Éditions Édouard Garand (29p. 36-38).

Chapitre XVI

AU PREMIER COUP DE SEPT HEURES


À cinq heures précises, Delmas Fiermont revint au « château ». Paul faillit crier, en l’apercevant, tant il le trouva changé : le visage pâle, les yeux cernés de bistre et quelque chose d’effrayé et d’étrange dans le regard. Inutile de le dire cependant, notre jeune ami ne fit rien paraître de l’étonnement qu’il éprouvait.

— Comment as-tu passé la journée, Paul ? demanda Delmas Fiermont, d’une voix qu’il essaya de rendre gaie, ce en quoi il ne réussit guère.

— Assez bien, mon oncle. Mais j’avais hâte de vous voir revenir, car le « château » est grand et vide, quand vous en êtes absent.

— Et Réjanne ?…

Paul se sentit rougir ; il lui fallait mentir encore, ce qui ne lui allait pas du tout.

— Réjanne se remet de ses fatigues, mon oncle. Elle m’a chargé de mille tendresses pour vous.

— La chère enfant ! fit Delmas Fiermont. Puis, sans à propos, il demanda soudain : Quelle heure est-il, Paul ?

Ils étaient dans le Musée tous deux, l’oncle et le neveu. À la demande de Delmas, Paul se retourna et regarda l’heure à l’horloge (monumentale aussi, celle-là), qui était placée entre deux fenêtres.

— Il est cinq heures et quart, mon oncle.

— Encore une heure et trois quarts… murmura Delmas Fiermont.

Paul l’entendit, mais il n’en fit rien voir.

— Mon garçon, dit, tout à coup, Delmas, cette journée a été la plus longue et la plus misérable que j’aie passée, de ma vie. De fait, je suis allé à Québec dans l’intention d’y régler certaines affaires, et je n’en ai rien fait.

— Vous avez donc été malade, oncle Delmas ?

— Malade ? Non. Mais, toujours, la journée entière, j’entendais résonner ces sept coups sur le timbre de l’horloge de la salle à manger.

— Assurément, mon oncle, fit Paul, vous êtes trop intelligent pour vous arrêter à ces choses ! Ce timbre… n’y pensez plus, je vous prie !

— Comment expliques-tu, alors ?…

— Je vous dirai, oncle Delmas, que nous avons trouvé la solution du mystère, Prosper et moi, répondit le jeune homme en essayant de sourire.

— Vraiment ! cria le vieux millionnaire, une sorte d’espoir dans la voix. Et cette solution, quelle est-elle ?

— Eh ! bien voici : si ce timbre a résonné ainsi, ce devait être produit par une forte vibration. Un camion lourdement chargé, passant à proximité de la maison.

— Ah ! fit Delmas Fiermont, d’un air fort déçu ; on sentait qu’il avait espéré autre chose.

— Ainsi, je le répète, n’y pensons plus, et…

— Si je pouvais n’y plus penser ! Si je pouvais oublier ces sept intonations sonores ! Si je pouvais ne pas redouter la fin de ce jour, Paul !…

— Mon oncle, voulez-vous me permettre d’envoyer chercher le Docteur Ivan ? Il vous administrerait un calmant pour vos nerfs…

— Ni le Docteur Ivan, ni personne ne pourrait empêcher ce qui doit arriver, cher enfant. Ô Paul, je le crois véritablement, je n’entendrai pas sonner les sept heures du soir !

À ce moment, Prosper entra dans le Musée, portant un plateau contenant du vin et des biscuits.

M. Fiermont, je vous ai apporté… commença le domestique, puis il s’écria : Vous êtes malade ? Ô mon maître ! Bien sûr, vous êtes malade !

Paul fronça les sourcils. Il aurait donné, sans hésiter, quelques jours de sa vie, pour avoir pu arrêter ces paroles sur les lèvres du serviteur.

— Non, Prosper, mon oncle n’est pas malade, répondit-il, sèchement ; il est seulement fatigué.

Arrachant le plateau des mains de Prosper, Paul se hâta de verser du vin dans un verre et de le présenter à Delmas Fiermont, puis il fit signe au domestique de se retirer.

— Tenez, mon oncle, dit-il, buvez un peu de vin. C’est du sherry, et il est excellent ; je puis vous le recommander, car j’en ai pris un verre moi-même, à midi.

Delmas Fiermont but le vin et il grignota un biscuit, pour faire plaisir à son neveu, plutôt que par besoin ou par goût.

— Imaginez-vous, fit Paul, essayant de distraire un peu son compagnon, que j’ai reçu, tout à l’heure, deux beaux oiseaux du paradis de chez l’empailleur. Si ça ne vous fatiguait pas trop, peut-être m’aideriez-vous à les déballer ? Je n’aime pas attendre à demain, car j’ai infiniment hâte de les voir.

— Bien sûr que je vais t’aider à déballer tes oiseaux du paradis, mon garçon. Moi aussi, il me tarde de les voir, d’ailleurs.

Paul enleva le couvercle de la caisse, puis lui et son oncle se mirent à déballer les oiseaux empaillés…

Six heures sonnèrent à l’horloge du Musée… Delmas Fiermont porta la main à son cœur, en pâlissant…

— Encore une heure, dit-il, entre haut et bas. Paul ! cria-t-il ensuite. Ô Paul ! Crois-tu que j’entendrai sonner sept heures ?

— Mon oncle ! Mon oncle ! Cher oncle Delmas ! Je ne vous reconnais plus ! Allons ! Ne pouvez-vous pas vous intéresser à ces beaux oiseaux du paradis ? Voyez comme ils sont bien empaillés…

— Ils sont bien empaillés et ils sont beaux, en effet. Ils paraîtront avec avantage dans ton Musée. Où vas-tu les mettre ?

— Je ne sais encore… Cherchons-leur une place, voulez-vous ?

Enfin, une place fut trouvée pour les oiseaux de paradis, puis Delmas s’assit sur un fauteuil, en s’épongeant le front avec un mouchoir. Son visage était comme de la cire, ses lèvres aussi étaient blanches.

Paul ouvrit une des boîtes de cigares que son oncle lui avait apportées de Québec ; il en offrit un à son compagnon.

— J’en prendrai bien un, pour te tenir compagnie, mon garçon, dit Delmas Fiermont.

Les deux hommes se mirent à fumer, tout en causant ensemble : c’est-à-dire que Paul faisait tous les frais de la conversation, son oncle ne lui répondant que par monosyllabes.

À tout instant, Delmas levait les yeux sur l’horloge, et cela devint énervant à un tel point, que Paul ne put s’empêcher d’imiter l’exemple de son oncle ; à un moment donné, il leva les yeux sur l’horloge, à son tour, et il vit qu’il était six heures et trente-cinq minutes… Il vit autre chose aussi et il se dit qu’il se reprocherait toute sa vie de n’avoir pu résister à l’instinct qui l’avait porté à imiter son oncle ; car celui-ci le regardait, quelque chose de tragique dans les yeux : il avait surpris son neveu examinant l’horloge, comme pour constater la fuite trop rapide des minutes.

— N’est-ce pas que le temps passe très vite, Paul ? fit-il avec un sourire tout à fait navrant.

Il fut pris, soudain, d’une sorte de panique ; il se mit à trembler très fort, au point qu’on pouvait entendre claquer ses dents, puis il porta la main à son cœur, comme pour en comprimer les battements.

Mais ce fut une panique passagère, et bientôt, il se remit à fumer.

— Vous ne m’avez pas dit ce que le notaire Schrybe… commença Paul.

— Sept heures moins le quart… balbutia Delmas Fiermont. Ses lèvres tremblèrent, et ses joues se plaquèrent, tout à coup, de taches violettes.

Paul eut peur, très peur.

— Ô ciel ! s’écria Delmas Fiermont, ensuite. J’ai de telles palpitations de cœur, Paul ! Une grande frayeur parut dans ses yeux.

Le jeune homme sonna pour appeler Prosper.

— Apporte les pastilles de mon oncle, Prosper, ordonna-t-il ; celles qui ont été prescrites pour son cœur. Les pastilles, vite !

Le domestique, les yeux agrandis, regardait son pauvre maître, et une exclamation étouffée s’échappa de sa bouche.

— Les pastilles ! Hâte-toi ! répéta Paul.

— C’est… C’est inutile… murmura Delmas Fiermont. Je… Je le sais… je n’entendrai pas… sonner sept heures… Le timbre… C’était un avertissement…

Sa tête tomba sur son épaule, tandis que sa main se portait, de nouveau, à son cœur.

— Mon cœur ! Mon cœur ! Il bat si vite… qu’on dirait qu’il va sortir de ma poitrine… Je… Je me meurs… Paul !

— Mon oncle ! Pour l’amour du ciel, mon oncle ! cria Paul.

— Paul ! Mon garçon ! C’est… C’est fini !…

— Prosper, dit le jeune homme, que fais-tu ? que tu ne vas pas chercher les pastilles ?

M. Paul, chuchotta le domestique en désignant Delmas Fiermont, il se meurt ; les pastilles n’y pourront rien. Tout de même, je vais aller les chercher, et j’enverrai Côme, le valet, chercher M. le Curé immédiatement.

Delmas Fiermont semblait éprouver beaucoup de difficulté à respirer et une sorte de sifflement s’échappait de sa poitrine.

— Le Docteur Ivan ! Vite ! dit Paul à Prosper. Qu’il vienne, sans perdre un instant !

Les yeux du malade venaient de s’ouvrir démesurément. Soudain, il s’assit tout droit sur le fauteuil et du doigt il indiqua l’horloge, dont l’aiguille marquait sept heures moins deux minutes.

— Je… Je n’entendrai pas sonner… sept heures, râla-t-il. Paul ! Ô Paul !… Tu ne sauras jamais… combien je… je t’ai aimé, mon garçon !… Mon cœur ! Mon cœur ! redit-il.

Sa tête retomba lourdement sur son épaule. Un dernier râle s’échappa de sa poitrine, puis son corps se raidit, avec un bruit de jointures qui se disloquent.

L’horloge du Musée commença à sonner sept heures…

Delmas Fiermont avait dit vrai. Son pressentiment ne l’avait pas trompé ; au premier coup du timbre sonnant sept heures du soir, il avait exhalé son dernier soupir.