voyages et d’aventures, qui les intéressait tous.

Inutile de dire que Joël n’était plus considéré comme un domestique par les Lhorians. Ce pauvre Joël !… Depuis des années qu’il ne recevait plus de gages, et les quelques dollars qu’il était parvenu à déposer dans une banque jadis, avaient été employés à acheter le nécessaire pour la famille, après l’incendie. Tout de même, il savait tenir sa place, et bien que Nilka et son père le traitassent comme un membre de la famille, il se disait qu’il était leur domestique, et qu’il le serait jusqu’à la mort.

À dix heures précises, chacun se retira dans sa chambre.

Nilka emporta dans sa cabine la lampe de la salle, qu’elle déposa sur son lavabo, puis, ayant fermé la porte de sa chambre, elle se mit à écrire dans un cahier, qu’elle avait trouvé dans un des compartiments du pupitre. Joël, afin d’essayer de procurer un moyen de distraction à la jeune fille, lui avait suggéré de « tenir le journal du bord », et cela l’amusait beaucoup d’inscrire, chaque soir, les petits évènements de la journée.

Onze heures sonnaient à l’horloge du salon, lorsque Nilka se décida de se mettre au lit. Mais auparavant, elle fit ce qu’elle faisait chaque soir ; elle entr’ouvrit sa porte et jeta un coup d’œil dans la salle. Aussitôt, Carlo, qui couchait sur le seuil de la porte de chambre de la jeune fille, se mit à frétiller de la queue.

— Beau Carlo ! Brave Carlo ! fit-elle, en caressant le chien.

S’étant assurée que tout était tranquille et que la veilleuse était allumée dans la salle, Nilka referma sa porte, puis elle se coucha.

Durant ce demi sommeil qui précède le sommeil véritable, elle crut entendre un bruit assez étrange… Était-ce un bruit de pas ?… Non… C’était plutôt comme le frôlement d’un long vêtement, sur le tapis recouvrant le plancher du petit couloir séparant sa chambre de la chambre des machines…

Nilka s’assit toute droite sur son lit et écouta… N’était-ce pas curieux ce frôlement ?… Pourtant, Carlo paraissait ne pas l’entendre, car il ne grondait pas, ne remuait pas même ; s’il se fut levé, ou s’il eut grondé, elle l’eut certainement entendu… Encore ce frôlement !… Ce n’était pas de l’imagination, cette fois…

Nilka se leva, et, quoiqu’elle tremblât de peur, au point de pouvoir à peine se tenir debout, elle entr’ouvrit de nouveau sa porte de chambre et regarda… Dans le couloir… rien… Dans la salle… rien non plus… dans le salon, tranquillité parfaite. Elle se risqua sur l’avant-pont… Rien là, bien sûr… Elle écouta… Nul son ne lui parvint, si ce n’est le ronflement assez sonore de Joël… Pas de bruit dans la chambre de son père ; alors, il devait dormir… Encore, cette fois, le chien fit des signes de joie en apercevant la jeune fille, et c’est tout…

— Je ne me suis pas trompée pourtant, se dit Nilka ; j’ai bien entendu du bruit… comme le frôlement d’un vêtement sur le tapis…

À peine eut-elle réintégré sa cabine que le frôlement étrange lui parvint encore une fois.

— Est-ce vous, père ? Est-ce toi, Joël ? demanda-t-elle.

Ne recevant aucune réponse, elle fut prise d’une sorte de panique ; hâtivement, elle ferma à clef sa porte de chambre, puis elle se précipita dans son lit. Mais, inutile de le dire, elle ne pouvait fermer l’œil ; au contraire, les yeux démesurément ouverts, l’oreille tendue, elle écoutait… Encore ce frôlement ; cette fois, il paraissait s’approcher, s’approcher encore…

— Mon Dieu, protégez-moi, protégez-nous ! j’ai peur ! pleurait la pauvre enfant.

Comme le font les petits lorsqu’ils ont peur, la nuit, Nilka se cacha la tête dans ses oreillers.. Alors, elle entendit clairement le bruit de la poignée de sa porte de chambre tournant doucement… Elle crut mourir de frayeur. Elle sentit ses cheveux se dresser sur sa tête, tandis qu’une sueur froide, froide comme la mort, lui couvrait le visage… Elle eut voulu crier, appeler à son secours, mais pas un son ne s’échappa de sa bouche. Plus morte que vive, elle entendit le frôlement de tout à l’heure s’éloigner… s’éloigner encore… puis tout rentra dans le silence…

Et Carlo, en garde sur le seuil de la porte de chambre de la jeune fille, Carlo, le fidèle protecteur ; Carlo n’avait pas bougé…

Nilka entendit sonner toutes les heures de la nuit : minuit, une heure, deux, trois et quatre. À quatre heures, Joël se levait, d’ordinaire, et ce n’est que lorsqu’elle entendit les pas du domestique dans la salle et sur l’avant-pont qu’elle put s’endormir enfin.

De son expérience de la nuit Nilka ne souffla mot ni à son père, ni à Joël. À quoi bon d’ailleurs ? On mettrait le tout sur le compte de son imagination, bien sûr !… Et maintenant qu’il faisait grand jour, la jeune fille se demanda si les bruits entendus durant la nuit ne pouvaient s’expliquer… Ces frôlements… ne seraient-ce pas ceux des vagues, sur la coque de L’Épave ?… Pourtant, il n’y avait pas un souffle de brise, cette nuit-là… Et puis, la poignée de sa porte… elle l’avait certainement entendue tourner comme sous une main timide… Mais, peut-être cet autre bruit pourrait-il s’expliquer par une chose toute naturelle : Carlo, en se retournant ou en changeant de position aurait pu remuer la porte qui…

Cependant, l’impression ressentie cette nuit-là ne s’effaça que lentement dans l’esprit de Nilka, et durant les nuits qui suivirent, souvent, elle s’éveillait en sursaut, croyant entendre, dans le petit couloir séparant sa cabine de la chambre des machines, ce frôlement étrange qui l’avait tant effrayée. Bientôt, pourtant, elle se rendormait, essayant de se persuader qu’elle venait de rêver, tandis que ses lèvres murmuraient tout bas :

— Mon Dieu, protégez-nous, et éloignez de nous le danger !