Éditions Édouard Garand (29p. 58-60).

Chapitre XI

JOËL DIT SA FAÇON DE PENSER


Paul Fiermont se préparait à aller passer la veillée chez les Lhorians. Il avait eu l’occasion de rencontrer Nilka, deux fois, depuis son retour de la Banlieue, et enfin, il avait obtenu d’elle la permission de lui rendre visite. De cette visite à la fille de l’horloger, il attendait de bons résultats, car quoiqu’il ne fut pas du tout prétentieux, il se considérait en droit de croire qu’il n’était pas tout à fait indifférent à celle qu’il aimait. La joie réelle qu’elle paraissait éprouver en l’apercevant, le sourire un peu ému dont elle le favorisait, lui permettait d’espérer, lui semblait-il. Puis, à leur dernière rencontre, ne lui avait-il pas avoué presque, son amour, sans qu’elle le repoussât ? Au contraire, elle avait rougi légèrement et levé sur lui des yeux où le jeune homme avait cru lire de l’encouragement.

Eh ! bien, ce soir se déciderait le sort de Paul Fiermont ! À quoi servirait une longue fréquentation ?… Il lui tardait tant d’installer sa bien-aimée au « château » Fiermont ! Quelle charmante et exquise châtelaine elle ferait, sa Nilka !

Cependant, il y avait un point noir à l’horizon du rêve de notre ami : il lui faudrait avouer à la jeune fille qu’il l’avait trompée, ou, du moins, qu’il ne l’avait pas détrompée, en ce qui concernait son nom. « Tante Berthe » avait reproché la chose à son « neveu » et lui avait fait comprendre que le fait de s’être laissé appeler « Laventurier » par Nilka, c’était de l’enfantillage, enfantillage qui pourrait bien avoir de désastreux résultats pour lui. Mais, considérant qu’il n’avait jamais dit à celle qu’il aimait s’appeler Laventurier, c’était là un point en sa faveur ?… Et puis… elle était si bonne, si douce, qu’elle lui pardonnerait sûrement, et bientôt, ce soir même, tous deux riraient ensemble de l’erreur dans laquelle elle avait été induite.

Tout en se livrant à ces réflexions. Paul marchait, de long en large, dans sa chambre à coucher. De temps à autre, il jetait les yeux sur la porte conduisant au corridor et il ébauchait un geste impatienté. Que faisait le garçon du club, qu’il ne lui apportait pas l’eau chaude, commandée, il y avait bien cinq minutes ?… Il était sept heures et quart déjà ; il n’aurait que juste le temps de se faire la barbe et de finir de s’habiller, s’il voulait arriver chez les Lhorians à huit heures précises. On devait se coucher de bonne heure chez l’horloger ; il n’allait pas arriver là après huit heures, n’est-ce pas ? Encore une fois, à quoi pensait le garçon du club, qu’il ne faisait pas son apparition avec l’eau chaude commandée ?

À bout de patience, notre jeune ami ouvrit la porte de sa chambre et sortit dans le corridor, quoiqu’il ne fut qu’en manches de chemise, et il se mit à regarder à droite et à gauche, dans l’espoir d’apercevoir le garçon. Ne l’apercevant pas, il allait retourner dans sa chambre afin de sonner, pour l’appeler de nouveau, lorsqu’il vit, se dirigeant de son côté, et examinant les numéros sur les portes des diverses chambres, quelqu’un qu’il reconnut immédiatement.

— Joël ! s’exclama-t-il.

— Ah ! M… Laventurier ! fit Joël, en rejoignant le jeune homme.

— Cherchiez-vous quelqu’un, Joël ? demanda Paul.

— Je vous cherchais, M… Laventurier, dit le domestique des Lhorians. Puis-je vous dire quelques mots, Monsieur ?

— Certainement ! Entrez !

Joël venait-il de la part de Nilka ? Et pourquoi ? Aurait-elle changé d’idée et refusait-elle de le recevoir ?… Ou bien, quelque chose allait-il mal chez l’horloger ?… Cette visite du domestique, au moment où il se préparait à aller passer la soirée avec celle qu’il considérait déjà comme sa fiancée, c’était, pour le moins, singulier !

— Qu’y a-t-il, Joël ? demanda Paul, lorsqu’ils eurent franchi le seuil de sa chambre à coucher.

— Monsieur, j’aurais quelque chose d’important à vous communiquer… commença Joël.

— D’important ?… Mlle Nilka ?…

— Je ne viens pas de la part de Mlle Lhorians, fit le domestique, en accentuant fort les deux derniers mots ; mais c’est à propos d’elle que je désire vous parler.

— Faites vite alors, mon bon Joël ! dit Paul. Je suis pressé. Je…

— Vous vous prépariez à aller passer la veillée avec Mlle Nilka, n’est-ce pas, M… Laventurier ? demanda Joël. Eh ! bien, vous n’en ferez rien !

— Hein ! fit Paul. Depuis quand les domestiques…

— Je savais que vous me répondriez ainsi, dit Joël, avec un sourire qui avait quelque chose de pathétique. Mais, qu’importe !… Écoutez, M… Laventurier ; je suis, moi, humble domestique, le seul protecteur de Mlle Nilka et…

— Le seul protecteur de Mlle Nilka, dites-vous ?… Mais, mon pauvre Joël, il me semble que M. Lhorians, son père…

— Monsieur, s’écria Joël, seriez-vous un hypocrite, aussi bien qu’un menteur ?

— Vous dites ?…

— Je dis que vous êtes hypocrite, autant que menteur, si vous feignez de ne pas avoir remarqué… l’état de M. Lhorians ! cria Joël. Vous devez bien comprendre qu’il est incapable de veiller sur sa fille ! M. Lhorians ne vit que pour son horloge de cathédrale ; que lui importe le reste de l’univers !… Depuis le décès de Mme Lhorians (il y a treize ans ; qu’il est ainsi… C’est moi, moi, entendez-vous, M… Laventurier, le gardien de Mlle Nilka, et, tonnerre ! malheur à qui oserait toucher à un cheveu de sa tête !

— Je… Je ne comprends rien à votre langage, Joël, fit Paul. Personne (pas moi, assurément) ! ne songe à faire du mal à Mlle Lhorians, soyez-en convaincu, et puis…

— Écoutez ! cria presque Joël. Il y a longtemps que je me défie de vous et que je vous surveille. Vous avez trouvé le moyen de rencontrer Mlle Nilka en plusieurs occasions, et je sais tout ! Je vous l’ai dit, je vous soupçonnais d’avance, et ce soir, lorsque j’ai demandé qu’on me conduise à la chambre de M. Laventurier, on m’a ri au nez : « M. Laventurier ? me demanda-t-on. Il n’y a personne de ce nom ici. Cherchez ailleurs, mon brave ? »

— Je vais vous expliquer… commença Paul.

— Non ! cria Joël. Il n’est nul besoin d’explication. Vous vous êtes donné un faux nom, et c’est sous un faux nom que vous avez essayé de vous faire aimer de Mlle Nilka, la naïve enfant, afin de lui briser le cœur, probablement, et d’en rire avec vos canailles d’amis ensuite.

— Attendez ! Attendez, Joël ! Vous m’accusez faussement, et je…

— Je ne dis que la vérité pure et simple. Sans doute, briser le cœur d’une jeune fille, ce n’est rien pour vous et vos pareils : vous appelez cela du « flirt ». Mais, moi, je nomme cela par un autre nom : vous êtes un misérable, M… Laventurier ! Voilà !

— Allons, Joël, laissez-moi me justifier ! implora notre ami, qui avait pâli sous l’injustice et l’insulte du domestique. Mais, d’abord, que je vous le dise, mon nom c’est…

— Je ne veux pas le savoir votre nom, Monsieur ! s’écria Joël, en levant la main d’un geste de protestation. Que m’importe, d’ailleurs ?… On m’a dit que vous aviez, pendant je ne sais combien d’années, mené une vie aventureuse… Cela me suffit. Qui sait par quelles aventures vous avez passé ?… Je vous défends donc (je vous le défends, entendez-vous) ! d’approcher même de Mlle Nilka… J’ai promis à Mme Lhorians, lors de son décès, il y a treize ans, de veiller sur sa petite, sans me lasser jamais, et je veille. Et malheur à vous ! malheur ! si vous osez mépriser la défense que je viens de vous faire !

— Ne donnez-vous pas un peu trop dans le drame, mon pauvre Joël ? fit Paul, d’un ton quelque peu gouailleur. Sachez-le, j’allais, ce soir, expliquer à Mlle Lhorians l’erreur, à propos de mon nom, et, par la même occasion, la demander en mariage à son père.

— Ce n’est pas vrai ! tonna le domestique. Vous ! songer à épouser la fille d’Alexandre Lhorians, l’horloger, dont la pauvreté est presque proverbiale… Mlle Nilka est pauvre : vous, vous êtes riche, sans doute. Mais, quand même vous seriez millionnaire, (Joël ne croyait pas si bien dire), vous seriez indigne de cet ange qu’est Mlle Nilka.

— Je l’avoue humblement, répondit Paul. Nul homme n’est digne d’elle… Cependant, Joël…

— M… Laventurier, demanda soudain le domestique d’un ton nargueur, comment vous y êtes-vous pris pour vous échapper de prison ? Et du doigt, Joël désignait le poignet gauche de Paul, sur lequel venait de glisser le bracelet de fer, dont le jeune homme n’avait pas encore trouvé moyen de se débarrasser.

Oh ! Ce bracelet de fer !… Pour la deuxième fois, il était cause d’un malheur. Mais, cette fois, c’était tragique, oui tragique, car Paul adorait Nilka, et il comprenait bien que, s’il essayait de rencontrer la jeune fille, Joël expliquerait à celle-ci, à sa manière, la provenance de cette partie de menottes.

— Je puis facilement vous expliquer la provenance de ce bracelet de fer, Joël, dit Paul.

— Je refuse d’écouter vos explications, M… Laventurier ! s’exclama le domestique. D’ailleurs, vous mentiriez, j’en suis sûr d’avance. Mais, de penser que vous avez essayé de courtiser Mlle Nilka, cette pure enfant, alors que vous portez à votre poignet cette… insigne des criminels… Oh ! je ne sais ce qui me retient de vous frapper ! ajouta-t-il, ivre de colère.

— Je ne vous conseillerais pas d’ébaucher même, le geste de me frapper, mon bon Joël, fit Paul, en riant. Nous serions deux à jouer à ce jeu, et, quoique vous me paraissiez être vigoureux et fort, je vous aurais vite prouvé que je ne suis pas un enfant, moi non plus.

— C’est bon ! C’est bon ! dit Joël Mais, vous avez bien compris, n’est-ce pas, que vous ne devez plus essayer de rencontrer Mlle Nilka ?

— J’ai bien compris, en effet, que c’était, là votre désir, mon pauvre Joël ; seulement, de votre désir à mes intentions, il y a loin, sachez-le ! Et le jeune homme se mit à rire, ce qui eut l’heur de déplaire au domestique.

— Prenez garde ! cria-t-il en s’avançant vers Paul, les poings crispés.

— Pensez-vous, par hasard, que je vous crains, mon pauvre Joël ?

— Prenez garde ! répéta Joël, en se dirigeant vers la porte. Prenez garde, M… Laventurier ! Et, souvenez-vous-en, entre Mlle Nilka et vous, vous trouverez toujours Joël !

Ayant dit ce qu’il avait à dire, le domestique s’élança dans le corridor, après avoir fermé, avec fracas, la porte de la chambre a coucher.

Après le départ de Joël, Paul se laissa tomber sur un fauteuil. Il était parfaitement découragé. Nilka !… Sa Nilka !… Était-elle perdue pour lui ?… « Tante Berthe » avait eu raison en disant que cet enfantillage à propos de son nom pourrait avoir de désastreux résultats !